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Date : 20200901


Dossier : T-351-20

Référence : 2020 CF 874

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

SIOUX VALLEY DAKOTA NATION

demanderesse

et

LEAHA TACAN

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Sioux Valley Dakota Nation [la SVDN] demande la suspension de l’audition, par un arbitre, de la plainte déposée par Mme Tacan en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2 [le Code]. Dans une décision préliminaire, l’arbitre a statué que l’emploi de Mme Tacan relevait de la compétence fédérale. La SVDN a demandé le contrôle judiciaire de cette décision préliminaire et souhaiterait que sa demande soit tranchée avant que l’arbitre entende la plainte de Mme Tacan sur le fond.

[2]  Je rejette la requête de la SVDN au motif que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente est prématurée. Par conséquent,  les conditions de l’octroi de la suspension de l’instance ne sont pas satisfaites.

[3]  Une requête en suspension de l’instance est tranchée suivant le cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-MacDonald]. Le demandeur doit établir ce qui suit : (1) la demande sous-jacente soulève une question sérieuse; (2) la suspension de l’instance est nécessaire pour éviter un préjudice irréparable; (3) la prépondérance des inconvénients joue en faveur de l’octroi de la suspension.

[4]  La doctrine de la prématurité est un aspect bien connu du contrôle judiciaire. En résumé, elle signifie que les tribunaux s’abstiennent d’examiner les décisions interlocutoires rendues par des instances administratives, à moins de circonstances exceptionnelles : Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, au paragraphe 31, [2011] 2 RCF 332 [CB Powell]; Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364; Commission scolaire de Laval c Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, au paragraphe 74, [2016] 1 RCS 29. Cette doctrine s’applique également dans le contexte d’une requête en suspension d’instance. Toutefois, dans l’arrêt Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, au paragraphe 24, [2018] 1 RCF 590, la Cour d’appel fédérale a déclaré que la prématurité ne devrait pas être considérée comme une question préliminaire, mais plutôt comme un facteur qui peut être abordé sous le volet relatif à la question sérieuse du critère de l’arrêt RJR-MacDonald. Comme je l’explique plus loin, la doctrine de la prématurité peut aussi être pertinente relativement aux deux autres volets de ce critère.

I.  La question sérieuse

[5]  La demande de la SVDN soulève la question de la compétence en matière de relations de travail. À l’audience arbitrale, la SVDN a fait valoir que Mme Tacan était une employée du centre de santé Sioux Valley Health Centre [le SVHC]. Elle a affirmé que le SVHC devrait être considéré comme un employeur distinct pour ce qui est de la compétence, même s’il ne constitue pas une entité juridique distincte de la SVDN. S’appuyant sur l’arrêt NIL/TU,O Child and Family Services Society c BC Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 RCS 696 [NIL/TU,O], la SVDN a soutenu que le SVHC relevait de la compétence de la province et que le Code ne s’appliquait pas. L’arbitre a rejeté ces observations. La SVDN réitère les mêmes arguments dans la demande sous-jaçente devant notre Cour.

[6]  Afin de statuer sur la requête en l’espèce, je n’ai pas besoin de trancher cette question constitutionnelle. Je souligne toutefois que la Cour d’appel fédérale a jugé que, malgré l’arrêt NIL/TU,O, les employés d’une Première nation, contrairement à ceux d’une entité juridique distincte assurant des services à des Autochtones, sont présumés être assujettis à la compétence fédérale : Conseil de la Nation Innu Matimekush-Lac John c Association des employés du Nord québécois (CSQ), 2017 CAF 212, aux paragraphes 39 à 45; Québec (Procureur général) c Picard, 2020 CAF 74, aux paragraphes 60 à 63. Même après avoir lu les plaidoiries écrites détaillées de la SVDN, je ne vois pas clairement comment ces arrêts seraient inapplicables en l’espèce.

[7]  La plus grande difficulté, cependant, découle du fait que la SVDN sollicite le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire rendue par l’arbitre, ce qui est tout à fait contraire à la doctrine de la prématurité. Je rappelle que les demandes de contrôle judiciaire de décisions interlocutoires sont prématurées même si elles ont trait à des questions liées à la compétence ou de nature constitutionnelle : voir, par exemple, CB Powell, aux paragraphes 39 à 46; Black c Canada (Procureur général), 2013 CAF 201, aux paragraphes 18 et 19; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2017 CAF 241, au paragraphe 48. Dans le contexte du Code, notre Cour a conclu que les contestations visant la compétence de l’arbitre ne justifient pas le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires : Entreprise Publique Économique Air Algérie, Montréal, Québec c Hamamouche, 2019 CF 272.

[8]  En outre, dans la décision Dugré c Canada (Procureur général), 2020 CF 602, mon collègue le juge Yvan Roy a conclu, après avoir passé en revue notre jurisprudence sur ce point, qu’une demande de contrôle judiciaire qui est manifestement prématurée, parce qu’elle vise une décision interlocutoire, ne soulève pas de « question sérieuse » pour les besoins d’une requête en suspension d’instance.

[9]  À part de soutenir que l’affaire soulève des questions de nature constitutionnelle ou liées à la compétence, la SVDN n’a pas établi que les circonstances sont exceptionnelles et que la doctrine de la prématurité devrait être écartée. Par conséquent, la SVDN n’est pas en mesure de démontrer que la demande sous-jacente soulève une question sérieuse. Au contraire, il est fort probable qu’elle soit rejetée au motif qu’elle est prématurée.

II.  Le préjudice irréparable

[10]  Le point crucial, cependant, est que la SVDN n’a pas démontré que la suspension de l’instance est nécessaire pour éviter un préjudice irréparable. Selon elle, le fait de laisser l’arbitre trancher sur le fond constituerait [traduction« une perte de temps ». Si l’arbitre, par exemple, se prononce en faveur de Mme Tacan, mais que la SVDN finit par obtenir gain de cause sur la question constitutionnelle, la SVDN ne pourra pas recouvrer les frais encourus relativement à l’audience sur le fond.

[11]  Cette conséquence en soi, cependant, ne peut être assimilée à un préjudice irréparable, à moins de pervertir la doctrine de la prématurité. La présentation d’une défense dans une instance judiciaire exige nécessairement du temps et des ressources. Certains régimes processuels permettent de rejeter des dossiers sans fondement au début de l’instance. Lorsqu’elle est utilisée à bon escient, cette possibilité peut permettre d’éviter de gaspiller du temps et des ressources : Canada (Procureur général) c Lameman, 2008 CSC 14, au paragraphe 10, [2008] 1 RCS 372. Toutefois, ce n’est pas nécessairement le cas. La présentation d’une requête en rejet des procédures au début du processus nécessite elle-même du temps et des ressources; dans certains cas, ces inconvénients peuvent peser plus lourd que les avantages d’un règlement rapide : Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, au paragraphe 74, [2014] 1 RCS 87. En droit administratif, la doctrine de la prématurité se fonde sur le fait observable que le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires a rarement pour effet de simplifier les procédures et de réduire les coûts. Par conséquent, la tenue d’une audience complète devant l’arbitre ne peut constituer un préjudice irréparable, même si elle occasionne certains coûts : voir, par exemple, Première nation de Couchiching c Baum, 2010 CF 322, aux paragraphes 18 à 20.

[12]  De toute manière, il n’y a rien d’irréparable dans la décision interlocutoire de l’arbitre. Cette décision n’engendre aucune répercussion qui ne peut être annulée à une étape ultérieure de l’instance. La SVDN sera en mesure de présenter son argument constitutionnel lors du contrôle judiciaire de la décision rendue par l’arbitre sur le fond. De fait, la doctrine de la prématurité repose sur le principe qu’une décision préliminaire a très rarement des conséquences irréparables. Comme mon collègue le juge Simon Noël l’écrivait dans une affaire semblable, soit Girouard c Canada (Procureur général), 2017 CF 449, au paragraphe 59 : « Ceci n’équivaut pas à un préjudice. Il s’agit d’une tentative de changer le cours des procédures pour donner priorité à [la] préférence [de la SVDN] ».

[13]  La SVDN prétend également qu’elle subirait un préjudice irréparable parce que son [traduction« développement constitutionnel » est en jeu. Elle se fonde sur Siksika Health Services v Health Sciences Association of Alberta, 2017 ABQB 683 [Siksika], où la suspension de l’instance avait été ordonnée dans des circonstances assez semblables. Cependant, contrairement à la décision Siksika, la SVDN ne prétend pas que la décision de l’arbitre viole un droit ancestral ou issu de traité protégé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Selon la cour albertaine dans Siksika, puisque la définition de ces droits reste encore indéterminée, une atteinte peut difficilement donner lieu au versement de dommages-intérêts. En toute déférence, cependant, il faut d’abord établir si un préjudice quelconque a été causé. En l’espèce, la SVDN n’a fait la preuve d’aucun préjudice concret. Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel fédérale a énoncé clairement dans un arrêt récent que les droits ancestraux et issus de traités protégés par l’article 35 n’ont aucune incidence sur les questions liées au partage des compétences législatives : Canada (Procureur général) c Northern Inter-Tribal Health Authority Inc, 2020 CAF 63, aux paragraphes 28 à 31.

[14]  La SVDN a conclu une entente sur l’autonomie gouvernementale avec les gouvernements du Canada et du Manitoba. Cette entente est entrée en vigueur en 2014. Elle a été rendue exécutoire par des lois fédérales et provinciales. La SVDN n’explique pas comment la mise en œuvre du régime d’autonomie gouvernementale subirait un préjudice irréparable si notre Cour examinait l’opinion de l’arbitre sur la question constitutionnelle seulement après qu’il se fut prononcé sur le bien-fondé de la plainte de Mme Tacan. Quoiqu’il en soit, je souligne que l’alinéa 30.01(1)f) de l’entente sur l’autonomie gouvernementale exclut expressément « la santé et la sécurité au travail, les conditions et relations de travail » de la compétence de la SVDN de faire des lois.

III.  La prépondérance des inconvénients

[15]  À la troisième étape du critère énoncé dans RJR-MacDonald, le tribunal doit comparer le préjudice causé au requérant dans l’éventualité où la suspension de l’instance est refusée et celui que subira la partie intimée si elle est octroyée.

[16]  Encore une fois, la doctrine de la prématurité pèse lourd dans cette comparaison. Elle est le fruit de la sagesse collective de notre magistrature. Plusieurs juges ont mentionné que le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires entraîne habituellement un gaspillage de temps et de ressources. Le juge David Stratas, de la Cour d’appel fédérale, a résumé cette sagesse collective dans l’arrêt CB Powell, au para 32 :

On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif […]

[17]  L’intérêt public peut également être pris en considération dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients. Le respect de l’autonomie des décideurs administratifs constitue un des principes essentiels du droit administratif. Ainsi, il est dans l’intérêt public, selon l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 12, de « respecter le choix du législateur de déléguer le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de révision ».

[18]  En l’espèce, il est évident que la suspension de l’instance et le fait de procéder au contrôle judiciaire demandé par la SVDN causerait un grave préjudice à Mme Tacan, qui n’a toujours pas de travail et ne peut se payer un avocat. De fait, l’octroi de la suspension serait contraire à l’intention du Parlement, soit la mise en place d’une voie de recours rapide et efficace.

IV.  Conclusion

[19]  La SVDN ne satisfait pas aux trois volets du critère de l’arrêt RJR-MacDonald. Par conséquent, sa requête en suspension de l’instance est rejetée.


ORDONNANCE rendue dans le dossier T-351-20

LA COUR ORDONNE :

1.  La requête en suspension de l’instance présentée par la demanderesse est rejetée.

« Sébastien Grammond »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-351-20

 

INTITULÉ :

SIOUX VALLEY DAKOTA NATION c LEAHA TACAN

REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE :

LE 1ER SEPTEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Kris Saxberg

Robyn Fraser

POUR LA DEMANDERESSE

 

Leaha Tacan

POUR LA DÉFENDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cochrane Saxberg Law

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

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