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Date : 20200917


Dossier : IMM‑5296‑19

Référence : 2020 CF 902

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ABDUL GHAFFAR CHAUDHRY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 14 août 2019 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Comme je l’expliquerai de manière plus détaillée ci‑dessous, la présente demande sera accueillie, car j’ai relevé des erreurs susceptibles de contrôle concernant plusieurs éléments importants de l’analyse de la SPR, lesquelles rendent sa décision déraisonnable.

II.  Le contexte

[3]  Le demandeur est un ancien juge, citoyen du Pakistan. Il est arrivé au Canada en février 2017 et a déposé une demande d’asile. Il affirme qu’il est exposé à un risque de persécution au Pakistan pour un certain nombre de raisons. Selon lui, il est la cible a) d’extrémistes religieux, en raison de sa participation à la construction d’un lieu saint pour son oncle, un chef religieux local qui s’est converti de l’islam sunnite à l’islam chiite, b) d’extrémistes mécontents de ses jugements, et c) de l’État pakistanais, vu son défaut de revenir au Pakistan après une affectation électorale.

[4]  Dans la décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, la SPR a souligné que les questions déterminantes concernaient la crédibilité et l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI]. La SPR a conclu que le comportement du demandeur ne concordait pas avec celui d’une personne qui fait l’objet d’une menace réelle au Pakistan, et elle a constaté des divergences inexpliquées dans les éléments de preuve, lesquelles portaient atteinte à la crédibilité. Elle a également conclu qu’en sa qualité d’ancien juge qui connaissait des affaires civiles, le demandeur ne correspondait pas au profil des juges qui, selon la preuve relative à la situation dans le pays, peuvent être en danger.

[5]  La SPR a ensuite examiné si le demandeur disposait d’une PRI valable, à Islamabad ou à Karachi. S’agissant du premier volet du critère relatif à la PRI, à savoir le risque de persécution dans la PRI proposée, le demandeur a affirmé qu’il ne peut vivre dans aucune de ces deux villes en raison de son profil de juge et des menaces qu’il a reçues. Or, comme il n’était plus juge, et vu les problèmes de crédibilité soulevés relativement aux autres risques qu’il invoquait, la SPR a rejeté l’objection du demandeur. En outre, la SPR a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve démontrant que les agents de persécution avaient les moyens ou l’intention de repérer le demandeur dans l’une ou l’autre des PRI.

[6]  S’agissant du deuxième volet du critère, à savoir s’il serait raisonnable pour le demandeur de chercher refuge dans l’une des PRI proposées, la SPR a fait remarquer que ces PRI sont les villes les plus importantes du Pakistan, et que compte tenu du fait que leur population est composée à 95 p. 100 de musulmans sunnites – la religion du demandeur –, il jouirait d’un niveau d’anonymat important. Par ailleurs, la SPR a souligné que le demandeur parle l’ourdou et l’anglais, qu’il compte de nombreuses années d’expérience professionnelle, qu’il a les moyens financiers de se réinstaller et que des membres de sa famille au Pakistan le soutiennent. Elle a conclu que rien dans la preuve ne démontrait que le demandeur serait incapable de trouver un logement ou de répondre à d’autres besoins dans l’une ou l’autre des endroits proposés comme PRI.

[7]  En définitive, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[8]  Le demandeur soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

  1. La conclusion générale de la SPR quant à la crédibilité était‑elle déraisonnable?

  2. La SPR a‑t‑elle tiré une conclusion déraisonnable quant à la crédibilité en ce qui concerne le risque que présentent :

  1. les extrémistes, en raison de la construction du lieu saint par le demandeur;

  2. les extrémistes et d’autres personnes, en raison du fait que le demandeur est un ancien juge;

  3. l’État pakistanais, en raison du non‑respect par le demandeur d’une ordonnance de retour au Pakistan?

  1. La conclusion de la SPR quant à l’existence d’une PRI valable pour le demandeur est‑elle déraisonnable?

[9]  Bien que le demandeur ait formulé toutes ses questions, dans son mémoire des faits et du droit, en fonction des attributs de la raisonnabilité, il soulève également un argument supplémentaire selon lequel il y a eu manquement aux principes d’équité procédurale. Le demandeur fait valoir que la SPR a eu tort de refuser d’admettre en preuve certains documents sur la situation dans le pays pertinents quant au risque qu’il encourt en sa qualité de juge ou d’ancien juge. À l’audience en l’espèce, j’ai demandé à l’avocat du demandeur de me faire savoir sa position quant à la norme de contrôle applicable à cette question. Comme il jugeait qu’il s’agissait d’une question d’équité procédurale, il a fait valoir que la norme de la décision correcte ou une norme similaire s’appliquait. Toutefois, le demandeur est également d’avis que, dans l’hypothèse où la norme de la décision raisonnable s’applique, le refus de la SPR d’admettre en preuve ces documents était déraisonnable.

[10]  Le défendeur est d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique à cette question, laquelle vise l’application par la SPR des dispositions législatives qui régissent l’admissibilité des éléments de preuve. Je suis porté à privilégier la position du défendeur selon laquelle, suivant les orientations données dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Cependant, je n’ai pas à me prononcer sur ce point. Comme je l’expliquerai plus loin dans les présents motifs, ma décision concernant le refus de la SPR d’admettre en preuve la documentation pertinente sur la situation dans le pays reste la même, que l’on applique la norme de la décision correcte ou celle, plus déférente, de la décision raisonnable.

IV.  Analyse

[11]  Le demandeur soulève un certain nombre d’arguments à l’appui de sa position selon laquelle la décision est déraisonnable. Il n’est pas nécessaire d’examiner tous les arguments et les points invoqués par le demandeur, car j’estime que certains de ses principaux arguments relèvent des erreurs dans l’analyse de la SPR qui jouent un rôle important dans la décision et font en sorte qu’elle doit être annulée.

A.  La crédibilité générale

[12]  Premièrement, s’agissant de la crédibilité générale, le demandeur fait valoir que la SPR a commis une erreur dans le traitement des éléments de preuve produits par son épouse, en ce qui concerne les menaces qu’elle a reçues après que le demandeur eut quitté le Pakistan. Elle a présenté une lettre décrivant un incident qui s’est produit le 24 septembre 2017, au cours duquel des inconnus armés l’ont menacée, elle et des membres de sa famille, ont identifié son mari et ont exigé de savoir où il habitait. La SPR a fait remarquer que la preuve documentaire comprenait deux rapports faits à la police locale, l’un décrivant cet incident comme ayant eu lieu le 24 septembre 2017, et l’autre décrivant un incident identique ayant eu lieu le 24 septembre 2014. En conséquence, la SPR a conclu que l’épouse du demandeur n’était pas crédible relativement à l’un ou l’autre des incidents, et que ceux‑ci avaient été fabriqués de toutes pièces pour étayer la demande d’asile de son mari.

[13]  Le demandeur affirme que les deux documents auxquels la SPR fait référence sont deux traductions en anglais du même rapport original – rédigé en ourdou –, et que la dernière traduction corrigeait une erreur dans la première traduction qui indiquait que l’incident s’était produit en 2014. Selon le demandeur, il existe entre les documents un lien évident du fait que l’index joint à la liste des documents décrit la deuxième traduction comme étant un remplacement de la première. En outre, la date de 2017 figure dans l’original en ourdou.

[14]  Selon le défendeur, il incombait au demandeur de signaler à la SPR l’existence d’un lien entre les deux rapports, et cet argument du demandeur ne devrait pas être retenu, à moins qu’il ne puisse démontrer son incapacité à prévoir que la SPR se livrerait à une telle analyse de ces éléments de preuve. D’après le défendeur, ces éléments de preuve et cette conclusion ne sont pas particulièrement déterminants pour la décision, laquelle reposait sur la capacité du demandeur de démontrer l’existence d’un risque éventuel s’il retournait au Pakistan.

[15]  Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que cet aspect de la décision démontre que la SPR a mal interprété les éléments de preuve qui lui ont été présentés. À mon avis, le demandeur et son avocat ne pouvaient prévoir que la SPR allait s’appuyer sur ces éléments de preuve pour conclure que l’épouse du demandeur avait inventé l’incident afin d’étayer la demande d’asile de son mari. Je ne puis non plus convenir avec le défendeur que cette erreur était sans importance pour l’appréciation du risque éventuel par la SPR. Comme le souligne le demandeur, le témoignage de son épouse est pertinent pour démontrer l’existence d’un risque éventuel, car il permet de savoir si le demandeur présentait toujours un intérêt pour les agents de persécution présumés depuis son départ du Pakistan.

[16]  Je prends acte de l’argument du défendeur selon lequel la SPR a relevé d’autres lacunes dans les éléments de preuve du demandeur, indépendamment de ceux de son épouse, qui l’ont menée à tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Cependant, l’erreur de la SPR, qui a fait en sorte qu’elle a tiré sa conclusion selon laquelle une partie de la preuve avait été fabriquée, est grave. La SPR tire cette même conclusion une autre fois plus loin dans la décision, lorsqu’elle précise qu’à son avis, les menaces des forces de sécurité pakistanaises auraient également été fabriquées pour étayer la demande d’asile du demandeur. Le raisonnement de la SPR est suffisamment vicié par son erreur, de sorte qu’il est impossible pour la Cour de savoir si la SPR aurait rendu la même décision en l’absence de cette erreur (voir, par exemple, Grau‑Parra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1068 aux para 27‑30).

B.  Le risque lié au profil de juge du demandeur

[17]  À l’appui de sa demande d’asile, le demandeur a témoigné avoir été pris pour cible à de nombreuses occasions par des personnes mécontentes de ses décisions. En se fondant sur la conclusion de la SPR selon laquelle le risque de menaces et de violences à l’encontre des juges au Pakistan est limité à ceux qui sont saisis d’affaires de blasphème ou de terrorisme, ou d’affaires très médiatisées ainsi qu’à ceux qui se trouvent dans les régions chrétiennes ou dans les territoires contestés, il soutient que la SPR a écarté à tort cet élément de son témoignage. Le demandeur affirme que la SPR n’a pas tenu compte de la documentation sur la situation dans le pays indiquant que les risques ne sont pas limités à ce type d’affaires, où l’on rapporte notamment la preuve d’une attaque contre une personne qui, comme le demandeur, est un ancien juge. Cette documentation sur laquelle il s’appuie comprend des documents qu’il a présentés à la SPR avant l’audience, mais que la SPR a refusé d’admettre en preuve.

[18]  Le demandeur précise que la disposition régissant sa demande pour faire admettre ces éléments de preuve est le paragraphe 34(3) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, prises en vertu de la LIPR. Selon cette disposition, si une partie veut utiliser un document lors d’une audience, elle doit en transmettre une copie à l’autre partie et à la SPR au plus tard dix jours avant la date fixée pour l’audience. La demande présentée par le demandeur en vue de faire admettre cette documentation en preuve est datée du 24 mai 2019. L’audience était prévue pour le 5 juin 2019 et a eu lieu à cette date. La SPR a rejeté la demande du demandeur pour la raison suivante :

[traduction] Je tiens à faire remarquer que la date des articles fournis dans la demande est bien antérieure à celle de l’audience du 5 juin 2019. Aucune raison n’a été fournie pour expliquer pourquoi les articles sur le pays datant de mai 2017 à avril 2019 n’ont pas été présentés plus tôt.

[19]  Le refus de la SPR d’admettre en preuve cette documentation est difficile à comprendre. Comme l’affirme le demandeur, sa demande pour faire admettre cette documentation en preuve a été présentée avant le délai prescrit de dix jours qui a précédé la date de l’audience. Le défendeur n’a fourni aucune explication pour justifier le caractère raisonnable ou le bien‑fondé de ce refus. Quelle que soit la norme de contrôle appliquée, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la SPR a refusé à tort d’admettre cette documentation en preuve.

[20]  Le défendeur soutient que la mention, dans la documentation, de cas isolés où des juges ont été pris pour cible en rapport avec des affaires qui ne faisaient pas partie des catégories relevées par la SPR, ne rend pas nécessairement l’analyse de la SPR déraisonnable. Il n’est toutefois pas possible pour la Cour de savoir si le contenu de cette documentation supplémentaire aurait modifié la décision. Il était déraisonnable pour le demandeur d’être privé de la possibilité de s’appuyer sur la documentation pertinente, puisqu’elle aurait pu avoir une incidence sur la décision.

C.  Les possibilités de refuge intérieur

[21]  Il demeure nécessaire d’examiner l’analyse de la SPR concernant la PRI. Il arrive souvent que, même en présence d’une erreur dans l’analyse d’un autre aspect d’une demande d’asile, la décision soit maintenue si elle comporte une conclusion raisonnable selon laquelle le demandeur dispose d’une PRI valable. Or, je partage l’avis du demandeur selon lequel, dans le cas où l’erreur commise par la SPR dans son évaluation du risque de persécution auquel est exposé un demandeur entache son analyse de la PRI, la conclusion quant à l’existence d’une PRI valable ne saurait justifier la décision.

[22]  J’estime que c’est le cas en l’espèce. Dans le cadre du premier volet du critère relatif à la PRI, qui consiste à déterminer s’il existe une possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la PRI proposée, la SPR s’est fondée sur sa conclusion défavorable quant à la crédibilité en ce qui concerne le risque auquel serait exposé le demandeur du fait d’avoir construit le lieu saint, ainsi que sur le fait que le demandeur n’est plus un juge. J’estime que la SPR a commis dans sa décision des erreurs susceptibles de contrôle lorsqu’elle a tiré sa conclusion quant à la crédibilité et lorsqu’elle a refusé d’admettre des éléments de preuve pertinents quant au risque auquel était exposé le demandeur du fait qu’il est un ancien juge. Ces erreurs rendent également déraisonnable l’analyse de la SPR concernant la PRI.

V.  Conclusion

[23]  Par conséquent, je conclus que la décision dans son ensemble est déraisonnable, et je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑5296‑19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour nouvelle décision.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5296‑19

INTITULÉ :

ABDUL GHAFFAR CHAUDHRY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 AOÛT 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 17 SEPTEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

POUR LE DEMANDEUR

Stephen Jarvis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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