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Date : 20200922


Dossier : T-1674-19

Référence : 2020 CF 921

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2020

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

BANQUE LAURENTIENNE DU CANADA

demanderesse

et

FRANCINE FORTIN

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La Banque Laurentienne du Canada [Banque] sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne [Commission] datée du 28 août 2019, qui accepte de statuer sur une plainte présentée par la défenderesse, Francine Fortin.

[2]  Mme Fortin est à l’emploi de la Banque depuis plusieurs années. Le 13 juillet 2017, la Banque l’informe qu’elle met fin à son emploi. Selon la lettre de congédiement, celui-ci fait suite à deux (2) lettres de suspension sans solde et un évènement survenu le 29 juin 2017.

[3]  Par l’entremise de son syndicat, Mme Fortin dépose un grief contestant son congédiement. Le grief exige la réintégration dans son emploi, une compensation monétaire ainsi qu’une somme à titre de dommages pour les préjudices subis.

[4]  Le 26 septembre 2017, Mme Fortin dépose auprès de la Commission une plainte contre la Banque. Elle allègue avoir été victime de discrimination en matière d’emploi, plus particulièrement en raison d’une déficience physique.

[5]  Le 4 mars 2019, suite à une première étude en vertu de l’alinéa 41(1)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [LCDP], une agente des droits de la personne [Agente] recommande à la Commission de suspendre la plainte au motif que Mme Fortin devrait épuiser les autres procédures d’appel et de règlement de griefs qui s’offrent à elle.

[6]  Durant cette même période, des négociations ont lieu entre la Banque et le syndicat qui représente Mme Fortin pour le renouvellement de la convention collective liant tous les salariés de la Banque. Cette dernière présente une offre finale non négociable qui prévoit l’abandon de tous les griefs actifs par le syndicat, incluant celui concernant le congédiement de Mme Fortin. Cette condition est prévue dans la lettre d’entente numéro 7, une des dix (10) lettres d’encadrement de la convention collective. Au terme d’un vote tenu le 10 mars 2019, les salariés de la Banque acceptent la nouvelle convention collective et les lettres d’encadrement. La convention collective et plus particulièrement la lettre d’entente numéro 7 sont signées le 29 mars 2019 par la Banque et le syndicat.

[7]  Dans une lettre datée du 16 avril 2019, le syndicat informe Mme Fortin qu’en vertu de l’entente, il doit se désister de tous les griefs actifs, incluant celui concernant son congédiement. Le syndicat avise également Mme Fortin qu’une compensation lui sera versée et qu’il veillera à ce que celle-ci soit raisonnable.

[8]  Le 8 mai 2019, Mme Fortin informe la Commission que le syndicat s’est désisté de tous les griefs présentés au nom des employés incluant celui relatif à son congédiement. L’Agente procède alors à une nouvelle évaluation de la plainte sous l’alinéa 41(1)a) de la LCDP. Dans un rapport daté du 25 juin 2019, l’Agente recommande à la Commission de statuer sur la plainte. Elle estime qu’en raison du désistement du grief, Mme Fortin n’a plus accès à un autre processus de règlement de griefs qui traitera des questions soulevées dans sa plainte.

[9]  Après avoir pris en compte le rapport de l’Agente ainsi que les observations des parties, la Commission adopte la recommandation de l’Agente. Dans une décision datée du 28 août 2019, elle accepte de statuer sur la plainte de Mme Fortin au motif qu’il n’est pas manifeste et évident qu’un autre recours est normalement ouvert pour trancher ses allégations. À cet égard, elle note l’argument de la Banque selon lequel Mme Fortin n’aurait pas épuisé tous ses recours disponibles puisque le Conseil canadien des relations industrielles [CCRI] ne s’est pas encore penché sur une plainte de pratique déloyale déposée par Mme Fortin contre son syndicat. La Commission rejette cet argument au motif que la plainte devant le CCRI allègue un manquement du syndicat à son devoir de représentation et n’est pas relative aux questions de droits de la personne soulevées par Mme Fortin dans sa plainte devant la Commission. La Commission est d’avis que Mme Fortin n’a plus accès à une autre procédure pour résoudre les questions relatives aux droits de la personne dans sa plainte au sujet de son congédiement.

[10]  La Banque sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Elle soutient que la Commission a rendu une décision déraisonnable au motif que le règlement intervenu entre elle et le syndicat rend la plainte de Mme Fortin irrecevable puisqu’il constitue une transaction ayant l’autorité de la chose jugée.

II.  Analyse

[11]  Le 9 septembre 2020, après examen du dossier des parties, la Cour a émis une directive invitant les parties à présenter des observations supplémentaires sur la question, à savoir si la demande de contrôle judiciaire était prématurée eu égard aux principes énoncés dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 [C.B. Powell]. Après avoir pris connaissance des observations soumises, la Cour a émis une nouvelle directive aux parties en date du 16 septembre 2020 les invitant à prendre connaissance de quatre (4) décisions provenant de cette Cour (Musée des Beaux-Arts du Canada c Alliance de la Fonction Publique du Canada, 2003 CF 1458 [Musée des Beaux-Arts du Canada]; Canada (Procureur général) c Hotte, 2005 CF 246 [Hotte]; Les pilotes du Bas Saint-Laurent, s.e.n.c. c Bouchard, 2004 CF 318 et Société canadienne des postes c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1997] ACF no 578).

[12]  Après avoir entendu les représentations orales des parties, la Cour estime que la demande de contrôle judiciaire est prématurée.

[13]  Il est bien établi dans la jurisprudence qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les parties à un processus administratif doivent épuiser les recours prévus par ce processus avant de pouvoir exercer un recours devant les tribunaux judiciaires (C.B. Powell aux para 4, 30-33, 45). Diverses appellations ont été utilisées pour désigner cette règle : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré (C.B. Powell au para 31). L’objectif sous‑jacent de cette règle consiste à empêcher le fractionnement du processus administratif et à réduire les coûts élevés et les délais importants entraînés par l’intervention prématurée des tribunaux, particulièrement lorsqu’une partie pourrait finir par avoir gain de cause au terme du processus administratif (C.B. Powell au para 32).

[14]  Ce principe de non-intervention des tribunaux judiciaires dans les affaires administratives toujours en cours a été réitéré par la Cour suprême du Canada dans Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 aux para 35-38 [Halifax] et dans d’autres jugements de la Cour d’appel fédérale et de cette Cour (Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2017 CAF 241 aux para 47-50, 53; Forner c Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35 aux para 13-16; Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17 aux para 28-34; Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 aux para 16-18; Girouard c Comité d’examen constitué en vertu des procédures relatives à l’examen des plaintes déposées au conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale, 2014 CF 1175 aux para 18-19; Douglas c Canada (Procureur général), 2014 CF 299 au para 128).

[15]  Très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’exceptionnelles et le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (C.B. Powell au para 33). L’existence d’une question de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle (C.B. Powell aux para 33, 39-40, 45; Halifax au para 38). De surcroit, le fait que toutes les parties aient accepté d’exercer un recours devant les tribunaux n’est pas suffisant et ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant l’intervention prématurée des tribunaux (C.B. Powell au para 33).

[16]  La Banque soutient que contrairement à l’affaire C.B. Powell, la LCDP ne prévoit aucun mécanisme interne permettant à une partie mise en cause de faire réviser une décision déclarant une plainte recevable en vertu de l’article 41 de la LCDP.

[17]  La Cour considère cet argument mal fondé.

[18]  En acceptant de statuer sur la plainte, la Commission ne rend pas une décision finale et ne décide d’aucun droit substantif des parties. Elle exerce plutôt un rôle d’examen préliminaire et de filtrage. Cette décision l’amène à charger une personne d’enquêter sur la plainte aux termes de l’article 43 de la LCDP. Sur réception du rapport d’enquête, trois (3) issues s’ouvrent à la Commission : (1) renvoyer le plaignant à une autre autorité compétente si celui-ci devrait épuiser ses recours ou pourrait voir sa plainte plus avantageusement instruite ailleurs (LCDP au para 44(2)); (2) demander au président du Tribunal des droits de la personne de désigner un membre pour instruire la plainte si elle est convaincue que l’examen de celle-ci est justifié et que la plainte n’est pas autrement irrecevable aux termes des alinéas 41(1)c) à 41(1)e) (LCDP à l’alinéa 44(3)a)); ou (3) rejeter la plainte si elle est convaincue que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié, ou encore que la plainte est autrement irrecevable pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41(1)c) à 41(1)e) (LCDP à l’alinéa 44(3)b)). Au cours de l’enquête, il sera loisible à la Banque de faire valoir son argument qu’il y a chose jugée et la Commission aura l’occasion de décider de la question.

[19]  Le recours en contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Commission qui décide de statuer sur une plainte en vertu du paragraphe 41(1) de la LCDP est donc prématuré (Hotte aux para 10-12, 16; Musée des Beaux-Arts du Canada aux para 22-23). La décision ne met pas fin au processus administratif et la Banque pourra faire valoir ses arguments à un autre stade de l’enquête et ultimement, en présentant une demande de contrôle judiciaire à l’issue du processus administratif si elle n’obtient pas gain de cause. Si, au contraire, la Commission avait rejeté la plainte en vertu de l’un des motifs énoncés au paragraphe 41(1) de la LCDP, le recours en contrôle judiciaire n’aurait pas été prématuré puisque la décision de la Commission aurait eu pour effet de mettre fin à la plainte. Il s’agirait alors d’une décision finale.

[20]  La Banque soutient de plus que l’application de l’autorité de la chose jugée dans le présent dossier satisfait à l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles » énoncée dans C.B. Powell.

[21]  La Cour n’est pas du même avis.

[22]  Si l’existence de questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux (C.B. Powell aux para 33, 39-40, 45; Halifax au para 38), il en va de même pour la question de savoir si le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique. L’allégation de la Banque qu’une décision à ce stade favoriserait une saine administration de la justice et limiterait les coûts des parties est tout aussi vraie pour les questions de compétence.

[23]  Par ailleurs, la Cour note que l’argument de la chose jugée n’a pas été soulevé devant la Commission dans le cadre de l’enquête sous l’article 41 de la LCDP. Le seul argument d’irrecevabilité soulevé par la Banque portait sur la plainte de pratique déloyale introduite par Mme Fortin contre son syndicat en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2. La Banque faisait valoir que le recours de Mme Fortin devant le CCRI n’était pas encore épuisé. Ce n’est que lorsque la Banque a reçu la décision de la Commission qu’elle a lui fournit une copie du règlement intervenu entre la Banque et le syndicat et qu’elle a soulevé pour la première fois l’argument que celui-ci aurait l’autorité de la chose jugée.

[24]  La Banque soutient que la Commission aurait dû conclure qu’il y avait chose jugée puisqu’elle avait devant elle tous les éléments pour se prononcer sur l’application de ce principe. À cet égard, elle s’appuie sur certains passages dans le rapport de l’Agente qui démontre qu’elle était au courant qu’un règlement était intervenu entre le syndicat et la Banque et que celui-ci avait mené au désistement de tous les griefs des employés, incluant celui de Mme Fortin. La Cour ne peut retenir cet argument non plus. La connaissance de l’existence du règlement pouvait également démontrer, comme l’a jugé la Commission, que Mme Fortin n’avait plus accès à une autre procédure de grief ou d’examen afin de résoudre les questions relatives aux droits de la personne dans sa plainte liée à son congédiement. Si la Banque était d’avis que la Commission devait décliner compétence en raison de l’application du principe de l’autorité de la chose jugée, elle aurait dû l’articuler clairement en démontrant que les trois (3) conditions nécessaires à l’application du principe étaient présentes dans le dossier de Mme Fortin.

[25]  Considérant le principe selon lequel une cour de révision doit s’abstenir de se prononcer sur des questions soulevées pour la première fois au cours d’un contrôle judiciaire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 aux para 22-23), la Cour estime qu’il y a lieu de laisser à la Commission la possibilité de se pencher en premier sur la question et de faire connaître son avis.

[26]  Pour démontrer que le recours en contrôle judiciaire n’est pas prématuré, la Banque s’appuie également sur la lettre de la Commission qui l’informe de la décision du 28 août 2019. Celle-ci mentionne que « les parties à une plainte peuvent demander à la Cour fédérale de revoir la décision de la Commission en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales », que la demande doit être déposée dans les trente (30) jours suivant la réception de la décision de la Commission et que la Commission ne peut être la partie défenderesse dans une demande de contrôle judiciaire de sa propre décision. Bien que la situation aurait été différente si la Commission avait rejeté la plainte de Mme Fortin, la présence de ce passage dans la lettre ne justifie pas que la Cour exerce sa discrétion judiciaire d’intervenir à ce stade préliminaire du processus administratif.

III.  Conclusion

[27]  Pour ces raisons, la demande de contrôle judiciaire est rejetée au motif qu’elle est prématurée, sans préjudice au droit de la Banque de soulever les mêmes arguments lors d’un contrôle judiciaire qui pourrait être présenté après qu’une décision définitive aura été rendue sur la plainte de Mme Fortin.

[28]  Étant donné le motif pour lequel la Cour rejette la demande de contrôle judiciaire, chaque partie assumera ses propres frais.


JUGEMENT au dossier T-1674-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens au motif qu’elle est prématurée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1674-19

INTITULÉ :

BANQUE LAURENTIENNE DU CANADA c FRANCINE FORTIN

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2020

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 22 SEPTEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Kevin Vincelette

Pour LA DEMANDERESSE

Geneviève Brunet-Baldwin

Pour LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BFC S,E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

Pour LA DEMANDERESSE

BML Avocats Inc.

Gatineau (Québec)

Pour LA DÉFENDERESSE

 

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