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Date : 20200917


Dossier : IMM-5237-19

Référence : 2020 CF 903

Montréal (Québec), le 17 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

EDNA TERGANUS

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

  1. Aperçu

[1]  La demanderesse, Madame Edna Terganus, est citoyenne d’Haïti. Mme Terganus se pourvoit à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue le 12 août 2019 [Décision] dans laquelle la SAR confirme le rejet, par la Section de la protection des réfugiés [SPR], de sa demande d’asile et le refus de lui accorder le statut de réfugié ou de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Tant la SAR que la SPR ont rejeté la demande de Mme Terganus au motif qu’elle n’avait pas établi son identité.

[2]  Mme Terganus allègue que la Décision est déraisonnable pour deux principaux motifs. D’une part, elle prétend que la SAR aurait erré dans son évaluation de l’ensemble de la preuve portant sur son identité, notamment en regard du contenu de son acte de naissance, de son profil particulier et de la preuve objective disponible dans le cartable national de documentation [CND] sur Haïti. D’autre part, elle soutient que la SAR aurait failli au devoir qui lui incombe de faire une évaluation indépendante de la preuve devant elle. Mme Terganus demande donc à la Cour d’annuler la Décision et de retourner l’affaire devant la SAR pour une nouvelle audience devant un tribunal différemment constitué.

[3]  La seule question en litige soulevée par cette demande de contrôle judiciaire est de déterminer si la Décision de la SAR sur le défaut de Mme Terganus d’établir son identité est déraisonnable.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de Mme Terganus. Après avoir examiné les motifs et les conclusions de la SAR, la preuve dont elle disposait et le droit applicable, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision. Les motifs de la SAR possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent en regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Rien dans le présent dossier ne saurait justifier l’intervention de la Cour.

  1. Contexte

    1. Les faits

[5]  Les faits qui sous-tendent la demande d’asile de Mme Terganus peuvent se résumer comme suit.

[6]  Alors qu’elle était en Haïti, Mme Terganus possédait une petite boutique à Saint-Louis-du-Nord. Elle soutient qu’en février 2015, sa cousine aurait menacé de la tuer pour revendiquer la boutique. Quelques semaines plus tard, sa cousine aurait proféré à nouveau la même menace de mort. En avril 2015, accompagnée de trois policiers, sa cousine se serait présentée à la boutique et aurait attaqué Mme Terganus. Le 15 avril 2015, la cousine aurait appelé Mme Terganus pour lui dire qu’elle reviendrait de nouveau la semaine suivante, cette fois pour la tuer.

[7]  À la suite de ces incidents, Mme Terganus a quitté Haïti en bateau le 20 avril 2015, pour se rendre aux États-Unis. Elle y est restée pendant un peu plus de deux ans. Le 28 août 2017, Mme Terganus est arrivée au Canada, et a demandé l’asile au motif qu’elle craignait d’être tuée par sa cousine advenant un retour en Haïti. La demande a été entendue par la SPR en octobre 2018. Dans une décision rendue en date du 14 novembre 2018, la SPR a rejeté la demande d’asile de Mme Terganus, en raison de son défaut d’établir son identité et de doutes concernant sa crédibilité.

[8]  Dans sa décision, la SPR a conclu que Mme Terganus n’avait pas présenté de documents acceptables permettant d’établir son identité puisqu’elle avait utilisé, tant dans sa demande d’asile que dans ses formulaires d’immigration, un nom de famille différent de celui inscrit sur son acte de naissance, soit « Terganus » plutôt que « Tergénus ». Elle avait également indiqué deux dates de naissance différentes dans les documents à la source de sa demande d’asile, et ni l’une ni l’autre ne correspondait à celle apparaissant sur son acte de naissance. Par ailleurs, Mme Terganus avait témoigné à l’effet que sa mère était la requérante sur son acte de naissance alors que, sur le document, c’était plutôt son père qui y figurait à titre de requérant. De plus, la SPR s’est dite d’avis que la signature apparaissant sur le sceau du registre constituait une irrégularité. La SPR a donc déterminé que l’acte de naissance déposé en preuve n’était pas authentique, et que Mme Terganus n’avait donc pas établi son identité selon la prépondérance des probabilités.

[9]  Mme Terganus a alors interjeté appel de cette décision à la SAR.

  1. La Décision de la SAR

[10]  Dans la Décision d’août 2019, la SAR a rejeté l’appel et confirmé les conclusions de la SPR. La question déterminante pour la SAR consistait à savoir si l’acte de naissance déposé par Mme Terganus constituait une preuve acceptable établissant son identité.

[11]  La SAR a indiqué que l’identité nationale n’était pas en cause, mais que c’était plutôt l’identité personnelle de Mme Terganus qui s’avérait problématique. Comme la SPR, la SAR a noté qu’à sa face même, l’acte de naissance contredisait le témoignage de Mme Terganus puisqu’il y était mentionné que le requérant était son père, alors que Mme Terganus avait plutôt prétendu que c’était sa mère. Ensuite, la SAR a relevé la présence de multiples éléments de preuve suggérant que le nom de famille et la date de naissance de Mme Terganus différaient de ce qui figurait sur son acte de naissance. Selon la SAR, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que Mme Terganus demande un extrait d’une copie de l’acte de naissance aux archives nationales de son pays, puisque l’acte de naissance datant de 2016 n’était pas le premier qu’elle avait reçu.

[12]  La SAR a rappelé qu’en vertu de l’article 106 de la LIPR, Mme Terganus avait le fardeau d’établir son identité à partir de « papiers d’identité acceptables ». Ainsi, la SAR a noté que Mme Terganus avait failli de remplir ce fardeau puisque sa carte d’identité de la Floride indiquait que son nom de famille était Terganus et qu’elle était née en 1994, alors que l’acte de naissance parlait d’une Mme « Tergénus » née le 25 décembre 1990. De plus, le nom Terganus était utilisé dans ses formulaires d’immigration et dans sa demande d’asile. Enfin, la SAR a remarqué que l’année de naissance alléguée par Mme Terganus variait beaucoup, étant 1994 selon sa demande d’asile, 1992 selon ses formulaires d’immigration et 1988 (ou 29 ans) selon son témoignage à l’audience. Ainsi, la SAR a conclu que « la confusion totale règne donc au sujet de l’identité personnelle de [Madame Terganus] ». La SAR a également souligné que « normalement, on s’attendrait à ce que la preuve documentaire corrobore les renseignements contenus dans la demande d’asile plutôt que de les contredire ».

[13]  Par ailleurs, la SAR a fait remarquer que Mme Terganus avait eu la possibilité de modifier sa demande d’asile pour corriger les erreurs qui auraient pu y figurer, mais qu’elle ne l’avait pas fait. La SAR a rappelé que Mme Terganus a fait une affirmation solennelle en début d’audience devant la SPR, confirmant que les renseignements dans sa demande d’asile étaient exacts.

[14]  À la lumière de ce qui précède, la SAR a conclu que l’acte de naissance de Mme Terganus ne constituait pas une preuve documentaire acceptable suffisante pour établir son identité, et elle a du même souffle rejeté son appel.

C.  La norme de contrôle

[15]  Il est bien établi, et aucune partie ne le conteste, que la norme de la décision raisonnable s’applique à la conclusion de la SAR relative à l’identité d’un demandeur d’asile (Edobor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1064 [Edobor] au para 6; Daniel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1049 [Daniel] au para 13).

[16]  D’ailleurs, depuis l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire d’une décision administrative repose dorénavant sur une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas (Vavilov au para 16). Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27; Vavilov aux para 10, 17). Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce, que ce soit en regard des conclusions de la SAR sur l’identité ou de son appréciation de la preuve.

[17]  Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15).

  1. Analyse

[18]  Mme Terganus soutient que la SAR aurait erré en n’accordant aucune valeur probante à certains éléments de preuve et ce, sans justification. Elle argumente notamment que la SAR n’aurait pas tenu compte de ses explications à l’effet que son acte de naissance établissait sa véritable identité malgré la présence d’irrégularités attribuables à la précarité du registre d’état civil en Haïti. Elle affirme que la SAR aurait dû considérer les onglets 3.11 et 3.2 du CND sur Haïti, lesquels expliquent les faiblesses affligeant le système d’état civil haïtien. En omettant d’analyser ses pièces d’identité à la lumière du contexte haïtien, dit Mme Terganus, la SAR aurait agi de façon déraisonnable.

[19]   L’avocat de Mme Terganus prétend au surplus que cette dernière n’a pas pu reproduire les informations qui se trouvent dans son acte de naissance en raison de son faible niveau d’éducation et de ses « déficiences ». Mme Terganus fait également valoir que, somme toute, son dossier soulevait une question de crédibilité, et non une d’identité. Elle soumet que les contradictions auraient peut-être pu amener la SAR à déterminer qu’elle n’est pas crédible, mais que la conclusion sur son identité est déraisonnable.

[20]  Mme Terganus reproche aussi à la SAR (et à la SPR) d’avoir omis d’examiner le risque visé à l’article 97 de la LIPR. S’appuyant sur la décision Sanaie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 402 [Sanaie], elle avance que la SPR et la SAR ont l’obligation d’examiner une demande d’asile sur place, même en présence de préoccupations soulevées quant à la crédibilité d’un demandeur (Sanaie au para 51). Enfin, se fondant sur les décisions Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 396 et Gabila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 574, Mme Terganus argumente que la SAR n’aurait pas véritablement agi en sa qualité de tribunal d’appel, qu’elle n’aurait pas mené une évaluation indépendante des éléments de preuve et qu’elle aurait manqué à son devoir de tirer ses propres conclusions. Selon Mme Terganus, la SAR aurait plutôt fait preuve d’une déférence totale envers les conclusions de la SPR quant à son identité, la privant ainsi du véritable processus d’appel auquel elle avait droit.

[21]  Je ne souscris pas aux différents arguments formulés par Mme Terganus, et je suis plutôt d’avis qu’en procédant comme elle l’a fait, la SAR n’a commis aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[22]  L’identité d’un demandeur d’asile est une question préliminaire et fondamentale, et le défaut d’établir l’identité est fatal à une demande d’asile (Daniel au para 28; Bah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 373 [Bah] au para 7). Tel que l’écrivait le juge Norris dans Edobor, « il est indubitable que la preuve de l’identité est un préalable pour tout demandeur d’asile »; en l’absence d’une telle preuve, « il ne peut y avoir de fondement solide permettant de vérifier les allégations de persécution, ou même d’établir la nationalité réelle d’un demandeur » (Edobor au para 8, citant Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 126 au para 26).

[23]  L’identité d’un demandeur, faut-il le rappeler, demeure la pierre angulaire du régime canadien d’immigration. L’identité établit l’unicité d’un individu. C’est ce qui singularise une personne et permet de la différencier de toutes les autres. Aussi, c’est sur l’identité que reposent les questions telles que l’admissibilité d’un demandeur d’asile au Canada, l’évaluation de son besoin de protection, l’appréciation d’un éventuel danger pour la sécurité publique, ou encore les risques de voir l’intéressé se soustraire aux contrôles officiels des autorités (Bah au para 7, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Singh, 2004 CF 1634 au para 38 et Canada (Citoyenneté et Immigration) c X., 2010 CF 1095 au para 23).

[24]  Tant la LIPR que les Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [Règles] établissent expressément que, pour se faire reconnaître le statut de réfugié, un demandeur d’asile doit d’abord établir son identité selon la prépondérance de la preuve. Cette obligation est expressément édictée à l’article 106 de la LIPR et à l’article 11 des Règles. Cet article 11 exprime ainsi l’importance d’établir l’identité du demandeur d’asile :

11. Le demandeur d’asile transmet à la Section des documents acceptables pour établir son identité et les autres éléments de sa demande. S’il ne peut le faire, il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour s’en procurer.

11. The claimant must provide acceptable documents establishing identity and other elements of the claim. A claimant who does not provide acceptable documents must explain why they were not provided and what steps were taken to obtain them.

[25]  Pour sa part, l’article 106 de la LIPR crée un lien direct entre l’obligation de produire des documents acceptables pour établir l’identité (ou de justifier pourquoi ils n’ont pas été produits) et la crédibilité du demandeur d’asile. Il est libellé ainsi :

106. La Section de la protection des réfugiés prend en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer.

106. The Refugee Protection Division must take into account, with respect to the credibility of a claimant, whether the claimant possesses acceptable documentation establishing identity, and if not, whether they have provided a reasonable explanation for the lack of documentation or have taken reasonable steps to obtain the documentation.

[26]  Mme Terganus avait donc le fardeau d’établir son identité avec des « papiers d’identité acceptables ».

[27]  Or, ici, la SAR a recensé plusieurs incohérences, anomalies et déficiences entre, d’une part, le document d’identité fourni par Mme Terganus (soit son acte de naissance) et, d’autre part, les éléments de preuve contenus dans les autres documents déposés par Mme Terganus et dans son témoignage. Loin d’être mineures ou anodines, ces incohérences portaient plutôt sur deux attributs essentiels de l’identité d’une personne, soit le nom et la date de naissance de Mme Terganus. La preuve soumise par Mme Terganus révélait en effet l’existence de trois dates de naissance différentes (soit 1994, 1992 et 1988 ou 29 ans), et aucune d’entre elles ne s’arrimait avec la date de 1990 figurant à son acte de naissance. De plus, alors que l’acte de naissance l’identifiait comme Mme Tergénus, les formulaires d’immigration et de demande d’asile de Mme Terganus portaient le nom de « Terganus », tant pour elle que pour plusieurs membres de sa famille. Enfin, la SAR a aussi relevé que l’acte de naissance contredisait le témoignage de Mme Terganus quant à l’identité du requérant apparaissant sur le document, qui était son père alors que Mme Terganus affirmait que sa mère avait agi comme requérante.

[28]  Je suis d’avis que, dans de telles circonstances, il était tout à fait raisonnable pour la SAR de s’interroger sur l’authenticité d’un acte de naissance dont les renseignements ne concordaient ni avec le témoignage de Mme Terganus ni avec les autres documents soumis par elle à l’appui de sa demande d’asile, et de ne pas lui accorder de valeur probante. J’ajoute que la SAR est arrivée à une telle conclusion aux termes d’une analyse minutieuse de la preuve, abondamment décrite dans ses motifs. À l’évidence, et contrairement à ce qu’avançait l’avocat de Mme Terganus à l’audience, il est indéniable que la SAR n’aurait pas pu raisonnablement conclure, en regard de la preuve au dossier, que l’acte de naissance de Mme Terganus pouvait tout bonnement faire preuve de son contenu. En somme, pour faire écho à ce qu’a dit la SAR dans la Décision, la demande d’asile de Mme Terganus baignait dans une confusion totale sur son identité.

[29]  Dans ses représentations devant la Cour, l’avocat de Mme Terganus a invoqué que la raison d’être des incohérences et du témoignage changeant de Mme Terganus découlait du fait que cette dernière est une personne peu scolarisée, qui a des problèmes de mémoire et qui souffre de « déficiences ». Aussi attrayant soit-il, cet argument ne me convainc pas. D’une part, je souligne que Mme Terganus n’a fourni aucune preuve médicale à l’appui de ces affirmations. Une telle preuve aurait été nécessaire pour que la Cour puisse envisager de retenir un argument invoquant ses incapacités intellectuelles ou physiques. D’autre part, les incohérences portaient sur deux éléments, soit le propre nom de Mme Terganus et sa date de naissance, qu’il semble passablement difficile de justifier par un manque de mémoire ou une courte scolarité. Du reste, Mme Terganus a eu l’opportunité de modifier ses documents avant l’audience devant la SPR, les autorités d’immigration lui ont rappelé cette possibilité, mais elle a néanmoins choisi de ne pas s’en prévaloir.

[30]  Quant au reproche que Mme Terganus fait à la SAR de ne pas avoir considéré l’acte de naissance à la lumière de la précarité du registre civil en Haïti, j’observe simplement que, dans sa Décision, la SAR a expressément fait référence à cet argument formulé par Mme Terganus, et qu’elle ne l’a donc pas ignoré. Toutefois, les irrégularités et les incohérences notées entre l’acte de naissance, la preuve écrite au dossier et le témoignage de Mme Terganus étaient suffisamment graves pour semer le doute quant à son nom et à son âge véritables.

[31]  En ce qui a trait au défaut d’évaluer le risque de Mme Terganus sous l’article 97 de la LIPR, il suffit de mentionner que, Mme Terganus n’ayant pas pu établir son identité, il était tout à fait loisible à la SAR de ne pas se pencher sur la question. En effet, l’omission de prouver l’identité entraîne à lui seul le rejet d’une demande d’asile, et il n’est alors pas nécessaire pour le décideur administratif de poursuivre davantage l’examen du bien-fondé de la demande (Daniel au para 28; Diallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 878 au para 3; Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773 au para 4).

[32]  Selon Mme Terganus, la SAR aurait fait preuve d’une déférence aveugle envers la conclusion de la SPR, et n’aurait pas procédé à sa propre évaluation indépendante de la preuve, comme le lui impose pourtant la jurisprudence depuis l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica]. Cet argument ne résiste pas à l’analyse, et une lecture même sommaire de la Décision suffit pour le mettre en déroute.

[33]  La SAR dit d’abord expressément dans la Décision qu’elle révise les conclusions de la SPR « selon la norme de décision correcte » et qu’elle effectue sa propre analyse du dossier. Ce faisant, la SAR a assurément bien saisi son rôle et a suivi à la lettre les enseignements de la Cour d’appel fédérale dans Huruglica. Par ailleurs, lorsqu’on s’arrête un tant soit peu aux paragraphes 10 à 12 de la Décision pointés du doigt par Mme Terganus, je suis d’avis qu’ils traduisent non pas une attitude de déférence complaisante envers la SPR mais plutôt l’exercice d’un examen approfondi de la part de la SAR. On y constate que la SAR s’est rigoureusement penchée sur les différents volets de la preuve au dossier et en a extrait tous les éléments pertinents avant de conclure que « la confusion totale règne donc au sujet de l’identité personnelle » de Mme Terganus. Il ressort clairement des motifs de la Décision que la SAR a conduit sa propre évaluation indépendante et complète des éléments de preuve pour déterminer que Mme Terganus n’avait pas établi son identité. Le fait qu’au terme de son analyse, la SAR ait abouti à la même conclusion que la SPR ne signifie pas pour autant qu’elle n’ait pas effectué son travail de tribunal d’appel.

[34]  L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, une cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par les décideurs administratifs pour en arriver à leur conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13).

[35]  Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision. Ils doivent être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov au para 97; Société canadienne des postes au para 31).

[36]  Dans le cas de Mme Terganus, je suis satisfait que les motifs de la Décision de la SAR justifient amplement ses conclusions de manière transparente et intelligible et permettent à la Cour de bien comprendre pourquoi la SAR a conclu au défaut de Mme Terganus d’établir son identité (Société canadienne des postes aux para 28-29; Vavilov aux para 81, 136; Dunsmuir au para 48). Ils démontrent que la SAR a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux para 105-107). Rien dans les erreurs alléguées par Mme Terganus ne m’amène « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 122). La Décision ne souffre d’aucune lacune grave qui viendrait brider l’analyse et qui serait susceptible de porter atteinte aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

  1. Conclusion

[37]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Terganus est rejetée. Je ne décèle rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAR et dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par la SAR sur le défaut de Mme Terganus de faire la preuve de son identité selon la prépondérance des probabilités possède tous les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. À tous égards, on peut suivre le raisonnement de la SAR sans buter sur une faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique.

[38]  Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.



JUGEMENT au dossier IMM-5237-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

 « Denis Gascon »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5237-19

 

INTITULÉ :

EDNA TERGANUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE LI’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 SEPTEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 SEPTEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Dorin Cosescu

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Me Isabelle Brochu

 

Pour LA PARTIE DéFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dorin Cosescu

Montréal (Québec)

 

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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