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Date : 20201001


Dossiers : T-1139-19

T-1227-19

Référence : 2020 CF 945

Ottawa (Ontario), le 1 octobre 2020

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

Dossier : T-1139-19

ENTRE :

STÉPHANE LANDRY, DENIS LANDRY, HUGO LANDRY, MAXIME LANDRY, SHANONNE LANDRY, NORMAND CORRIVEAU, NORMAND BERNARD CORRIVEAU, NICOLAS ALEXIS LELAIDIER et RÉAL GROLEAU

demandeurs

et

LE CONSEIL DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK, MICHEL R. BERNARD, RENÉ MILETTE et

LUCIEN MILETTE

Défendeurs

Dossier : T-1227-19

ET ENTRE :

LE CONSEIL DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK

Demandeur

et

LA REGISTRAIRE DE LA PREMIÈRE NATION DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK

Défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Je suis saisie de deux nouvelles demandes de contrôle judiciaire qui opposent les principales factions de la Première Nation des Abénakis de Wôlinak [la Bande]; la famille élargie des Bernard et la famille élargie des Landry.

[2]  Dans la première (T-1139-19), plusieurs membres de la famille Landry demandent essentiellement à la Cour de déclarer que les membres associés de la Bande ont droit de vote aux élections visant à combler les postes de chef et de conseillers. Selon les Landry, la disposition du Code d’appartenance qui prévoit que les membres associés n’ont pas droit de vote est illégale et discriminatoire; quoi qu’il en soit disent-ils, la coutume bien établie depuis 1987, soit le fait qu’ils aient effectivement voté depuis l’adoption du Code d’appartenance, a priorité sur cette disposition. Ils contestent également la résolution RCB-2019-2020-010 par laquelle le Conseil de bande a suspendu les élections qui devaient avoir lieu le 11 août 2019, en attente de recevoir de la Registraire une liste à jour des membres ayant droit de vote, exclusion faite des membres associés.

[3]  Dans la seconde (T-1227-19), le Conseil de bande demande à la Cour d’ordonner à la Registraire de la Bande, Madame Lynda Landry, de fournir à la présidente d’élection une liste à jour et conforme des membres de la Bande, c’est-à-dire une liste contenant notamment les informations lui permettant d’identifier les membres associés afin de les exclure du processus électoral.

II.  Faits

[4]  Comme je l’indiquais dans Landry c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 1211 [Wôlinak 2018], ces demandes de contrôle judiciaire s’inscrivent dans une longue et bien malheureuse saga qui oppose les parties depuis de nombreuses années, et qui a pour objectif ultime le contrôle du Conseil de bande. L’historique des procédures n’est toutefois pas pertinent à l’examen des questions soulevées par les présentes demandes.

[5]  Les seuls faits pertinents sont ceux qui permettront de jeter un éclairage sur l’adoption du Code d’appartenance des Abénakis de Wôlinak, sur le rôle du Registraire de la Bande et la tenue du Registre des membres, ainsi que sur l’exercice passé du droit de vote par les membres associés de la Bande.

[6]  Les Abénakis de Wôlinak sont une bande autochtone au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi].

[7]  En 1985, le Parlement a modifié la Loi afin de donner à chaque bande autochtone la possibilité d’établir ses propres règles d’appartenance. La majorité des Premières nations se sont alors dotées de leur Code d’appartenance, ce que les Abénakis de Wôlinak ont fait en 1987.

[8]  Le préambule de ce Code exprime clairement la volonté de ses rédacteurs de favoriser le regroupement et le rapprochement de tous les Abénakis et en ce sens, il se veut très inclusif. On y prévoit trois catégories de membres : les membres ordinaires, les membres associés et les membres à titre honorifique.

[9]  Un membre ordinaire est un Abénakis ou un descendant d’un Abénakis qui a vécu sur la réserve, qui souscrit à chacune des dispositions du Code, et qui n’est pas membre d’une autre bande.

[10]  Un membre associé est un allochtone marié à un membre ordinaire, l’enfant allochtone adopté par un membre ordinaire, ou encore l’enfant d’un membre associé.

[11]  Finalement, le membre à titre honorifique est celui qui souscrit à toutes les dispositions du Code et qui, « durant bon plaisir de la bande et suivant la décision du conseil de la bande, a rendu des services exceptionnels à la bande ou à ses membres ».

[12]  Tous les membres de la bande ont, indistinctement, les droits que leur confèrent le Code d’appartenance et la Loi, sous réserve des prescriptions et restrictions prévues au Code; par exemple, ils participent à l’évolution culturelle, sociale et économique de la bande et ils ont le droit de pénétrer et de circuler librement sur la réserve.

[13]  Cependant, le Code impose aux membres associés plusieurs restrictions : par exemple, ils ne peuvent briguer une fonction officielle, incluant celle de chef (arts 15-16); ils n’ont pas droit à la possession légale d’un lot, ni évidemment de recevoir une subvention pour l’amélioration d’un lot ou la construction d’un immeuble (arts 19-20); ils ne peuvent pas assister aux assemblées générales et spéciales ayant trait aux élections au poste de conseiller ou de chef et ils ne peuvent participer au processus électoral (art 26); ils peuvent toutefois assister à toutes autres assemblées générales ou spéciales et y prendre la parole (art 27).

[14]  Les membres à titre honorifique quant à eux n’ont que les droits que leur accorde le Conseil de bande (art 28) et ce, jusqu’à ce qu’ils leur soient retirés (art 29).

[15]  Le Titre V du Code d’appartenance est consacré au Registre de la Bande et son Chapitre premier s’intitule « Le Registre et son Registraire ».

[16]  On y prévoit que la Bande doit tenir en double un Registre des membres de la Bande dont au moins un exemplaire doit être conservé au bureau du conseil pour consultation. Compte tenu des distinctions susmentionnées entre les diverses catégories de membres, le Registre doit être organisé par chapitre :

Chapitre 1 : les membres ordinaires inscrits à la liste des membres au moment de l’entrée en vigueur du Code d’appartenance (article 8-1)

Chapitre 2 : les autres membres ordinaires (article 8-2)

Chapitre 3 : les membres associés en tant qu’enfant allochtone légalement adopté par un membre ordinaire (article 9 c)

Chapitre 4 : les membres associés en tant que conjoints des membres ordinaires (articles 9 a) et b))

Chapitre 5 : les membres honorifiques (article 10)

Chapitre 6 : la constitution de la liste officielle des membres qui doit être tenue par la Registraire conformément aux exigences de l’article 37 f) du Code d’appartenance. La Registraire doit y consigner l’ensemble des membres de la Première Nation en ordre alphabétique et indiquer clairement à quelles catégories de membres ils appartiennent, en référence aux différents chapitres du Registre.

[17]  On y prévoit également qu’une personne appelée « Registraire » doit être élue lors d’une assemblée spéciale convoquée à cette fin, et qu’elle occupe ce poste durant bon plaisir. Bien que le Code prévoit que l’assemblée peut, le cas échéant, dicter la compensation qui peut être octroyée au Registraire pour ses services, la défenderesse Lynda Landry a informé la Cour que depuis son élection à ce poste, elle ne reçoit aucune compensation. Le Registraire n’est pas tenu « de chercher le nom de ceux qui ont droit à l’inscription au registre » (art 43), mais il doit veiller à sa mise à jour et recueillir « de toute personne désirant être inscrite les documents exigés en vertu [du] Code » (art 45). Le Registraire doit retrancher ou ajouter à la liste des membres le nom de celui ou celle qui devient membre ou cesse de l’être, et fait la modification qui s’impose au Registre (art 49). Il conserve pendant 5 ans le dossier de quiconque revendique le statut de membre (art 50).

[18]  Finalement, le Code d’appartenance prévoit qu’il ne peut être modifié que par résolution du Conseil de bande entérinée par le vote de la majorité de tous les membres de la bande ayant droit de vote à une assemblée générale spéciale convoquée à cet effet (art 76).

[19]  Un certain nombre de décisions des Tribunaux ont invalidé quelques volets de ce Code d’appartenance (voir par exemple l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203, 173 DLR (4th) 1, où la Cour suprême a jugé discriminatoire la distinction faite entre les membres résidant sur la réserve et ceux résidant hors réserve). Il n’est toutefois pas nécessaire d’en faire l’énumération puisqu’aucune d’elle n’a d’impact direct en l’espèce.

[20]  Par ailleurs, le Code électoral dont s’est dotée la Bande en 2008 (donc subséquemment à l’arrêt Corbiere) définit deux termes pertinents aux présentes :

Électeur

Une personne qui

a)  Est inscrite sur la liste de bande de la Première nation des Abénakis de Wôlinak ou a droit de l’être

b)  A dix-huit (18) révolus, le jour du scrutin, et

c)  N’a pas perdu son droit de vote aux élections de la Première nation

Liste électorale

La liste des électeurs de la Première nation des Abénakis de Wôlinak maintenue par le Registraire de la bande

[21]  Le Code électoral prévoit un mode de révision de la liste électorale, mais il ne prévoit pas autrement qui a droit de vote aux élections.

[22]  Toutefois et comme je le faisais remarquer dans Wôlinak 2018, le Registre et la liste des membres de la Bande n’ont jamais été confectionnés par chapitre et tenus à jour conformément au Code d’appartenance.

[23]  Comme l’admettent les Landry au paragraphe 36 de leur mémoire des faits et du droit, la Bande n’a pas tenu d’élection pour combler le poste de Registraire depuis au moins 20 ans. Selon la preuve au dossier, la tenue de la liste des membres et du Registre était la responsabilité de celui ou celle nommé(e) de temps à autre aux postes combinés de Coordonnateur des programmes et services, Agent d’éducation, Agent à la sécurité du revenu et Agent d’inscription. Or, la fonction d’agent d’inscription se distingue de celle de Registraire. Le premier est responsable de certains services offerts aux membres de la Bande possédant le statut d’Indiens et qui sont inscrits au Registre des Indiens tenu par le Ministère des affaires autochtones et du nord (notamment l’émission de certificats de statut d’Indien), ainsi que de la coordination avec le Ministère. Le second occupe un poste élu et remplit les fonctions qui sont prévues au Code d’appartenance; il doit tenir à jour la liste des membres et le Registre conformément aux dispositions du Code.

[24]  Une des conséquences directes des nombreux litiges ayant opposé les parties est le fait que les mandats de tous les membres du Conseil de bande sont maintenant expirés.

[25]  C’est dans ce contexte que le 6 mars 2019, le Ministre responsable des affaires autochtones a écrit au Conseil de bande pour lui rappeler la nécessité de tenir une élection sans délai.

[26]  Le 10 avril 2019, le Conseil a adopté la Résolution RCB-2019-2020-001 et convoqué les membres à une assemblée générale spéciale devant se tenir le 27 avril 2019, afin de pourvoir à l’élection du Registraire conformément à l’article 40 du Code d’appartenance. Par sa Résolution RCB-2019-2020-002, le Conseil a également fixé la date d’élection pour pourvoir les postes de quatre (4) conseillers au 7 juillet 2019.

[27]  Le 27 avril 2019, la défenderesse Lynda Landry est élue comme Registraire de la Bande.

[28]  S’ensuivent une série de rencontres et d’échanges (et il faut bien le dire, d’obstruction de part et d’autre) entre le Conseil et la Registraire qui ne parviennent pas à s’entendre sur la confection du Registre des membres, ni sur le contenu de la liste des membres. La question au cœur de cette mésentente est à savoir si le Registre et la liste doivent être confectionnés de telle sorte que la présidente d’élection soit en mesure de reconnaître les membres associés afin de les exclure du processus électoral.

[29]  En conséquence de cette mésentente, le Conseil a dû reporter les élections au 11 août 2019 (voir Résolution RCB-2019-2020-006), pour finalement les suspendre jusqu’à ce que la Cour ne se soit prononcée en l’espèce (voir la Résolution RCB-2019-2020-010).

III.  Questions en litige

[30]  Dans le dossier T-1139-19, les Landry soulèvent un certain nombre de questions concernant la suspension des élections du 11 août 2019 et l’intérêt légal pour contester la liste de membres préparée par la Registraire. Puisqu’elles ne sont que périphériques, voire même académiques, ces questions seront traitées de façon préliminaire. La seule question déterminante au cœur de ces demandes de contrôle judiciaire est celle de savoir si les membres associés ont droit de vote aux élections visant à combler les postes au Conseil de bande. Elle se divise en deux sous-questions :

  1. Est-ce que l’article 26 du Code d’appartenance, qui prévoit que les membres associés n’ont pas droit de vote, est discriminatoire et illégal?
  2. Est-ce que le droit des membres associés de participer au processus électoral de la Bande est une coutume établie qui a préséance sur le Code d’appartenance?

IV.  Analyse

A.  Questions préliminaires.

(1)  Validité de la résolution

[31]  Dans le dossier T-1139-19, les Landry plaident que la résolution RCB-2019-2020-10 est invalide puisqu’elle n’a pas été adoptée conformément aux dispositions de l’article 2(3) de la Loi, lequel prévoit qu’un Conseil de bande exerce ses pouvoirs par le consentement exprimé par une majorité des conseillers présents à une réunion du conseil dûment convoquée.

[32]  Puisque la résolution porte la date du 7 juillet 2019 alors qu’elle a été présentée lors d’une réunion convoquée le 8 et tenue le 9, le Conseil n’aurait pas légalement exercé son pouvoir de suspendre les élections. La preuve à cet égard émane du conseiller dissident Christian Trottier qui décrit le processus suivi comme suit :

Le lundi 8 juillet 2019, le chef Michel R. Bernard m’a convoqué oralement à une réunion du conseil de bande devant se tenir le lendemain mardi 9 juillet 2019;

Le lendemain, j'assistais à la réunion;

Étaient présents à cette réunion le chef Michel Bernard, les conseillers René et Lucien Milette, le directeur général Dave Bernard et moi-même;

Dave Bernard a lu la résolution RCB-2019-2020-010…;

Ensuite le Chef Michel R. Bernard, René et Lucien Milette ont signé ladite résolution;

J’ai refusé de signer la résolution;

[33]  Or, bien que cette preuve ne fasse état d’aucun débat ou discussion concernant le contenu de la résolution, elle confirme néanmoins que la résolution a été adoptée par une majorité des conseillers présents lors d’une réunion du Conseil dûment convoquée.

[34]  Dans l’affaire Gamblin c Conseil de la Nation des Cris de Norway House, 2012 CF 1536, cette Cour a confirmé qu’une résolution peut valablement être rédigée ou formulée avant la tenue d’une réunion, à la condition que tous les membres du conseil aient la possibilité de l’approuver ou de la désapprouver :

[78] …Une décision du conseil ne peut être valablement prise lorsque tous les conseillers n’en ont pas été dûment avisés. Toutefois, une telle décision peut par la suite être ratifiée lors d’une assemblée du conseil lorsqu’un avis est donné, qu’une possibilité de participer est offerte à tous les membres du conseil et que la question n’a pas déjà été tranchée de façon définitive.

[35]  Je suis donc d’avis que la résolution RCB-2019-2020-10 a été dûment adoptée par le Conseil de la Bande.

[36]  Les Landry avaient d’ailleurs soulevé un argument similaire dans Wôlinak 2018 (aux paras 40 à 45) que j’ai rejeté pour les mêmes motifs.

[37]  Quoi qu’il en soit, cette question est maintenant académique puisque les élections du 11 août 2019 n’ont pas eu lieu et aucune décision que pourrait rendre la Cour n’est susceptible de remédier à ce fait et aux conséquences qui en découlent.

(2)  L’intérêt légal pour contester la liste des membres

[38]  Les Landry plaident également que le Conseil n’a pas l’intérêt légal pour contester la liste de bande préparée par la Registraire Lynda Landry. Ils se fondent essentiellement sur les articles 63 et suivant du Code d’appartenance qui prévoient ce qui suit :

Art. 63 – Dans l’éventualité où un membre ou une personne prétendant être membre, veut contester son inscription ou sa non inscription au registre de la bande ou celle de ses enfants mineurs, une demande écrite à cet effet doit être remise au registraire exposant les motifs qui, selon elle, justifient le changement requis.

Art. 64 – Le registraire doit alors, dans un délai de trente jours, rendre une décision écrite et motivée.

Art. 65 - Dans l’éventualité où la personne concernée veut contester la décision du registraire, un appel peut être logé au conseil de la bande dans les soixante jours de la décision rendue. Cet appel se fait par demande écrite exposant les motifs pour lesquels elle est insatisfait de la décision du registraire.

Article 66 – Le conseil de la bande agit alors comme tribunal d’appel et a l’autorité de réviser la décision rendu par le registraire.

[39]  Selon les Landry, cela implique que seul un membre ou une personne prétendant être membre a la qualité pour contester une inscription à la liste des membres de la Bande.

[40]  Or, à mon avis, les corrections et modifications à la liste des membres demandées par le Conseil relèvent davantage de l’obligation générale qu’impose le Code d’appartenance au Registraire de tenir un Registre contenant les six chapitres décrits au paragraphe 16 des présents motifs (art 37) et de tenir la liste des membres à jour (art 49).

[41]  Dans la mesure où le Registraire ne respecte pas le mandat pour lequel il est élu et qu’il refuse de se conformer au Code d’appartenance, il me semble logique que le Conseil puisse prendre les mesures nécessaires pour remédier à la situation.

[42]  Je suis donc d’avis que le Conseil a l’intérêt légal pour contester la liste des membres de la Bande et la façon de tenir le Registre des membres.

B.  Est-ce que l’article 26 du Code d’appartenance, qui prévoit que les membres associés n’ont pas droit de vote, est discriminatoire et illégal?

[43]  Les Landry plaident qu’en adoptant son Code électoral en 2008 et en acceptant que les membres associés votent aux élections du Conseil de bande, la Bande s’est consciemment et volontairement conformée aux principes élaborés dans l’arrêt Corbiere.

(1)  L’arrêt Corbiere

[44]  Dans l’arrêt Corbiere, la Cour suprême a confirmé et appliqué le test élaboré quelques mois auparavant dans Law c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 RCS 497, 170 DLR (4th) 1, afin de déterminer s’il y a discrimination au sens de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, soit :

(A) La loi contestée: a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

(B) Le demandeur fait l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

et

(C) La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

[45]  La question fondamentale dans Corbiere était de déterminer si l’« autochtonité‑lieu de résidence » constituait un motif analogue à ceux énumérés à l’article 15 de la Charte, ce à quoi la majorité de la Cour a répondu par l’affirmative. En d’autres termes, la Cour a conclu que le fait de distinguer entre un membre résidant sur la réserve et un membre résidant hors réserve se rapportait à une caractéristique personnelle essentielle de l’identité personnelle des membres des bandes indiennes.

[46]  Dans l’arrêt Corbiere, les deux groupes étaient composés d’autochtones membres d’une même bande alors que dans le présent cas, le premier groupe est composé d’autochtones et le second est composé d’allochtones à qui la Bande a décidé d’accorder un certain statut et certains droits bien circonscrits dans son Code d’appartenance. Il y a là une distinction fondamentale et ce, même si le fait d’être un allochtone est certainement un motif énuméré à l’article 15 ou un motif analogue.

[47]  À la base, la Bande n’avait pas à accorder quelque statut ou droit aux membres associées puisqu’ils ne sont pas des personnes qui sont inscrites à titre d’Indien ou qui ont le droit de l’être en vertu de la Loi. Le fait qu’ils n’aient pas le droit de vote aux élections du Conseil de bande ne les prive donc d’aucun avantage auquel ils auraient autrement droit. En adoptant son Code d’appartenance, il était loisible à la Bande de permettre à certains allochtones de participer à la vie culturelle de la Bande tout en conservant la destinée de la Bande entre les mains des membres ordinaires de descendance Abénakise. Il est tout à fait légitime pour une bande autochtone de prendre les dispositions nécessaires pour préserver son identité et sa culture, et pour se prémunir contre une prise de contrôle de sa destinée et contre son assimilation par une majorité de membres allochtones (Jaime Grismer c Première Nation de Squamish, 2006 CF 1088 aux paras 61-62).

[48]  D’ailleurs, si l’on extrapolait le raisonnement des Landry, il faudrait conclure que la Loi elle-même est discriminatoire à l’endroit des allochtones, ce qui est évidemment insoutenable.

[49]  J’en conclus donc que les articles 18 et 26 du Code d’appartenance de la Bande sont valides et qu’ils ne constituent pas de la discrimination à l’endroit des membres associés au sens de l’article 15 de la Charte.

(2)  Le Code électoral de 2008 et la coutume

[50]  Les Landry plaident que le Code électoral adopté en 2008 confirme l’usage établi depuis 1987 à l’effet que tous les membres de la Bande sans distinction ont le droit de voter aux élections du Conseil de bande.

[51]  À mon sens, le point de départ de l’analyse de cette question réside dans l’article 10 de la Loi qui prévoit que :

10 (1) La bande peut décider de l’appartenance à ses effectifs si elle en fixe les règles par écrit conformément au présent article et si, après qu’elle a donné un avis convenable de son intention de décider de cette appartenance, elle y est autorisée par la majorité de ses électeurs.

(2) La bande peut, avec l’autorisation de la majorité de ses électeurs :

a) après avoir donné un avis convenable de son intention de ce faire, fixer les règles d’appartenance à ses effectifs;

b) prévoir une procédure de révision des décisions portant sur l’appartenance à ses effectifs.

[…]

(10) La bande peut ajouter à la liste de bande tenue par elle, ou en retrancher, le nom de la personne qui, aux termes des règles d’appartenance de la bande, a ou n’a pas droit, selon le cas, à l’inclusion de son nom dans la liste.

[52]  Le Code d’appartenance adopté par la Bande en 1987 a fait l’objet d’un large appui, puisqu’il a été adopté par la majorité de ses électeurs. La majorité des électeurs a donc décidé de créer une classe de membre composée d’allochtones, mais de limiter les droits et privilèges qui leur étaient consentis. Elle a décidé que ces membres associés n’auraient pas le droit de voter aux élections et que bien que leur nom apparaisse sur la liste des membres, la liste d’électeurs devait les exclure.

[53]  La preuve démontre toutefois qu’en dépit de cet appui, aucun Registraire n’a été élu conformément à la procédure prévue au Code d’appartenance (avant l’élection de la défenderesse Lynda Landry) et que ni la liste des membres de la Bande ni le Registre n’ont été tenus avec rigueur, en ce sens qu’ils n’ont pas été tenus à jour et qu’ils ne permettent pas d’identifier les membres par classe. Il s’en est suivi que certains membres associés ont effectivement voté aux élections du Conseil de bande dans le passé. Les Landry ont soumis les affidavits d’une douzaine de membres associés de la Bande par lesquels ils attestent de leur statut et ils affirment avoir voté aux élections depuis de nombreuses années.

[54]  La preuve ne me permet toutefois pas de savoir combien exactement il y a de membres associés au sein de la Bande, si tous les membres associés ont régulièrement voté aux élections et, plus important encore, si cette pratique était connue et acceptée de l’ensemble des membres ordinaires, ni même d’une majorité d’entre eux.

[55]  Il appartient à celui qui invoque la coutume comme source de droit d’en faire la preuve. Voici comment le professeur Ghislain Otis, « Élection, gouvernance traditionnelle et droits fondamentaux chez les peuples autochtones du Canada » (2004) 49 : 2 RD McGill 393 aux pp 402-403, n 36, s’exprime au sujet des coutumes autochtones comme source de droit :

Les juges ont confirmé la validité, au plan coutumier, de toute norme adoptée selon “les pratiques généralement acceptées par les membres de la bande et qui font dès lors l’objet d’un large consensus.”

[…]

Il se peut toutefois que la pratique effective et constance, généralement acceptée par la communauté, ne corresponde pas à la norme énoncée dans le code. Dans ce las, les tribunaux ont estimé que la norme coutumière en vigueur était celle dictée par la pratique plutôt que le texte.

[…]

La coutume peut être établie selon des pratiques électorales non écrites suivies de manière constante au cours des élections précédentes, dans la mesure où elles ne sont pas contestées par les membres.

[56]  Dans la mesure où il est établi qu’il n’a jamais été possible pour le président d’élections d’identifier les membres associés et partant, de les exclure du processus électoral, et dans la mesure où il est impossible de savoir s’il s’agissait d’une pratique généralement connue et acceptée des membres de la Bande (dont plusieurs sinon la majorité demeure à l’extérieur de la réserve), on ne peut logiquement parler d’une coutume qui aurait supplanté les termes clairs du Code d’appartenance auquel les membres ont clairement adhéré.

[57]  Le défaut de respecter le Code d’appartenance quant à l’élection d’un Registraire et la tenue d’un Registre et d’une liste de membres à jour ne saurait non plus être générateur de coutume.

[58]  Je suis également d’avis que l’adoption subséquente du Code électoral n’a pas eu pour conséquence de modifier le Code d’appartenance. Il ne le contredit pas non plus si la liste fournie par le Registraire ne contient que les noms des membres ordinaires de la Bande, comme le prévoit le Code d’appartenance.

[59]  Le Code d’appartenance prévoit d’ailleurs qu’il ne peut être modifié que par résolution du Conseil de bande entérinée par le vote de la majorité de tous les membres de la Bande et qu’il prime sur toute autre disposition règlementaire.

[60]  Je suis donc d’avis que ni le Code électoral ni une quelconque coutume n’a préséance sur le Code d’appartenance dûment adopté par la majorité des membres de la Bande et que partant, les membres associés n’ont pas droit de vote aux élections du Conseil de bande.

[61]  Je suis également d’avis qu’avant la tenue de la prochaine élection aux postes de chef et de conseillers, la Registraire doit fournir à la présidente d’élection une liste à jour des membres de la Bande ayant droit de voter, laquelle exclut ou identifie les membres associés. À mon sens et afin de tenir la prochaine élection dans les meilleurs délais, je ne crois pas qu’il soit nécessaire que le Registre soit complété en respectant tous les chapitres énumérés au paragraphe 16 des présents motifs avant la tenue de cette élection.

[62]  Puisque la défenderesse Linda Landry n’a pas pris position sur la question de fond, aucuns dépens ne seront octroyés contre elle.

V.  Conclusion

[63]  Pour les motifs exposés aux présentes, la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1139-19 est rejetée avec dépens, alors que la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1227-19 est accueillie sans frais.


JUGEMENT dans T-1139-19 et T-1227-19

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1139-19 est rejetée et la Cour déclare que les membres associés de la Bande des Abénakis de Wôlinak n’ont pas droit de voter aux élections aux postes de chef et de conseillers de la bande des Abénakis de Wôlinak;

2.  Les dépens dans le dossier T-1139-19 sont octroyés aux défendeurs Le Conseil des Abénakis de Wôlinak, Michel R. Bernard, René Milette et Lucien Milette;

3.  La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1227-19 est accueillie en partie;

4.  La Cour ordonne à la Registraire Lynda Landry de fournir à la présidente d’élection une liste à jour des membres de la Première nation des Abénakis de Wôlinak, laquelle identifie ou exclut les membres associés de la Bande;

5.  Aucuns dépens ne sont accordés dans le dossier T-1227-19;

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

T-1139-19 ET T-1227-19

 

DOSSIER :

T-1139-19

 

INTITULÉ :

STÉPHANE LANDRY, DENIS LANDRY, HUGO LANDRY, MAXIME LANDRY, SHANONNE LANDRY, NORMAND CORRIVEAU, NORMAND BERNARD CORRIVEAU, NICOLAS ALEXIS LELAIDIER et RÉAL GROLEAU c LE CONSEIL DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK, MICHEL R. BERNARD, RENÉ MILETTE et LUCIEN MILETTE

 

ET DOSSIER :

T-1227-19

 

INTITULÉ :

LE CONSEIL DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK c LA REGISTRAIRE DE LA PREMIÈRE NATION DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK

 

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE MONTRÉAL, QUÉBEC ET OTTAWA, ONTARIO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 juin 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1 octobre 2020

 

COMPARUTIONS :

Paul-Yvan Martin

 

Pour les demandeurs

(DANS T-1139-19)

 

Sébastien Chartrand

Philippe Larochelle

 

Pour les défendeurs (dans t-1139-19)

et le demandeur dans (t-1227-19)

 

Lynda Landry

 

Pour la défenderesse

(dans t-1227-19)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Martin, Camirand, Pelletier, s.e.n.c.

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

(DANS T-1139-19)

 

Larochelle Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les défendeurs (dans t-1139-19)

et le demandeur dans (t-1227-19)

 

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