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Date : 20200916


Dossier : T-892-20

Référence : 2020 CF 899

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

MICHAEL LINKLATER

demandeur

et

LE GOUVERNEMENT DE LA PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD, CHERYL THUNDER ET

JONATHON JIMMY

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  J’ordonne que l’élection partielle visant à combler le siège vacant de dirigeant au conseil de la Première Nation Thunderchild soit suspendue pendant que la contestation fondée sur la Charte présentée par Michael Linklater à l’encontre de sa destitution de ce siège est en instance devant notre Cour. Comme l’élection partielle doit commencer par le vote par anticipation d’ici quelques jours, les motifs de l’ordonnance que je m’apprête à rendre seront assez concis. J’espère qu’ils expliqueront adéquatement aux parties et aux citoyens de la Première Nation Thunderchild pourquoi j’accueille la demande de suspension de l’élection partielle présentée par M. Linklater.

[2]  Notre Cour ne devrait pas s’ingérer à la légère dans les élections menées par les gouvernements et les tribunaux des Premières Nations. J’applique ce point de vue en l’espèce en tenant compte de l’intérêt général de la Première Nation Thunderchild et de ses citoyens, et du préjudice particulier causé à M. Linklater. Ce faisant, j’accorde beaucoup d’importance au fait que la demande de M. Linklater n’est pas contestée par le gouvernement de la Première Nation Thunderchild ou par ceux qui ont demandé sa destitution. Je considère également d’importance le fait qu’aucun autre décideur de la Première Nation Thunderchild n’est en mesure d’accorder la réparation demandée.

[3]  Toutefois, même en l’absence de contestation, je dois être convaincu que M. Linklater a démontré qu’une injonction devrait être rendue. Et c’est effectivement le cas, car les arguments de M. Linklater au sujet du contrôle judiciaire soulèvent des questions sérieuses, car il subirait un préjudice irréparable si l’élection partielle était autorisée, et car la prépondérance des inconvénients dans son ensemble milite en faveur de l’octroi de l’injonction, compte tenu des intérêts des personnes touchées et du principe de l’autonomie gouvernementale. Il est donc interdit au gouvernement de la Première Nation Thunderchild de poursuivre l’élection partielle pour un siège de dirigeant jusqu’à ce que notre Cour ait statué sur la demande de contrôle judiciaire de M. Linklater.

[4]  Par souci de clarté, je précise que la présente ordonnance n’accorde pas à M. Linklater la possibilité de contester sa destitution et ne lui permet pas d’être réintégré dans son poste de dirigeant, que ce soit à titre temporaire ou permanent. Ces questions seront tranchées plus tard. La présente ordonnance vise à éviter le préjudice qui découlerait du fait qu’une autre personne soit élue au poste de dirigeant pendant que la question de la destitution de M. Linklater demeure en suspens.

II.  Contexte factuel

A.  Élection et destitution de M. Linklater

[5]  M. Linklater a été élu dirigeant au conseil de la Première Nation Thunderchild à la fin de 2018. Le Thunderchild First Nation Election Act (loi électorale de la Première Nation Thunderchild) prévoit qu’il doit obligatoirement résider sur les terres de réserve de la Première Nation Thunderchild ou sur les terres visées par des droits fonciers issus des traités, ou s’y installer dans les 30 jours suivant l’élection : loi électorale de la Première Nation Thunderchild, alinéa 3.02g). M. Linklater considère que cette obligation de résidence est contraire à la Charte canadienne des droits et libertés puisqu’elle constitue une violation injustifiée de son droit à l’égalité garanti à l’article 15 de la Charte, en tant que citoyen d’une Première Nation vivant hors réserve. Il considère également qu’il s’agit d’un vestige de structures coloniales et de dispositions discriminatoires semblables autrefois en vigueur dans les dispositions de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, qui ont été jugées inconstitutionnelles par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203.

[6]  En 2019, Cheryl Thunder, une citoyenne de la Première Nation Thunderchild, a demandé au gouvernement de la Première Nation Thunderchild de destituer M. Linklater en raison du défaut de celui-ci de satisfaire à l’obligation de résidence. Le gouvernement a déclaré que cela ne relevait pas de sa compétence et qu’il ne prendrait pas de mesures en ce sens, parce qu’il considérait que l’obligation de résidence allait à l’encontre de la Charte. Mme Thunder et un autre citoyen de la Première Nation Thunderchild, Jonathon Jimmy, ont présenté des demandes visant la destitution de M. Linklater au tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild. Parmi les arguments qu’ils ont présentés, M. Jimmy et Mme Thunder ont souligné qu’un référendum tenu en 2019 dans la Première Nation Thunderchild proposant diverses modifications à la loi électorale de la Première Nation Thunderchild, notamment la suppression de la condition de résidence, n’avait pas recueilli les voix suffisantes.

[7]  M. Linklater et le gouvernement de la Première Nation Thunderchild se sont tous deux opposés aux demandes au motif, notamment, que l’obligation de résidence allait à l’encontre de la Charte.

[8]  Le 13 juillet 2020, le Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild a rendu une décision par laquelle il destituait M. Linklater en raison de son défaut de satisfaire à l’obligation de résidence. Dans sa décision, le Tribunal a déclaré que le Thunderchild First Nation Appeal Tribunal Act ne lui conférait pas la compétence de radier des dispositions de la loi électorale de la Première Nation Thunderchild au motif qu’elles contreviennent à la Charte. Il n’a donc pas tenu compte des arguments de M. Linklater traitant de la Charte. Le Tribunal a ordonné la tenue d’une élection partielle le plus tôt possible pour pourvoir le poste laissé vacant par la destitution de M. Linklater. Le Tribunal a conclu sa décision sur le paragraphe suivant :

[traduction]

Bien que nous ne puissions pas rendre d’ordonnance pour modifier la loi, nous exhortons les membres de la Première Nation Thunderchild à se pencher sur l’obligation de résidence contenue dans la loi électorale de la Première Nation Thunderchild.

[9]  Le processus d’élection partielle a commencé à la fin de juillet 2020. Le 31 juillet 2020, un avis au public a été émis et une assemblée des électeurs a eu lieu dans la réserve, au cours de laquelle des fonctionnaires électoraux ont été nommés. M. Linklater affirme qu’il n’a pas eu connaissance d’un avis au public hors réserve ou d’un avis en ligne faisant état de la réunion du 31 juillet 2020 et de l’élection de fonctionnaires électoraux. L’élection partielle est prévue pour le 29 septembre 2020, un vote par anticipation devant se tenir à Saskatoon le 18 septembre 2020 et un autre à Edmonton le 21 septembre 2020.

B.  La demande de contrôle judiciaire de M. Linklater à la Cour fédérale et la présente requête en injonction

[10]  M. Linklater a contesté la décision du Tribunal par la voie de la présente demande de contrôle judiciaire. Il allègue que le Tribunal avait compétence pour trancher ses arguments fondés sur la Charte et qu’il aurait dû décider que l’obligation de résidence était inconstitutionnelle.

[11]  La requête a été déposée le 31 août 2020, conformément à l’ordonnance rendue à la même date par la protonotaire Molgat. Par cette requête, M. Linklater demande une injonction afin que soit suspendue l’élection partielle jusqu’à ce que sa demande de contrôle judiciaire ait été instruite et tranchée.

[12]  Le gouvernement de la Première Nation Thunderchild a informé notre Cour qu’il ne prendrait pas position concernant la requête de M. Linklater. Les autres défendeurs, Mme Thunder et M. Jimmy, n’ont pas présenté de réponse relativement à la requête de M. Linklater.

III.  Questions à trancher

[13]  Pour obtenir l’injonction interlocutoire qu’il demande, M. Linklater doit démontrer que sa demande satisfait aux trois volets du critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, à la page 334, à savoir : (i) sa demande doit établir l’existence d’une question sérieuse à juger; (ii) il doit subir un « préjudice irréparable » si l’injonction ne lui est pas accordée; (iii) la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi de l’injonction. La Cour suprême du Canada a récemment confirmé qu’en évaluant ces questions, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » : arrêt Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34, aux para 1 et 25.

[14]  La Cour a confirmé que ce critère à trois étapes s’applique aux injonctions visant à suspendre les élections autochtones, à la condition que l’exercice du pouvoir discrétionnaire soit également guidé par le principe de l’autonomie gouvernementale : Awashish c Conseil des Atikamekw d’Opitciwan, 2019 CF 1131, aux para 9 à 14.

[15]  M. Linklater doit démontrer que sa requête satisfait aux trois étapes du critère. Les questions à trancher relativement à la présente requête sont donc les suivantes :

  1. La demande de contrôle judiciaire établit-elle l’existence d’une ou plusieurs questions sérieuses à juger?

  2. M. Linklater subirait-il un préjudice irréparable en cas de refus de l’injonction?

  3. La prépondérance des inconvénients favorise-t-elle l’octroi de l’injonction demandée?

IV.  Analyse

A.  M. Linklater a-t-il établi l’existence de questions sérieuses?

[16]  La première étape du critère de l’injonction interlocutoire consiste à établir s’il y a une « question sérieuse » à juger dans la demande sous-jacente. Comme l’injonction interlocutoire n’a pas pour objet de trancher définitivement les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire, la norme de la « question sérieuse » est faible. Bien que cela exige que la Cour procède à un « examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire », M. Linklater n’a qu’à faire la preuve de l’existence d’une question sérieuse qui n’est « ni futile ni vexatoire » : RJR-MacDonald, aux pages 335 et 337, et R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, au para 12.

[17]  M. Linklater prétend que l’obligation de résidence prévue dans la loi électorale de la Première Nation Thunderchild porte atteinte à ses droits à l’égalité en tant que citoyen de la Première Nation Thunderchild qui ne réside pas dans la réserve. Il soutient que cette violation ne saurait être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Il prétend également que le Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild avait compétence pour trancher ses arguments fondés sur la Charte, ce que le Tribunal aurait dû faire plutôt que de le destituer au motif qu’il n’avait pas compétence pour se prononcer sur la question de savoir si la loi électorale de la Première Nation Thunderchild contrevenait à la Charte.

[18]  Je conclus que les arguments du demandeur répondent à la norme de la « question sérieuse » à juger. Cette conclusion est fondée sur la jurisprudence antérieure selon laquelle les restrictions en matière de résidence dans les lois électorales des Premières Nations vont à l’encontre de la Charte, même en tenant compte de l’importance de reconnaître l’autonomie gouvernementale et la capacité d’une Première Nation d’établir les attributs nécessaires pour occuper un poste.

[19]  Dans l’arrêt Corbiere, la Cour suprême du Canada a statué que la condition prévue au paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens limitant l’admissibilité à voter des chefs et des conseillers de bande aux membres de la bande qui « réside[nt] ordinairement sur la réserve » était inconstitutionnelle, car elle allait à l’encontre de la Charte. Elle a conclu que la qualité de membre hors réserve d’une bande indienne, qu’elle a appelé « autochtonité-lieu de résidence », était un motif de discrimination analogue aux droits à l’égalité protégés par l’article 15 de la Charte. Elle a statué que l’obligation de résidence prévue au paragraphe 77(1) était discriminatoire et que cette discrimination n’était pas justifiée en tant que « limite raisonnable » du droit à l’égalité garanti par l’article premier de la Charte : Corbiere, aux para 6, 14 à 18 et 21 à 24.

[20]  Consécutivement à l’arrêt Corbiere, notre Cour a conclu que l’obligation de résidence prévue dans certaines lois électorales des Premières Nations contrevenait à l’article 15 de la Charte et n’était pas justifiée au regard de l’article premier : voir notamment Clifton c Hartley Bay (Président d’élection), 2005 CF 1030, aux para 45 à 58, ainsi que Cardinal c Première Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822, aux para 48 à 78. Dans la décision Cardinal, la juge Roussel s’est penchée sur le droit à l’autonomie gouvernementale dans le cadre de l’analyse relative à l’article premier de la Charte aux paragraphes 76 et 77 de sa décision :

Les défendeurs soutiennent également que les changements qui ont découlé de l’adoption du code électoral de 2009 de la NCB ont entraîné un changement profond dans la manière de tenir les élections. En prévoyant que deux (2) candidats doivent résider dans l’une des deux communautés plus petites, le code électoral de la NCB a introduit le concept de représentation directe. Les défendeurs soutiennent que ce changement reflète l’avis de ses membres et fait valoir que la Cour devrait faire preuve de déférence à l’endroit du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale de la NCB.

Bien que je reconnaisse l’importance du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des défendeurs, la Cour a affirmé à maintes reprises que ce droit doit être exercé de manière conforme à la Charte. Le droit de décider qui sont les personnes qui représentent le mieux les intérêts des membres de la bande est entre les mains de chaque membre de la bande au moment des élections.

[Non souligné dans l’original. Renvois omis.]

[21]  Parallèlement, notre Cour a conclu que les restrictions fondées sur la résidence ne sont pas toutes inconstitutionnelles. Plus particulièrement, dans Clark c Conseil de bande de la Première Nation d’Abegweit, 2019 CF 721, le juge Favel a conclu que les restrictions au droit de vote et à l’exercice des fonctions de chef ou de conseiller dans le règlement électoral de la Première Nation d’Abegweit fondées sur la résidence contrevenaient aux droits à l’égalité énoncés à l’article 15. Cependant, bien qu’il ait conclu que les restrictions au droit de vote et à l’exercice des fonctions de conseiller n’étaient pas justifiées au regard de l’article premier, il a conclu que la condition de résidence à l’égard du poste de chef était justifiée et donc non contraire à la Charte : Clark, aux para 55 à 58, 66 à 74. Le juge Favel est arrivé à la conclusion suivante aux paragraphes 69 et 70, et 73 et 74 :

Pour ce qui est du poste de chef, maintenant, la Cour conclut que l’exclusion des membres hors réserve pour l’élection au poste de chef est justifiée. La Cour convient avec les défendeurs que, si elle conclut que l’exigence de résidence aux fins du vote est inconstitutionnelle, et qu’elle en arrive à la même conclusion pour ce qui est de l’exigence de résidence pour le poste de conseiller — comme c’est effectivement le cas —, alors l’exclusion des membres hors réserve du droit de se porter candidats au poste de chef constitue une atteinte minimale aux droits des membres de la Première Nation vivant hors réserve.

La Cour convient avec les défendeurs que les membres de la Première Nation ont le pouvoir et l’autorité inhérents de décider si un membre de la bande vivant hors réserve peut se présenter comme chef, et que cela relève, en définitive, de la gouvernance interne d’une Première Nation, à l’égard de laquelle la Cour doit faire preuve de déférence. […]

[…]

En l’espèce, le conseil de bande de la Première Nation, composé d’un chef et de deux conseillers, est relativement petit. Les membres de la Première Nation vivant hors réserve pourront dorénavant participer plus activement à la gouvernance de la Première Nation, s’ils choisissent de le faire, et il leur sera aussi possible non seulement de voter, mais également de se porter candidats à l’un des deux postes de conseiller.

Supprimer la partie de l’article 3 en cause de manière à permettre aux membres de la Première Nation vivant hors réserve de se porter candidats aux postes de conseiller, le poste de chef restant exclu, établit un équilibre approprié et respecte la déférence dont est empreinte la Cour à l’égard de la nature autonome de la Première Nation.

[Non souligné dans l’original.]

[22]  Le droit à l’autonomie gouvernementale et les droits à l’égalité énoncés dans la Charte soulèvent d’importantes questions relativement à la validité constitutionnelle des obligations de résidence imposées aux titulaires des fonctions des gouvernements des Premières Nations. D’autres questions soulevées par M. Linklater dans le cadre de la présente demande et dans les réponses présentées par Mme Thunder et de M. Jimmy devant le Tribunal, notamment l’application de la Charte et le rôle du référendum, sont également importantes et devront être évaluées lors de l’instruction de la présente demande. Pour l’instant, je suis convaincu que la demande soulève des questions sérieuses à juger.

[23]  J’inclus en l’espèce la question de savoir si le Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild avait compétence pour trancher la question constitutionnelle. Comme le Tribunal l’a souligné, la loi électorale de la Première Nation Thunderchild ne lui confère pas expressément la compétence de trancher des questions fondées sur la Charte. Toutefois, des questions sérieuses à juger sont soulevées, que ce soit du fait que le Tribunal ait néanmoins disposé de cette compétence implicitement – soit en vertu de la Charte, de la Thunderchild First Nation Constitution (constitution de la Première Nation Thunderchild) ou du Thunderchild First Nation Appeal Tribunal Act ou du fait que notre Cour ait la compétence d’accorder les réparations demandées par M. Linklater alors que le Tribunal n’a pas cette compétence.

[24]  Dans l’arrêt Perry c Première nation Cold Lake, 2018 CAF 73, la Cour d’appel fédérale a souligné qu’il existe une présomption selon laquelle un comité d’appel des Premières Nations a compétence pour trancher des questions de nature constitutionnelle, mais que cette présomption a été réfutée dans ce cas en fonction du libellé particulier de la loi électorale des Premières Nations de Cold Lake : Perry aux para 45 à 48. Dans la décision Awashish, le juge Grammond a conclu, en refusant la demande d’injonction de M. Awashish, que celui-ci pouvait présenter ses arguments fondés sur la Charte devant le comité d’appel, laissant entendre que ce dernier avait compétence pour examiner de tels arguments : Awashish, aux para 38 à 45. Il y a donc, à mon avis, une question sérieuse à juger quant à savoir si le Tribunal avait compétence pour trancher les arguments fondés sur la Charte présentés par M. Linklater et le gouvernement de la Première Nation Thunderchild.

[25]  Il a été satisfait à la première étape du critère de l’injonction interlocutoire.

B.  M. Linklater subirait-il un préjudice irréparable?

[26]  Comme l’a décrit la Cour suprême du Canada, la nécessité de démontrer que le préjudice est « irréparable » se rapporte à la nature du préjudice subi, et non à son ampleur. Il s’agit d’un préjudice qui ne peut être quantifié ou un préjudice auquel il ne peut être remédié du point de vue pécuniaire : RJR-MacDonald, à la page 341. M. Linklater prétend que l’élection d’un nouveau dirigeant dans le but de pourvoir le siège qu’il détenait lui causerait un préjudice irréparable.

[27]  Dans le contexte des élections des Premières Nations, notre Cour a reconnu que la suspension ou la destitution d’un conseiller ou d’un chef peut constituer un préjudice irréparable, car elle peut entraîner la perte de la capacité d’exercer un pouvoir politique ou la perte de prestige (voir la décision Awashish, au para 35, et les décisions qui y sont citées). En l’espèce, M. Linklater a déjà perdu son siège. Il ne demande pas d’être rétabli dans ses fonctions par la présente requête; il cherche à obtenir réparation, notamment, dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Toutefois, si un autre dirigeant est élu, M. Linklater pourrait être empêché d’agir à titre de dirigeant jusqu’aux prochaines élections à la fin de 2022, peu importe l’issue de la demande en l’espèce. Je suis d’accord avec M. Linklater pour dire que cela équivaudrait à un préjudice irréparable découlant de l’élection partielle elle-même, en plus du préjudice déjà subi à la suite de l’ordonnance le destituant de son siège de dirigeant.

[28]  Dans la décision Awashish, le juge Grammond a conclu qu’un préjudice irréparable ne peut être établi lorsqu’un demandeur dispose d’un recours efficace devant un autre tribunal établi en vertu des lois de la Première Nation : Awashish, aux para 36 à 45. Comme le juge Grammond l’a mentionné, le respect de l’autonomie gouvernementale exige que les litiges en matière de gouvernance soient d’abord tranchés par les instances décisionnelles autochtones : Awashish, au para 38, citant la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, au para 19.

[29]  Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le Tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild a déjà rendu sa décision et a statué qu’il n’avait pas compétence pour accorder une réparation fondée sur la Charte. En effet, la réparation que M. Linklater demande maintenant est une injonction pour contrer l’un des effets de la décision du Tribunal selon laquelle il n’a pas compétence. D’après les documents dont je dispose, aucun organisme établi en vertu de la constitution de la Première Nation Thunderchild ou des autres lois de la Première Nation Thunderchild ne pourrait rendre la décision demandée et accorder une réparation. Au contraire, le Tribunal semble avoir conclu qu’il n’avait d’autre choix que de destituer M. Linklater de ses fonctions et d’ordonner la tenue d’une nouvelle élection partielle en conséquence. Peu importe la décision qui sera ultimement rendue quant à la question de savoir si le Tribunal disposait ou non de cette compétence, je ne peux conclure sur la foi de la présente requête que M. Linklater disposait d’un autre recours qui constituerait une réparation adéquate.

[30]  Je conclus donc que M. Linklater a établi qu’il subirait un préjudice irréparable si l’injonction demandée n’était pas accordée.

C.  La prépondérance des inconvénients favorise-t-elle l’octroi de l’injonction?

[31]  La dernière étape du critère de l’injonction porte sur le préjudice que subirait M. Linklater si l’injonction n’était pas octroyée, et le préjudice que subiraient d’autres personnes si elle était octroyée. Cela comprend la prise en compte de l’intérêt public et d’autres « éléments particuliers » qui peuvent être pertinents dans les circonstances particulières d’un cas déterminé : RJR-MacDonald, aux pages 342 et 343.

[32]  Bien qu’aucune partie ne se soit opposée à la demande de M. Linklater, il a reconnu honnêtement que l’injonction qu’il demande aura des répercussions sur la gouvernance de la Première Nation Thunderchild. En particulier, la suspension de l’élection partielle signifierait que le Conseil de la Première Nation Thunderchild n’est pas à son plein effectif et que le gouvernement représentant les citoyens de la Première Nation ne les représente pas pleinement. Cela signifierait également que les autres citoyens qui sont éligibles au titre de la loi électorale de la Première Nation Thunderchild, dans son libellé actuel, ne pourraient pas se présenter aux élections pour représenter leur collectivité.

[33]  Il s’agit de questions importantes qui militent contre l’octroi de l’injonction. Je reconnais en particulier que l’élection partielle qui a été déclenchée se déroule conformément à une loi qui a été dûment promulguée par la Première Nation et qui n’a pas été modifiée lors du référendum de 2019. En même temps, ces questions sont tempérées par l’importance et le caractère sérieux de l’argument selon lequel l’obligation de résidence est discriminatoire et inconstitutionnelle. Une élection partielle dans le cadre du régime actuel exclurait au même titre la candidature des membres non résidents et soulèverait donc des préoccupations semblables à celles soulevées par M. Linklater concernant la représentation et la discrimination. De plus, j’estime que le remplacement de M. Linklater par un autre dirigeant signifierait que les membres du conseil de la Première Nation Thunderchild ne tiendraient peut-être pas compte de la volonté de l’électorat de la Première Nation Thunderchild exprimée lors de l’élection initiale, au moins jusqu’à la prochaine élection. Autre résultat possible : si une élection partielle est tenue et que la demande de M. Linklater est alors acceptée, il peut y avoir de l’incertitude, ou il peut y avoir annulation des résultats de l’élection partielle. Chacun de ces éléments causerait des difficultés et aurait une incidence négative sur la gouvernance de la Première Nation Thunderchild.

[34]  Comme l’a énoncé à juste titre le juge Grammond, le principe de l’autonomie gouvernementale des Autochtones comprend la prise de décisions par des décideurs autochtones sur les questions relatives aux Autochtones. Pour que ce principe soit reconnu de façon significative, l’intervention judiciaire dans les processus décisionnels autochtones doit être évitée autant que possible : Whalen, au para 19. En l’espèce, cette préoccupation est atténuée par la reconnaissance du fait que le gouvernement de la Première Nation Thunderchild ne s’oppose pas à l’injonction faisant l’objet de la présente requête et n’a pas fait valoir d’effet préjudiciable qui, selon lui, militerait contre l’octroi de l’injonction. En effet, le gouvernement de la Première Nation Thunderchild s’est opposé aux requêtes de Mme Thunder et de M. Jimmy devant le Tribunal, notamment pour des motifs fondés sur la Charte. De même, le Tribunal lui-même, dans le dernier passage reproduit au paragraphe  [8] ci-dessus, semble avoir mentionné que ce n’est que son évaluation des limites de sa compétence qui l’a empêché de rendre une décision sur les arguments de M. Linklater fondés sur la Charte. En d’autres termes, bien que notre Cour doive se montrer prudente lorsqu’elle rend des ordonnances qui pourraient supplanter la prise de décisions par les Autochtones, le Tribunal autochtone en l’espèce a conclu qu’il ne disposait pas de la compétence décisionnelle en la matière.

[35]  Les autres défendeurs, qui ont demandé la destitution de M. Linklater et la tenue d’une nouvelle élection partielle, n’ont pas non plus fait valoir de préjudice à leur égard ou à l’égard d’autres citoyens qui militerait à l’encontre de l’injonction.

[36]  Parmi les autres facteurs à prendre en considération dans le contexte du volet sur la prépondérance des inconvénients, mentionnons le fait que la présente demande, et donc la présente décision, surviennent quelque temps avant la date de l’élection partielle prévue pour la fin de septembre, mais seulement quelques jours avant la première date de vote par anticipation. Le fait de prononcer une injonction risque de perturber un processus électoral déjà en cours, mais toutefois moins que si l’élection partielle en tant que telle devait avoir lieu cette semaine. M. Linklater soulève également des préoccupations au sujet de la tenue d’une élection partielle en personne pendant la pandémie du COVID-19, en référence à la recommandation du ministre de Services aux Autochtones Canada de retarder les élections autochtones pendant la pandémie. Toutefois, le Tribunal, en rendant son ordonnance, et le gouvernement de la Première Nation Thunderchild, en prenant des dispositions pour l’élection partielle, auraient été conscients de la question de la pandémie et de la recommandation du ministre, et ils sont quand même allés de l’avant. Je n’accorde donc pas de poids à ces questions pour l’établissement de la prépondérance.

[37]  Dans l’ensemble, je conclus que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi de l’injonction demandée. M. Linklater subirait un préjudice particulier important à défaut d’une injonction, comme on le précise ci-dessus. Le préjudice lié à l’octroi de l’injonction découle d’intérêts plus généraux d’autonomie gouvernementale et de principes démocratiques. Ces derniers intérêts revêtent une importance fondamentale; toutefois, l’inquiétude selon laquelle on leur occasionnerait un préjudice important en reportant l’élection partielle est atténuée par les circonstances particulières de l’espèce.

V.  Conclusion

[38]  Je conclus donc que M. Linklater a satisfait aux trois volets du critère de l’injonction interlocutoire et qu’au vu de toutes les circonstances, l’octroi de l’injonction demandée est dans l’intérêt de la justice. Il est donc interdit au gouvernement de la Première Nation Thunderchild de poursuivre l’élection partielle pour le siège de dirigeant en remplacement de M. Linklater jusqu’à ce que la Cour ait statué sur la demande de contrôle judiciaire de M. Linklater.

[39]  M. Linklater a demandé qu’aucuns dépens ne soient adjugés, ou encore que les dépens suivent l’issue de la cause. Comme aucune des parties ne s’est opposée à la présente requête, j’ordonne qu’aucuns dépens ne soient adjugés relativement à la requête.


ORDONNANCE dans le dossier T-892-20

LA COUR ORDONNE :

  1. Il est par la présente interdit au gouvernement de la Première Nation Thunderchild de poursuivre l’élection partielle ou de tenir une telle élection pour pourvoir le poste laissé vacant par la destitution de Michael Linklater jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire en l’espèce soit tranchée ou qu’une autre ordonnance soit rendue par notre Cour.

  2. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-892-20

 

INTITULÉ :

MICHAEL LINKLATER c LE GOUVERNEMENT DE LA PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD ET AL

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE :

LE 16 SeptembRE 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Jeff Howe

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Dusty T. Ernewein

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE GOUVERNEMENT DE LA

PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Howe Legal Professional Corporation

Kenosee Lake (Saskatchewan)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

McKercher LLP

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LE DÉFENDEUR

LE GOUVERNEMENT DE LA

PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD

 

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