Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200908


Dossier : IMM-5833-19

Référence : 2020 CF 886

Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2020

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

BALDWIN AOSTE CILIUS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [SAR] le 4 septembre 2019. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi].

I.  Les faits

[2]  Les faits dans cette affaire sont simples. Le demandeur est arrivé au Canada le 31 janvier 2017 et il demandait l’asile au pays le 7 février 2017. Il avait auparavant obtenu un visa de visiteur de l’ambassade du Canada à Haïti le 5 août 2016. Le seul incident pour lequel le demandeur recherchait l’asile au Canada s’est produit durant la nuit du 30 avril au 1er mai 2016, alors que la maison familiale a fait l’objet d’une invasion de domicile. Le demandeur et ses parents se sont réfugiés derrière une porte barricadée et il n’y aurait eu aucun contact avec les effracteurs.

[3]  Comme on le verra, il y a bien peu de détails au sujet de cette invasion de domicile. Ainsi, il n’a pas été soutenu que la demande d’asile puisse être fondée sur l’article 96 de la Loi puisque celle-ci requiert des motifs précis en vertu desquels on pourrait craindre avec raison d’être persécuté. C’est plutôt l’article 97 de la Loi qui est invoqué. Il se lit de la façon suivante :

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

II.  La décision dont contrôle judiciaire est demandé

[4]  Essentiellement, le demandeur, un citoyen haïtien, cherchait à interjeter appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui avait rejeté sa demande d’asile parce que les prétentions n’avaient pas été établies de manière crédible. La prétention était que le demandeur voyait sa vie menacée à la suite de l’incident du 30 avril 2016. En effet, il dit craindre d’être enlevé ou tué parce que son père est substitut du commissaire du gouvernement auprès du Tribunal de Croix-des-Bouquets.

[5]  Selon les allégués du demandeur, l’attaque du 30 avril aurait été perpétrée par des criminels que son père a poursuivis en justice. La vengeance pourrait être la motivation de ces personnes. Mais ce qui fait cruellement défaut aux dires tant de la SPR que de la SAR est une preuve de ces allégués.

[6]  La SAR me semble-t-il entérine les raisons pour lesquelles la SPR a rejeté la demande du demandeur. On peut lire au paragraphe 8 de la décision de la SAR ce qui suit :

[8]  La décision rejetant la demande d’asile est fondée, entre autres, sur les facteurs suivants :

  L’appelant a offert un témoignage vague au sujet de l`entrée par effraction dans la maison familiale. De plus, il n’a pas établi que cet incident est lié d’une quelconque façon au travail de son père;

  Les déclarations de l’appelant selon lesquelles l’entrée par effraction est un acte de vengeance sont une hypothèse. Selon la SPR, cette supposition est fondée sur des éléments de preuve anecdotiques relatifs à des incidents semblables ainsi que sur une coupure de presse (pièce P 7);

  L’appelant a témoigné qu'après cet incident, ni lui ni sa famille n’ont eu des problèmes. Son père vit toujours dans sa résidence et il continue de vaquer à ses activités professionnelles. Quant à sa mère, elle va et vient entre les États-Unis et Haïti;

  Le fait que l’appelant ait tardé à quitter Haïti n’est pas le comportement de quelqu'un qui craint pour sa sécurité.

[7]  La SAR constate d’entrée de jeu que le demandeur devait établir que le risque auquel il serait probablement exposé s’il retourne dans son pays d’origine est différent du risque généralisé auquel sont exposés les Haïtiens. La preuve présentée par le demandeur faisait en sorte que la décision de la SPR s’imposait. Pour la SAR, la SPR a eu raison de décider qu’il n’a pas été établi de manière probante que les effracteurs qui ont tenté de s’introduire étaient motivés par la vengeance. De fait, le narratif du demandeur quant aux raisons de l’invasion de domicile relève de l’hypothèse.

[8]  En effet, malgré cet incident du 30 avril 2016, la famille a continué de résider à la même adresse et à vaquer à ses occupations habituelles. De fait, il appert que les membres de la famille n’ont rencontré aucun autre problème de cet acabit par la suite. Il en résulte que la preuve ne révèle pas qu’il s’agit là d’autre chose que d’un incident isolé. Ainsi, de conclure la SAR :

[24]  Pour ces raisons, je conclus que l’appelant n’a pas établi d’une quelconque manière que l’incident qui s’est produit en avril 2016 est lié au travail de son père. Il n’a pas établi qu’il est plus probable que le contraire qu’il serait personnellement exposé à un risque différent du risque généralisé auquel les autres Haïtiens sont exposés en raison de l’insécurité qui prévaut au pays.

III.   Arguments et analyse

[9]  Il est convenu que la norme de révision est celle de la décision raisonnable. La jurisprudence à l’égard des décisions de la SAR est constante et la décision de la Cour suprême dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] n’a rien changé. De fait, il y est confirmé que le cadre d’analyse « repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Les cours de révision ne devraient déroger à cette présomption que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (para 10).

[10]  Il continue d’y avoir une obligation pour les cours de révision de faire preuve de retenue judiciaire. Tel qu’on peut le lire au paragraphe 75 de la décision, il y a lieu de faire preuve de retenue judiciaire et de respecter le rôle distinct des décideurs administratifs (voir aussi tout particulièrement les paras 13 et 14). Les apanages de la décision raisonnable continuent d’être la justification, la transparence et l’intelligibilité et de voir si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celles-ci (Vavilov, para 99). C’est ainsi que toute lacune ne saurait donner ouverture à une décision d’une cour de révision. Non seulement le fardeau est sur les épaules du demandeur, mais il doit convaincre de la présence de lacunes graves dans la décision attaquée. Je cite le paragraphe 100 de Vavilov :

[100]  Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable.

Un manque de logique interne, ou une incohérence pourra vicier le raisonnement. Il en sera de même d’une décision indéfendable. C’est donc à ce fardeau auquel le demandeur est convié.

[11]  Or, l’argument du demandeur est court. Il repose sur des suppositions qui ne sont pas soutenues par quelque preuve indépendante que ce soit. Outre ce que déclare le demandeur, on ne trouve rien qui donne à penser que la motivation pour l’invasion de domicile pourrait être la vengeance. Il n’y a pas plus de preuve que le demandeur pourrait être la victime de vengeance plutôt que son père, si tant est qu’il y ait vengeance en l’espèce. À son factum, le demandeur parle en termes du modus operandi des intrus (factum, para 16) qui expliquerait qu’il s’agissait là de représailles. On ne sait pas pourquoi. Il ne suffit pas de déclarer. Il faut convaincre du caractère déraisonnable de la décision. En l’espèce, il n’y a rien qui supporte les avancées du demandeur voulant que ce soit le travail de substitut de commissaire du gouvernement de son père qui soit à la base de l’attaque du domicile de celui-ci le 30 avril 2016. S’il est possible que des menaces aient été proférées par le passé à l’endroit du père du demandeur, celui-ci ne les a pas prises au sérieux et il n’aura été victime d’aucune autre telle attaque tant avant le 30 avril 2016 qu’après. Comme l’ont indiqué tant la SPR que la SAR, nous sommes dans le domaine des hypothèses.

[12]  Au mieux, le demandeur argue qu’il « n’est pas improbable l’arrivée d’un acte de vengeance contre celui qui, au sein du système de justice, fait obstacle aux agissements illégaux de certaines personnes » (factum, para 22). La spéculation ne suffit pas.

[13]  Le demandeur ajoute à son hypothèse de travail « la forte possibilité que les bandits soient des tueurs à gages, agissant par contrat, mandatés ainsi par les ennemis de son père […] » (factum, para 24). On ne peut pas voir en quoi le fait que la SAR n’a pas donné suite aux prétentions du demandeur soit déraisonnable : celles-ci sont hypothèses et spéculations.

[14]  Le demandeur cherche aussi à contrecarrer les constats de la SAR quant à son comportement et celui de sa famille après l’incident. Ainsi, il dit avoir résidé hors la résidence familiale après le 1er mai 2016; quant à son père, il circulait avec chauffeur d’un véhicule de fonction dont les fenêtres étaient teintées et sa mère passait des périodes de temps aux États-Unis. Enfin, s’il n’a quitté son pays d’origine qu’en janvier 2017, quelques neuf mois après l’incident du 30 avril, c’est qu’il fallait obtenir un visa et que son père subventionne le billet d’avion le menant à Montréal.

[15]  Les arguments du demandeur ne tiennent pas compte de certaines réalités qui sont apparues dans la preuve. Ainsi, la mère du demandeur semble n’avoir fait que continuer depuis 2016 ses allers-retours entre les États-Unis et Haïti qui avaient commencé en 2007. Le témoignage du demandeur est équivoque et aucun élément de preuve relativement à la mère n’est présent au dossier. Ainsi on en connaît très peu sur ces allers-retours et sur le statut de la mère aux États-Unis. Ces allers-retours ne semblent pas être fonction de l’incident d’avril 2016 mais sont plutôt dans la continuité de ce qui existait déjà.

[16]  Quant aux séjours du demandeur à l’extérieur du domicile familial, ils ne sont pas nouveaux. Cet arrangement était en place depuis avril 2015, tel qu’il appert de son formulaire d’immigration, continuant de faire la navette entre deux villes. De fait, sa présence pour faire du bénévolat dans cette autre ville que Port-au-Prince avait pour motivation d’obtenir éventuellement un contrat. Quant à l’utilisation de fenêtres teintées pour les voitures, le demandeur lui-même a constaté devant la SPR que ceux qui travaillent pour l’état en Haïti ont des voitures aux fenêtres teintées. Enfin, l’attente de neuf mois s’explique bien sûr en partie par le délai requis pour obtenir un visa de visiteur au Canada. Mais on comprend mal la justification avancée par le demandeur qu’il devait être subventionné par son père alors même que celui-ci avait des économies de près d’un million de dollars. Pour dire les choses autrement, l’impression laissée voulant que le père du demandeur devait amasser les sommes nécessaires pour payer un billet d’avion n’est pas juste.

[17]  Ainsi, le portrait qui émergeait pour la SAR est celui d’un témoignage sur l’incident du 30 avril 2016 qui ne comportait que des spéculations ou hypothèses au sujet des raisons de l’invasion de domicile alors même que le demandeur n’a pu fournir des détails sur ce qui aurait été dit ou fait étant donné qu’il reconnaît n’avoir rien vu. La décision de la SAR est essentiellement fondée sur la constatation qu’il « n’a pas été établi de manière probante que les bandits qui ont tenté de s’introduire chez lui ont agi par vengeance » (décision de la SAR, para 19). Le fait que depuis l’incident les membres de la famille ont continué leurs activités (décision de la SAR, para 21) n’est pas sans importance. Essentiellement, la SAR n’a pas cru à l’hypothèse de la vengeance.

[18]  Il ne s’agit aucunement de minimiser la crainte qui est générée chez une victime d’une invasion de domicile. Ce qui importe cependant c’est d’établir un risque prospectif. Un seul incident au sujet duquel les détails manquent, sans que l’on puisse prouver qu’il s’en est suivi des conséquences, laisse au décideur administratif peu de place pour se satisfaire qu’un demandeur satisfasse aux prescriptions de l’article 97 de la Loi.

[19]  Le fait que, à l’évidence, le demandeur a continué après le 30 avril 2016 à vaquer aux mêmes occupations qu’il avait depuis avril 2015 ne favorise pas une conclusion différente.

[20]  Il en résulte que le fardeau qui était celui du demandeur n’a pas été déchargé devant cette Cour. Le demandeur devait convaincre la cour de révision que la décision rendue était déraisonnable. Ça n’a pas été le cas. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Les parties conviennent et la Cour est d’accord qu’il n’y a dans cette affaire aucune question sérieuse de portée générale qui doive recevoir certification.


JUGEMENT au dossier IMM-5833-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5833-19

INTITULÉ :

BALDWIN AOSTE CILIUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR téléconférence ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET MONTRÉAL (qUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 SEPTEMBRE 2020

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 SEPTEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Félix F. Ocana Correa

Pour le demandeur

Caroline Doyon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.