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Date : 19980123


Dossier : T-2393-97

ENTRE :

     ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC.,

     requérante,

     - et -


LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE RICHARD :

NATURE DE L'INSTANCE

[1]      L'auteur de la requête, le ministre du Revenu national, intimé, demande à la Cour une ordonnance radiant l'avis de requête introductive d'instance et rejetant la demande pour défaut de compétence, défaut de qualité pour agir, prématurité et emploi abusif des procédures de la Cour.

[2]      L'intimé demande, subsidiairement, une ordonnance au titre de la Règle 1614 des Règles de la Cour fédérale ( les " Règles ") prorogeant les délais prescrits à la Partie V.1 des Règles afin de disposer, si besoin est, d'un délai supplémentaire de quatorze (14) jours à partir de la date où sera réglée la présente requête, pour le dépôt d'un ou plusieurs affidavit(s) de l'intimé, selon la Règle 1603(3) et avec l'autorisation d'invoquer des questions de compétence lors de l'examen de la demande de contrôle judiciaire.

[3]      À l'appui de sa requête en radiation, l'intimé fait état du dossier de la Cour comprenant l'avis de requête introductive d'instance déposé le 6 novembre 1997 par le requérant (intimé dans le cadre de la présente requête en radiation) et de l'affidavit déposé à l'appui de celui-ci par Larry Bowen, vice-président chargé du Développement du tabac et des produits à Rothmans, Benson & Hedges Inc. (RBH), affidavit en date du 6 novembre 1997.

[4]      L'avis de requête introductive d'instance, déposé en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, et des Règles 1600 et suivantes, vise à obtenir aux termes mêmes de la requête les mesures suivantes :

     (a)      une ordonnance annulant la décision du ministre du Revenu national, selon laquelle certains produits du tabac répondent à la définition de " bâtonnet de tabac " exposée dans la Loi sur l'accise , L.R.C. (1985), ch. E-14;         
     (b)      le remboursement des débours occasionnés par la présente demande de contrôle judiciaire;         
     (c)      toute autre mesure réparatrice que la Cour estimera bon d'accorder.         

[5]      L'affidavit de Larry Bowen précise que :

             

     [traduction]

                 RBH demande le contrôle judiciaire de certaines interprétations rendues par le ministre du Revenu national, intimé (" Revenu Canada "), transmis à RBH par lettre en date du 7 octobre 1997, de M. Jean-François Abgrall, directeur général adjoint, Direction des droits et taxes d'accise (" lettre de M. Abgrall "), et confirmées, après examen, par lettre non datée de M. Denis Lefèbvre, sous-ministre adjoint, Direction générale de la politique et de la législation à M. D.P. Gracey de C. G. Communications, reçue le 30 octobre 1997 (" lettre de M. Lefèbvre ") (les deux lettres constituant, ensemble, la Décision). Jointe à mon affidavit à titre de pièce " A " est une copie de la lettre de M. Abgrall. Jointe à mon affidavit à titre de pièce " B " est une copie de la lettre de M. Lefèbvre.                 
     CONTEXTE          
     [6]      Le 16 septembre 1997, la requérante a rencontré des représentants de Revenu Canada, Douanes, Accise et Impôt (Revenu Canada) afin de présenter à Revenu Canada quatre exemplaires prototypes de nouveaux produits du tabac. La requérante a fait savoir à Revenu Canada qu'elle présentait quatre échantillons afin de savoir de manière plus précise où Revenu Canada tracerait la ligne de démarcation entre les produits relevant des définitions légales de " cigarette " et de " bâtonnet de tabac " dans la Loi sur l'accise , L.R.C. (1985), ch. E-14, article 6, et la Loi sur la taxe d'accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, article 2.     

     [7]      Le taux d'imposition, à la fois pour les droits de douane et pour la taxe d'accise, applicable aux " bâtonnets de tabac " est d'environ un tiers inférieur au taux applicable aux cigarettes.     
     [8]      Parmi les quatre échantillons présentés à Revenu Canada par la requérante, figurait le produit " A ", quasi identique à un nouveau produit qui, selon la requérante devait être très bientôt lancé sur le marché par un de ses concurrents, Imperial Tobacco Ltd. (" Imperial ").     
     [9]      Le 18 septembre 1997, la requérante donne suite à la rencontre qu'elle a eue avec les représentants de Revenu Canada, envoyant à ceux-ci une lettre demandant à Revenu Canada de rendre une décision anticipée à l'égard de chacun des quatre échantillons dont elle avait fait la démonstration lors de la réunion. Dans cette lettre, la requérante présente ses arguments pour expliquer pourquoi le produit " A " devrait être considéré comme une " cigarette " plutôt que comme un " bâtonnet de tabac " aux fins des droits et taxes applicables en vertu de Loi sur l'accise et de la Loi sur la taxe d'accise.     
     [10]      Lors de la réunion en question, et dans sa lettre en date du 18 septembre 1997, la requérante n'a jamais manifesté l'intention de développer un produit correspondant à l'un des quatre échantillons.     
     [11]      Imperial n'a pas pris part à la réunion initiale entre la requérante et Revenu Canada, et ne s'est pas jointe à la requérante pour demander à Revenu Canada de rendre une décision anticipée à l'égard des quatre échantillons. Dans sa lettre sollicitant une interprétation, la requérante prend soin de préciser, à l'intention de Revenu Canada, que [traduction] " cette lettre et les pièces qui y sont jointes contiennent des renseignements commerciaux stratégiques internes à l'entreprise, renseignements qui ne doivent donc, sous aucun prétexte, être divulgués à un tiers en vertu de la Loi sur l'accès à l'information ".     
     [12]      La requérante détient actuellement un brevet pour un produit qui est jusqu'ici le seul à correspondre à la définition de " bâtonnet de tabac " dans la Loi sur l'accise . Ce produit de la requérante, qui est imposé en conséquence et vendu à un prix correspondant, compte pour une part non négligeable du chiffre d'affaires annuel de la requérante, lui rapportant annuellement plus de 41 millions de dollars. Au sein du marché canadien du tabac, la requérante bénéficie d'un quasi-monopole sur ce type de produit.     
     [13]      Le 7 octobre 1997, Revenu Canada a accédé au souhait de la requérante qui sollicitait une décision anticipée sur la question de savoir si les quatre échantillons seraient considérés comme des " bâtonnets de tabac " ou comme des " cigarettes " s'ils étaient commercialisés. Revenu Canada a fait connaître son avis, selon lequel deux des quatre échantillons, y compris le produit " A ", qui était identique au produit de la société Imperial, exigeaient une certaine préparation avant de pouvoir être fumés, et constituaient donc des " bâtonnets de tabac " et non des " cigarettes ". Les deux autres échantillons étaient, aux yeux de Revenu Canada, des cigarettes.     
     [14]      Ayant reçu cette interprétation, la requérante a décidé de demander à des fonctionnaires de grade plus élevé de revenir sur l'avis émis par les fonctionnaires qui avaient pris part à la première réunion avec des représentants de la requérante. La haute direction de Revenu Canada a, cependant, confirmé l'interprétation donnée par les fonctionnaires du Ministère     
     [15]      Dans ses observations écrites, déposées en réponse à la requête en radiation déposée par l'intimé, l'avocat de la requérante reconnaît que la requérante avait demandé à Revenu Canada de rendre une décision anticipée sur la catégorie fiscale dont releveraient les quatre types de produits en question.     
     [16]      La requérante demande maintenant à la Cour d'annuler la décision anticipée de Revenu Canada.     
     [17]      La requérante estime qu'il s'agit, en effet, d'une décision.     

     LES QUESTIONS EN LITIGE     
     [18]      L'auteur de la requête a soulevé trois questions lors de l'audition de la requête en radiation de l'avis de requête introductive d'instance déposé par la requérante.     
          a)      L'interprétation donnée par Revenu Canada est-elle effectivement une " décision " aux fins du contrôle judiciaire prévu à l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale ?     
          b)      Dans le cas où il en serait effectivement ainsi, la requérante est-elle suffisamment intéressée en l'espèce pour se voir reconnaître qualité pour agir et, partant, pour solliciter de la Cour le contrôle judiciaire de l'interprétation rendue par Revenu Canada?     
          (c)      Il s'agit d'un emploi abusif des procédures de la Cour.     
     LES PRINCIPES APPLICABLES EN CE DOMAINE     
     [19]      Les principes qui régissent une requête en radiation d'un avis de requête introductive d'instance ont été exposés dans un arrêt de la Cour d'appel fédérale, répertorié sous le nom David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., publié dans [1995] 1 C.F. 588, où le juge Strayer, a déclaré aux pages 596-597 que :     
                 
          ... le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d'instance qu'elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l'audition de la requête même.     
     [20]      En pareille circonstance, la question du bien-fondé des allégations et des éléments de preuve produits à l'appui doit être tranchée sur le fond par le juge saisi de la demande en radiation. Cela dit, il ajoute, à la page 600 :     
          ... Nous n'affirmons pas que la Cour n'a aucune compétence, soit de façon inhérente, soit par analogie avec d'autres règles en vertu de la Règle 5, pour rejeter sommairement un avis de requête qui est manifestement irrégulier au point de n'avoir aucune chance d'être accueilli. Ces cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations comme celle dont nous sommes saisis, où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l'avis de requête.             
     [21]      La compétence de la Section de première instance pour connaître de la demande de contrôle judiciaire déposée par la requérante dépend de la manière dont on qualifie l'action des fonctionnaires de Revenu Canada : s'agit-il effectivement d'une décision au sens de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale?     
     [22]      On peut en outre se demander si la requérante est directement touchée par la question à l'égard de laquelle elle exerce un recours au titre de la l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale.     
     ANALYSE     
     [23]      Dans sa lettre en date du 18 septembre 1997, la requérante demandait à Revenu Canada des " décisions anticipées " à l'égard de chacun des quatre produits qu'elle faisait parvenir sous forme de prototypes.     
     [24]      Dans sa lettre de réponse en date du 7 octobre 1997, Revenu Canada, après avoir précisé qu'il avait examiné les échantillons qui lui avaient été soumis et étudié les définitions figurant dans la Loi sur l'accise, faisait part de la conclusion suivante :     
          [traduction]     
          Il semble donc clair qu'aux fins de la Loi sur l'accise, les produits A et B correspondent à la définition de " bâtonnet de tabac " alors que les produits C et D sont des " cigarettes ". La définition de " bâtonnet de tabac ", figurant dans la Loi sur la taxe d'accise , renvoit à la définition prévue dans la Loi sur l'accise, et la même interprétation s'applique donc en matière de taxe d'accise.             
     [25]      En réponse à une nouvelle lettre de la requérante, le sous-ministre adjoint lui écrit, le 30 octobre 1997, pour dire qu'il s'est longuement penché sur la question avec les fonctionnaires qui avaient rendu la première décision anticipée sur les " bâtonnets de tabac ", et qu'il avait recommandé que soit confirmée la décision initiale selon laquelle le produit en question était effectivement un " bâtonnet de tabac ". Il ajoutait que Revenu Canada suivrait attentivement la consommation de " bâtonnets de tabac " et que s'il s'avérait que les gens fumaient en fait ces bâtonnets sans y fixer le filtre couverture, le ministère serait fondé à revenir sur sa définition afin d'exiger que ces produits soient imposés au même taux que les cigarettes prêtes à fumer.     
     [26]      Il est évident que la requérante et Revenu Canada estimaient tous les deux qu'il s'agissait d'une décision anticipée concernant un prototype soumis par la requérante. Le fait que le sous-ministre adjoint ait également utilisé le mot " décision " dans son courrier, n'a pas en soi pour effet de transformer l'avis émis par Revenu Canada en une décision au sens de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale . Dans la même lettre, le sous-ministre adjoint précisait que le Ministère pouvait revenir sur cette décision.     
     [27]      L'auteur de la requête reconnaît que, par principe, le Ministère respecte les décisions anticipées qu'il rend en matière fiscale. Cela dit, les décisions anticipées et les interprétations à caractère technique n'ont aucunement, au niveau juridique, pour effet de lier le Ministère1 et ses décisions anticipées ne lui sont pas opposables2. Le contribuable doit démontrer qu'il répond en propre aux conditions fixées par la loi; il ne saurait se prévaloir du traitement fiscal accordé à ses concurrents par le Ministre3.     
     [28]      La décision anticipée n'a pour effet ni d'accorder ni de refuser un droit, et n'entraîne aucune conséquence juridique4. Juridiquement, ce type de mesure n'a pas pour effet de régler la question et ce n'est d'ailleurs pas son objet. Il s'agit, tout au plus, d'un avis n'ayant aucune force obligatoire. D'ailleurs, rien n'indique qu'un produit correspondant au prototype dont il est question dans la décision anticipée ait été taxé.     
     CONCLUSION     
     [29]      J'en conclus donc que la décision exposée dans la lettre de Revenu Canada n'est pas une " décision " au sens de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale .     
     [30]      Étant donné que la compétence ratione materiae de la Cour est liée à l'existence d'une " décision " au sens de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale , la requête en radiation est accueillie.     
     [31]      Par conséquent, compte tenu des circonstances exceptionnelles de cette affaire, l'avis de requête introductive d'instance déposé par la requérante est radié et la procédure envisagée dans cet avis est rejetée sans adjudication des dépens.     
          " John D. Richard "     
     ______________________     
     Juge     
     Ottawa (Ontario)     
     Le 23 janvier 1998     
     Traduction certifiée conforme     
     François Blais, LL.L     

Date : 19980123


Dossier : T-2393-97

OTTAWA (ONTARIO), LE 23 JANVIER 1998

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE RICHARD

ENTRE :

     ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC.,

     requérante,

     - et -


LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

     intimé.

     ORDONNANCE

VU une requête en date du 9 janvier 1998, présentée au nom de l'intimé et sollicitant une ordonnance décrétant :

1.      La radiation de l'avis de requête introductive d'instance pour manque de fondement, la privant de la moindre possibilité d'avoir gain de cause du fait que :
     a)      la Cour n'a pas compétence à l'égard de l'objet même de l'avis de requête introductive d'instance;
     b)      subsidiairement, la requérante n'a pas qualité pour engager ladite action;
     c)      plus subsidiairement encore, l'avis de requête introductive d'instance est hypothétique et prématuré, et constitue en outre un emploi abusif des procédures de la Cour.
2.      Subsidiairement, si la mesure sollicitée au paragraphe (1) est rejetée, une ordonnance prorogeant le délai prévu pour le dépôt du ou des affidavits de l'intimé dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, soit 14 jours à partir de la date où sera tranchée la présente requête ou tout autre délai que la Cour jugera bon de décréter, avec, en outre, l'autorisation d'invoquer des questions de compétence lors de l'examen de la demande de contrôle judiciaire.
3.      Les dépens de la présente requête.
4.      Toute autre mesure que l'avocat de l'intimé pourrait recommander et que la Cour pourrait juger bon de décréter.

LA COUR ORDONNE :

     L'avis de requête introductive d'instance déposé par la requérante est radié et l'action envisagée dans cet avis est rejeté sans adjudication des dépens.

             " John D. Richard "

______________________

Juge

Traduction certifiée conforme

François Blais, LL.L

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :          T-2393-97
INTITULÉ :                  ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC. c.
                     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
LIEU DE L'AUDIENCE :          TORONTO
DATE DE L'AUDIENCE :      LE 20 JANVIER 1998

MOTIFS DE JUGEMENT DE M. LE JUGE RICHARD

DATE :                  LE 26 JANVIER 1998
ONT COMPARU :              M. Roger T. Hugues, c.r.

                     et M. Trent Horne

                     (416) 595-1155

            

                             POUR LA REQUÉRANTE

            

                     M. D.D. Graham Reynolds, c.r.
                     et Mme Christine Mohr
                     (613) 952-6807
                             POUR L'INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

                     Sim, Hughes, Ashton & McKay
                     Toronto (Ontario)
                             POUR LA REQUÉRANTE
                     George Thomson
                     Sous-procureur général du Canada
                             POUR L'INTIMÉ
__________________

     1      Owen Holdings Ltd. c. La Reine, [1997] D.T.C. 5401 à la p. 5404 (C.A.F.).

     2      Woon c. Ministre du Revenu national [1950] 50 D.T.C. 871 à la p. 875 (C. Éch.);      Rothmans Ltd., et autres c. Ministre du Revenu national et autres. [1976] C.T.C. 332 à la p. 338 (C.F. 1re inst.).

     3      Ford Motor Co. of Canada Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1997] 212 N.R. 275 à la p. 289.

     4      Voir Demirtas c. Canada , [1993] 1 C.F. 602 et Singh c. Canada, (1994), 82 F.T.R., p. 68 à la p. 71.

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