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Date : 20200918


Dossier : IMM‑1642‑19

Référence : 2020 CF 912

[traduction française]

Toronto (Ontario), le 18 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

KWIEK JYSTINA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire du refus d’une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR) par un agent principal de l’immigration (l’agent). Je m’abstiendrai de modifier la décision de l’agent pour les motifs qui suivent.

II.  Contexte factuel

[2]  La demanderesse est une citoyenne de la Pologne d’origine rom âgée de 24 ans. Elle est entrée pour la première fois au Canada avec sa famille lorsqu’elle était mineure en avril 2011. Ses parents ont demandé l’asile pour la famille, invoquant la crainte de violence, des menaces racistes, un incendie criminel, des actes de vandalisme et de l’extorsion découlant de l’appartenance ethnique de la famille. Ils ont défendu leur dossier devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) au cours de trois jours d’audience (30 avril 2012; 23 août 2012; et 29 octobre 2012). La demanderesse était alors une mineure âgée de 17 ans.

[3]  La SPR a rejeté les demandes d’asile le 1er février 2013, estimant que les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles. La demanderesse et sa famille ont quitté le Canada le 5 avril 2013.

[4]  La demanderesse est entrée à nouveau au Canada, seule, en mars 2017. Elle n’a pas demandé l’asile à ce moment. Elle est plutôt retournée en Pologne peu après pour rendre visite à son père à l’hôpital. Après la guérison de ce dernier, elle est entrée à nouveau au Canada le 8 septembre 2018.

[5]  La demanderesse a demandé l’asile le 17 octobre 2018. Le ministre défendeur a jugé que la demanderesse était interdite de territoire au titre de l’alinéa 41a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et a pris une mesure d’exclusion contre elle aux termes de l’article 228 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR).

[6]  La demanderesse a présenté une demande d’ERAR le 18 décembre 2018, qui a donné lieu à la décision faisant l’objet du contrôle. Outre les allégations de persécution incluses dans la demande d’asile présentée en 2013, la demanderesse a aussi allégué de nouveaux incidents de persécution contre sa famille et elle. Notamment, elle prétend que son père a l’intention de la forcer à épouser son cousin, selon une tradition rom [traduction] « bien connue ».

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[7]  Le 18 février 2019, l’agent a rejeté la demande d’ERAR (la décision). L’agent a conclu que la demanderesse avait pour l’essentiel répété la même information qui avait été présentée devant la SPR en 2013. Plus précisément, l’agent a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs quant à la menace de mariage forcé, à un risque de persécution, à un manque de soins médicaux adéquats disponibles, et à un manque d’aide disponible de la part d’instances gouvernementales.

A.  Questions soulevées dans le présent contrôle judiciaire

[8]  La demanderesse conteste la décision, soutenant que l’agent a : i) tiré des conclusions qui ne sont pas étayées par les éléments de preuve; ii) tiré des conclusions voilées quant à la crédibilité; iii) commis une erreur en omettant de tenir une audience. Elle affirme que cette erreur constitue un manquement à l’équité procédurale, ce qui commande la norme de contrôle de la décision correcte.

[9]  La demanderesse propose également une nouvelle interprétation du paragraphe 101(1) de la LIPR et de l’article 167 du RIPR. Elle invite la Cour à interpréter ces dispositions d’une manière qui exempterait les mineurs qui ont déjà été partie à une demande d’asile rejetée de l’interdiction de présenter une nouvelle demande d’asile. De plus, elle invite la Cour à interpréter les dispositions de manière à accorder aux demandeurs d’asile dans ce cas un droit présomptif à une audience devant la SPR ou un agent d’ERAR, lorsqu’ils allèguent un nouveau risque de persécution. Je souligne que cette question était soulevée pour la première fois devant la Cour, dans le présent contrôle judiciaire.

[10]  Le défendeur fait valoir que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable et affirme que la décision était raisonnable. De plus, il souscrit à la décision de l’agent de ne pas tenir d’audience, et soutient que la demanderesse ne peut pas invoquer des éléments de preuve sous la forme d’affidavit qui n’ont pas été présentés à l’agent.

IV.  Questions soulevées

[11]  Je reformulerais les questions soulevées en ces termes :

  1. L’agent a‑t‑il tiré des conclusions voilées quant à crédibilité et l’agent aurait‑il dû tenir une audience?
  2. L’agent a‑t‑il tiré des conclusions sans tenir compte de la preuve?

Avant de présenter mon analyse de ces deux questions, j’aborderai un élément préliminaire qui a été soulevé à l’audience au sujet des nouveaux argument et éléments de preuve, de même que la norme de contrôle.

V.  Nouveaux argument et éléments de preuve

[12]  La demanderesse a présenté un argument écrit voulant que la Cour réinterprète le paragraphe 101(1) de la LIPR et l’article 167 du RIPR d’une manière inusitée. L’argument n’a pas été soumis à l’agent. De plus, il supposerait une interprétation atténuée des dispositions relatives à l’irrecevabilité et, par conséquent, la signification d’un avis constitutionnel aux procureurs généraux. L’avis en question n’a pas été signifié.

[13]  Je constate aussi que l’affidavit de la demanderesse contient des déclarations qui n’ont pas été présentées à l’agent. Cela comprend ses renvois aux éléments suivants : i) des membres de sa famille qui [traduction] « essayent d’imposer [à la demanderesse] un mariage arrangé »; ii) ses parents qui [traduction] « insistent pour qu’[elle] leur obéisse et qu’[elle] fasse ce qu’on [lui] dit de faire »; iii) la demanderesse ayant [traduction] « l’intention de demander l’asile au Canada » en mars 2017 mais [traduction] « qui a eu beaucoup de difficultés à s’adapter »; iv) des pressions exercées par [traduction] « des membres de sa famille ici au Canada et en Pologne » pour qu’elle retourne en Pologne pendant l’hospitalisation de son père, ce qui s’est avéré [traduction] « trop lourd » pour elle; v) faire la connaissance d’un garçon rom au Canada avec qui elle a eu un enfant; vi) demander à [traduction] « être entendue » avant qu’une décision ne soit rendue quant à sa demande d’ERAR.

[14]  Les nouveaux arguments et éléments de preuve intéressant le fond de l’affaire ne sont généralement pas admissibles en contrôle judiciaire, à quelques exceptions près : Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 42; Jama c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1459 au para 23 [Jama]; Storozhuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 74 au para 13. Cela va de pair avec le fardeau qui incombe à l’auteur d’une demande d’ERAR d’établir le bien‑fondé de sa demande et d’avancer ses « meilleurs arguments » (Jama au para 23; voir aussi la décision Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422 au para 47).

[15]  Les faits de l’espèce ne justifient pas qu’il soit dérogé à cette règle. Par conséquent, étant donné que les déclarations figurant dans l’affidavit de la demanderesse contiennent de nouvelles informations, et que celle‑ci avance de nouveaux arguments juridiques qui n’ont pas été défendus devant l’agent, ces éléments ne seront pas pris en compte dans le présent contrôle judiciaire. L’avocat de la demanderesse a reconnu que l’ancien avocat de la demanderesse avait omis de faire valoir l’argument relatif au paragraphe 101(1) devant l’agent.

VI.  Norme de contrôle

[16]  La Cour suprême du Canada a récemment revu le cadre d’analyse de la norme de contrôle dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le point de départ est une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable (Vavilov au para 16; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27 [Société canadienne des postes]). Cette présomption peut être réfutée par différentes situations. Aucune de ces situations ne s’applique en l’espèce. Par conséquent, la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de rejeter la demande d’ERAR.

[17]  La Cour doit, selon la norme de la décision raisonnable, examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et déterminer si la décision est fondée sur un « raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes aux para 2 et 26). Les parties conviennent, et j’en conviens aussi, que l’examen sur le fond de la décision – y compris l’interprétation des dispositions législatives pertinentes et leur application aux faits en l’espèce par l’agent – commande une analyse selon la norme de la décision raisonnable. La décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et elle doit être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes; si ces critères sont respectés, la Cour n’y substituera pas sa propre décision (Vavilov au para 99).

[18]  Toutefois, la demanderesse soutient que la norme de la décision correcte s’applique à la décision d’un agent d’ERAR quant à la tenue d’une audience parce que cela équivaut à une question d’équité procédurale. Les affaires qui ont été examinées selon la norme de la décision correcte avant l’arrêt Vavilov comprennent les décisions Mudiyanselage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 749 au para 11; et Nadarajan c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2017 CF 403 aux para 12 à 14. D’autres ont fait appel à la norme de la décision raisonnable quand la question quant à la tenue d’une audience était formulée comme une conclusion mixte de fait et de droit : Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474 aux para 9 et 10; et Lionel c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1180 au para 11.

[19]  Le défendeur n’est pas d’accord. Cela reflète une divergence dans la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov. La divergence n’a pas disparu et persiste, dans la jurisprudence postérieure à l’arrêt Vavilov (voir Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 au para 22; Hare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 763 au para 11, d’une part, et Allushi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 722 au para 17, et FGH c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 54 au para 17, d’autre part).

[20]  Je reconnais qu’il peut y avoir des divergences dans la jurisprudence au sujet de la norme de contrôle quant à la question de savoir si l’agent a commis une erreur en omettant de tenir une audience. Toutefois, dans le cas de la demanderesse, je ne suis pas d’accord avec elle quand elle prétend qu’il y avait une erreur susceptible de contrôle à cet égard à la lumière des éléments de preuve qu’elle a présentés et de l’interprétation et de l’application raisonnables du droit compte tenu des faits qui ont été présentés en l’espèce, éléments qui sont abordés dans mon analyse.

VII.  Analyse

[21]  La demanderesse prétend que l’agent a commis deux erreurs susceptibles de contrôle : i) en tirant des conclusions voilées quant à la crédibilité, donc en omettant d’établir si la tenue d’une audience était requise; ii) en tirant des conclusions déraisonnables sans tenir compte de la preuve. J’analyserai chacun de ces points.

A.  L’agent a‑t‑il tiré des conclusions voilées quant à la crédibilité?

[22]  Il peut être difficile de distinguer une conclusion d’insuffisance de preuve d’une conclusion voilée quant à la crédibilité : Simonishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 193 au para 12. Quoi qu’il en soit, les deux restent différentes : Fatoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 456 au para 41 [Fatoye]. Dans la décision Fatoye, le juge Denis Gascon a renvoyé à sa décision antérieure dans l’affaire Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 au para 40 [Lv]. Les conclusions quant à la crédibilité, malgré l’infime démarcation qui souvent les sépare des conclusions quant au « caractère suffisant de la preuve », n’en sont pas moins distinctes. Apprécier la crédibilité de la preuve, c’est établir la fiabilité de sa source : Fatoye au para 41. Je ne puis faire mieux que citer la décision antérieure du juge Gascon dans l’affaire Lv :

[41]  Le terme « crédibilité » est souvent utilisé à tort dans un sens large pour signifier que les éléments de preuve ne sont pas convaincants ou suffisants. Il s’agit toutefois de deux concepts différents. L’évaluation de la crédibilité est liée à la fiabilité de la preuve. Lorsqu’on conclut que la preuve n’est pas crédible, on conclut que l’origine de la preuve (par exemple, le témoignage du demandeur) n’est pas fiable. La fiabilité de la preuve est une chose; cependant, la preuve doit aussi avoir une valeur probante suffisante pour satisfaire à la norme de preuve qui s’applique. L’évaluation de la suffisance de la preuve porte sur la nature et la qualité de la preuve que doit présenter un demandeur pour obtenir réparation, sur la valeur probante de la preuve, ainsi que sur le poids que doit y accorder le juge des faits, qu’il s’agisse d’un tribunal ou d’un décideur administratif. Le droit de la preuve repose sur un système binaire dans lequel seules deux possibilités existent : soit un fait a eu lieu, soit il n’a pas eu lieu. Lorsqu’un doute persiste dans l’esprit du juge des faits, il incombe à une partie de démontrer que la preuve présentée pour corroborer l’existence ou la non‑existence d’un fait est suffisante pour satisfaire à la norme de preuve qui s’applique. Dans l’arrêt FH c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’existe qu’une seule norme civile de preuve au Canada, celle de la prépondérance des probabilités : « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » et « la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall, aux para 45 et 46). Dans toute affaire au civil, « le juge du procès doit examiner la preuve pertinente attentivement pour déterminer si, selon toute vraisemblance, le fait allégué a eu lieu » (McDougall, au para 49).

[42]  Une preuve crédible ou fiable n’est pas nécessairement suffisante en soi pour établir que les faits qui y sont énoncés satisfont à la norme de preuve de la prépondérance des probabilités. Le juge des faits peut décider d’accorder peu, ou pas, de poids à la preuve et conclure que la norme de preuve prescrite par la loi n’a pas été satisfaite. Parallèlement, on ne doit pas confondre présomption de véracité ou de fiabilité et présomption de suffisance. Même si l’on présume que la preuve présentée par un demandeur, ou preuve intéressée, est crédible et fiable, on ne peut présumer qu’elle est suffisante en soi pour établir les faits selon la prépondérance des probabilités. Cette question doit être tranchée par le juge des faits.

[43]  Lorsque l’analyse met en lumière des lacunes dans les éléments de preuve, il est indiqué pour le juge des faits de déterminer si le demandeur a satisfait au fardeau de la preuve. Ce faisant, le juge des faits ne met pas en doute la crédibilité du demandeur. Le juge des faits cherche plutôt à déterminer, en présumant que les éléments de preuve présentés sont crédibles, s’ils sont suffisants pour établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits allégués (Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, aux para 17 et 18). Autrement dit, le fait de ne pas être convaincu par les éléments de preuve ne signifie pas nécessairement que le juge des faits ne croit pas le demandeur.

[44]  Dans la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, [Ferguson], au para 27, le juge Zinn fournit un résumé utile du lien entre poids, suffisance et crédibilité de la preuve. Ses commentaires sont particulièrement pertinents en l’espèce :

[27]  La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

[23]  L’agent a uniquement conclu à une absence de corroboration des diverses affirmations faites par la demanderesse. La conclusion d’insuffisance de la preuve était totalement raisonnable dans les circonstances, particulièrement au regard d’un mariage forcé arrangé par son père. L’agent a souligné qu’en dépit du fait que la demanderesse est entrée au Canada en mars 2017 pour échapper aux pressions exercées sur elle pour qu’elle se marie, elle est par la suite retournée en Pologne en septembre 2017 pour être avec son père et est revenue au Canada sans problème. L’agent estime que les éléments de preuve n’établissaient pas qu’elle subissait encore des pressions au moment où elle est retournée au Canada. L’agent n’a pas apprécié la fiabilité de la source des éléments de preuve, mais a plutôt conclu que les éléments de preuve, de par leur nature et leur qualité, étaient insuffisants pour que la demanderesse s’acquitte du fardeau de la preuve qui lui incombait. Cette conclusion était logique, cohérente et conforme au dossier. Par conséquent, la conclusion était raisonnable.

[24]  La demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve corroborant sur cet aspect de la demande d’ERAR. Elle n’a fourni aucune explication, sinon un bref paragraphe dans son récit non solennel. Elle n’a non plus produit aucun élément de preuve – solennel ou autre – d’un quelconque témoin en dépit du fait qu’elle avait de nombreux membres de sa famille en Pologne. Elle n’a pas en outre fourni la moindre preuve, dont des éléments objectifs quant à la situation dans le pays, pour étayer l’affirmation selon laquelle le mariage forcé est une tradition rom [traduction] « bien connue ». La demanderesse était représentée par un avocat chevronné d’un cabinet d’avocats renommé dans sa demande d’ERAR et, malgré une lettre d’observation dense de son avocat comptant treize pages, et 74 pages supplémentaires d’éléments de preuve à l’appui, aucune information supplémentaire n’est fournie sur le sujet.

[25]  Ensuite, la demanderesse allègue que l’agent a [traduction] « contourné » la nécessité de tenir une audience en tirant une conclusion voilée quant à la crédibilité. Encore une fois, je ne puis souscrire à cet argument. L’agent n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité de la demanderesse, mais a seulement conclu que les éléments de preuve manquaient de substance pour corroborer son récit.

[26]  L’alinéa 113b) de la LIPR confère à l’agent d’immigration le pouvoir discrétionnaire de tenir une audience s’il estime qu’une audience est requise :

113 Il est disposé de la demande comment il suit :

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

[…]

[…]

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

[27]  L’article 167 du RIPR énonce les facteurs dont doivent tenir compte les agents :

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[28]  Ces dispositions prévoient clairement qu’un agent d’immigration peut tenir une audience s’il estime qu’une audience est requise lorsqu’une question importante en ce qui concerne la crédibilité est soulevée. L’agent n’a pas abordé expressément la question d’une audience, parce qu’il a expliqué de façon raisonnable en quoi le caractère suffisant, et non pas la crédibilité, l’avait amené à tirer sa conclusion. Sans « une question importante en ce qui concerne la crédibilité », l’agent n’avait aucune raison de convoquer une audience et aucun fondement juridique pour justifier celle‑ci (article 167 du RIPR). En fait, la demanderesse n’a jamais demandé la tenue d’une audience dans les volumineuses observations qui accompagnaient sa demande d’ERAR. Le demandeur qui ne s’est pas assuré que les documents qu’il a présentés sont exacts et suffisants ne peut pas se contenter d’espérer qu’une audience soit tenue et alléguer un manquement à l’équité procédurale si une audience n’est pas tenue : Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 737 au para 7.

[29]  La demanderesse invoque les décisions Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 788 [Ruszo], et Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 654 [Balogh] du juge Richard Southcott pour démontrer que la tenue d’une audience était justifiée. En tout respect, aucune de ces décisions ne s’applique.

[30]  Dans la décision Ruszo, le juge Southcott a conclu qu’un agent d’immigration avait commis une erreur en omettant de convoquer une audience se rapportant à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il a estimé qu’un bon nombre des observations de l’agent concernant les éléments de preuve équivalaient à des préoccupations quant à leur crédibilité ou leur authenticité, soit : les incohérences entre l’adresse de la demanderesse inscrite dans une lettre d’un représentant du gouvernement autonome rom et la déclaration de celle‑ci sur les motifs d’ordre humanitaire; les incohérences entre la version originale et la traduction de la même lettre; et l’absence d’une enveloppe oblitérée pour cette même lettre (au para 18). De plus, l’agent a expressément fait référence à la difficulté d’évaluer la fiabilité de la source de l’information (au para 18).

[31]  Dans la décision Balogh, le juge Southcott a encore statué qu’un agent d’immigration avait tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité lorsqu’il a accordé peu de poids aux observations écrites de la demanderesse relativement à l’ERAR. Il a conclu que l’agent doutait de la véracité des allégations de harcèlement de la demanderesse en raison des incohérences entre ses observations écrites et une lettre d’un refuge qu’elle avait produite en tant que preuve (au para 29).

[32]  Deux facteurs distinguent nettement ces affaires de celle de la demanderesse. En premier lieu, les demanderesses dans les décisions Ruszo et Balogh ont toutes les deux présenté des preuves spécifiques en plus de leurs déclarations écrites, lesquelles étayaient leur récit. En l’espèce, la demanderesse n’a pas produit de preuve spécifique outre ses observations relatives à l’ERAR.

[33]  En second lieu, les agents dans les affaires Ruszo et Balogh ont tiré leurs conclusions en raison d’incohérences entre les divers éléments de preuve. Ils se demandaient s’ils devaient prêter foi à chaque élément de preuve. En l’espèce, l’agent a tiré sa conclusion en raison de l’absence totale d’éléments de preuve à l’appui de l’affirmation de la demanderesse, au lieu d’incohérences entre les observations.

B.  L’agent a‑t‑il tiré des conclusions sans tenir compte de la preuve?

[34]  La demanderesse affirme que l’agent a omis d’analyser trois incidents de persécution qui, d’après elle, se seraient produits en Pologne après le rejet de sa demande d’asile par la SPR.

[35]  Cependant, l’agent a pris en compte les documents produits à ce sujet et a conclu qu’ils étaient de nature générale, sans lien avec les aspects importants de la demande d’ERAR. Il a souligné qu’un bon nombre d’allégations étaient essentiellement les mêmes que celles que la SPR avait rejetées en 2013. Il a fait remarquer qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer l’absence de soins médicaux disponibles en Pologne et qu’il n’y avait pas de preuve que la demanderesse ne pouvait pas s’adresser à la police locale ou à d’autres instances gouvernementales si elle se sentait menacée. Je constate que les incidents qu’elle a relatés auraient tous pu être corroborés, mais qu’elle a omis de fournir des éléments de preuve, voire une explication quant aux raisons pour lesquelles elle n’avait produit rien de plus que sa propre parole à l’appui. Par exemple, elle décrit trois incidents qui se sont produits entre 2014 et 2016, qui mettaient tous en cause d’autres personnes (son frère, un cousin, et les invités à un mariage). Elle a toutefois omis de produire le moindre document comme un rapport d’hôpital ou de police, une lettre ou un affidavit de l’une quelconque de ces multiples personnes pour étayer ses dires. J’estime que cette omission a mené à la conclusion selon laquelle la demanderesse ne serait probablement pas exposée à une menace à sa vie, au risque d’être soumise à la torture, ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou de persécution si elle retournait en Pologne. L’agent, à juste titre, a souligné que les nouveaux éléments de preuve [traduction] « réitéraient essentiellement la même information qu’elle avait présentée à la SPR » et que la demanderesse ne réfutait aucune des conclusions tirées précédemment.

[36]  Les motifs sont rarement parfaits, et ils n’ont pas à l’être (Vavilov au para 91). L’agent n’était pas tenu de mentionner chaque incident relaté par la demanderesse. Il ne se dégage pas moins de la décision une analyse intrinsèquement claire et cohérente fondée sur le dossier et le droit, ce qui commande la déférence (Vavilov au para 85).

[37]  Dans ses observations écrites, la demanderesse a exhorté la Cour à réinterpréter le paragraphe 101(1) de la LIPR et l’article 167 du RIPR de manière à conférer des droits supplémentaires aux demandeurs qui étaient des enfants au moment de la demande d’asile rejetée en atténuant l’effet du paragraphe 101(1) de sorte que les enfants mineurs puissent présenter des demandes d’asile devant la SPR quand ils deviennent majeurs. Toutefois, la demanderesse n’a pas fait valoir cet argument pendant le processus d’ERAR.

[38]  La demanderesse était au courant depuis 2013 de sa demande d’asile antérieure rejetée. Elle a été représentée et guidée par des avocats compétents pendant tout le processus d’ERAR. Si elle voulait aborder l’interprétation d’une question juridique qui relevait de la compétence de l’agent dans la demande d’ERAR, elle aurait dû le faire pendant cette instance (Yue c Banque de Montréal, 2020 CF 468 aux para 48 et 49; voir aussi Canada RNA Biochemical Inc c Canada (Santé), 2020 CF 668 au para 92). L’avocat de la demanderesse dans le présent contrôle judiciaire, qui a présenté un dossier aussi solide qu’il le pouvait en son nom étant donné le contexte que j’ai décrit, a concédé ce point à l’audience. Par conséquent, je refuse l’invitation à réinterpréter ces dispositions.

VIII.  Question certifiée

[39]  La demanderesse, avant l’audience, a demandé que la Cour certifie la question qui suit :

[traduction]

« Le paragraphe 101(1) de la LIPR devrait‑il être interprété de façon atténuée de manière à s’appliquer uniquement aux demandeurs d’asile adultes qui ont présenté des demandes d’asile antérieures au Canada, et non pas à leurs enfants mineurs, afin de respecter l’article 12 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant? »

[40]  La demanderesse s’est rétractée de cette question à l’audience, étant donné la concession décrite à la Partie V des présents motifs. Elle a proposé plutôt la question qui suit pour certification :

[traduction]

« Quelle norme de contrôle doit s’appliquer pour l’examen des décisions des agents d’ERAR quant à savoir si la tenue d’une audience est requise : la norme de la décision raisonnable ou la norme de la décision correcte? »

[41]  Trois grands critères régissent la certification. La question doit être une question grave qui doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige, iii) porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale : Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46 [Lunyamila]; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36. Une question n’est pas déterminante si une décision précédente y a déjà répondu : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 328 aux para 47 à 50. Par conséquent, une telle question ne peut être une question grave de portée générale au sens de l’alinéa 74d) de la LIPR.

[42]  De plus, un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée : Lunyamila au para 46; Lai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21 au para 10. C’est‑à‑dire, la question doit avoir été examinée par la cour de révision et elle doit découler de l’affaire elle‑même, et non simplement de la façon dont la cour de révision a statué sur la demande : Lunyamila au para 46. En corollaire, il ne peut s’agir d’une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire ou des motifs du juge : Weldemariam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 631 au para 76; Lunyamila au para 46.

[43]  La question proposée ne satisfait pas au critère de la question à certifier. J’ai reconnu qu’il peut y avoir des divergences dans la jurisprudence quant à la norme de contrôle applicable à la question de savoir si la tenue d’une audience est requise dans certaines situations soulevant de graves questions quant à la crédibilité. Toutefois, en l’espèce, l’agent n’a relevé aucune question grave quant à la crédibilité et n’a pas tiré de conclusion voilée sur la crédibilité. Il a plutôt, raisonnablement, fondé sa décision sur une absence ou une insuffisance de preuve. La question proposée n’est donc pas déterminante dans les circonstances, et je refuse de certifier la question proposée.

IX.  Conclusion

[44]  J’estime que la décision de l’agent est justifiée eu égard aux contraintes factuelles et juridiques et, par conséquent, raisonnable. Pour tous les motifs qui sont énoncés précédemment, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1642‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La question proposée par la demanderesse ne répond pas aux critères relatifs à la certification et ne sera pas certifiée par conséquent.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM‑1642‑19

INTITULÉ :

KWIEK JYSTINA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 SeptembrE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge DINER

DATE DES MOTIFS :

le 18 Septembre 2020

COMPARUTIONS :

Milan Tomasevic

POUR La DEMANDEResse

Amina Riaz

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Milan Tomasevic

Avocat

Mississauga (Ontario)

POUR La DEMANDEResse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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