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Date : 20200903


Dossier : IMM-4332-19

Référence : 2020 CF 881

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

VASYL VYSHNEVSKYY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’instance

[1]  M. Vasyl Vyshnevskyy demande le contrôle judiciaire, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que M. Vyshnevskyy avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable en Ukraine. Ainsi, il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention, selon l’article 96, ou qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi.

II.  Faits

[2]  M. Vyshnevskyy est un citoyen de l’Ukraine qui vient de la ville de Ternopil, dans la région occidentale du pays.

[3]  En 2005, il a démarré sa propre entreprise de vente de camions d’occasion. En 2007, il a été abordé par un gang de criminels local qui voulait lui extorquer de l’argent en contrepartie de sa protection et lui a promis que son entreprise serait à l’abri des autres gangs. M. Vyshnevskyy versait encore des paiements de protection quand, en 2008, le gang de criminels lui a demandé de verser des sommes plus élevées. En juillet 2008, comme M. Vyshnevskyy ne pouvait payer que la somme initiale, le gang de criminels l’a battu gravement et a fini par lui demander des paiements de protection encore plus importants.

[4]  En octobre 2008, comme M. Vyshnevskyy se trouvait à nouveau dans l’incapacité de verser la somme demandée par le gang de criminels, il a subi une autre violente volée de coups aux mains de ses agresseurs. À la suite de cette agression, en décembre 2008, M. Vyshnevskyy a dû fermer les portes de son entreprise; toutefois, il a réussi à planquer sur le terrain d’un ami deux camions qu’il n’avait pas encore vendus. M. Vyshnevskyy a ensuite commencé à travailler comme peintre.

[5]  En janvier 2009, des membres du gang de criminels ont continué à harceler M. Vyshnevskyy et à le menacer de conséquences, s’il ne payait pas l’argent qu’il leur devait avant la fermeture de son entreprise. Il a présenté une plainte à la police, mais en vain. Peu après, le chef du gang de criminels a fait clairement savoir à M. Vyshnevskyy qu’il était au courant qu’il s’était adressé à la police et, par conséquent, le paiement d’extorsion exigé a été multiplié par trois.

[6]  M. Vyshnevskyy ne pouvait pas payer les sommes d’argent exorbitantes exigées et il a subi d’autres volées de coups aux mains de ces criminels en juillet et en septembre 2009. M. Vyshnevskyy a été forcé de vendre sa propre voiture et d’emprunter de l’argent à des amis dans le but de payer ce qu’il pouvait au gang de criminels.

[7]  M. Vyshnevskyy affirme qu’en janvier 2010, le gang de criminels a pillé son domicile, pris tous les objets de valeur et l’a battu de nouveau. Quelques semaines plus tard, M. Vyshnevskyy a reçu un appel de personnes affirmant être membres de l’unité de lutte contre le crime organisé de la police, auprès de qui il avait déposé une plainte officielle. Des membres de cette unité sont venus au domicile de M. Vyshnevskyy et l’ont interrogé. Il leur a raconté toute son histoire, y compris le fait qu’il lui restait deux camions non vendus sur le terrain d’un ami.

[8]  Peu après, les policiers ont trouvé et confisqué les deux camions non vendus, ce qui a amené M. Vyshnevskyy à croire que la police était de connivence avec le gang de criminels qui lui extorquait de l’argent. Cet événement a eu pour seul effet d’enrager le chef du gang de criminels qui, lorsqu’il a appris l’existence des deux camions non vendus, a proféré d’autres menaces à l’endroit de M. Vyshnevskyy.

[9]  En février 2010, craignant pour sa vie, M. Vyshnevskyy est allé séjourner chez un ami, à Kozova, situé à environ 40 kilomètres de Ternopil. Les efforts déployés par M. Vyshnevskyy pour obtenir l’aide des autorités n’ont donné aucun résultat; il a adressé une lettre au bureau du procureur, mais, encore une fois, en vain. Les menaces se sont poursuivies.

[10]  En avril 2010, l’ex-épouse et la fille de M. Vyshnevskyy ont reçu la visite étrange de personnes menaçantes prétendant être des agents de police, qui leur ont posé des questions sur les allées et venues de M. Vyshnevskyy. Craignant pour leur vie, son ex-épouse et sa fille ont dû quitter leur domicile.

[11]  En mai 2010, après que M. Vyshnevskyy est retourné à son logement de Ternopil, le gang de criminels l’a enlevé, battu et torturé. La raison pour laquelle il y est retourné n’est pas claire; toutefois, le gang a exigé que M. Vyshnevskyy vende son logement pour rembourser sa dette. Les membres du gang lui ont également dit qu’ils avaient trouvé son ex-épouse et sa fille et l’ont menacé de leur faire du mal s’il ne se pliait pas à leurs exigences.

[12]  M. Vyshnevskyy a choisi de ne pas vendre son logement et, en juillet 2010, est allé se cacher chez un autre ami, à Berejany, ville située à environ 55 kilomètres de Ternopil, où M. Vyshnevskyy avait fait ses études postsecondaires en 1983 après son service militaire. Il a commencé à se préparer à quitter l’Ukraine. Avec l’aide d’un agent, il s’est rendu en Italie en septembre 2010; le 4 octobre 2010 suivant, il a pris l’avion à destination du Canada, où il a demandé l’asile dès son arrivée.

[13]  L’audience initiale relative à la demande d’asile de M. Vyshnevskyy a eu lieu en décembre 2013 et en février 2014, et, à la suite de ces séances sa demande a été refusée au motif d’un manque de crédibilité et de l’existence d’une PRI viable à Odessa, une grande ville d’environ un million de personnes située à environ 675 kilomètres au sud-est de Ternopil.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[14]  La SPR a d’abord établi que la crainte de M. Vyshnevskyy était liée au gang de criminels, que sa demande d’asile n’avait aucun lien avec l’un des cinq motifs reconnus dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU [la Convention] et qu’il n’avait donc pas qualité de réfugié au sens de la Convention, conformément à l’article 96 de la Loi. M. Vyshnevskyy ne conteste pas cette conclusion.

[15]  Par conséquent, la SPR a procédé à un examen de la demande d’asile au titre de l’article 97 de la Loi. M. Vyshnevskyy a fait valoir qu’il serait ciblé partout en Ukraine parce que la corruption est répandue d’un bout à l’autre du pays. La SPR a établi que la menace posée par le gang de criminels en question représentait un risque généralisé et local et que la crainte continue de M. Vyshnevskyy reposait quelque peu sur des hypothèses, car les événements en question avaient eu lieu neuf ans plus tôt. Plus particulièrement, la SPR a souligné que M. Vyshnevskyy n’avait pas été menacé lorsqu’il restait chez son ami à Berejany.

[16]  Par conséquent, la SPR a conclu que M. Vyshnevskyy n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

IV.  Questions en litige

[17]  Le demandeur soulève un certain nombre de questions. Toutefois, à mes yeux, il n’y en a que deux à examiner : la première consiste à établir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale du fait que la SPR n’a pas proposé Odessa comme PRI avant le début de l’audience, et la deuxième, si la décision de la SPR concernant la viabilité de la PRI était raisonnable.

V.  Norme de contrôle

[18]  En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, même si la norme de contrôle pourrait être « particulièrement bien reflété[e] dans la norme de la décision correcte […] à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée ». Le tribunal doit simplement établir « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » et se demander « si un processus juste et équitable a été suivi » (Chemin de fer canadien pacifique limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54).

[19]  Pour ce qui est de la viabilité de la PRI, tout comme moi, les parties conviennent du fait que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 16).


 

VI.  Dispositions législatives pertinentes

[20]  L’article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi sont ainsi libellés :

Définition de réfugié

Convention refugee

 

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Personne à protéger

 

Person in need of protection

 

97(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

VII.  Question de l’équité procédurale

[21]  Je conclus que la SPR n’a pas manqué à l’équité procédurale en ne proposant pas Odessa comme PRI viable avant que M. Vyshnevskyy participe à son audience. Les demandeurs doivent être prêts à traiter la question des PRI au moment de l’audience (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu]; Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), 1991 CarswellNat 162, au para 12 (WL Can) [Rasaratnam]).

[22]  Dans la décision Alkhoury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 153 [Alkhoury], le juge Pentney a répété que l’existence d’une PRI est une question qui est toujours à l’examen lors d’une audience relative à une demande d’asile (Alkhoury, au para 13). En concluant que la procédure dans son ensemble était équitable, le juge Pentney a souligné que « l’avocat de la demanderesse principale a eu l’occasion d’approfondir la question à l’audience, soit en posant d’autres questions, soit en présentant d’autres éléments de preuve, soit en présentant des observations, soit en demandant l’autorisation de présenter d’autres éléments de preuve ou d’autres observations après l’audience » (Alkhoury, au para 15).

[23]  Dans le même ordre d’idées, en l’espèce, la SPR a répondu aux exigences de l’équité procédurale, car elle a proposé Odessa comme PRI viable dès le début de l’audience et donné au demandeur la possibilité de répondre (Tariq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1017, aux para 25 à 29; Figueroa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 521, aux para 15, 24 à 38 et 56). La SPR a également expliqué de façon rationnelle pourquoi elle considérait Odessa comme une PRI.

[24]  Quoi qu’il en soit, M. Vyshnevskyy n’a pas soulevé la question de l’équité procédurale au moment où la PRI lui a été proposée à l’audience devant la SPR; il n’a pas non plus présenté d’éléments de preuve supplémentaires après l’audience pour montrer qu’Odessa n’était pas une option viable avant que la SPR ait rendu sa décision.

VIII.  Analyse

[25]  Il est important de mentionner que la crédibilité de M. Vyshnevskyy n’est pas en cause. La SPR n’a pas remis en question la véracité de sa version des faits quant à ce qu’il a subi aux mains du gang de criminels.

[26]  Le critère applicable à une PRI viable a récemment été établi dans la décision Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799, où le juge McHaffie a déclaré ce qui suit :

[Traduction]

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux para 10 à 12

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au para 15. Lorsque l’existence d’une PRI est soulevée, il incombe au demandeur de démontrer qu’elle n’est pas viable : Thirunavukkarasu, aux pages 594 et 595.

[Non souligné dans l’original.]

A.  Premier volet du critère applicable à la PRI – risque de persécution à Odessa

(1)  Le temps qui s’est écoulé

[27]  M. Vyshnevskyy fait valoir que la conclusion de la SPR fondée sur les neuf années qui s’étaient écoulées est déraisonnable. Il soutient qu’il a présenté sa demande d’asile dans les délais prescrits – dès son arrivée au Canada – et qu’une première décision a été rendue en mars 2014 par la SPR qui a refusé sa demande d’asile. Il ajoute qu’il a obtenu gain de cause en appel de cette décision et qu’une nouvelle audience devant la SPR avait été fixée en 2019. Par conséquent, même si l’appréciation du risque est prospective, M. Vyshnevskyy affirme qu’il était raisonnable pour lui de formuler des hypothèses quant à l’existence continue du risque de persécution, même si neuf années s’étaient écoulées depuis son départ de l’Ukraine.

[28]  De plus, M. Vyshnevskyy fait valoir que, puisqu’il a été considéré comme un témoin crédible, il est le mieux placé pour évaluer de façon raisonnable le risque auquel il serait exposé s’il retournait en Ukraine. M. Vyshnevskyy affirme que, dans les circonstances, il est le seul à pouvoir raisonnablement comprendre véritablement la nature du gang de criminels, la façon dont il mène ses activités partout en Ukraine et la probabilité qu’il continue à le poursuivre même s’il déménageait à Odessa.

[29]  Enfin, M. Vyshnevskyy fait valoir que la SPR a formulé une hypothèse sans aucun appui ni aucune analyse ou justification quand elle a conclu que « le gang en question n’aurait pas la motivation, les moyens ou le désir de tenter de retrouver le demandeur d’asile à l’heure actuelle. »

[30]  Je ne peux pas souscrire à l’opinion de M. Vyshnevskyy.

[31]  Tout d’abord, la SPR n’a pas laissé entendre que M. Vyshnevskyy était resté illégalement au Canada tout au long des neuf années où il y a séjourné et qu’elle ne lui a pas non plus reproché d’une quelconque manière la durée du traitement de sa demande d’asile. La SPR a simplement tenu compte du temps qui s’était écoulé dans le cadre de son analyse de la probabilité que le gang de criminels continue à avoir intérêt à le poursuivre. De fait, durant son audience devant la SPR, quand la commissaire lui a demandé pourquoi, après neuf ans, il pensait que le gang de criminels souhaiterait encore le poursuivre, il s’est contenté de répondre « qu’il y a de la corruption en Ukraine ».

[32]  De plus, je ne peux pas souscrire à l’opinion selon laquelle, puisque M. Vyshnevskyy a été considéré comme un témoin crédible, il était le mieux placé pour évaluer le risque prospectif de persécution auquel il serait exposé s’il devait retourner en Ukraine. Il doit tout de même s’acquitter du fardeau de présenter « une preuve réelle et concrète » de la situation qui mettrait en péril sa vie et sa sécurité dans la PRI (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164, au para 15; Ohwofasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 266, aux para 23 et 28; Onuwavbagbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 758, au para 21). Selon la SPR, il ne l’a pas fait.

[33]  En l’espèce, M. Vyshnevskyy n’a présenté aucun élément de preuve objectif établissant que le gang de criminels s’intéresse encore à lui. De plus, la fille de M. Vyshnevskyy vit actuellement à Ternopil, dans le logement que M. Vyshnevskyy avait refusé de vendre quand le gang de criminels l’avait pressé de le faire et même si ce gang avait dit à M. Vyshnevskyy qu’il ferait du mal à sa fille s’il ne payait pas la somme exigée. Rien ne permet de confirmer que cette dernière a été poursuivie ou qu’elle a eu des problèmes avec le gang de criminels depuis que M. Vyshnevskyy a quitté l’Ukraine.

[34]  Comme l’a déclaré la juge Kane : « le fait que [le] témoignage [de M. Vyshnevskyy] soit crédible concernant [sa] peur n’atténue pas l’exigence de fournir suffisamment de preuves objectives » (Iyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 67, au para 37 [Iyere]).

[35]  Dans les circonstances, il était certainement raisonnable pour la SPR d’avoir déterminé que les neuf années qui s’étaient écoulées depuis les terribles événements étaient une considération pertinente sous le régime de l’article 97 de la Loi et que, selon la prépondérance des probabilités, le gang de criminels « ne voudrait pas le poursuivre ».

(2)  Les moyens de retrouver le demandeur à Odessa

[36]  M. Vyshnevskyy a fait valoir qu’il était déraisonnable pour la SPR d’établir qu’un gang de criminels de Ternopil n’aurait pas les moyens de le retrouver à Odessa, car cette conclusion n’était fondée sur aucun élément de preuve. M. Vyshnevskyy fait mention du cartable national de documentation [CND] sur l’Ukraine, qui indique qu’il existe une base de données d’enregistrement nationale permettant aux gens de s’inscrire dans le but d’accéder aux services publics et que, même si des sanctions sont prévues pour les personnes qui utilisent de façon inappropriée le système d’enregistrement, M. Vyshnevskyy affirme que ces pénalités ne dissuadent pas les criminels d’accéder aux renseignements confidentiels, car l’Ukraine est un pays corrompu.

[37]  Je souscris à l’opinion du défendeur selon laquelle M. Vyshnevskyy formule une simple hypothèse lorsqu’il laisse entendre que le gang de criminels continuerait de le suivre par le truchement d’une base de données d’enregistrement nationale, car il n’existe aucun élément de preuve montrant qu’il pourrait le faire ou qu’il le ferait.

[38]  Après avoir examiné les éléments de preuve et les observations présentées par le conseil de M. Vyshnevskyy à l’audience, la SPR a déclaré ce qui suit :

Bien que des observations aient été présentées au sujet de liens avec d’autres gangs, le tribunal estime qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve convaincants démontrant l’existence de quelconques liens, car il s’agit d’un problème local survenu il y a neuf ans. Le tribunal conclut que le gang en question n’aurait pas la motivation, les moyens ou le désir de tenter de retrouver le demandeur d’asile à l’heure actuelle.

[39]  Je n’ai pas été persuadé du fait que cette conclusion était le moindrement déraisonnable dans les circonstances. M. Vyshnevskyy n’a pas établi que les membres du gang de criminels qu’il craint continuaient de s’intéresser à lui, « sans parler d’être assez motivés pour [le] persécuter dans une région du pays dans laquelle ils n’opéraient pas » (Calle Henao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 84, au para 17 [Calle Henao]).

[40]  Il est également important de mentionner que, durant la plaidoirie, le conseil du demandeur a fait valoir que le gang de criminels avait retrouvé M. Vyshnevskyy pendant qu’il vivait chez son ami à Kozova et l’avait battu; l’argument visait à établir que, si le gang de criminels pouvait retrouver M. Vyshnevskyy jusqu’à Kozova, il pourrait le retracer n’importe où en Ukraine.

[41]  Je ne suis pas certain que cette affirmation du conseil soit exacte.

[42]  Dans son Formulaire de renseignements personnels, M. Vyshnevskyy a déclaré qu’il avait déménagé à Kozova en février 2010; pourtant, il est retourné à son logement de Ternopil en mai 2010. Selon son exposé circonstancié, c’est à cet endroit – pas à Kozova – qu’il a été enlevé, battu et torturé.

[43]  La raison pour laquelle M. Vyshnevskyy est retourné à son logement de Ternopil n’est pas claire; toutefois, le gang a ensuite exigé que M. Vyshnevskyy vende son logement pour rembourser sa dette. Les membres du gang lui ont également dit qu’ils avaient trouvé son ex-épouse et sa fille et l’ont menacé de leur faire du mal s’il ne se pliait pas à leurs exigences.

[44]  Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu des arguments formulés par le conseil de M. Vyshnevskyy à ce sujet.

(3)  La complicité des policiers relativement à la persécution de M. Vyshnevskyy

[45]  M. Vyshnevskyy affirme que la SPR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants concernant la complicité de l’État relativement à sa propre persécution, ce qui rend sa conclusion lacunaire. Il insiste sur le fait qu’après qu’il a communiqué avec l’unité de lutte contre le crime organisé en Ukraine, les policiers ont confisqué ses camions et signalé au gang de criminels qu’il avait déposé une plainte. M. Vyshnevskyy soutient qu’en conséquence, il a été victime d’une persécution encore plus importante qui s’est soldée par son enlèvement, une violente volée de coups et de la torture.

[46]  Toutefois, durant l’interrogatoire à l’audience devant la SPR, M. Vyshnevskyy a été plutôt vague quant à savoir si les personnes qui lui ont rendu visite étaient vraiment de l’unité de lutte contre le crime organisé ou si elles se faisaient passer pour des membres de cette unité.

[47]  Cela dit, même si la SPR a décrit l’expérience de M. Vyshnevskyy avec la police, elle n’a pas abordé précisément dans son analyse la préoccupation concernant la disponibilité de la protection de l’État. Toutefois, une lecture de la décision dans son ensemble m’amène à conclure que la SPR a tenu adéquatement compte de tous les facteurs relatifs au premier volet du critère applicable à la PRI. Elle a tenu compte des observations de M. Vyshnevskyy au sujet de la corruption, des personnes déplacées à l’intérieur du pays, du phénomène des gangs en Ukraine et de l’expérience du demandeur dans ce pays, particulièrement de son expérience aux mains des policiers.

[48]  Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que la question de la participation de la police locale aux activités du gang de criminels ne serait pertinente que dans la mesure où le gang souhaiterait encore poursuivre M. Vyshnevskyy jusqu’à Odessa (en supposant, bien entendu, que des membres du gang découvrent qu’il est retourné en Ukraine, ce qui n’est pas certain). En l’espèce, la SPR estimait que ce ne serait pas le cas. Comme l’a déclaré la juge McVeigh, « [l]e fardeau incombe aux demandeurs, et le fait de ne pas fournir de preuve concrète ne permet pas de dire que la SAR ou la SPR se sont livrées à des conjectures. À mon avis, elles ne l’ont pas fait » (Diaz Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 369, au para 37).

[49]  Compte tenu de l’insuffisance des éléments de preuve sur cette question, je pense qu’il est difficile de croire que ce gang de criminels local puisse maintenir d’une quelconque manière M. Vyshnevskyy sur son écran radar après neuf ans, au point de continuer à le rechercher de façon concrète et à attendre son retour en Ukraine. Faisons pour l’instant abstraction de la possibilité que M. Vyshnevskyy croie subjectivement que sa crainte est justifiée, car aucun élément de preuve ne porte à croire que c’est le cas; je pense qu’il serait beaucoup plus logique que ce gang soit porté à se concentrer sur des cibles faciles dans sa région.

[50]  Là où je veux en venir, c’est que M. Vyshnevskyy n’a pas fourni d’éléments de preuve objectifs permettant d’établir le risque allégué ou la manière dont les gens qu’il craint le trouveraient, ni les moyens à la disposition du gang de criminels pour le faire (Iyere, aux para 37 et 41).


 

B.  Deuxième volet du critère applicable à la PRI – Odessa était-elle une PRI objectivement déraisonnable?

[51]  Il incombe au demandeur de montrer qu’il est objectivement déraisonnable pour lui de trouver refuge à l’endroit proposé par la Commission (Thirunavukkarasu, au para 12). Par conséquent, « il ne s’agit pas de savoir si l’autre partie du pays plaît ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s’attendre à ce qu’il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d’aller chercher refuge dans un autre pays à l’autre bout du monde » (Thirunavukkarasu, au para 15).

[52]  De plus, le seuil à atteindre pour conclure qu’une PRI est déraisonnable est très élevé. Comme l’a établi la Cour d’appel fédérale, « [i]l ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr » (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA), au para 15 [Ranganathan]).

[53]  M. Vyshnevskyy fait valoir qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’il pourrait raisonnablement se réinstaller à Odessa parce qu’il existe des obstacles à l’enregistrement à Odessa — lesquels sont établis dans les éléments de preuve contenus dans le CND — et surtout s’il doit louer un logement dans cette ville. L’enregistrement est nécessaire pour accéder aux soins de santé, au régime de pensions, aux services gouvernementaux clés et au droit de vote. Par conséquent, M. Vyshnevskyy affirme que l’incapacité de s’enregistrer aurait des conséquences sur son accès aux soins de santé et l’empêcherait de toucher sa pension, ce qui mettra en péril sa capacité d’accéder au logement et de subvenir à ses besoins et posera un risque pour sa vie et sa sécurité.

[54]  Encore une fois, je pense que M. Vyshnevskyy étire les éléments de preuve. Les éléments de preuve documentaire donnent à penser qu’il est difficile, mais pas impossible de s’enregistrer. Quoi qu’il en soit, je dois souscrire à l’opinion de M. Vyshnevskyy selon laquelle la SPR n’a pas abordé la question des difficultés inhérentes à l’enregistrement à Odessa.

[55]  Toutefois, comme l’a déclaré le défendeur, c’est parce que la question des difficultés inhérentes à l’enregistrement n’a pas été soulevée par M. Vyshnevskyy devant la SPR.

[56]  Même si M. Vyshnevskyy a soulevé la question de l’enregistrement devant la SPR, il l’a fait dans le but d’appuyer son argument selon lequel, en raison de la corruption généralisée en Ukraine, le gang de criminels serait capable de le retrouver à Odessa. Les préoccupations quant aux difficultés possibles liées à l’enregistrement et aux conséquences qui en découleraient n’ont jamais été soulevées précisément devant la SPR ni abordées par celle-ci.

[57]  Les motifs de la SPR ne doivent répondre qu’aux observations formulées devant le tribunal, et je peux difficilement reprocher à la SPR de ne pas avoir pris cette question en considération (Odunsi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 208, aux para 17 et 18; Jele c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 24, aux para 23 à 28; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux para 13 à 28; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teacher’s Association, 2011 CSC 61, aux para 23 à 25).

[58]  L’autre question qui, selon M. Vyshnevskyy, n’a pas été prise en considération par la SPR est son âge et le fait que, en tant que pensionné, il ne pourrait pas trouver d’emploi; la pension qu’il toucherait ne serait pas suffisante pour subvenir à ses besoins à Odessa.

[59]  J’estime que l’argument de M. Vyshnevskyy, selon lequel il n’aurait pas les moyens de subvenir à ses besoins à Odessa advenant qu’il s’y réinstalle, ne concordait pas avec son autre argument, selon lequel il continuait de susciter l’intérêt du gang de criminels. Le gang le ciblait à Ternopil parce qu’il avait une entreprise et de l’argent. Il serait normal que, s’il n’avait pas accès à des fonds importants à Odessa, l’intérêt qu’aurait le gang de criminels à le poursuivre serait réduit considérablement.

[60]  M. Vyshnevskyy fait valoir qu’il possède encore son appartement à Ternopil et que, s’il revenait du Canada, le gang de criminels aurait l’impression, à tort ou à raison, qu’il a de l’argent. Encore une fois, j’estime que cet argument est peu convaincant.

[61]  Quoi qu’il en soit, sur cette question, je suis du même avis que le défendeur. Les éléments de preuve de M. Vyshnevskyy concernant le montant de sa pension n’ont pas non plus été présentés à la SPR et constituent de nouveaux éléments de preuve devant la Cour. Par conséquent, je ne vois aucune raison de tenir compte de ces éléments de preuve dans l’évaluation du caractère raisonnable de la décision de la SPR (Odunsi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 208, aux para 17, 18 et 24; Jele c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 24, aux para 23 à 28; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux para 13 à 28; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teacher’s Association, 2011 CSC 61, aux para 23 à 25).

[62]  La SPR a déterminé que M. Vyshnevskyy était instruit et qu’il possédait diverses compétences transférables qu’il a acquises en exploitant une entreprise. Au bout du compte, la SPR a reconnu qu’il connaîtrait invariablement un certain degré de difficulté au moment de se réinstaller, mais pas au point d’établir que cette réinstallation serait injustifiée.

[63]  De surcroît, M. Vyshnevskyy n’a porté à mon attention aucun élément de preuve qui contredit directement une conclusion précise de la SPR.

[64]  Enfin, M. Vyshnevskyy fait valoir que la SPR a sauté d’une simple description des faits à une conclusion d’existence d’une PRI viable. Je ne suis pas de cet avis. Comme il a été énoncé dans l’arrêt Vavilov :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice.

[65]  La SPR n’est pas tenue d’analyser toutes les questions soulevées devant elle et, même s’il pourrait avoir été préférable qu’elle explique son analyse plus en détail, les motifs, interprétés dans leur ensemble, répondent aux critères de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 25; Vavilov, au para 128).

IX.  Conclusion

[66]  En l’espèce, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.


JUGEMENT rendu dans le dossier IMM-4332-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’a été soumise pour être certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4332-19

 

INTITULÉ :

VASYL BYSHNEVSKYY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence entre Montréal (Québec) et Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 août 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 septembre 2020

 

COMPARUTIONS :

James Lawson

POUR LE DEMANDEUR

Matthew Siddall

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yallen Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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