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Date : 20200820


Dossier : IMM-5653-19

Référence : 2020 CF 838

Ottawa (Ontario), le 20 août 2020

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

PHIDELINE JEAN

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Madame Phideline Jean demande le contrôle judiciaire d’une décision prise par la Section d’appel des réfugiés [SAR] le 27 août 2019. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi].

[2]  Toute cette affaire tourne autour de la crédibilité de la demanderesse qui aura prétendu rechercher la protection au Canada du fait de ses craintes d’exactions aux mains d’un individu qui est maintenant identifié comme étant « Docteur Jims ». Celui-ci entretiendrait des liens avec un groupe criminel nommé « Base Kosovo ».

I.  Les faits

[3]  La demanderesse est citoyenne d’Haïti. Elle a complété des études en médecine à Cuba et pratiquait sa profession en 2016. Cette pratique à Haïti aurait commencé en octobre 2013.

[4]  Les difficultés rencontrées par la demanderesse auraient débuté le 19 avril 2016 lorsque les dirigeants de l’hôpital où elle pratiquait l’auraient nommée chef du service de la maternité. Or, un autre médecin, un certain St-Hilaire Jims aurait été furieux d’une telle nomination qu’il aurait, semble-t-il, convoitée. Des pierres auraient été lancées dans la cour de l’hôpital le 22 avril 2016. Des menaces anonymes de mort et de viol auraient suivi. La demanderesse portait plainte auprès du Tribunal de Paix de Ferrier le 3 mai 2016; elle y identifiait ses agresseurs comme étant les médecins formés à Haïti qui s’opposent à ceux formés à Cuba. Aucune mention n’est faite d’une nomination à un poste de responsabilité. D’autre part, la demanderesse réfère à des bandits, sans les identifier non plus, qui lui auraient proféré des menaces et l’agressant physiquement « avec leur arme de pointe ».

[5]  Avec l’intensification des menaces, la demanderesse a quitté Haïti en février 2017 avant de se rendre à la frontière canadienne où elle faisait une demande de réfugiée en avril 2017.

[6]  Étant donné que la seule question qui soit devant la Cour est la crédibilité de la demanderesse et qu’elle demande le contrôle judiciaire de la décision de la SAR parce que les constatations de la SAR seraient déraisonnables, il importe de présenter les constats de la SAR, ce qui permettra d’élaborer davantage sur les faits qui ont été allégués par la demanderesse. On pourra ainsi décider si la décision est raisonnable à cet égard.

II.  La décision de la SAR

[7]  La décision de la SAR est articulée. Elle se déclare en accord avec la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui déclare ne pas croire « l’histoire » de la demanderesse. On y répertorie les raisons pour lesquelles la demanderesse voit la crédibilité de son récit minée quant à des éléments qui sont importants.

[8]  Ainsi, alors qu’elle prétend à des menaces reçues et à une multitude d’appels anonymes aussi menaçants, la nature des menaces et les raisons pour lesquelles on cherchait à s’en prendre à elle sont incohérentes. Dans son formulaire de la demande d’asile [FDA], Mme Jean déclarait recevoir des menaces anonymes à l’effet qu’on la tuerait, peu importe où elle se trouve en Haïti. Pourtant, devant la SPR, elle a plutôt parlé en termes d’une centaine d’appels la menaçant si elle retournait à un endroit spécifique, Trou-du-Nord, l’endroit où elle pratiquait la médecine où un certain Dr Jims convoitait son poste. C’est ainsi que c’est plutôt le retour possible là où elle pratiquait la médecine qui posait problème à ses persécuteurs qui, dit-elle, auraient préféré son absence, laissant le poste vacant. Cette incohérence a été présentée à la demanderesse qui a été incapable de fournir une explication qui puisse satisfaire.

[9]  De même, la demanderesse se contredit sur l’identité de ses persécuteurs. Devant la SPR, c’est un collègue de l’hôpital du Trou-du-Nord (Dr Jims) qui la menaçait puisqu’il convoitait le poste qu’elle avait obtenu au département de la maternité. Or, lorsqu’elle est arrivée au Canada et dans une plainte qu’elle a déposée devant un tribunal haïtien, Mme Jean a plutôt identifié ses persécuteurs comme étant l’ensemble des médecins ayant étudié en Haïti. On aura compris que ces médecins haïtiens en avaient contre la demanderesse parce qu’elle avait fait ses études à Cuba. Encore ici, la demanderesse a été invitée à expliquer ce qui apparaît comme étant une contradiction. L’explication donnée était que le Dr Jims aurait menacé d’incendier la maison de ses parents si la demanderesse référait à lui nommément et, au point d’entrée, ce serait le froid et le stress qui expliqueraient le silence de la demanderesse. La SAR note que l’identité du persécuteur est au cœur de la demande d’asile : c’est le Dr Jims qui prétendument aurait voulu s’en prendre à la demanderesse, ce qui bien sûr actualise la menace personnellement reçue. Il y a une différence significative entre prétendre que des médecins haïtiens sont ses persécuteurs et l’identification d’une personne avec une motivation particulière.

[10]  Devant la SPR, la demanderesse a indiqué qu’un patient à l’hôpital où elle pratiquait en 2014 aurait été un membre d’un gang appelé « Base Kosovo »; des membres d’un groupe rival se seraient introduits à l’hôpital lui cherchant noise. C’est à cause de cet incident que la demanderesse dit pouvoir reconnaître des membres de « Base Kosovo ». Pourtant, dans son FDA, c’est l’inverse qui était allégué : des membres du gang « Base Kosovo » se seraient introduits dans l’hôpital pour s’attaquer à un patient. L’explication donnée par la demanderesse à l’audition devant la SPR a été qu’il y avait deux patients. Comme on le voit, cette explication ne fait, en fin de compte, qu’ajouter à l’incohérence.

[11]  La SAR a aussi relevé que la demanderesse, alors qu’elle prétendait à des menaces soutenues (une centaine d’appels menaçants anonymes) n’a quitté Haïti que le 9 février 2017, à destination des États-Unis. Elle est venue au Canada faire une demande d’asile plus de deux mois plus tard, soit le 18 avril 2017. Qui plus est, elle aurait fait plusieurs voyages à Cuba et en République Dominicaine entre avril 2016 et février 2017 pour échapper aux menaces; elle retournait à chaque fois à Haïti, espérant que les choses iraient mieux. Cela, selon la SAR, n’est pas un comportement d’une personne craignant pour sa vie. Il s’agit là, selon la SAR, d’un facteur à prendre en considération dans l’évaluation d’une demande d’asile (Décision de la SAR, para 33). La SAR écrit au paragraphe 34 de sa décision :

[34]  En l’espèce, étant donné les nombreuses menaces de mort et de viol qu’elle affirme avoir reçues à partir d’avril 2016 et de la centaine d’appels anonymes la menaçant de mort qu’elle dit avoir reçus au Cap-Haïtien, sa ville de refuge, rester en Haïti pour travailler est un comportement incompatible avec celui d’une personne craignant pour sa vie et sa sécurité dans son pays. Pour ma part, étant donné la gravité des menaces, la dangerosité de son agent persécuteur ou du préjudice allégué, un homme ayant des contacts politiques au sein de parti au pouvoir le PHTK et ayant pour acolytes le gang criminel Base Kosovo, j’estime qu’avoir attendu au 9 février 2017 pour quitter son pays entache la crédibilité de l’appelante. La conclusion de la SPR est correcte.

La SAR n’accepte pas ses explications de son retour en son pays de nationalité après avoir quitté pour Cuba ou la République Dominicaine à cause des menaces qui lui avaient été proférées. Pour la SAR, la gravité des menaces alléguées et du risque allégué à sa vie dans son pays sont telles que cette explication est défaillante.

III.  Arguments et analyse

[12]  La décision dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] établit que la cour de révision « doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci : Dunsmuir, par. 47 et 74; Catalyst, par. 13 » (para 99). Le fardeau est bien sûr sur les épaules d’un demandeur qui doit démontrer le caractère déraisonnable de la décision du tribunal administratif. De fait, ce ne sera pas n’importe quelle lacune qui pourrait faire en sorte qu’une décision soit jugée déraisonnable. Il faut que la cour de révision soit convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision […]. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (para 100).

[13]  Comme la Cour le note dans Vavilov, un manque de logique interne ou une décision qui serait indéfendable sous certains rapports étant donné les contraintes factuelles et juridiques ayant une incidence sur la décision mènerait à une conclusion que la décision est déraisonnable. Ainsi, il eut fallu que la demanderesse démontre un raisonnement intrinsèquement incohérent ou que la décision est indéfendable. Il convient d’ajouter qu’il continue d’exister une certaine déférence à l’endroit des décisions d’un tribunal administratif. On lit au paragraphe 75 de Vavilov ce qui suit :

[75]  Nous signalons que la manière dont nos collègues abordent le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne diffère pas fondamentalement de la nôtre. Nos collègues affirment que les cours de révision devraient respecter les décideurs administratifs et leur expertise spécialisée; ne devraient pas se demander comment elles auraient elles-mêmes tranché une question; et devraient se concentrer sur la question de savoir si la partie demanderesse a démontré le caractère déraisonnable de la décision : par. 288, 289 et 291. Nous sommes du même avis. Comme nous le mentionnons déjà au par. 13, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour point de départ la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct des décideurs administratifs. […]

[14]  La prétention de la demanderesse est essentiellement de dire qu’elle est en désaccord avec la compréhension qu’ont eu la SPR et la SAR. Ce qui fait défaut, ceci dit avec égard, c’est une explication en quoi la décision de la SAR ne rencontre pas les exigences de la justification, de l’intelligibilité et de la transparence. La demanderesse déclare avoir amplement démontré une crainte raisonnable (factum, para 7); mais bien davantage est requis pour qui porte le fardeau de démontrer qu’une décision est déraisonnable. Ainsi, on allègue une culture de la vengeance qui existe en Haïti, la corruption et le manque de suivi des autorités haïtiennes. Si tant est que cela ait pu suffire ce qui est loin d’être acquis, aucune preuve n’est offerte à cet égard. Au mieux, la demanderesse dit avoir déposé plainte ce qui, comme chacun le sait, ne corrobore en rien les allégations puisqu’il ne s’agit pas d’une preuve indépendante et cela n’établit pas le risque prétendument présent. En fin de compte, la demanderesse n’a pas établi de quelque manière en quoi la décision de la SAR pourrait être déraisonnable outre que de maintenir que son récit est véridique.

[15]  Les contradictions et incohérences dans les versions fournies par la demanderesse étaient bel et bien présentes et on ne saurait accepter que la SAR n’était pas justifiée de conclure comme elle l’a fait; ses motifs de décision fournissent intelligibilité et transparence.

[16]  La demanderesse a fait grand état que son retard à quitter Haïti, malgré ce qu’elle présentait comme étant des menaces persistantes, ne devrait pas constituer un obstacle automatique à la présentation d’une demande d’asile, que des raisons peuvent exister pour expliquer un tel retard. Or, personne ne prétend que la crainte subjective de persécution soit déterminante en l’espèce. Il ne s’agit, au mieux, que d’un autre élément qui vient s’ajouter.

[17]  La SAR peut tirer des conclusions sur la crédibilité qui seront basées sur les invraisemblances, le sens commun et la raison. Mais les inférences doivent être raisonnables et formulées en termes clairs et explicites. De même, il ne faut pas faire un examen microscopique pour chercher à trouver des incohérences aussi minimes soient-elles. En notre espèce, tant la SPR que la SAR en sont venues à la même conclusion, la SAR ayant écouté l’enregistrement de l’audience qui a eu lieu devant la SPR. La décision sous étude explique clairement, selon moi, les raisons pour lesquelles la crédibilité était minée. En ces matières, le fardeau de la preuve est primordial. C’est à une demanderesse de convaincre de la raisonnabilité. La cour de révision ne substitue pas son jugement à celui du tribunal administratif : elle en contrôle la raisonnabilité. C’eut été pour la demanderesse de démontrer en quoi cette conclusion de la SAR était déraisonnable, ce qu’elle n’a pas fait.

[18]  En conséquence, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Comme les parties, je conviens qu’il n’y a pas de questions graves d’importance générale qui doivent être certifiées.


JUGEMENT au dossier IMM-5653-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5653-19

INTITULÉ :

PHIDELINE JEAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ontario) ET MONTRÉAL (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 AOÛT 2020

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 20 août 2020

COMPARUTIONS :

Sandra Palmieri

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

Ludovic Sirois

Pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocate

Montréal (Québec)

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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