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Date : 20200917


Dossier : IMM‑4025‑19

Référence : 2020 CF 901

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

Ali Al Dya

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Monsieur Ali Al Dya (M. Al Dya) prétend que le Hezbollah a tenté de le recruter de force pour qu’il combatte dans ses rangs en Syrie et il sollicite l’asile au Canada. La Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a jugé que son récit était invraisemblable, parce qu’il ne concordait pas avec la preuve objective concernant les méthodes de recrutement du Hezbollah au Liban et que certains des aspects de ce récit étaient incompatibles avec l’affirmation selon laquelle le Hezbollah voulait l’obliger à se battre.

[2]  M. Al Dya allègue que la décision de la SAR est contraire au principe énoncé dans la décision Valtchev, à savoir qu’il ne faudrait tirer des conclusions d’invraisemblance que dans les « cas les plus évidents » : Valtchev c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CFPI 776. Il ajoute que la SAR a commis les mêmes erreurs que celles décrites dans deux décisions récentes : Zaiter et Khadra, où notre Cour a jugé que la SAR avait traité de manière déraisonnable les mêmes éléments de preuve concernant la situation dans le pays et des allégations de fait similaires : Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908; Khadra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1150.

[3]  Je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. Celle‑‑ci a appliqué de manière raisonnable le droit qui régit les conclusions de vraisemblance, dont la décision Valtchev, et, ce faisant, elle est arrivée à la conclusion raisonnable que le récit de M. Al Dya était invraisemblable en s’appuyant sur la preuve sur la situation dans le pays ainsi que sur des détails de ses allégations de fait. La SAR s’est effectivement fondée de manière indue sur la description de certains éléments de preuve considérés comme des « renseignements anecdotiques » – l’une des erreurs d’analyse décrites dans la décision Zaiter – mais il ne s’agissait pas d’un élément déterminant de l’analyse et ce fait n’a pas eu pour effet de rendre déraisonnable la décision dans son ensemble. L’analyse que la SAR a faite d’autres documents justificatifs de M. Al Dya est raisonnable elle aussi.

[4]  La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Le ministre a demandé que je certifie une question relative à la décision Valtchev, mais je m’abstiens de le faire, parce que je conclus que la question n’est pas déterminante et qu’elle découle d’une mauvaise compréhension de la décision Zaiter.

II.  Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[5]  Dans le cadre de la présente demande, M. Al Dya soulève les deux questions en litige qui suivent :

  1. La SAR a‑‑t‑‑elle commis une erreur en concluant que le récit fait par M. Al Dya au sujet de la tentative du Hezbollah pour le recruter de force était invraisemblable?

  2. La SAR a‑‑t‑‑elle commis une erreur dans son évaluation des autres documents déposés à l’appui de la demande de M. Al Dya?

[6]  Les parties conviennent que ces questions doivent être examinées en fonction de la norme de contrôle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux para 16, 17, 23, 24 et 25 (arrêt Vavilov). L’application de cette norme oblige la Cour à évaluer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85, 90, 99, 105‑‑107. Lorsqu’elle procède à cette évaluation, la Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne pas modifier les conclusions de fait : Vavilov, au para 125. Néanmoins, cet arrêt souligne aussi qu’une décision doit être raisonnable au vu de la preuve versée au dossier et de la trame factuelle générale qui a une incidence sur la décision : Vavilov, au para 126.

[7]  L’une des « contraintes juridiques » ayant une incidence sur une décision administrative est l’existence d’un précédent contraignant pertinent. Une décision peut être déraisonnable si elle s’écarte d’un tel précédent ou si elle le fait sans justification raisonnable : Vavilov, aux para 111‑‑112. Bien que cet arrêt traite expressément de précédents contraignants pour ce qui est de l’interprétation d’une disposition législative, le même principe s’applique à d’autres questions, telles que la manière d’aborder les conclusions relatives à la crédibilité lors de l’examen d’une demande d’asile présentée au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Si un précédent contraignant établit un cadre d’analyse applicable, il se peut qu’une décision soit déraisonnable si le cadre d’analyse en question n’y est pas appliqué sans justification raisonnable : voir, par exemple, X.Y. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 39, au para 49.

[8]  M. Al Dya souligne qu’il est reconnu dans l’arrêt Vavilov que l’incidence d’une décision sur une personne se répercute sur la manière dont une cour de justice effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Vavilov, aux para 133‑‑135. Dans les cas où les droits et les intérêts d’une personne sont sérieusement touchés, les motifs doivent « refléter ces enjeux » : Vavilov, au para 133. Il faut aussi que les motifs montrent que le décideur a pris en considération les conséquences d’une décision et que ces dernières sont justifiées, compte tenu des faits et du droit : Vavilov, au para 135. Cependant, selon mon interprétation, cette analyse est axée sur la nécessité de donner à une décision une « justification adéquate » : Vavilov, au para 133. Quand les enjeux sont élevés, il est davantage nécessaire de donner assez d’explications pour justifier la décision qui a été rendue.

[9]  Le rejet de la demande d’asile de M. Al Dya a clairement une incidence considérable sur lui. Cependant, la décision de la SAR a été expliquée de manière appropriée, et M. Al Dya ne soutient pas le contraire. La SAR a analysé en détail les principes juridiques applicables et fait abondamment référence au dossier factuel, et M. Al Dya ne fait pas état de lacunes dans la manière dont la SAR a expliqué son raisonnement ou dans l’étendue de ce dernier. Ce qu’il conteste, c’est le raisonnement lui‑‑même. Dans les cas où une décision est expliquée de manière appropriée, les paragraphes 133 à 135 de l’arrêt Vavilov n’invitent pas à soumettre la décision à un examen plus minutieux ou à faire preuve de moins de déférence lorsqu’on procède à un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable à cause de l’incidence de cette décision. La principale justification décrite dans l’arrêt Vavilov pour ce qui est de la déférence dont il faut faire preuve – le respect des choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur – s’applique pleinement au choix du législateur de laisser les décisions relatives aux demandes d’asile aux soins de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et de la SAR, même si les décisions de cette nature ont forcément une incidence considérable sur le demandeur d’asile : Vavilov, aux para 23‑‑30, LIPR, art 107, 110 et 111. Je ne considère donc pas qu’en l’espèce l’incidence considérable de la décision de la SAR sur M. Al Dya change de manière importante la nature du contrôle fondé sur la décision raisonnable.

III.  Analyse

A.  L’analyse de la SAR au sujet de l’invraisemblance est raisonnable

1)  Le récit de M. Al Dya

[10]  M. Al Dya est citoyen du Liban et de la Syrie. L’élément principal de sa demande d’asile est que le Hezbollah a tenté de le recruter de force pour combattre dans ses rangs en Syrie, et qu’il le ferait à nouveau s’il était renvoyé au Liban. Il a relaté les efforts déployés par le Hezbollah pour le recruter à Beyrouth entre les années 2013 et 2016. Cela a commencé à l’époque où il vivait avec sa mère, par des appels téléphoniques dans lesquels on faisait appel à son devoir et on lui offrait une rétribution. Quand il a refusé, les pressions se sont intensifiées, avec des appels répétés, des propos insultants et la promesse de [TRADUCTION« s’en prendre » à lui. Les appels ne cessant pas, il a déménagé, a changé de numéro de téléphone et a commencé à travailler comme chauffeur de taxi à Beyrouth. Plus d’un an plus tard, période durant laquelle des membres du Hezbollah ont continué de se présenter au domicile de sa mère, M. Al Dya a recommencé à recevoir des appels téléphoniques à son nouveau numéro. Des individus se sont présentés au bureau de la compagnie de taxi pour laquelle il travaillait; il a donc quitté ce travail, a déménagé et changé une fois de plus son numéro de téléphone, et il a trouvé un nouvel emploi dans un atelier de débosselage.

[11]  L’incident culminant que M. Al Dya a décrit est une attaque survenue en juin 2015. Pendant qu’il rendait visite à sa famille, chez sa mère, des hommes cagoulés et armés de mitraillettes ont défoncé la porte, empoigné M. Al Dya et essayé de le tirer à l’extérieur. Sa mère et sa sœur ont tenté de le défendre, mais les hommes les ont repoussées, blessant sa mère. Ils sont ensuite partis sans M. Al Dya, mais en disant qu’ils reviendraient.

[12]  M. Al Dya dit qu’après cette attaque, il a cherché des façons de quitter le pays. Il a finalement pu le faire en octobre 2016, avec l’aide pécuniaire de cousins vivant au Canada et une fausse lettre d’embauche.

2)  Le rejet du récit par la SAR

[13]  La SAR a conclu que le récit que M. Al Dya avait fait de la tentative du Hezbollah pour le recruter de force n’était pas crédible, et ce, pour deux raisons principales : i) l’incohérence du récit avec la preuve documentaire objective concernant les méthodes de recrutement du Hezbollah, et ii) les incohérences relevées entre le récit de M. Al Dya et son affirmation selon laquelle le Hezbollah essayait de le recruter de force.

[14]  La première de ces deux raisons était fondée sur l’évaluation faite par la SAR de la preuve relative à la situation du pays et concernant les activités de recrutement du Hezbollah au Liban. Cette preuve se présentait sous la forme de deux documents inclus dans le cartable national de documentation (CND) de la CISR, ainsi que d’autres articles que M. Al Dya avait déposés. À la suite de cet examen, la SAR a convenu avec la SPR que « selon la prépondérance de la preuve documentaire objective, le Hezbollah ne fait pas de recrutement forcé ».

[15]  Dans les observations qu’il a présentées à la SAR et dans celles soumises devant la Cour, M. Al Dya a fait état d’un élément qui figurait dans une Réponse à une demande d’information (RDI) datée du 29 octobre 2015 et qui était désigné comme le point 7.4 dans le CND sur le Liban. Cette RDI porte précisément sur les méthodes de recrutement du Hezbollah au Liban. Elle commence par signaler que « [s]elon des sources, le Hezbollah ne recrute pas ses membres [TRADUCTION] “par la force” ». Parallèlement, la RDI cite un professeur d’histoire mondiale de la London School of Economics (LSE) disant que des « renseignements anecdotiques » laissaient penser que le Hezbollah « a[vait] commencé à se livrer au recrutement forcé depuis qu’il partip[ait] plus activement au conflit en Syrie » et que cela se passait « surtout dans les régions rurales où le Hezbollah a une forte influence, comme le sud du Liban et la vallée de la Bekaa ».

[16]  Voici l’analyse de la SAR quant à ces éléments de preuve :

En évaluant ces éléments de preuve, je note que les « renseignements anecdotiques » ont une faible valeur probante par rapport aux autres éléments de preuve au dossier parce qu’ils ne sont pas fiables et n’ont pas été vérifiés. De plus, l’appelant n’habitait pas dans des régions rurales où, selon le professeur, il y avait des renseignements anecdotiques de recrutement forcé. Il a plutôt habité dans la ville de Beyrouth, la région dominée par les Druzes d’Aramoun et la zone chrétienne d’Ashrafia.

[17]  La SAR a ensuite fait référence à un article du Jerusalem Post daté du 2 mai 2016 et déposé par M. Al Dya, qui relatait que des hauts commandants du Hezbollah envoyaient leurs fils en Europe pour éviter qu’ils soient forcés à combattre. La SAR a fait remarquer que M. Al Dya, contrairement aux personnes décrites dans cet article, n’est pas un membre de la famille de personnes ayant voué allégeance au Hezbollah.

[18]  La SAR a soupesé ces deux éléments de preuve par rapport aux preuves selon lesquelles le Hezbollah ne se livre pas à du recrutement forcé. Dans cette dernière catégorie, la SAR a énuméré les avis d’expert de quatre professeurs, rattachés à trois universités, de représentants de trois ambassades occidentales au Liban, du Conseil des réfugiés du Danemark et du Conseil des réfugiés de la Norvège, d’un haut représentant de Human Rights Watch, d’un analyste principal de l’International Crisis Group, ainsi que de plusieurs observateurs rattachés à des organismes non gouvernementaux et de défense des droits de la personne du Liban. Ces preuves étaient tirées de la RDI susmentionnée (point 7.4) et d’un rapport du Service d’immigration du Danemark, daté d’octobre 2014 et intitulé « Stateless Palestinian Refugees in Lebanon (Réfugiés palestiniens apatrides au Liban) », soit le point 13.7 dans le CND sur le Liban. La SAR a conclu que ces déclarations « l’emport[aient] largement » sur les renseignements anecdotiques émanant du professeur de la LSE et sur l’article du Jerusalem Post. Elle a fait remarquer que cette preuve n’était pas muette sur la question du recrutement forcé, et qu’elle comportait des « déclarations explicites qui contredis[aient] » la preuve produite par M. Al Dya.

[19]  La SAR a également traité de l’affirmation de M. Al Dya selon laquelle les mesures de recrutement forcé s’intensifiaient à cause du désespoir du Hezbollah face aux pertes subies en Syrie. Elle a conclu que la preuve que M. Al Dya avait produite n’étayait pas cette allégation, signalant que, même en dépit de ces pertes, les techniques de recrutement intensifiées du Hezbollah incluaient le fait de recruter des non‑‑chiites et des Palestiniens, d’endoctriner des adolescents et d’utiliser des avantages pécuniaires, mais pas de recourir à du recrutement forcé. Au contraire, la SAR a fait mention d’une preuve que les recrues sont libres de s’en aller et que, en cas de désertion, la réaction du Hezbollah consiste simplement à mettre fin à l’aide pécuniaire versée aux recrues et à leurs familles.

[20]  Le second aspect de l’évaluation de la SAR au sujet de la crédibilité reposait sur les conclusions de la SPR selon lesquelles le récit de M. Al Dya était lui‑‑même incompatible avec la prétention selon laquelle le Hezbollah tentait de le recruter de force. Elle a fait remarquer que, compte tenu de la preuve selon laquelle le Hezbollah ne recrutait pas de force des hommes ayant le profil de M. Al Dya, et que ce groupe possédait un vaste service du renseignement et une grande capacité militaire, la SPR avait eu raison de mettre en doute l’histoire de M. Al Dya selon laquelle il s’était soustrait aux recherches du Hezbollah pendant deux ans et qu’il avait pu échapper à des individus armés grâce à l’intervention de sa mère et de sa sœur lors de l’attaque de juin 2015. Ce faisant, la SAR a souscrit à l’analyse de la SPR, à savoir qu’il n’était pas crédible qu’après avoir ciblé M. Al Dya pour le recruter de force et l’avoir poursuivi pendant deux ans, des membres du Hezbollah avaient fait irruption chez lui, armés de mitraillette et avaient tenté de le tirer à l’extérieur, et qu’ils l’avaient ensuite laissé sur place, sans s’emparer de lui, après que sa mère et sa sœur étaient intervenues.

[21]  La SAR a résumé de la façon suivante son analyse concernant la vraisemblance de l’allégation de M. Al Dya, en faisant sienne un passage figurant au paragraphe 14 des motifs du juge Norris dans la décision St. Croix c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 461 :

[…] [L]a commissaire a cerné plusieurs éléments distincts de l’histoire qui l’ont amenée à cette conclusion. La commissaire a ajouté qu’elle était « consciente qu’aucune des préoccupations relatives à la crédibilité soulevées en l’espèce ne peut à elle seule justifier le rejet de la demande d’asile, mais, cumulativement, elles le justifient ». […]

3)  La conclusion d’invraisemblance de la SAR a tirée n’est pas déraisonnable

[22]  La conclusion de la SAR selon laquelle le récit de M. Al Dya n’était pas crédible est, clairement, une conclusion d’invraisemblance. Elle a trouvé ce récit invraisemblable en raison de la preuve objective concernant les activités de recrutement du Hezbollah et des détails qu’il contenait.

[23]  Je suis d’avis que la conclusion d’invraisemblance de la SAR est raisonnable. Les motifs de cette dernière montrent que la SAR a adopté le cadre établi par notre Cour à l’égard des conclusions d’invraisemblance et qu’elle l’a appliqué de manière raisonnable à la preuve.

a)  La manière dont la SAR a abordé sa conclusion d’invraisemblance

[24]  Avant d’analyser la preuve, la SAR a exposé la manière dont elle conçoit le cadre juridique qui s’applique à cette analyse. Elle a soigneusement cherché à intégrer un certain nombre de principes qui figurent dans la jurisprudence :

  • Le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile est présumé véridique sauf s’il y a des raisons valables de douter de sa véracité : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA), p. 305;

  • La SPR et la SAR peuvent tirer des conclusions relatives à la crédibilité en se fondant sur des invraisemblances, le bon sens et la rationalité : Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924, au para 26; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732, 160 NR 315 (CA), au para 4;

  • Une conclusion d’invraisemblance peut être raisonnable lorsqu’un lien rationnel entre celle‑‑ci et la preuve concernant la situation dans le pays qui contredit massivement le récit du demandeur : Khakimov c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 18, au para 25(C);

  • Il convient de faire preuve de prudence lorsqu’on rejette une preuve pour cause de vraisemblance, compte tenu des doutes évoqués quant à la subjectivité et au contexte culturel : décision Valtchev, au para 7;

  • Des éléments de preuve non réfutés peuvent être rejetés si ceux‑‑ci ne sont pas compatibles avec les probabilités propres à l’affaire dans son ensemble : Lubana c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 116, aux para 9‑‑10, citant Akinlolu c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [1997] ACF no 296, au para 13;
  • Les conclusions d’invraisemblance ne peuvent être tirées que dans « les cas les plus évidents », comme lorsque les faits présentés débordent le cadre de ce à quoi il est raisonnable de s’attendre ou si la preuve documentaire montre que les événements n’ont pas pu se produire comme le demandeur d’asile le prétend : décision Valtchev, au para 7.

[25]  Après avoir passé en revue ces principes, la SAR a fait part de son avis que la norme des « cas les plus évidents », en ce qui concerne les conclusions d’invraisemblance, n’écarte pas l’exigence habituelle selon laquelle les faits doivent être établis en fonction de la norme de la prépondérance des probabilités. Elle a également signalé qu’il convient de faire une distinction entre une « invraisemblance » et une « impossibilité », et d’interpréter la norme des « cas les plus évidents » comme une « mise en garde selon laquelle il doit y avoir des preuves pour étayer une conclusion d’invraisemblance, et non de simples conjectures ».

[26]  Comme il a été mentionné plus tôt, l’une des contraintes juridiques applicable à une décision administrative est celle du précédent contraignant : Vavilov, au para 112. En l’espèce, la SAR a relevé correctement les principes juridiques relatifs aux conclusions d’invraisemblance qui exerçaient une contrainte sur son processus décisionnel.

[27]  Notre Cour et la Cour d’appel fédérale reconnaissent de longue date que les conclusions d’invraisemblance soulèvent des questions particulières dans le contexte des demandes d’asile, vu le contexte politico‑‑culturel différent dans lesquels ces demandes sont déposées, la nature subjective des conclusions de cette nature, de même que la possibilité d’importer des paradigmes canadiens inapplicables : Ye c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 584 (CA); Bains c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 497; Leung c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 774, 81 RCF 303, aux para 14‑‑16.

[28]  Dans la décision Valtchev, le juge Muldoon a cité les décisions Leung et Bains et il a fait un lien entre la question de la vraisemblance et le principe plus général, énoncé dans l’arrêt Maldonado, selon lequel témoignage sous serment d’un demandeur d’asile est présumé véridique : Valtchev, aux para 6‑‑9. Il a résumé les préoccupations que suscitent les conclusions d’invraisemblance dans le contexte des réfugiés, ainsi que la bonne manière de les aborder, au paragraphe 7 de ses motifs, en reprenant à son compte les commentaires de L. Waldman formulés dans l’ouvrage Immigration Law and Practice, (Markham (ON), Butterworths Canada Limited, 1992) au para 8.22] :

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑‑à‑‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur.

[Non souligné dans l’original.]

[29]  Ce passage, et un passage équivalent tiré de la décision Divsalar où est reproduit le même texte de Waldman, ont été cités et adoptés à maintes reprises par notre Cour, et ils constituent le fondement de la manière avec laquelle celle‑‑ci aborde les conclusions d’invraisemblance dans le contexte des demandes d’asile : Divsalar c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2002 CFPI 653, aux para 23‑‑24; Zaiter, au para 8; Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155; Martinez Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2013 CF 7, aux para 14‑‑18; Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 665, aux para 20‑‑21.

[30]  Comme l’a fait remarquer le ministre, le juge Annis, de notre Cour, a critiqué la démarche suivie dans la décision Valtchev, qui, selon lui, élève le fardeau de preuve concernant les conclusions relatives à la crédibilité qui sont fondées sur une invraisemblance, dans les motifs exhaustifs et incitant à réflexion qu’il a rendus dans l’affaire Kallab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 706, aux para 102‑‑131. Une question sur le sujet a été certifiée, mais l’appel découlant de cette décision a été abandonné : Kallab, au para 224; Kallab c Canada (Citoyenneté et Immigration), dossier de la Cour no A‑‑213‑‑19. À mon avis, compte tenu de l’abondante jurisprudence de notre Cour dans laquelle la décision Valtchev a été adoptée et appliquée, il faut reconnaître qu’elle est valable en droit jusqu’à ce qu’une cour d’instance supérieure l’infirme. Je discuterai plus loin de ce point, en traitant de la demande présentée par le ministre pour que je certifie une question en vue d’un appel.

[31]  En fin de compte, les parties à la présente demande n’ont pas fait valoir que le passage tiré de la décision Valtchev – une conclusion d’invraisemblance ne devrait être formulée que dans les « cas les plus évidents » – est en soit inexact. Le ministre soutient plutôt que l’on applique erronément la décision Valtchev si la référence qui est faite à l’exigence selon laquelle les événements « ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » devient une norme d’« impossibilité » ou si elle écarte la règle générale voulant que l’on tranche les questions de fait selon la prépondérance des probabilités. Pour sa part, M. Al Dya soutient que la décision Valtchev demeure valable en droit et il convient que cette dernière ne représente pas une norme d’« impossibilité ». Il ajoute que la SAR, bien qu’elle ait cité la décision Valtchev, ne l’a pas suivie, et que la principale question en litige est le caractère déraisonnable de la manière dont elle a traité la preuve, et en particulier les « renseignements anecdotiques » cités par le professeur de la LSE.

[32]  Je conviens avec les parties que la décision Valtchev ne crée pas une norme d’impossibilité. Autrement dit, elle ne limite pas les conclusions d’invraisemblance aux cas où il est impossible que les faits allégués aient eu lieu. Notre Cour a plutôt mis sur le même pied la notion des « cas les plus évidents » et des « événements [qui] ne pouvaient pas se produire » qui figure dans la décision Valtchev et les situations où il est « clairement invraisemblable » que les faits se soient produits de la manière alléguée » à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve : Zaiter, au para 8; Aguilar Zacarias, aux para 10‑‑11. La distinction que fait la SAR entre une « invraisemblance » et une « impossibilité » concorde avec la jurisprudence de notre Cour et elle est raisonnable.

[33]  Je conviens aussi avec le ministre et la SAR que la décision Valtchev n’écarte pas le fardeau général qu’a un demandeur d’asile d’établir sa demande d’asile selon la prépondérance des probabilités. À mon avis, la norme des « cas les plus évidents », tirée de la décision Valtchev, n’écarte pas la norme de la prépondérance des probabilités, pas plus qu’elle n’inverse le fardeau ultime de la preuve.

[34]  Il y a une importante distinction à faire entre le fardeau de la preuve visant à établir des faits selon la prépondérance des probabilités et les outils d’analyse qui appliquent l’évaluation des éléments de preuve déposés en vue de s’acquitter de ce fardeau. La SPR et la SAR peuvent recevoir et fonder une décision sur des éléments de preuve qu’elles jugent « crédibles ou dignes de foi en l’occurrence » : LIPR, art 170g)‑‑h), 171a.1)–a.2). Notre Cour a établi, dans ce contexte, un certain nombre de principes concernant les conclusions relatives à la crédibilité, comme l’illustrent le fait qu’elle a déclaré qu’il n’y a pas lieu de rejeter une preuve pour cause d’incohérence mineure (voir la décision Kanagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 145, au para 13), et ses déclarations au sujet du traitement de la preuve corroborante (voir la décision Ismaili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84, aux para 31‑‑56). Aucune de ces déclarations n’a une incidence sur l’exigence générale selon laquelle un demandeur d’asile est tenu de prouver ses allégations selon la prépondérance des probabilités : Ismaili, au para 32.

[35]  C’est également le cas de la décision Valtchev. Il est question dans cette dernière de la manière dont on peut conclure raisonnablement que la preuve n’est pas crédible pour cause d’invraisemblance, et à quel moment. À l’instar d’autres principes, cela n’a pas d’incidence sur la norme de preuve générale. L’emploi que l’on y fait de la notion des « cas les plus évidents » ou des « cas clairement invraisemblables » ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire de prouver les faits selon la prépondérance des probabilités, et cela ne change en rien le fardeau général. Ces deux notions reconnaissent plutôt que l’inusité ou l’improbable peut se produire, et qu’il est déraisonnable de rejeter une preuve comme étant non crédible juste parce que les faits qu’elle décrit sont inusités. En d’autres mots, cela permet d’éviter l’erreur de logique qui consiste à mettre sur le même pied la probabilité générale qu’un fait survienne dans un autre pays et la vraisemblance qu’un demandeur d’asile particulier l’ait vécu ou alors la vraisemblance que ce dernier mente en soutenant qu’il l’a vécu.

[36]  Voici un exemple hypothétique simple : supposons que la preuve sur la situation régnant dans un pays établit que la police locale délivre une citation à comparaître dans légèrement plus de la moitié des cas où elle cherche à arrêter une personne. En général, il est plus vraisemblable qu’autrement que la police délivre une citation à comparaître si elle cherche à arrêter quelqu’un. Il est pourtant clairement plausible que la police puisse vouloir arrêter quelqu’un sans citation à comparaître : cela se produit près de la moitié du temps. Si un demandeur d’asile a déclaré que la police cherchait à l’arrêter sans citation à comparaître, il serait faux de conclure qu’il est plus vraisemblable qu’autrement que le demandeur d’asile ment, en prenant simplement pour base les probabilités générales qui prévalent dans ce pays. Autrement dit, il serait déraisonnable de conclure que le récit du demandeur d’asile manquait de crédibilité pour cause d’« invraisemblance », parce qu’il comportait un scénario « moins que vraisemblable ». Le fait de reconnaître et d’éviter cette erreur de logique ne change en rien le fardeau général qu’a le demandeur d’asile de prouver ses allégations selon la prépondérance des probabilités.

[37]  Lors de sa plaidoirie, l’avocat de M. Al Dya a donné un autre exemple de cette fausseté. Il a fait remarquer avec raison que, s’il informait la Cour qu’il ne pouvait pas assister à une audience parce qu’il avait été impliqué dans un accident d’automobile, il serait déraisonnable de ne pas ajouter foi à cette affirmation parce qu’on la considère comme invraisemblable juste parce que les risques qu’un conducteur en particulier se trouve impliqué dans un accident d’automobile un jour en particulier sont fort minces. Comme l’a fait remarquer le juge Norris dans la décision Zaiter, le principe énoncé dans la décision Valtchev vise à éviter la conclusion fallacieuse selon laquelle un fait n’a pas (ou n’aurait pas) pu survenir puisqu’il est peu fréquent ou peu vraisemblable : Zaiter, au para 8.

[38]  La décision Valtchev vise aussi à garantir que les conclusions d’invraisemblance ne reposent pas sur des présomptions injustifiées à propos de ce qui est vraisemblable ou rationnel d’après un cadre de référence canadien. À cet égard, il est utile de signaler qu’en ce qui concerne les conclusions de vraisemblance, la décision Valtchev décrit deux aspects qui sont liés : le sens de ce qui est rationnel ou logique (« débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre »), et l’évaluation de la preuve documentaire pertinente (« la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend »). Ces deux aspects sont liés parce que ce qui est considéré comme rationnel ou logique – ce qui est « sensé » – dans un contexte particulier peut être influencé par la preuve documentaire, notamment la preuve des conditions régnant dans le pays en question : Aguilar Zacarias, aux para 10‑‑11; Valtchev, au para 9.

[39]  Parallèlement, la décision Valtchev n’exclut pas l’idée de prendre en considération la vraisemblance ou la probabilité lorsqu’on procède à des évaluations de la crédibilité. S’il ressort de la preuve qu’un fait particulier ne survient jamais ou est clairement invraisemblable, ce fait peut constituer un fondement raisonnable pour tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité, surtout s’il n’y a rien pour expliquer ou corroborer le fait clairement invraisemblable qui est survenu. Dans le même ordre d’idées, une affirmation peut être à ce point tirée par les cheveux, déborder à un point tel le cadre de ce à quoi on pourrait logiquement s’attendre, et ce, malgré les différences culturelles prises en compte, qu’elle est invraisemblable, même si la preuve objective ne traite pas directement de la probabilité que les faits visés par l’affirmation se produisent.

[40]  Dans la plupart des situations qui surviennent dans le monde réel, une preuve portant sur la situation qui règne dans un pays en particulier ne sera pas aussi claire ou mathématique que dans les exemples qui précèdent, et cette preuve peut être équivoque, contradictoire, voire conflictuelle. Dans de tels cas, la SPR ou la SAR seront appelées à évaluer la preuve portant sur la situation qui règne dans le pays afin de déterminer ce qu’elle dit à propos de la vraisemblance ou de la probabilité qu’un scénario particulier survienne. À l’instar d’autres évaluations de la preuve, cela se fait selon la prépondérance des probabilités. Cette évaluation aura peut‑‑être à traiter de points de vue qui ne peuvent pas coexister, comme une source qui dit qu’un scénario particulier n’arrive jamais, et une autre qui dit qu’il arrive toujours. Dans un tel cas, le décideur aura peut‑‑être à déterminer et à expliquer quelle preuve il privilégie, selon la prépondérance des probabilités. Dans d’autres cas, des éléments de preuve différents peuvent être conciliables. Par exemple, une preuve qui dit qu’un scénario particulier est rare ou peu vraisemblable n’entre pas en conflit avec la preuve qui dit que ce scénario survient parfois. Ces évaluations de preuve font partie des attributions de base d’un décideur.

[41]  Enfin, je signale également qu’il est important de faire la distinction entre les règles qui régissent la tâche qu’accomplit la SAR au moment d’évaluer la preuve et de tirer des conclusions relatives à la crédibilité, et le rôle que joue la Cour pour ce qui est de contrôler la manière dont la SAR accomplit cette tâche. Citant la décision Kallab, le ministre a fait part de ses préoccupations quant au fait que le principe énoncé dans la décision Valtchev ne concorde pas avec la norme de contrôle des conclusions de fait. Je ne suis pas d’accord. Reconnaître qu’il existe des contraintes juridiques concernant les conclusions raisonnables quant à la crédibilité ne veut pas dire que cela amoindrit le degré de déférence dont il faut faire preuve à l’égard des conclusions de fait. Comme il a été signalé plus tôt, l’arrêt Vavilov confirme que les conclusions de fait sont contrôlées en fonction de la norme de la décision raisonnable, et que ce contrôle ne consiste pas à apprécier de nouveau la preuve : Vavilov, aux para 125‑‑126. Cette tâche comporte toutefois l’examen de la question de savoir si le décideur a appliqué le bon cadre juridique, ce qui englobe son évaluation de la preuve.

[42]  Je conclus que les déclarations de la SAR selon lesquelles une « invraisemblance » n’est pas la même chose qu’une « impossibilité » et que la norme des « cas les plus évidents » n’écarte pas la norme générale de la prépondérance des probabilités sont raisonnables.

[43]  J’ai une certaine difficulté à souscrire à la déclaration de la SAR selon laquelle elle considère la notion des « cas les plus évidents » comme une « mise en garde selon laquelle il faut qu’il y ait une preuve pour sous‑‑tendre une conclusion d’invraisemblance, et non une simple conjecture ». Certes, il s’agit là de l’un des aspects du principe énoncé dans la décision Valtchev. Cependant, la notion des « cas les plus évidents » n’est pas juste une « mise en garde ». Comme il a été mentionné plus tôt, elle équivaut à une norme du type « clairement invraisemblable » qui aide à éviter de tomber dans l’erreur de logique de présumer que la preuve d’un fait invraisemblable est susceptible d’être fausse. Cependant, comme la SAR a reconnu que les conclusions d’invraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas les plus évidents, je suis persuadé que l’énoncé qu’elle fait du droit applicable est raisonnable.

b)  La manière dont la SAR a traité la preuve

[44]  M. Al Dya soutient que la SAR a commis deux erreurs liées en appliquant les principes qui précèdent à la preuve relative aux activités de recrutement forcé du Hezbollah. Premièrement, soutient‑‑il, la SAR s’est trompée en faisant abstraction de la preuve du professeur de la LSE sur les cas de recrutement forcé parce qu’elles sont qualifiées de « renseignements anecdotiques ». Deuxièmement, même si la SAR a fait état du principe des « cas les plus évidents » qui est énoncé dans la décision Valtchev, elle a conclu en fait que le récit du demandeur d’asile était invraisemblable juste parce qu’il était peu probable.

[45]  Pour ce qui est de chacune de ces questions, M. Al Dya se fonde sur la décision Zaiter du juge Norris. Cette affaire mettait elle aussi en cause une allégation selon laquelle le demandeur d’asile risquait d’être recruté de force par le Hezbollah au Liban. M. Zaiter avait souligné le même élément de la même RDI – la preuve du professeur de la LSE que le Hezbollah avait commencé à faire du recrutement forcé – à l’appui de sa prétention selon laquelle le Hezbollah avait changé ses stratégies de recrutement. Le juge Norris a trouvé que la conclusion défavorable de la SAR quant à la crédibilité était déraisonnable, car celle‑‑ci avait fondé son évaluation de la vraisemblance uniquement sur la question de savoir si les faits ne « pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend[ait] » plutôt que sur la norme des cas « clairement invraisemblables » qui « débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre » ou qui « ne pouvaient pas se produire » qui est tirée de la décision Valtchev : Zaiter, aux para 8‑‑11. La SAR a aussi formulé à tort des hypothèses à propos de ce que le professeur de la LSE voulait dire par des « renseignements anecdotiques » : Zaiter, aux para 12‑‑16.

[46]  M. Al Dya invoque également la décision Khadra du juge Lafrenière, une autre décision mettant en cause une allégation de recrutement forcé de la part du Hezbollah au Liban. Faisant référence à la décision Zaiter et l’adoptant, le juge Lafrenière a fait remarquer que la SAR n’avait pas examiné de manière détaillée la preuve documentaire objective portant sur le recrutement forcé et n’avait pas traité d’articles déposés par M. Khadra qui décrivaient les activités de recrutement forcé du Hezbollah : Khadra, aux para 17‑‑21. Il a conclu qu’il lui était impossible déterminer sur quel fondement la SAR avait soupesé la preuve, ou si elle avait pris en considération la totalité de la preuve : Khadra, au para 23.

[47]  Pour ce qui est tout d’abord de l’argument de M. Al Dya au sujet de la preuve « anecdotique », je ne suis pas d’accord pour dire que la décision de la SAR est déraisonnable en raison de la façon dont elle a traité de cette question. Contrairement à la décision Zaiter, la SAR n’a pas essayé d’évaluer ce que le professeur de la LSE voulait dire par des « renseignements anecdotiques ». Cela dit, je conviens avec M. Al Dya que l’observation de la SAR au sujet du caractère « anecdotique » des preuves du professeur de la LSE réitère en fait l’une des erreurs que le juge Norris a relevées, à savoir que cela semble présumer l’existence d’un degré moindre de vérification ou de fiabilité que les autres énoncés faits dans la RDI, même si le fondement probant de ces opinions n’est pas indiqué : Zaiter, au para 16.

[48]  Fait important, toutefois, la SAR a bel et bien examiné ensuite si la preuve du professeur de la LSE étayait le récit de M. Al Dya, et elle a conclu que non. Elle a fait remarquer que M. Al Dya « n’habitait pas dans des régions rurales où, selon le professeur, il y avait des renseignements anecdotiques de recrutement forcé ». Cela ne ressemble pas à la situation dont il était question dans la décision Zaiter, où le juge Norris a fait remarquer que les circonstances décrites par le professeur concordaient avec le récit de M. Zaiter, étant donné que le harcèlement avait commencé à l’époque où il vivait dans la vallée de la Bekaa. M. Al Dya souligne que, d’après la preuve du professeur, les cas signalés de recrutement forcé avaient eu lieu « principalement » dans des régions rurales, ce qui dénotait que quelques cas avaient eu lieu ailleurs que là. Toutefois, je ne crois pas que cette seule nuance puisse accomplir la tâche que M. Al Dya lui assigne, soit rendre la décision de la SAR déraisonnable pour ne pas avoir admis la possibilité que le Hezbollah fasse du recrutement à Beyrouth. Cela reviendrait à élever en fait la norme de l’invraisemblance au niveau de celle de l’impossibilité, chose que M. Al Dya admet ne pas être le droit applicable.

[49]  De plus, contrairement à l’analyse décrite dans la décision Zaiter, la SAR a entrepris un exercice de pondération et a expliqué qu’elle accordait la priorité à la cohérence entre de multiples autres sources, dont des sources autres que celles de la RDI, lesquelles convenaient chacune que le Hezbollah ne se livrait pas à du recrutement forcé.

[50]  La SAR n’a pas non plus omis de traiter de la preuve documentaire sur le recrutement forcé ni des articles qu’a déposés M. Al Dya, comme c’était le cas dans la décision Khadra. La SAR a plutôt examiné en détail la preuve objective, y compris les deux éléments qui indiquaient qu’il n’y avait pas de recrutement forcé, et ceux qui décrivaient les cas où cette pratique avait eu lieu. Cela comprenait une évaluation d’articles déposés par M. Al Dya qui signalaient que des commandants du Hezbollah cherchaient à protéger leurs fils contre le recrutement forcé, et qui rendaient compte du recrutement d’enfants, ce qui, par définition, n’est pas volontaire. Là encore, la SAR a fait remarquer que ces situations ne décrivaient pas la situation de M. Al Dya, car celui‑‑ci était d’âge adulte et n’était pas lié à une personne qui avait déjà voué allégeance au Hezbollah.

[51]  Fait important, l’évaluation que la SAR a faite de la vraisemblance n’était pas seulement fondée sur son évaluation selon laquelle la preuve objective n’étayait pas le fait que le Hezbollah recrutait de force des hommes ayant le profil de M. Al Dya. Elle a également évalué les allégations factuelles précises de ce dernier, disant douter de la vraisemblance du fait, relaté par lui, qu’il avait échappé au Hezbollah pendant deux ans et que quand ce dernier avait envoyé des hommes armés pour l’enlever de force, ceux‑‑ci avaient abandonné cette mission à cause de l’intervention de sa mère et de sa sœur. La SAR a fait remarquer que les divers doutes quant à la crédibilité n’étaient peut‑‑être pas suffisants à eux seuls pour écarter l’allégation, mais que, si on les considérait cumulativement, c’était à ce résultat que l’on arrivait. Cette évaluation cumulative d’invraisemblance, fondée sur une évaluation et une pondération des preuves concernant la situation régnant dans le pays et un examen des allégations de fait particulières, a droit à la déférence.

[52]  En conséquence, bien que la SAR ait pu avoir exagéré l’importance des preuves décrites comme « anecdotiques » du professeur de la LSE par rapport à certaines des autres preuves, je ne puis conclure que cela a pour effet de rendre la décision dans son ensemble déraisonnable. Cette erreur n’est pas « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » : Vavilov, au para 100. La différence entre cette conclusion et celle qui a été tirée dans les décisions Zaiter et Khadra découle des différences dans l’analyse que la SAR a faite des preuves et des situations de fait entre les différentes affaires.

[53]  Passons maintenant au second argument de M. Al Dya, à savoir que la SAR n’a pas appliqué l’analyse axée sur les « cas les plus évidents » que l’on relève dans la décision Valtchev, mais qu’elle a plutôt commis l’erreur décrite dans la décision Zaiter, soit celle d’arriver à une conclusion d’invraisemblance en se basant sur une simple probabilité. Là encore, je ne suis pas d’accord que la SAR a commis en l’espèce la même erreur que celle commise dans l’affaire Zaiter.

[54]  Comme il a été indiqué plus tôt, la SAR a conclu que la norme des « cas les plus évidents » n’écarte pas la norme habituelle, qui consiste à établir un fait selon la prépondérance des probabilités. Pour les raisons analysées, je conclus que cela est raisonnable. La norme des « cas les plus évidents » porte sur une question différente que celle que vise la norme de la prépondérance des probabilités. Contrairement à la décision Zaiter, je ne vois aucune indication que la SAR, après avoir énoncé de manière raisonnable la démarche à suivre, a ensuite fondé ses conclusions d’invraisemblance uniquement sur la conclusion selon laquelle le recrutement forcé était « invraisemblable ». Au contraire, elle a expressément conclu que, d’après la preuve concernant la situation régnant dans le pays et le récit factuel de M. Al Dya, les faits décrits « débord[aient] du cadre de ce à quoi il est possible logiquement de s’attendre dans les circonstances actuelles ». C’est là l’évaluation qu’exige la décision Valtchev. Je suis convaincu, après avoir examiné la décision de la SAR que celle‑‑ci a compris et appliqué l’approche qu’il fallait à l’égard de sa conclusion d’invraisemblance, et que sa conclusion est raisonnable.

B.  L’évaluation, par la SAR, des autres documents justificatifs était raisonnable

[55]  Avant d’arriver à sa conclusion sur la crédibilité, la SAR a examiné d’autres documents produits par M. Al Dya pour voir s’ils corroboraient les faits et dissipaient les doutes en matière de crédibilité. Cependant, comme l’a fait remarquer la SAR, aucun des documents ne corroborait la prétention de M. Al Dya selon laquelle le Hezbollah avait essayé de le recruter de force. Un rapport médical sur les lésions que sa mère avait subies ne disait pas comment celles‑‑ci avaient été causées, les baux indiquaient simplement qu’il avait déménagé, et des lettres de ses sœurs décrivant l’attaque du 2 juin 2015 ne disaient pas que le Hezbollah avait tenté de l’enlever de force pour aller se battre, comme il l’alléguait.

[56]  M. Al Dya soutient que cette analyse des documents les critiquait pour ce qu’ils ne disaient pas, et non pour ce qu’ils disaient. Notre Cour a décrété qu’une telle analyse est déraisonnable : Arslan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 252, au para 88; Gabila c Canada, 2016 CF 574, aux para 35‑‑40.

[57]  Je ne suis pas d’accord. Contrairement aux décisions Arslan et Gabila, la SAR n’a pas mis en doute la crédibilité des documents justificatifs parce qu’il y manquait des informations. Elle a simplement fait remarquer que les documents ne contenaient pas d’informations qui corroboraient l’aspect central de l’allégation de M. Al Dya, à savoir que le Hezbollah avait tenté de le recruter de force. Les documents n’étaient donc pas utiles pour corroborer l’allégation ni pour régler les problèmes de crédibilité que soulevait l’évaluation selon laquelle le récit de M. Al Dya était peu plausible. Conclure qu’un document ne contient pas d’informations qui corroborent un récit n’est pas la même chose que conclure que ce document n’est pas crédible parce qu’il ne contient pas certaines informations.

[58]  Je conclus donc que la SAR a évalué de manière raisonnable les documents justificatifs que M. Al Dya a déposés.

IV.  Conclusion

[59]  Comme on ne m’a pas convaincu que la SAR a refusé de manière déraisonnable la demande d’asile de M. Al Dya, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

V.  Les questions certifiées

[60]  Le ministre demande à la Cour de certifier les questions suivantes comme étant des questions graves de portée générale, au sens de l’alinéa 74d) de la LIPR :

[traduction]

La déclaration faite dans la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, selon laquelle les conclusions d’invraisemblance quant à la crédibilité ne peuvent être tirées par la Section des réfugiés que dans les cas les plus évidents constitue‑‑t‑‑elle un principe de droit pertinent? Impose‑‑t‑‑elle un fardeau de preuve particulier?

[61]  La première de ces deux questions est essentiellement la même que l’une de celles qui ont été certifiées dans la décision Kallab. La question du ministre, telle qu’elle est formulée, fait référence à la « Section des réfugiés », mais je considère qu’elle fait référence à la fois à la SPR et à la SAR, car le principe énoncé dans la décision Valtchev s’applique à chacune.

[62]  La Cour d’appel fédérale a confirmé qu’une question, pour qu’elle puisse être certifiée, doit être une question grave qui : a) est déterminante quant à l’issue de l’appel, b) transcende les intérêts des parties au litige et c) porte sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale : Lunyamila c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2018 CAF 22, au para 46.

[63]  Je conviens avec M. Al Dya que le point qui est soulevé dans la question que propose le ministre ne détermine pas l’issue de la présente demande et ne répond donc pas aux exigences de la certification. Je signale que, comme il a été décrit plus tôt, le ministre et M. Al Dya ont convenu que l’approche suivie dans la décision Valtchev, soit celle de la norme des « cas les plus évidents » était la bonne. Le souci de M. Al Dya était que la SAR n’avait pas appliqué cette norme dans l’affaire qui le concernait. Le ministre se souciait pour sa part que l’on puisse considérer que la décision Valtchev écartait la norme générale de la preuve selon la prépondérance des probabilités. Comme nous l’avons vu plutôt, la SAR a effectivement appliqué le principe énoncé dans la décision Valtchev, et ce principe n’a pas écarté la norme de la preuve selon la prépondérance des probabilités. Si la manière applicable d’aborder les questions de vraisemblance était nécessairement pertinente dans le cas de la présente demande, cela, selon moi, ne rend pas la question générale de savoir si la décision Valtchev est bien fondée en droit « déterminante » au sens de l’arrêt Lunyamila, surtout si les parties conviennent que la décision Valtchev est valable en droit. Dans le cas contraire, on pourrait faire certifier une question portant sur le fait de savoir si un précédent contraignant est « valable en droit » chaque fois que l’on débat d’une affaire en prenant pour base ce précédent.

[64]  Je crois comprendre, d’après les observations du ministre, que les questions certifiées sont axées en fin de compte sur le fait de savoir si la décision Valtchev représente une exception à la règle générale selon laquelle les demandeurs d’asile sont tenus de s’acquitter du fardeau de la preuve selon la prépondérance des probabilités. Cela semble découler d’un doute concernant la déclaration du juge Norris, dans la décision Zaiter, qu’il doit y avoir quelque chose de plus qu’une « simple absence de vraisemblance » avant que l’on rejette le récit d’un demandeur d’asile comme n’étant pas crédible parce qu’il est invraisemblable. À mon avis, ce doute est injustifié. Selon moi, le juge Norris ne laisse pas entendre que le fardeau de preuve général doit être quelque chose d’autre qu’une preuve fondée sur la prépondérance des probabilités. Au contraire, il ne faisait qu’adopter et appliquer l’analyse déjà bien établie dans les décisions Valtchev et Aguilar Zacarias. Comme nous l’avons vu, les formules « clairement invraisemblable » et les « cas les plus évidents » qui sont employées dans ces deux affaires n’ont pas trait au fardeau de preuve. Elles aident plutôt à ne pas commettre l’erreur de mettre sur le même pied la crédibilité et la vraisemblance, et à conclure qu’une affirmation voulant qu’une chose inusitée se soit produite est en soi invraisemblable. Quoi qu’il en soit, il ne m’appartient pas de certifier une question en l’espèce pour dissiper les doutes que le ministre pourrait avoir à l’égard de la décision Zaiter.

[65]  Je m’abstiens donc de certifier la question proposée par le ministre.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑‑4025‑‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑‑4025‑‑19

 

INTITULÉ :

Ali Al Dya c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 SEPTEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Howard P. Eisenberg

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Amina Riaz

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eisenberg & Young LLP

Hamilton (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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