Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200904


Dossier : T‑1294‑19

Référence : 2020 CF 882

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 septembre 2020

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

PRABU ELANGOVAN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Monsieur Elangovan sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 11 juillet 2019 par la Division d’admissibilité et des enquêtes de passeport (Division des passeports) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. La Division des passeports a révoqué le passeport de M. Elangovan en vertu de l’alinéa 9(1)b) et du paragraphe 10(1) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86 (Décret) après qu’il ait été accusé d’infractions criminelles liées à une inconduite sexuelle à l’égard d’une personne de moins de 16 ans.

[2]  M. Elangovan soutient que la décision de la Division des passeports (la décision) était déraisonnable, parce qu’elle n’est pas le fruit d’une mise en balance proportionnée de sa liberté de circulation, protégée par le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), et des objectifs du Programme de passeport du Canada.

[3]  J’ai conclu que la Division des passeports a révoqué le passeport de M. Elangovan dans l’exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu du Décret. Dans le contexte des accusations graves portées contre M. Elangovan, la révocation était conforme à l’objet du Programme de passeport canadien. La Division a imposé la période de suspension expressément prévue à l’alinéa 9(1)b) du Décret. La décision se justifie au regard de la preuve au dossier et du cadre législatif dans lequel la Division a pris des mesures. Par conséquent, je vais rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

[4]  À titre préliminaire, l’intitulé de la présente demande est modifié de façon à désigner le Procureur général du Canada à titre de défendeur légitime, conformément au paragraphe 303(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

I.  Contexte

[5]  M. Elangovan est citoyen canadien. Il a obtenu un passeport canadien le 31 mars 2016 et n’est pas titulaire d’un passeport d’un autre pays.

[6]  Le 14 février 2019, M. Elangovan a été accusé d’infractions prévues au Code criminel, LRC 1985, c C‑46, après avoir communiqué en ligne avec un agent d’infiltration de la police qui se faisait passer pour une élève de 14 ans. Les accusations ont été portées en vertu des alinéas 171.1(1)b) et 172.1(1)b) du Code criminel. Les infractions en question peuvent faire l’objet de poursuite par voie de procédure sommaire ou de mise en accusation, mais aux fins du Décret, elles sont réputées être des actes criminels.

[7]  Le 28 mai 2019, la Division des passeports a envoyé à M. Elangovan une lettre l’informant de sa décision préliminaire de révoquer son passeport et de suspendre son droit aux services de passeport (lettre de mai 2019). La Division a expliqué que son droit aux services de passeport faisait l’objet d’une enquête en raison de la réception de renseignements provenant du service de police régional de Peel selon lesquels il avait été accusé d’avoir commis des actes criminels prévus au Code criminel. M. Elangovan a également été informé qu’il était tenu de retourner son passeport existant dans les sept (7) jours suivant la réception de la lettre.

[8]  Dans la lettre de mai 2019, la Division des passeports a reconnu l’importance de la révocation d’un passeport canadien et a informé M. Elangovan qu’il avait la possibilité de déposer des renseignements qui contrediraient ou neutraliseraient les renseignements contenus dans la lettre. S’il ne présentait pas d’observations, la décision de révocation serait considérée comme définitive à compter du 28 juin 2019. La Division a conclu la lettre de mai 2019 en déclarant qu’une décision de révocation ne signifierait pas la clôture du dossier de M. Elangovan. Son dossier demeurerait plutôt ouvert à des fins de surveillance.

[9]  Le 5 juin 2019, M. Elangovan a retourné son passeport à la Division des passeports.

[10]  Dans une lettre de son avocat datée du 27 juin 2019, M. Elangovan a présenté des observations écrites demandant le réexamen de la décision préliminaire de la Division des passeports. M. Elangovan a soutenu que la révocation de son passeport en raison d’accusations criminelles ne tient pas compte du fait qu’il est présumé innocent et viole l’alinéa 11d) de la Charte. Il a également affirmé que le refus de lui fournir des services de passeport pourrait porter atteinte à sa liberté de circulation protégée par la Constitution à l’article 6 de la Charte.

[11]  M. Elangovan a expliqué les circonstances de sa conduite qui ont mené aux accusations criminelles et a affirmé qu’il n’avait pas l’intention d’avoir une relation sexuelle avec la jeune femme avant qu’elle soit assez âgée pour se livrer légalement à une activité sexuelle. Il a souligné le fait selon lequel il a été libéré sous caution et que les conditions de sa mise en liberté sous caution ne l’empêchent pas de partir du Canada. En terminant, M. Elangovan a soutenu que la révocation de son passeport ne sert aucune fin légitime. Rien ne démontre qu’il présente une menace à la sécurité ou que la révocation ferait progresser la sécurité, la valeur et l’intégrité des passeports canadiens.

II.  Décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire

[12]  Dans la décision, la Division des passeports a fait référence à la lettre de mai 2019 et a accusé réception du passeport par M. Elangovan. La Division a également accusé réception des observations du 27 juin 2019. Voici l’essentiel de la décision :

[traduction]

Les observations reçues en réponse à la lettre de la Division d’admissibilité et des enquêtes de passeport datée du 28 mai 2019 ne contiennent aucun renseignement qui contredit ou neutralise les renseignements présentés dans la lettre.

Après avoir examiné tous les renseignements présentés et confirmé que les renseignements reçus du Service de police régional de Peel demeurent à jour et que le Centre d’information des services canadiens de police (CISPC) affiche toujours les accusations portées en vertu de l’alinéa 171.1(1)b) et de l’alinéa 172.1(1)b) du Code criminel, la Division d’admissibilité et des enquêtes de passeport a révoqué le passeport numéro HK72786 le 10 juillet 2019, conformément à l’alinéa 9(1)b) du Décret sur les passeports canadiens.

La Division des enquêtes de passeport vous rappelle que la décision de révoquer un passeport est fondée uniquement sur l’existence d’accusations d’actes criminels et ne doit pas être interprétée comme une évaluation du bien‑fondé des accusations portées contre vous.

[13]  La Division des passeports a conclu la décision en déclarant que M. Elangovan pourra présenter une nouvelle demande de services de passeport une fois qu’il ne sera plus assujetti aux conditions énoncées à l’article 9 du Décret.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[14]  Les parties soutiennent, et j’en conviens, que la norme de contrôle d’une décision de révoquer un passeport et de refuser les services de passeport est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10 (arrêt Vavilov)). Un examen du caractère raisonnable de la décision est également conforme à la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov (Haddad c Canada (Procureur général), 2017 CF 235 au para 9 (décision Haddad); voir aussi la décision récente dans l’affaire Alsaloussi c Canada (Procureur général), 2020 CF 364 au para 24 (décision Alsaloussi)). La norme de la décision raisonnable s’applique également à mon examen de la principale observation de M. Elangovan selon laquelle la Division des passeports n’a pas raisonnablement mis en balance l’incidence de la révocation sur sa liberté de circulation protégée par la Charte et les objectifs du Décret (Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 aux para 57 et 58 (arrêt Doré); Thelwell c Canada (Procureur général), 2017 CF 872 au para 26 (décision Thelwell)).

[15]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont établi des lignes directrices pour aider les cours de révision dans l’application de la norme de la décision raisonnable, en mettant l’accent sur la décision effectivement rendue, le raisonnement suivi par le décideur et le résultat pour la personne touchée par la décision (arrêt Vavilov, para 83). La Cour suprême a statué qu’une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle […] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (arrêt Vavilov, para 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes, 2019 CSC 67 au para 32). J’ai appliqué les directives de la Cour suprême à mon examen de la décision, des faits du dossier de M. Elangovan, ainsi que du contenu et des objectifs du Décret.

IV.  Question préliminaire

[16]  Le juge Boswell a entendu la demande de contrôle judiciaire de M. Elangovan le 11 mars 2020. Par la suite, le juge en chef m’a attribué la demande en vertu de l’article 39 des Règles des Cours fédérales. Les parties ont été informées du changement d’attribution et ont eu l’occasion de présenter des observations sur la pertinence de statuer sur cette demande à partir des observations écrites et orales présentées précédemment. Les deux parties ont informé la Cour par écrit qu’elles étaient prêtes à procéder de cette façon.

[17]  Par conséquent, j’ai examiné les documents écrits au dossier et écouté l’enregistrement des observations présentées de vive voix par les parties à l’audience du 11 mars 2020. Puisque je n’avais pas de questions à poser aux avocats après mon examen, le présent jugement est fondé sur ces documents et ces observations présentées de vive voix.

V.  Analyse

Faits et principes convenus

[18]  Il est utile d’énoncer d’abord les faits et les principes juridiques dont les parties conviennent :

  1. M. Elangovan a été accusé d’un certain nombre d’infractions mixtes prévues au Code criminel liées à une inconduite sexuelle à l’égard d’une personne mineure. Selon le Décret, une infraction mixte est réputée être un acte criminel, même si elle a fait l’objet d’une poursuite par voie de procédure sommaire (article 2.1 du Décret).

  2. L’alinéa 9(1)b) du Décret permet au ministre de refuser de délivrer un passeport à une personne qui « est accusée au Canada d’un acte criminel ». De plus, le ministre peut révoquer un passeport pour les mêmes motifs (paragraphe 10(1) du Décret).

  3. M. Elangovan ne conteste pas la constitutionnalité du pouvoir du ministre de révoquer un passeport canadien en raison d’accusations criminelles, même s’il souligne qu’une proportion importante de la population canadienne peut faire l’objet d’une révocation pour ce motif et qu’un exercice minutieux du pouvoir discrétionnaire du ministre est nécessaire dans chaque cas.

  4. Si le ministre refuse de délivrer un passeport ou en révoque un pour l’un des motifs énoncés au paragraphe 9(1) du Décret, exception faite du fait selon lequel la personne est déjà en possession d’un passeport valide (alinéa 9(1)g)), le ministre peut également refuser de fournir des services de passeport pour une période d’au plus dix ans (paragraphe 10.2(1) du Décret).

  5. Les passeports sont délivrés en vertu de la prérogative royale, dont l’exercice est régi par le Décret. Il est bien établi qu’une décision de refuser ou de révoquer un passeport ou de refuser de fournir des services de passeport peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour (voir, p. ex., Courtemanche c Canada (Procureur général), 2020 CF 649 au para 9, citant Khadr c Canada (Procureur général), 2006 CF 727 au para 35).

  6. La Cour d’appel fédérale a conclu que le refus de services de passeport porte atteinte à la liberté de circulation d’une personne, protégée par le paragraphe 6(1) de la Charte (Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21 aux para 15 et 68 (décision Kamel 1); autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, [2009] CSCR nº 124). Une décision qui ne tient pas compte de ces droits ou qui les restreint de manière disproportionnée n’est pas raisonnable (Kamel c Canada (Procureur général), 2013 CAF 103 au para 35).

  7. Le passeport de M. Elangovan a été révoqué et son accès aux services de passeport lui a été retiré jusqu’à ce qu’il ne soit plus assujetti aux conditions énoncées au paragraphe 9(1) du Décret. Autrement dit, si les accusations criminelles sont retirées ou s’il est reconnu non coupable, il pourra présenter une demande de passeport.

[19]  Le désaccord des parties dans la présente demande porte sur la question de savoir si la décision de révoquer le passeport de M. Elangovan jusqu’à la fin des procédures judiciaires était raisonnable. M. Elangovan soutient que la décision reflète toute tentative de la Division des passeports de mettre en balance la restriction de sa liberté de circulation et le mandat de la Division. Il remet en question le lien entre les accusations criminelles auxquelles il fait face, qu’il reconnaît être graves, et les objectifs et l’intégrité du Programme de passeport du Canada. M. Elangovan établit une distinction avec d’autres affaires, comme la décision Kamel 1 et la décision Thelwell (voir aussi Abaida c Canada (Procureur général), 2018 CF 490 (décision Abaida)), qui concernaient des activités terroristes ou une inconduite ou une fraude dans le processus de demande de passeport lui‑même.

[20]  Le défendeur conteste les observations de M. Elangovan en s’appuyant en partie sur la lettre de mai 2019 comme preuve du processus de mise en balance du ministre. Le défendeur soutient également que la révocation du passeport de M. Elangovan en raison d’allégations d’inconduite sexuelle à l’égard d’un enfant est très pertinente par rapport au maintien du rôle international du Canada dans la lutte contre l’exploitation des mineurs. Le défendeur insiste sur le fait que la suspension de l’accès de M. Elangovan aux services de passeport n’était assujettie qu’à la restriction la plus minimale. La suspension disparaît lorsque la question des accusations criminelles est réglée.

Principes juridiques généraux

[21]  La liberté de circulation de M. Elangovan est protégée par le paragraphe 6(1) de la Charte : « [t]out citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ». Concrètement, un citoyen exerce sa liberté de circulation en obtenant et en utilisant un passeport canadien. En 2009, la Cour d’appel fédérale a décrit l’importance d’un passeport pour la liberté de circulation d’une personne (décision Kamel 1) :

[15]  […] Ce serait interpréter la Charte dans un monde irréel que de conclure que le refus de délivrer un passeport à un citoyen canadien ne porte pas atteinte à son droit d’entrer au Canada ou d’en sortir. Il se peut qu’en théorie un citoyen canadien n’ait pas à être muni d’un passeport pour entrer au Canada ou en sortir. En réalité, toutefois, il est bien peu de pays dans lesquels le citoyen canadien qui veut sortir du Canada puisse entrer s’il n’a pas de passeport et il est bien peu de pays qui permettent à un canadien non muni d’un passeport de rentrer au Canada (d.a. vol. 7, p. 1406, affidavit Thomas). Le fait de ne pouvoir aller à peu près nulle part sans passeport et le fait de ne pouvoir rentrer au Canada d’à peu près nulle part sans passeport constituent à leur face même une restriction au droit d’un citoyen canadien d’entrer au Canada ou d’en sortir, ce qui suffit, bien sûr, pour qu’entre en jeu la protection de la Charte.

[22]  Le pouvoir du ministre de révoquer le passeport canadien d’une personne est énoncé aux articles 9 et 10 du Décret. À toutes fins utiles, voici les éléments de ces articles qui se rapportent au cas de M. Elangovan :

Refus de délivrance et révocation

Refusal of Passports and Revocation

9 (1) Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui :

9 (1) Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for greater certainty, the Minister may refuse to issue a passport to an applicant who

[. . .]

[. . .]

b) est accusé au Canada d’un acte criminel;

(b) stands charged in Canada with the commission of an indictable offence;

10 (1) Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut révoquer un passeport pour les mêmes motifs que ceux qu’il invoque pour refuser d’en délivrer un.

10 (1) Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for the greater certainty, the Minister may revoke a passport on the same grounds on which he or she may refuse to issue a passport.

Analyse

[23]  Le Décret permet au ministre de révoquer le passeport d’une personne et de suspendre les services de passeport si la personne est accusée d’un ou de plusieurs actes criminels (décision Haddad, au para 22). Bien que l’alinéa 9(1)b) ne limite pas le pouvoir du ministre à des infractions précises ou à des catégories précises d’infractions, la Division des passeports doit, dans chaque cas, respecter les objectifs de son mandat et du Programme de passeport du Canada pour décider si elle doit prendre des mesures au nom du ministre. Les objectifs du programme, soit la sécurité nationale et internationale, notamment la lutte internationale contre le terrorisme, et le maintien de la bonne réputation du passeport canadien (décision Kamel 1, au para 50; décision Thelwell, aux para 27, 30, 31 et 55; décision Abaida, au para 51), ne sont pas contestés.

[24]  J’estime que la révocation du passeport de M. Elangovan après qu’il a été accusé d’infractions graves prévues au Code criminel sur un mineur constituait un exercice à la fois raisonnable des pouvoirs de la Division des passeports et conforme aux objectifs du programme de passeport. En limitant temporairement la capacité de circuler de M. Elangovan, la mesure prise par la Division renforce la protection contre le préjudice possible causé aux enfants à l’extérieur du Canada. Comme le fait remarquer le défendeur, sur son site Web accessible au public, la Division des passeports mentionne que le ministre peut refuser de délivrer un passeport à une personne accusée d’avoir commis un acte criminel au Canada, y compris toute infraction sexuelle sur un enfant.

[25]  M. Elangovan soutient que, dans sa décision, la Division des passeports n’a pas énoncé (1) l’essentiel des accusations criminelles portées contre lui et (2) une explication des raisons pour lesquelles les accusations criminelles particulières ont entraîné la révocation de son passeport. Il affirme que ces omissions donnent lieu à une décision qui est dépourvue de transparence et de justification.

[26]  La décision citait les dispositions particulières du Code criminel. Il appert du dossier que les accusations criminelles sont évidemment liées à une inconduite sexuelle grave à l’égard d’un mineur. Le fait que la Division des passeports n’a pas résumé les accusations ne constitue pas une erreur donnant lieu à révision. M. Elangovan a raison de dire que, dans sa décision, la Division n’a pas analysé le lien entre les accusations et son mandat. Bien qu’il aurait été préférable que la Division des passeports le fasse, je trouve que l’examen de la Division sur les accusations et sur la portée de son mandat, en plus du fait qu’elle a reconnu les conséquences graves inhérentes à la révocation d’un passeport, se reflètent dans le dossier, notamment dans la lettre de mai 2019 (Vavilov, au para 126). Je conclus également que la Division a expliqué de façon transparente à M. Elangovan sa décision de prendre des mesures.

[27]  Dans la présente demande, le principal argument de M. Elangovan consiste à dire que la décision était déraisonnable parce qu’elle ne tenait pas compte de l’incidence de la révocation de son passeport sur sa liberté de circulation prévue à l’article 6. À l’appui de ses observations, M. Elangovan invoque la jurisprudence de la Cour suprême (arrêt Doré; arrêt Trinity Western University c Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 33) qui exige qu’un décideur mette en balance la violation d’un droit protégé par la Charte et son mandat, et la jurisprudence de notre Cour qui s’applique expressément au Décret et à la révocation d’un passeport canadien (décision Kamel 1; décision Thelwell). Récemment, mon collègue, le juge Gascon, a résumé les principes que la Cour doit appliquer au contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle les droits garantis par la Charte sont en cause (décision Alsaloussi, au para 53) :

[traduction]

[53]  Dans l’arrêt Trinity Western University c Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 33 [arrêt Trinity Western], la Cour suprême du Canada a confirmé l’approche du contrôle judiciaire d’une décision administrative qui fait intervenir la Charte, établie dans l’arrêt Doré. Une décision ne sera raisonnable que si elle « est le fruit d’une mise en balance proportionnée de la protection conférée par la Charte et du mandat confié par la loi » et donne effet autant que possible aux protections en cause conférées par la Charte compte tenu du mandat législatif particulier en cause (arrêt Trinity Western, au para 35; arrêt Loyola, au para 39). Autrement dit, une décision sera déraisonnable si son incidence sur un droit garanti par la Charte est disproportionnée (arrêt Trinity Western, au para 35). En fin de compte, la question à se poser est de savoir si le décideur administratif s’est acquitté de ce mandat d’une manière qui est proportionnée à la restriction au droit garanti par la Charte qui s’en est suivie (arrêt Trinity Western, au para 36).

[28]  L’argument de M. Elangovan selon lequel la Division des passeports n’a pas mis en balance la révocation de son passeport et la restriction de sa liberté de circulation n’est pas convaincant. Premièrement, il invoque la jurisprudence de notre Cour qui portait sur la suspension des services de passeport pour une période déterminée. Le cas de M. Elangovan repose sur un cadre factuel et juridique différent. La révocation du passeport de M. Elangovan et la suspension subséquente de son droit d’accès aux services de passeport ont été imposées en vertu de l’alinéa 9(1)b) et du paragraphe 10(1) du Décret. Ces restrictions cesseront lorsqu’il ne fera plus l’objet des accusations criminelles portées contre lui. En revanche, des affaires comme Thelwell, Abaida et Alsaloussi portaient sur la suspension du droit des demandeurs à des services de passeport pour une période déterminée, conformément au paragraphe 10.2(1) du Décret. L’analyse par la Cour de la décision dans ces affaires était axée sur la durée de la suspension imposée, la nature des accusations en question et les conséquences précises pour le demandeur de la restriction de la liberté de circulation pendant la période de suspension.

[29]  Lorsque la Division des passeports impose une période de suspension fixe, elle doit soupeser la durée de la période de suspension proposée et l’incidence de la suspension sur la liberté de circulation de la personne (décision Thelwell, aux para 29 à 32). Dans le cas de la révocation d’un passeport en raison d’accusations criminelles, la Division des passeports ne détermine pas une période appropriée pour la révocation et la suspension. L’alinéa 9(1)b) prévoit que la période de suspension cesse à la fin des procédures judiciaires, comme dans le cas de M. Elangovan. En d’autres termes, la Division n’a pas à considérer la proportionnalité ou à procéder à un exercice de pondération. Il s’ensuit que l’omission d’un tel exercice de pondération dans une décision prise en vertu de l’alinéa 9(1)b) n’est habituellement pas une erreur susceptible de révision.

[30]  Deuxièmement, M. Elangovan n’a présenté aucune observation dans la lettre de juin 2019 de son avocat au sujet des difficultés particulières que la révocation proposée lui causerait. Il a seulement déclaré que sa liberté de circulation prévue à l’article 6 pouvait être violée par une révocation. Par conséquent, M. Elangovan n’a fourni aucun motif permettant à la Division des passeports de déterminer si la révocation elle‑même, plutôt que la durée de la suspension des services de passeport, a eu une incidence disproportionnée sur sa liberté de circulation.

[31]  En résumé, l’alinéa 9(1)b) du Décret permet au ministre de révoquer le passeport d’une personne accusée d’un acte criminel. J’ai constaté que la Division des passeports, à la lumière de la nature et de la gravité des accusations, a agi dans les limites de son mandat en révoquant le passeport de M. Elangovan. La décision et la preuve au dossier justifiaient l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. La restriction de la liberté de circulation de M. Elangovan prévue à l’article 6 cessera, conformément à l’alinéa 9(1)b), lorsque les accusations criminelles portées contre lui seront réglées. Une telle restriction, imposée dans le cadre du mandat de la Division des passeports et conformément au pouvoir conféré au ministre par le Décret, constitue une restriction proportionnelle de la liberté de circulation de M. Elangovan. En l’absence de preuve de la part de M. Elangovan concernant sa situation personnelle, la Division n’a commis aucune erreur susceptible de révision dans sa décision d’aller de l’avant. Rien ne justifiait que la Division s’engage dans ce qui aurait été une mise en balance hypothétique de la restriction temporaire de la liberté de circulation de M. Elangovan et des objectifs du Programme de passeport du Canada.

[32]  Enfin, M. Elangovan laisse entendre qu’en l’absence d’une explication des raisons pour lesquelles ces accusations criminelles particulières ont entraîné la révocation de son passeport, la Division des passeports a agi de façon arbitraire en prenant des mesures. Il suppose que la révocation aurait pu être entachée d’un motif illégitime de racisme, car la Division aurait eu accès à sa photo.

[33]  M. Elangovan n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui de ses suppositions, et le dossier ne laisse croire à aucun motif illégitime de la part de la Division des passeports. Il n’y a aucune raison pour que la Cour examine plus en profondeur ce qui est, en l’absence d’une telle preuve, une simple hypothèse non fondée.

VI.  Conclusion

[34]  La demande est rejetée.

[35]  Le défendeur n’a pas réclamé de dépens dans la présente demande et la Cour n’en accorde aucuns.


JUGEMENT dans le dossier T‑1294‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le procureur général du Canada y soit désigné à titre de défendeur.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1294‑19

 

INTITULÉ :

PRABU ELANGOVAN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CONTRÔLE JUDICIAIRE PAR ÉCRIT EXAMINÉ À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À LA DIRECTIVE DE LA JUGE WALKER DATÉE DU 15 JUIN 2020 (EN VERTU DE L’ORDONNANCE DU JUGE EN CHEF CRAMPTON DATÉE DU 19 MAI 2020)

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 SEPTEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS ET OBSERVATIONS ÉCRITES :

Jordan Donich

Stuart O’Connell

 

Pour le demandeur

 

Kevin Doyle

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Donich Law Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.