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Date : 20001122

Dossier : IMM-427-00

OTTAWA (ONTARIO), LE 22 NOVEMBRE 2000

DEVANT : MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                         MIRCEA SORIN IRIMIE et

ELISABETA IRIMIE

                                                                                                                                                     demandeurs

                                                                                   et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                        défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER


[1]         Cette demande a été entendue en même temps que la demande de Ferenc Kutas et Mihaela Nicoleta Kutas (IMM-429-00). Mircea Sorin Irimie et sa conjointe Elisabeta ont quitté la Roumanie à cause des mauvais traitements qui leur étaient infligés du fait de leur origine ethnique; M. Irimie est un tzigane (rom) et Mme Irimie est membre de la minorité hongroise. Ils ont demandé un visa en vue d'immigrer au Canada, mais le visa leur a été refusé. Ils sont néanmoins entrés au Canada et ont revendiqué le statut de réfugié. La section du statut de réfugié (la SSR) a conclu qu'ils avaient été persécutés, mais qu'il y avait dans leur cas une possibilité de refuge intérieur, c'est-à-dire qu'ils pouvaient être en sécurité s'ils s'installaient dans une autre partie de la Roumanie. La demande que les demandeurs ont présentée en vue d'obtenir le statut de réfugié a été rejetée. Les demandeurs ont sollicité l'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la SSR, mais l'autorisation ne leur a pas été accordée. Ils ont ensuite présenté une demande en vue d'être dispensés de l'exigence selon laquelle les demandes visant à l'obtention du droit d'établissement doivent être soumises à l'étranger. Ces demandes sont fondées sur le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi), qui est ainsi libellé :

114(2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, autoriser le ministre à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe (1) ou à faciliter l'admission de toute autre manière.

Ces demandes sont communément désignées sous le nom de demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire, soit le critère qui s'applique à leur traitement. Si les Irimie avaient eu gain de cause, ils n'auraient pas eu à quitter le Canada pour demander à être admis à titre de résidents permanents. Or, leur demande a été refusée et ils présentent maintenant une demande de contrôle judiciaire.


[2]         Les documents qui ont été déposés à l'appui de la demande nous amènent à croire que les demandeurs pourraient bien être des immigrants modèles. Les demandeurs ont démontré qu'ils respectent la loi, qu'ils sont de bons travailleurs, qu'ils sont économes et qu'ils se sont intégrés dans leur collectivité. Ils ont investi des capitaux dans un service de taxis et ont acheté une maison. La responsable du ministère de l'Immigration qui a examiné la demande a tenu compte de ces facteurs (ainsi que d'autres facteurs) et a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment de raisons d'ordre humanitaire pour dispenser les demandeurs de l'exigence selon laquelle le droit d'établissement doit être demandé à l'étranger.

[3]         L'affaire a été débattue sur la base de motifs techniques comme doivent l'être ces demandes de contrôle judiciaire. On a dit que l'agente qui a pris la décision a tenu compte de facteurs non pertinents et qu'elle a omis de tenir compte de facteurs pertinents, de sorte que la décision doit être renvoyée à un autre agent pour réexamen. Cependant, l'argument des demandeurs est en réalité axé sur le fait qu'il n'est pas équitable de les obliger à quitter maintenant le pays. L'avocat soutient que les demandeurs avaient le droit de venir ici revendiquer le statut de réfugié et qu'il a de fait été conclu qu'ils étaient persécutés, mais qu'ils n'étaient malgré tout pas des réfugiés. Maintenant qu'ils se sont établis ici en attendant le traitement de leur demande, les demandeurs ne devraient pas avoir à quitter le pays pour la longue période pendant laquelle leur demande sera traitée.

[4]         Il n'est pas évident que les demandeurs de statut aient le droit d'entrer au Canada. Le paragraphe 5(1) de la Loi sur l'immigration prévoit ce qui suit :

Droit absolu - Seules les personnes visées à l'article 4 sont de droit autorisées à entrer au Canada et à y demeurer.

[5]         Les parties pertinentes de l'article 4 se lisent comme suit :


Droit d'entrer au Canada - Ont le droit d'entrer au Canada les citoyens canadiens et [...] les résidents permanents.

Cas des réfugiés - Sous réserve des autres lois fédérales, la personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu en vertu de la présente loi ou dans le cadre des règlements et qui se trouve légalement au Canada a le droit d'y demeurer [...] [Je souligne.]

[6]         Compte tenu de ces dispositions, il est possible de dire que les demandeurs, en leur qualité de demandeurs du statut de réfugié, n'avaient pas le droit d'entrer au Canada pour présenter leur revendication : voir Huynh c. Canada (C.A.) (C.A.F.), [1996] 2 C.F. 976 au par. 8, (1996), 197 N.R. 62; Sinnappu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1re inst.), [1997] 2 C.F. 791 aux par. 23 à 25, [1997] A.C.F. no 173; et Nayci c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 1741 au par. 14, (1995), 105 F.T.R. 122.

[7]         L'agente qui a eu une entrevue avec les Irimie dans le cadre de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire a pris des notes, elle a dressé un tableau des facteurs favorables et des facteurs défavorables et elle a ensuite envoyé aux demandeurs une lettre, qui est ci-dessous reproduite, dans laquelle elle énonçait les motifs pour lesquels la demande était rejetée :

[TRADUCTION]

OBJET : DEMANDE FONDÉE SUR DES RAISONS D'ORDRE HUMANITAIRE

La présente décision se rapporte à la demande que vous avez présentée en vue de faire traiter votre demande au Canada pour des raisons d'ordre humanitaire.

Pour qu'il soit fait droit à votre demande, les considérations d'ordre humanitaire sont appréciées de façon à permettre de déterminer s'il convient d'accorder une dispense de l'application du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration, selon lequel il faut demander et obtenir un visa d'immigrant avant d'entrer au Canada.

Les circonstances individuelles applicables à la demande de dispense d'application du paragraphe 9(1) ont été examinées; il a été décidé de ne pas accorder de dispense, et ce, pour les motifs ci-après énoncés :


La Commission a conclu que même s'il existait une crainte fondée de persécution en Roumanie, il s'agissait d'un risque localisé; la Commission a conclu qu'il n'est pas déraisonnable pour les demandeurs de vivre dans une autre partie de la Roumanie. La Commission a également présenté une preuve tendant à montrer que la situation des Hongrois s'était améliorée en Roumanie et que les droits de la personne leurs sont reconnus.

En 1995, l'ambassade du Canada a refusé de délivrer des visas aux demandeurs, mais ceux-ci sont néanmoins entrés au Canada.

À l'heure actuelle, les demandeurs sont frappés de mesures de renvoi compte tenu du fait que leur revendication a été rejetée.

M. Irimie a de la famille en Roumanie, notamment deux filles. Le demandeur a soumis une attestation montrant qu'il subvenait aux besoins de ses filles, mais il a également déclaré que son ex-conjointe avait la garde de ces filles et qu'il ne savait pas si celle-ci les laisserait venir au Canada. Si le demandeur restait au Canada, il se pourrait que ces enfants soient séparées d'une façon continue de leur père.

J'ai examiné la lettre adressée à Erzsike, Mirsea, Lehel, Mihaela et Feri qui a été soumise lors de l'entrevue du 3 décembre 1999, mais je ne suis toujours pas convaincue que les demandeurs ne peuvent pas retourner en Roumanie.

Comme les demandeurs l'ont fait savoir et comme le montrent les lettres versées à l'appui dans le dossier, les demandeurs ont établi des liens au Canada depuis 1996, mais ils l'ont fait en sachant qu'il était possible qu'ils soient obligés de quitter le Canada.

J'ai tenu compte du fait que les demandeurs venaient d'acheter une maison en rangée au Canada, mais ils l'ont fait en sachant qu'ils seraient peut-être obligés de quitter le pays.

J'ai tenu compte du fait qu'il sera difficile pour Lehel de s'adapter à une nouvelle école et de retourner en Roumanie, mais selon moi la preuve montre que Lehel est un enfant intelligent et capable qui a déjà réussi à s'adapter à son installation au Canada. Je ne suis pas convaincue que Lehel ne s'adapterait pas.

J'ai également examiné les éléments de preuve montrant que les demandeurs sont bien accueillis dans la collectivité, qu'ils travaillent et qu'ils seraient de bons immigrants éventuels, mais cela ne constitue pas un motif suffisant pour les dispenser de l'application du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration.

Compte tenu de tous les renseignements qui ont été fournis, je ne suis donc pas convaincue qu'il existe suffisamment de raisons d'ordre humanitaire pour dispenser les demandeurs de l'application du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration.

Veuillez agréer l'expression de mes meilleurs sentiments.

Tamara Leedahl

Agente d'immigration


[8]         Toutefois, le défendeur a également soumis le tableau des facteurs favorables et des facteurs défavorables que l'agente avait dressé, indiquant les divers facteurs qui, selon elle, influaient sur la décision. Ce tableau est reproduit ci-dessous :

[TRADUCTION]

FACTEURS FAVORABLES

-Difficulté pour Lehel de s'adapter à une nouvelle école en Roumanie.

-Achat récent d'une maison en rangée en copropriété au Canada.

-Exercice d'un emploi au Canada

-Pas de prestations d'assistance sociale ou d'assurance-chômage.

-Membres reconnus de la collectivité (lettres d'appui).

-Pension alimentaire versée par M. Irimie à ses filles.

-Lettre de la mère de Mme Irimie.

-Crainte fondée de persécution.

-Degré d'établissement.

-Membres productifs de la société

-Bonne connaissance de l'anglais

FACTEURS DÉFAVORABLES

-M. Irimie a deux filles en Roumanie - C'est la mère qui en a la garde et le demandeur ne sait pas si elle les laisserait venir au Canada.

-Autres membres de la famille en Roumanie (mères, neveux).

-Les demandeurs n'ont pas réussi à obtenir des visas de visiteur, mais ils sont néanmoins venus au Canada en 1996.

-Le statut de réfugié a été refusé.

-Si l'on permettait à M. Irimie de rester, les deux filles pourraient bien continuer à être séparées de leur père.

-Risque localisé (persécution).

-Preuve de l'amélioration de la situation des Hongrois en Roumanie et du fait que les droits de la personne sont reconnus aux Hongrois en Roumanie.

-Les demandeurs se sont établis tout en sachant qu'ils ne seraient peut-être pas autorisés à demeurer en permanence au Canada.

-Lehel s'est bien adapté à l'installation au Canada, soit un pays qui lui était tout à fait étranger et dont il ne connaissait pas la langue. Il retournera dans un pays où il a déjà passé la majorité de sa vie. Il lui sera peut-être difficile de s'adapter, mais il n'existe pas suffisamment d'éléments de preuve montrant qu'il ne réussira pas finalement à s'adapter. Il semble intelligent et avoir un tempérament plein de ressort.


[9]         Il existait une certaine controverse au sujet de la nature exacte des « motifs » énoncés dans la lettre de refus, par rapport aux facteurs mentionnés dans le tableau. S'agissait-il réellement de motifs en ce sens qu'ils expliquaient la décision ou s'agissait-il simplement de facteurs dont il a été tenu compte, mais auxquels on ne saurait accorder aucune importance? En fin de compte, l'avocat a convenu que le tableau renfermait les facteurs dont l'agente avait tenu compte, mais que les facteurs qui étaient mentionnés dans les motifs étaient ceux auxquels il fallait accorder une certaine importance.

[10]       Les demandeurs affirment que l'agente a tenu compte de considérations non pertinentes et qu'elle n'a pas tenu compte de considérations pertinentes. Cela soulève la question de savoir ce qui est pertinent et ce qui n'est pas pertinent dans les demandes de ce genre. Selon le Guide préparé par le ministre de l'Immigration à l'intention du personnel du ministère aux fins du traitement de ces demandes, les considérations humanitaires s'entendent de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives :

Il incombe au demandeur de convaincre l'agent que, vu sa situation, l'obligation, dont il demande d'être dispensé, d'obtenir un visa hors du Canada lui causerait des difficultés (i) inhabituelles et injustifiées ou (ii) excessives. [...]

Les difficultés que subirait le demandeur (s'il devait présenter sa demande de visa hors du Canada) doivent, dans la plupart des cas, être inhabituelles. Il s'agit, en d'autres termes, de difficultés qui ne sont pas prévues dans la Loi ou le Règlement, et

Les difficultés que subirait le demandeur (s'il devait présenter sa demande hors du Canada) doivent, dans la plupart des cas, découler de circonstances indépendantes de sa volonté. [...]

Dans certains cas où le demandeur ne subirait de difficultés ni inhabituelles ni injustifiées (s'il devait présenter sa demande de visa hors du Canada), il est possible de conclure à l'existence de CH en raison de difficultés considérées comme excessives pour le demandeur compte tenu de ses circonstances personnelles.

Citoyenneté et Immigration Canada, Guide sur le traitement des demandes au Canada, chapitre IP5, Demandes d'établissement présentées au Canada pour des considérations humanitaires (CH). Section 6. La décision CH.



[11]       Dans l'arrêt Baker c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 817, (1999), 243 N.R. 22, Madame le juge L'Heureux-Dubé a souligné que le Guide indique bien la façon dont le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre et exercé au nom de celle-ci par l'agent qui entend la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire doit être exercé :

Les directives révèlent ce que le ministre considère comme une décision d'ordre humanitaire, et elles sont très utiles à notre Cour pour décider si les motifs de l'agent Lorenz sont valables. Elles soulignent que le décideur devrait être conscient des considérations humanitaires possibles, devrait tenir compte des difficultés qu'une décision défavorable imposerait au demandeur ou aux membres de sa famille proche, et devrait considérer comme un facteur important les liens entre les membres d'une famille. Les directives sont une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir conféré par l'article, et le fait que cette décision était contraire aux directives est d'une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice déraisonnable du pouvoir en matière humanitaire.

Baker, supra, au par. 72.

[12]       Si l'on examine ensuite les commentaires qui figurent dans le Guide au sujet des difficultés inhabituelles ou injustifiées, on conclut que ces difficultés sont appréciées par rapport à la situation d'autres personnes à qui l'on demande de quitter le Canada. Il semblerait donc que les difficultés qui déclencheraient l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire pour des raisons d'ordre humanitaire doivent être autres que celles qui découlent du fait que l'on demande à une personne de partir une fois qu'elle est au pays depuis un certain temps. Le fait qu'une personne quitterait des amis, et peut-être des membres de la famille, un emploi ou une résidence ne suffirait pas nécessairement pour justifier l'exercice du pouvoir discrétionnaire en question.


[13]       Les demandeurs affirment que l'agente qui a examiné leur demande a tenu compte de facteurs non pertinents et qu'elle a accordé de l'importance à des facteurs non pertinents. Parmi ces facteurs il y avait le fait que la revendication des demandeurs n'avait pas été reconnue. Les demandeurs affirment que cela n'est pas pertinent puisque, par définition, la personne qui présente une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire n'a pas le statut de réfugié de sorte que le motif pour lequel elle n'a pas ce statut ne devrait pas entrer en ligne de compte. Étant donné que l'un des critères dont il faut tenir compte se rapporte à la question de savoir si les difficultés découlent du fait qu'il n'est pas justifié de quitter le pays, la question de savoir de quelle façon une personne est entrée dans le pays est dans une certaine mesure pertinente. Selon les circonstances, il pourrait s'agir d'un élément favorable ou d'un élément défavorable. En l'espèce, l'agent des visas a placé ce facteur dans la colonne des facteurs favorables, comme elle l'a d'ailleurs fait à l'égard du fait que les demandeurs avaient demandé un visa qui leur avait été refusé. Il serait avec raison possible de tenir compte de ces facteurs en vue de déterminer si les difficultés que les demandeurs subiraient sont injustifiées.


[14]       Les demandeurs allèguent également que l'agente qui a entendu la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire n'a pas tenu compte du fait qu'ils travaillaient pour leur propre compte et qu'ils avaient investi des capitaux dans une entreprise qu'ils perdraient selon la preuve dont l'agente des visas disposait, s'ils étaient contraints à s'absenter pendant plus de quelques semaines, et qu'elle n'a pas accordé d'importance à ce fait. L'entreprise en question se rapportait à la location d'une concession d'exploitation de taxis, c'est-à-dire que les demandeurs payaient tous les mois un certain montant pour utiliser un permis d'exploitation (et probablement un véhicule) et qu'ils conservaient les profits tirés de l'exploitation du taxi, une fois payés les frais courants. Les demandeurs signalent des cas dans lesquels il a été statué que la perte d'une entreprise est une circonstance dont il faut tenir compte, notamment dans le cas d'un sursis à l'exécution de mesures, lorsque la perte de l'entreprise causerait un préjudice irréparable.

[15]       Le défendeur soutient qu'un emploi est de fait mentionné dans la liste des facteurs favorables et des facteurs défavorables même s'il ne figure pas dans les facteurs auxquels il a été accordé de l'importance, c'est-à-dire dans les motifs de la décision. L'importance à accorder aux facteurs particuliers est de nature discrétionnaire; or, lorsqu'il s'est agi de savoir si la perte était inhabituelle, l'agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire a clairement conclu qu'elle ne l'était pas. L'agente n'a pas fait de distinction entre une entreprise et un emploi.


[16]       La preuve dont disposait l'agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire ne permettait pas à celle-ci d'apprécier l'aspect commercial du service de taxis des demandeurs. On n'a pas fourni à l'agente une copie du contrat de location, de sorte que l'agente ne pouvait pas déterminer si la location était effectuée pour une période fixe et, dans l'affirmative, combien de temps il restait, et si le contrat était renouvelable. On n'a pas dit à l'agente si les demandeurs avaient investi des capitaux dans l'entreprise et si cet investissement serait perdu s'ils étaient obligés de quitter le pays. Il n'y a pas de renseignements au sujet d'autres possibilités de location à un moment donné et au sujet de la question de savoir si les demandeurs pourront conclure une entente similaire advenant le cas où il serait fait droit à la demande visant à l'obtention du droit d'établissement qu'ils présenteraient à l'étranger. En d'autres termes, le seul élément de preuve montrant qu'il s'agissait en réalité d'une entreprise se rapportait à l'assertion de ce fait par les demandeurs et par le représentant de la compagnie de taxis qui a accompagné ceux-ci à l'entrevue. Il n'était pas déraisonnable pour l'agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire de considérer le facteur comme elle l'a fait.

[17]       On s'est également opposé au fait que l'agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire a noté que les demandeurs avaient acheté une maison, mais qu'ils l'avaient fait en sachant qu'ils étaient frappés d'une mesure d'interdiction de séjour. L'avocat des demandeurs a soutenu que toute personne qui exerce un recours en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sait qu'elle sera peut-être obligée de partir. Si cela devenait un motif justifiant le rejet de la demande, il ne serait fait droit à aucune demande, a-t-il soutenu. De fait, l'avocat a dans une certaine mesure raison : le risque que court une personne de perdre des biens acquis pendant qu'elle est au Canada est un risque que courent toutes les personnes qui sont au Canada sans avoir le statut de résident permanent. Cette possibilité n'est donc pas inhabituelle. La question de savoir si pareille perte est injustifiée peut bien dépendre des circonstances, mais en général, on pourrait supposer que, si une personne assume un risque, la possibilité que l'événement donnant lieu au risque survienne n'occasionnera pas une difficulté injustifiée. La difficulté est fonction du risque assumé.


[18]       Les demandeurs signalent les parties du Guide dans lesquelles il est fait mention du degré d'établissement au Canada comme étant l'un des facteurs dont il faut tenir compte en appréciant les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire et ils soutiennent que l'agente qui a entendu la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire n'a pas tenu compte de ce facteur d'une façon appropriée en se prononçant sur la demande. Ils soutiennent que le fait qu'ils ont investi des capitaux dans l'achat d'une maison et dans une entreprise constitue clairement un indice d'attachement auquel il aurait fallu accorder plus d'importance que celle qui y a été accordée. Le fait que la demande a été refusée prouve qu'il n'a pas été accordé suffisamment d'importance à ces indices.

[19]       Comme il en a ci-dessus été fait mention, la Cour a dit, dans l'arrêt Baker, que les lignes directrices sont des instruments utiles permettant de déterminer de quelle façon il faut exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi. Le libellé des lignes directrices relatives à l'établissement laisse entendre qu'il est possible de tenir compte du degré d'établissement, mais que cela n'est pas obligatoire :

6.2           Lignes directrices sur l'établissement

Le degré d'établissement au Canada peut être un facteur pour considérer dans certaines situations, en particulier, quelques cas qui se trouvent à la section 8.

8.4.2         Pères, mères et grands-parents NON parrainés comme membres de la catégorie des parents.

8.5            Séparation de parents et d'enfants (hors de la catégorie des parents).

8.6            Parents de fait.

8.7            Incapacité prolongée de quitter le Canada ayant entraîné l'établissement.

8.10          Violence familiale


8.11          Anciens citoyens canadiens

8.12          Autres cas

L'établissement du demandeur jusqu'au moment de la décision CH pourra être considéré. Toutefois, il n'est pas correct d'évaluer le potentiel d'établissement du demandeur, puisque cela relève du domaine des critères d'admissibilité. [Je souligne.]

[20]       Il serait possible de considérer que ces lignes directrices limitent le pouvoir discrétionnaire que possède le décideur au sujet des circonstances dans lesquelles l'établissement peut être considéré comme un facteur aux fins de la décision relative aux raisons d'ordre humanitaire. En l'absence d'un élément autre que les lignes directrices elles-mêmes, je ne puis être d'accord avec les demandeurs lorsqu'ils disent que l'agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire était tenue d'accorder une certaine importance au degré d'établissement au Canada. Il s'agit d'un facteur dont il faut tenir compte, mais ce n'est pas et cela ne peut pas être le facteur déterminant qui l'emporte sur tous les autres. Le degré d'attachement se rapporte à la question de savoir si la difficulté découlant du fait qu'une personne doit quitter le Canada est inhabituelle ou excessive. Il n'a pas pour effet de régler ces questions.


[21]       Il y a une autre question qui fait entrer en ligne de compte la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l'affaire Baker, supra; il s'agit de la question de l'intérêt des enfants. L'agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire a tenu compte non seulement de l'intérêt de l'enfant qui était au Canada, mais aussi de celui des enfants issus du premier mariage de M. Irimie qui sont en Roumanie. Il est soutenu que l'agente n'a pas tenu compte d'une façon adéquate de l'intérêt de l'enfant qui était au Canada et qu'elle n'aurait pas dû se préoccuper de l'intérêt des enfants qui sont en Roumanie.

[22]       Dans l'arrêt Baker, Madame le juge L'Heureux-Dubé a abordé comme suit la question de l'importance à accorder à l'intérêt des enfants :

Je conclus qu'étant donné que les motifs de la décision n'indiquent pas qu'elle a été rendue d'une manière réceptive, attentive ou sensible à l'intérêt des enfants de Mme Baker, ni que leur intérêt ait été considéré comme un facteur décisionnel important, elle constituait un exercice déraisonnable du pouvoir conféré par la loi et doit donc être infirmée. En outre, les motifs de la décision n'accordent pas suffisamment d'importance ou de poids aux difficultés qu'un retour en Jamaïque pouvait susciter pour Mme Baker, alors qu'elle avait passé 12 ans au Canada, qu'elle était malade et n'était pas assurée de pouvoir suivre un traitement en Jamaïque, et qu'elle serait forcément séparée d'au moins certains de ses enfants.

Il en résulte que je ne suis pas d'accord avec la conclusion de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Shah, précité, à la p. 239, qu'une décision en vertu du par. 114(2) « relève entièrement [du] jugement et [du] pouvoir discrétionnaire » (je souligne). Le libellé du par. 114(2) et du règlement montre que le pouvoir discrétionnaire conféré est assorti de limites. Bien que je sois d'accord avec la Cour d'appel que la Loi ne donne au demandeur aucun droit à un résultat précis ou à l'application d'un critère juridique particulier, et que la doctrine de l'attente légitime ne commande pas un résultat conforme au libellé d'instruments internationaux, la décision doit être prise suivant une démarche qui respecte les valeurs humanitaires. Par conséquent, l'attention et la sensibilité à l'importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l'épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision défavorable sont essentielles pour qu'une décision d'ordre humanitaire soit raisonnable. Même s'il faut faire preuve de retenue dans le contrôle judiciaire de décisions rendues par les agents d'immigration en vertu du par. 114(2), ces décisions ne doivent pas être maintenues quand elles résultent d'une démarche ou sont elles-mêmes en conflit avec des valeurs humanitaires. Les directives du Ministre elles-mêmes soutiennent cette approche. Toutefois, la décision en l'espèce était incompatible avec cette approche.

[Je souligne.]


[23]       Étant donné que Mme Baker avait quatre enfants en Jamaïque et quatre enfants au Canada, la remarque selon laquelle elle « serait forcément séparée d'au moins certains de ses enfants » si elle était expulsée du Canada n'indique pas particulièrement que Mme Baker se soit volontairement séparée de ses enfants en Jamaïque pendant la période où elle est restée au Canada, soit pendant une douzaine d'années. On pourrait se demander s'il est raisonnable de croire que la Convention relative aux droits de l'enfant était destinée à être interprétée de façon à faire une distinction fondée sur la citoyenneté des enfants en cause, en particulier compte tenu du préambule de la Convention :

Reconnaissant que les Nations Unies, dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et dans les Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme, ont proclamé et sont convenues que chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés qui y sont énoncés, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation, [...]

Convention relative aux droits de l'enfant, R.T. Can. 1992, no 3

[24]       Il est possible de soutenir qu'une loi interne telle que la Loi sur l'immigration vise nécessairement les personnes qui sont assujetties à son application plutôt que celles qui n'y sont pas assujetties, mais limiter sa portée aux personnes qui sont ici à l'exclusion de celles qui n'y sont pas, c'est concevoir les considérations humanitaires d'une façon beaucoup trop stricte. À coup sûr, par « l'attention et la sensibilité à l'importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l'épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision défavorable » , on doit entendre que cela inclut tous les enfants des personnes en cause, tant canadiens qu'étrangers. Juger le contraire, c'est dire qu'il faut davantage tenir compte des besoins des enfants canadiens de parents particuliers, sur le plan humanitaire, que de ceux des enfants non canadiens de ces mêmes parents. Il est compréhensible que des distinctions soient faites entre ces enfants à des fins juridiques : il serait « incompatible avec la tradition humanitaire du Canada » de laisser entendre que des distinctions fondées sur la citoyenneté doivent être faites sur le plan humanitaire.


[25]       Je ne puis voir comment il ne serait pas pertinent de tenir compte des conséquences du retour de M. Irimie en Roumanie pour les enfants issus du premier mariage. Dire que M. Irimie a réglé la question en laissant les enfants en Roumanie, ou qu'un tribunal a réglé la question en accordant la garde à la mère, c'est nier qu'il doit être tenu compte d'une façon indépendante de l'intérêt des enfants, soit un thème qui revient partout dans la Convention relative aux droits de l'enfant. Les inconvénients possibles qu'occasionnerait un retour en Roumanie pour l'enfant qui est venu au Canada avec son père doivent être pris en considération par rapport aux avantages susceptibles d'en découler pour les autres enfants. Il s'agit d'une question dont l'agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire avait le droit de tenir compte. Je ne vois rien de déraisonnable dans la façon dont l'agente a apprécié la situation.


[26]       Je reviens à l'observation que j'ai faite, à savoir que la preuve donne à entendre que les demandeurs s'intégreraient avec succès dans la collectivité canadienne. Malheureusement, tel n'est pas le critère. Si l'on appliquait ce critère, la procédure d'examen des demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire deviendrait un mécanisme d'examen ex post facto l'emportant sur la procédure d'examen préalable prévue par la Loi sur l'immigration et par son règlement d'application. Cela encouragerait les gens à tenter leur chance et à revendiquer le statut de réfugié en croyant que s'ils peuvent rester au Canada suffisamment longtemps pour démontrer qu'ils sont le genre de gens que le Canada recherche, ils seront autorisés à rester. La procédure applicable aux demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire n'est pas destinée à éliminer les difficultés; elle est destinée à accorder une réparation en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Le refus de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire causera sans doute des difficultés aux demandeurs, mais eu égard aux circonstances de leur présence au Canada et à l'état du dossier, il ne s'agit pas d'une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive. Quelle que soit la norme de contrôle que l'on applique à la décision de l'agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, cette décision satisfait à la norme. La demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.

[27]       Aucune question n'a été proposée aux fins de la certification.

ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire de la décision que l'agente d'immigration Tamara Leedahl a prise le 18 janvier 2000 est par les présentes rejetée.

                      J.D. Denis Pelletier                  

      Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., trad. a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE LA PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU DOSSIER :                                           IMM-427-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          MIRCEA SORIN IRIMIE et autre c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                               SASKATOON (SASKATCHEWAN)

DATE DE L'AUDIENCE :                              LE 3 NOVEMBRE 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE PELLETIER EN DATE DU 22 NOVEMBRE 2000.

ONT COMPARU :

Gary L. Bainbridge                                             POUR LES DEMANDEURS

Glennys Bembridge                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gary L. Bainbridge                                               POUR LES DEMANDEURS

Saskatoon (Saskatchewan)

Morris Rosenberg                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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