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Date : 20200902


Dossier : IMM‑4006‑19

Référence : 2020 CF 879

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

ARTURO JARAMILLO ZARAGOZA, GLORIA TZATZIL ARVIZU MILLAN, ARTURO JARAMILLO ARVIZU ET GLORIA ANDREA JARAMILLO ARVIZU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Arturo Jaramillo Zaragoza, son épouse, Gloria Tzatzil Arvizu Millan, et leurs deux enfants, Arturo Jaramillo Arvizu et Gloria Andrea Jaramillo Arvizu [collectivement, les demandeurs], demandent le contrôle judiciaire de la décision datée du 7 juin 2019 [la décision] par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, demande qu’ils avaient présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2]  Pour les motifs exposés ci‑après, j’accueille leur demande de contrôle judiciaire.

II.  Question préliminaire

[3]  Le défendeur demande que l’intitulé soit modifié pour que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné à titre de défendeur, comme il se doit (Ofori c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 212, au para 9). Puisque les demandeurs ne s’y opposent pas, je l’ordonnerai ainsi.

III.  Les faits et les instances

[4]  Les demandeurs sont des citoyens du Mexique. Ils vivent au Canada depuis plus de 13 ans, étant arrivés le 23 juillet 2007; Arturo Jr. et Gloria Andrea étaient âgés respectivement de 11 et de 10 ans à l’époque.

[5]  Les demandeurs ont présenté une demande d’asile le 7 septembre 2007; cependant, leur demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada le 26 août 2008. L’autorisation de demander le contrôle judiciaire leur a été refusée par la Cour le 31 janvier 2009.

[6]  Le 7 février 2009, des mandats ont été délivrés en vue du renvoi des demandeurs. Depuis ce moment, les demandeurs sont restés au Canada sans statut.

[7]  Le 18 avril 2018, soit plus de neuf ans plus tard, les demandeurs ont cherché à régulariser leur statut en présentant une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Leur demande était principalement fondée sur les considérations suivantes :

  • a) l’intérêt supérieur des enfants – Arturo Jr. et Gloria Andrea;

  • b) le degré d’établissement des demandeurs au Canada;

  • c) l’état de santé de la mère et de la fille;

  • d) la situation au Mexique.

[8]  Le 7 juin 2019, l’agent a rendu sa décision par laquelle il rejetait la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs; il a affirmé que, après avoir pris en considération la totalité des facteurs présentés par les demandeurs, il jugeait que [traduction« l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi n’était pas justifié ».

[9]  Cette décision fait maintenant l’objet d’un contrôle judiciaire. La seule question à trancher est celle de savoir s’il s’agit d’une décision raisonnable.

IV.  La norme de contrôle

[10]  Les parties conviennent – et j’en conviens également – que les décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire de cette nature doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCS 909, 2015 CSC 61, au para 44 [Kanthasamy]; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au para 18; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au para 16; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

V.  Analyse

[11]  Le paragraphe 25(1) de la Loi est ainsi libellé :

25(1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25(1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible or does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

A.  L’intérêt supérieur de l’enfant

[12]  Dans sa décision, l’agent s’est rapidement délesté de l’analyse relative à « l’intérêt supérieur de l’enfant », car ni Arturo Jr. ni Gloria Andrea n’avaient moins de 18 ans au moment du dépôt de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Par conséquent, l’agent a jugé que ce facteur ne s’appliquait pas; les demandeurs n’ont soulevé aucune question devant moi à cet égard.

B.  Le degré d’établissement au Canada

[13]  Ce qui importe lors de l’examen de décisions relatives à des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire est non pas le langage utilisé par un agent lorsqu’il a rendu sa décision, mais plutôt le fait de savoir si les motifs tiennent compte de l’approche énoncée dans la décision Kanthasamy (Perez Fernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 628; Thiyagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 111; Boukhanfra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 4, au para 29).

[14]  Au dire de tous, M. Jaramillo est une personne assidue et travaillante et un bon père de famille. Depuis son arrivée au Canada, il a souvent occupé deux emplois simultanément afin de subvenir aux besoins de sa famille, principalement dans le secteur de la construction, de l’entretien et de la rénovation. Il a régulièrement payé ses impôts, il a enregistré sa propre entreprise de rénovation domiciliaire et, depuis peu, son fils Arturo Jr. l’aide à développer son entreprise.

[15]  L’agent a reconnu les réalisations de M. Jaramillo et de sa famille depuis leur arrivée au Canada, non seulement en ce qui concerne leur bonne gestion financière, leur autosuffisance et leur productivité économique, mais aussi leur participation communautaire. Rien ne laisse croire qu’ils se livrent à des activités criminelles, les enfants ont poursuivi leurs études de manière diligente, et les parents ont suivi des cours d’éducation permanente en vue de leur perfectionnement personnel.

[16]  Le dossier des demandeurs regorge également de lettres de soutien et de références morales de divers membres de l’église et de la collectivité qui ont appris à connaître les demandeurs au fil des ans.

[17]  L’agent a également reconnu que les demandeurs se sont intégrés dans la collectivité sur une longue période au moyen de leurs emplois, de leurs études, d’activités bénévoles et de la pratique religieuse; toutefois, au final, l’agent a conclu que la dispense qu’ils demandaient n’était pas justifiée.

[18]  Après avoir décrit les éléments constituant le degré d’établissement des demandeurs, l’agent a conclu ceci :

[traduction]

Il est à noter que les demandeurs ont bénéficié de l’application régulière de la loi dans le cadre du système canadien d’octroi de l’asile; par conséquent, il ne serait pas considéré comme inhabituel qu’ils acquièrent un certain degré d’établissement au fil du temps. Les demandeurs se sont intégrés dans la collectivité sur une longue période au moyen de leurs emplois, de leurs études, d’activités bénévoles et de la pratique religieuse. Les mesures positives des demandeurs pour s’établir au Canada sont louables. Toutefois, je signale que ces activités ne sont pas des activités peu caractéristiques auxquelles les nouveaux arrivants se livrent. Les demandeurs ont plutôt démontré un niveau d’établissement typique pour une personne(s) (sic) dans des circonstances semblables.

Les demandeurs ont continué de cumuler du temps au Canada de leur propre chef sans avoir légalement le droit de le faire. Les demandeurs ont été visés par des mesures de renvoi exécutoires après le refus de leur demande d’asile et ils ont continué leurs efforts d’établissement en étant pleinement conscients du fait que leur statut d’immigration était incertain et que leur renvoi du Canada pouvait se concrétiser. Par conséquent, il n’est pas possible d’affirmer que les demandeurs sont restés au Canada en raison de circonstances indépendantes de leur volonté.

[Non souligné dans l’original.]

[19]  En ce qui concerne leur premier point, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a fait aucun cas de leur degré d’établissement au Canada et que des mots comme [traduction« pas inhabituel » ou « typique » montraient que l’agent cherchait à réduire au minimum le degré d’établissement des demandeurs au Canada.

[20]  De plus, les demandeurs citent la décision Angelica Henson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 1218 [Henson] à l’appui de la proposition selon laquelle il est déraisonnable pour un agent d’immigration de conclure que le degré d’établissement d’un demandeur se situe en deçà de ce qui serait considéré comme « exceptionnel », mais sans mentionner la norme à respecter ni expliquer ce qui serait considéré comme un établissement exceptionnel ou extraordinaire (voir également Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258 [Chandidas]).

[21]  Je ne souscris pas à cet argument.

[22]  À mon avis, les mots choisis par l’agent ne dénotent pas une tentative de dénigrer ou de banaliser le degré d’établissement des demandeurs au Canada. Plutôt, j’interprète les commentaires de l’agent comme étant comparatifs et descriptifs, c’est‑à‑dire qu’ils reconnaissent simplement que le degré d’établissement des demandeurs au Canada correspond à celui de la plupart des nouveaux Canadiens qui arrivent au pays pour fuir la persécution ou simplement chercher une meilleure vie pour eux-mêmes et leur famille (Thiyagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 111, au para 31; Boukhanfra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 4, [2019] ACF no 6, au para 15 [Boukhanfra]).

[23]  En outre, et même si je souscrivais aux conclusions exposées dans les décisions Henson et Chandidas, j’estime que ces affaires ne sont d’aucun secours aux demandeurs.

[24]  Contrairement aux décisions Henson et Chandidas, dans le cas qui nous occupe, l’agent a en réalité défini la norme qu’il a appliquée dans le cadre de son évaluation du degré d’établissement des demandeurs. Il n’a peut-être pas utilisé le mot « exceptionnel » comme c’était le cas dans les décisions Henson et Chandidas, mais il a expliqué son point de référence, à savoir que ce degré d’établissement est typique de celui d’autres nouveaux arrivants au Canada (voir également Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 373, au paragraphe 17 [Diaz]).

[25]  Quoi qu’il en soit, comme l’a affirmé le juge Diner dans la décision Regalado c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 540 :

[7] La demanderesse fait valoir qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas expliquer quel [traduction« degré d’établissement il jugeait nécessaire pour justifier l’exercice de son pouvoir discrétionnaire prévu en vertu de l’article 25 de la LIPR » parce qu’il a noté que le degré d’établissement de la demanderesse était [traduction] « celui attendu dans ses circonstances ».

[8]  Cet argument fait fausse route : on ne peut attendre de l’agent qu’il détermine de façon arbitraire le degré d’établissement requis en vertu de l’article 25 puisque l’analyse variera nécessairement selon les faits de chaque affaire. De même, ce n’est pas le rôle d’un agent d’imaginer quels faits ou quelles circonstances supplémentaires pourraient déclencher l’application de l’exception de l’article 25. C’est plutôt à la demanderesse de démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles et non des circonstances simplement usuelles, y compris pour l’établissement (Baquero Rincon c. Canada (Citoyenneté et Immigration, 2014 FC 194, au paragraphe 1).

[26]  Pour ce qui est de leur deuxième point, les demandeurs font valoir que le fait d’insister sur la mesure dans laquelle le degré d’établissement des demandeurs se compare à celui d’autres personnes dans des circonstances semblables révèle, de la part de l’agent, une [traduction« démarche centrée sur les difficultés et un défaut de tenir compte d’un éventail de motifs plus élargis concernant la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire ».

[27]  Sur ce point, je suis d’accord avec les demandeurs. Même si l’agent a eu raison de tenir compte des difficultés, rien n’indique dans sa décision qu’il s’est efforcé de tenir compte des motifs élargis quant à la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire, conformément à l’arrêt Kanthasamy.

[28]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a expliqué que l’expression « difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées », employée dans les Lignes directrices d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada « IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des circonstances d’ordre humanitaire », devrait être traitée de manière descriptive. La Cour a ensuite adopté une approche à l’égard du paragraphe 25(1) de la Loi qui repose sur sa raison d’être équitable.

[29]  Se reportant à ces lignes directrices, la Cour suprême a affirmé qu’un agent devrait examiner et soupeser toutes les considérations et ne pas considérer les difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées comme établissant trois seuils distincts. La Cour a énoncé ce qui suit au paragraphe 26 :

Pour obtenir la dispense fondée sur le par. 25(1), le demandeur doit, selon les Lignes directrices, démontrer l’existence de difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées ». Sont « inhabituelles et injustifiées » les difficultés qui sont « non envisagées » par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou son règlement d’application et qui sont « le résultat de circonstances indépendantes de [la] volonté [du demandeur] ».

[30]  En examinant l’arrêt Kanthasamy, le juge Norris a affirmé ceci, aux paragraphes 44 à 46 de la décision Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511 :

[44] […] S’exprimant au nom de la majorité, la juge Abella a approuvé la démarche adoptée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, suivant laquelle les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable […] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure ou ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au par. 13). Le paragraphe 25(1) doit donc être interprété par les décideurs de manière à pouvoir « répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui [le] sous-tendent » (Kanthasamy, au par. 33). En même temps, il n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au par. 23).

[45] Les lignes directrices ministérielles visant le traitement des demandes de dispense pour considérations d’ordre humanitaire exigeaient que les agents d’immigration examinent si le demandeur avait démontré des difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées ». Dans l’arrêt Kanthasamy, la juge Abella, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu que bien que ces termes soient utiles pour décider s’il convient ou non d’accorder une dispense, il ne s’agit pas du seul énoncé possible des considérations d’ordre humanitaire qui justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 25(1). Elle a plutôt adopté l’approche suivante (au par. 33) :

L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous-tendent.

[46] On dit souvent de l’arrêt Kanthasamy qu’il a élargi la perspective dans laquelle les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire doivent être examinées comparativement à ce qui était prévu dans les lignes directrices du ministère (voir Mursalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 596, au par. 28, et les décisions qui y sont citées). En même temps, l’agent ne commet pas d’erreur en se concentrant sur les difficultés si elles répondent aux observations qui sont formulées dans ces termes (Jani, au par. 46).

[Non souligné dans l’original.]

[31]  En bref, bien que les lignes directrices ministérielles soient utiles pour évaluer une demande de prise en considération de motifs d’ordre humanitaire, elles ne se veulent ni exhaustives ni restrictives, et, comme il a été exposé dans l’arrêt Kanthasamy, les agents d’immigration ne doivent pas y voir des exigences absolues qui limitent le pouvoir discrétionnaire à vocation équitable que le paragraphe 25(1) de la Loi permet d’exercer lorsque des considérations d’ordre humanitaire le justifient.

[32]  En l’espèce, l’agent a reconnu les efforts « louables » et les résultats de l’établissement des demandeurs, mais il a limité ses conclusions à ceci : le degré d’établissement n’était pas atypique de celui des nouveaux arrivants au Canada, de telle sorte que le degré d’établissement était ancré dans la durée de la période que les demandeurs ont passée au Canada, que les demandeurs n’avaient pas le droit d’être au Canada pendant une aussi longue période et qu’ils étaient restés au Canada sans avoir le droit d’y être de leur propre chef.

[33]  Le défendeur soutient que la nature de la conclusion discrétionnaire de l’agent a été confirmée par la Cour (voir Diaz, au para 17, et Mikhno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 386, au para 39 [Mikhno]). Toutefois, les affaires Diaz et Mikhno précèdent toutes deux l’arrêt Kanthasany, et par conséquent, il se peut très bien qu’une partie de l’analyse dans ces affaires doive maintenant faire l’objet d’un nouveau contrôle à la lumière de la décision de la Cour suprême.

[34]  En l’espèce, l’agent n’a en réalité jamais examiné les éléments de preuve; il n’a pas examiné si le bouleversement de cet établissement « joue en faveur de l’octroi d’une dispense » (Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, au para 21 [Sebbe]).

[35]  J’admets que le facteur du degré d’établissement n’est pas en soi déterminant et que les agents d’immigration évaluent souvent le degré d’établissement en fonction de la durée de la période qu’un demandeur a passée au Canada. Comme le juge Shore l’a affirmé dans la décision Lupsa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1054 [Lupsa], « il est bien reconnu par la jurisprudence que le degré d’établissement est un facteur important, mais non déterminant dans une demande CH » (Lupsa, au para 73; Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194). Le juge Shore a ensuite cité les propos formulés par le juge Blais dans la décision Lee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 413, au para 9 : « cela encouragerait les gens à tenter leur chance et à revendiquer le statut de réfugié en croyant que, s’ils peuvent rester au Canada suffisamment longtemps pour démontrer qu’ils sont le genre de gens que le Canada recherche, ils seront autorisés à rester ».

[36]  Cependant, cette évaluation tient compte du fait de savoir si les motifs pour lesquels un demandeur est au Canada tiennent à des circonstances indépendantes de sa volonté. La Cour a jugé que, lorsqu’un demandeur n’a pas le droit de rester au Canada, et qu’il y reste sans qu’il existe de circonstances indépendantes de sa volonté, il ne devrait pas être récompensé pour avoir accumulé du temps au Canada (Mann c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 126; Sabharwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1128, [2008] ACF no 1412 (QL)).

[37]  Lorsqu’un demandeur est resté au Canada pour des motifs qui sont indépendants de sa volonté, les lignes directrices ministérielles prévoient ce qui suit :

5.14 Établissement au Canada

Il peut être justifié d’approuver la demande CH si l’incapacité du demandeur à quitter le Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté se prolonge pendant une longue période et que les éléments de preuve corroborent un degré appréciable d’établissement au Canada, au point où le demandeur ferait face à des difficultés inhabituelles ou démesurées s’il devait faire sa demande à l’extérieur du Canada.

[38]  Toutefois, il me semble que le défaut de quitter le Canada, que ce soit pour des raisons indépendantes de la volonté d’une personne ou non, même s’il s’agit d’un facteur à prendre en considération, ne peut être concluant en ce qui a trait à l’évaluation du degré d’établissement. Bien que les lignes directrices ministérielles fassent ressortir les perspectives d’une évaluation favorable du degré d’établissement lorsque celui‑ci s’acquiert durant un séjour prolongé au Canada explicable par circonstances indépendantes de la volonté d’un demandeur, il ne s’ensuit pas automatiquement que, lorsque le séjour prolongé sans droit légal n’était pas indépendant de la volonté du demandeur, le facteur du degré d’établissement doit nécessairement être évalué autrement.

[39]  Dans la décision Sebbe, le juge Zinn a affirmé ce qui suit :

[21] Le deuxième point qui me trouble touche aux observations formulées par l’agent dans son analyse de la question de l’établissement. Il écrit : [traduction] « Je reconnais que le demandeur a pris des mesures concrètes pour s’établir au Canada, mais je remarque qu’il a bénéficié de l’application régulière de la loi dans le cadre des programmes pour les réfugiés et qu’on lui a donc offert les outils et les possibilités nécessaires pour acquérir un certain degré d’établissement au sein de la société canadienne ». Franchement, je vois mal comment on peut affirmer que l’application régulière de la loi dont le Canada fait bénéficier les demandeurs d’asile offre à ces derniers [traduction] « les outils et les possibilités » nécessaires pour s’établir au Canada. Je suppose que l’agent entend par là que, comme le processus d’application régulière de la loi a pris un certain temps, les demandeurs ont eu l’occasion de s’établir à un certain degré. Il est possible de souscrire à une telle déclaration. Cependant, la présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs et en attribuer le mérite au régime canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés pour leur avoir donné le temps de prendre ces mesures; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense.

[Non souligné dans l’original.]

[40]  En effet, il convient de garder à l’esprit que, dans l’affaire Sebbe, la Cour a exprimé clairement que « la seule question grave soulevée en l’espèce est celle de savoir si l’analyse de l’intérêt supérieur de [l’enfant] par l’agent est raisonnable ». Cela dit, le juge Zinn a lancé avec raison la mise en garde contre le fait de faire systématiquement abstraction de l’évaluation du degré d’établissement dans l’octroi de la dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi pour la simple raison qu’un demandeur a, légalement ou autrement, passé une période importante au Canada (voir également Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 777; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1142).

[41]  Dans une affaire semblable à l’espèce, le juge Diner a affirmé qu’« [i]l est vrai que le seul emploi du mot “exceptionnelle” ne suffit pas à rendre une décision déraisonnable, puisque l’agent peut simplement vouloir dire que le demandeur n’a pas fait état de liens assez solides pour justifier une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire […] l’effet cumulatif des observations portant que les demandeurs ont bénéficié de “l’application régulière de la loi” et que leur situation n’a “rien d’inhabituel” ou n’est pas “exceptionnelle” affaiblit l’analyse de l’établissement en l’espèce » (Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295, au para 17).

[42]  Les demandeurs affirment que, dans son analyse, l’agent néglige de faire preuve de compassion, et de tenir compte de l’équité ou des malheurs que les demandeurs peuvent avoir subis ou subiront s’ils doivent se réinstaller, et que rien n’indique dans la décision que des facteurs d’ordre humanitaire au sens large ont été pris en considération en ce qui concerne non seulement les parents, mais en particulier les enfants qui ne sont pas venus au Canada « de leur propre chef ». Je suis d’accord avec eux.

[43]  Dans l’affaire Ranji c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 521, [2008] ACF no 675 (QL), le juge Zinn a affirmé que, lorsqu’il évalue une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’agent est tenu d’examiner les circonstances particulières du demandeur; cela n’a pas été fait en l’espèce.

[44]  Je conviens que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure hautement discrétionnaire (Legault, au para 15; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au para 4) et que décision de l’agent appelle une certaine retenue de la part de la cour de révision, à moins que la partie qui la conteste puisse établir qu’elle est déraisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 174 DLR (4e) 193, au para 62. Toutefois, un des objectifs sous-jacents du cadre exposé dans l’arrêt Vavilov est d’« insist[er] sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov, aux para 2, 79‑81).

[45]  Il ne s’agit pas d’une affaire où les demandeurs n’ont pas réussi à « faire la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances qui sont de nature exceptionnelle, par rapport à d’autres personnes qui demandent la résidence permanente depuis le Canada ou l’étranger », comme c’était le cas dans la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265. En l’espèce, les demandeurs m’ont convaincu que l’analyse effectuée par l’agent quant au degré d’établissement au Canada ne faisait pas montre du niveau d’examen ou de consultation des éléments de preuve liés aux facteurs d’ordre humanitaire élargis comme l’a exigé la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, et que ces lacunes « sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

[46]  Pour cette raison, je suis convaincu que les motifs de l’agent relativement au facteur du degré d’établissement étaient déraisonnables.

C.  L’état de santé de la mère et de la fille

[47]  La fille, Gloria Andrea, a reçu un diagnostic de schizophrénie en 2016 et elle prend actuellement des médicaments tous les jours. Selon la lettre de son infirmière en santé mentale, une psychothérapeute autorisée, à 19 ans, Gloria Andrea a vécu un épisode psychotique et elle a été hospitalisée à deux reprises. Elle a dû suivre plusieurs traitements par électrochoc et prendre des psychotropes. La psychothérapeute était d’avis que le renvoi au Mexique serait déstabilisant pour Gloria Andrea et que cela l’amènerait à décompenser. Elle affirmait ceci dans sa lettre :

[traduction]

Je pense que si la famille d’Andrea était renvoyée au Mexique, cela nuirait à sa santé, et elle décompenserait. La décompensation est le terme psychologique utilisé pour la détérioration du fonctionnement quotidien généralement imputable à des niveaux de stress supérieurs à ce qu’une personne peut tolérer ou à ce qu’une personne schizophrène peut supporter si elle cesse de prendre ses médicaments. Il serait déstabilisant pour Andrea de déménager à nouveau au Mexique.

[48]  À l’appui de la présente demande, M. Jaramillo a également fourni une déclaration dans laquelle il expose en détail l’établissement de Gloria Andrea à Toronto et les répercussions que son retrait de cet environnement aurait sur elle. L’argument a aussi été soulevé par le conseil précédent des demandeurs, dans ses observations écrites présentées à l’appui de la demande de résidence permanente.

[49]  En faisant allusion à la déclaration de la psychothérapeute susmentionnée, et après avoir exposé l’état de santé de Gloria Andrea, l’agent a affirmé ceci :

[traduction]

[La psychothérapeute] est d’avis que, si elle retournait au Mexique, cela nuirait à sa santé et elle décompenserait; un terme utilisé pour décrire la détérioration du fonctionnement quotidien touchant généralement une personne schizophrène qui cesse de prendre ses médicaments.

[50]  L’agent a ensuite décrit la situation concernant le traitement ou les médicaments offerts à Gloria Andrea au Mexique; toutefois, en paraphrasant l’avis de la psychothérapeute, l’agent a omis cette partie de la lettre concernant les répercussions des niveaux de stress devenant supérieurs à ce qu’une personne peut tolérer à la lumière d’un événement déstabilisant comme le fait d’être extraite de son environnement habituel.

[51]  Les demandeurs n’ont rien contre la façon avec laquelle l’agent a abordé la question de la disponibilité des médicaments pour le problème de santé de Gloria Andrea au Mexique. Toutefois, ils affirment que, dans sa décision, l’agent s’est exclusivement concentré sur la disponibilité des traitements et des médicaments et il semble avoir mis de côté la question des répercussions que leur renvoi au Mexique aurait sur Gloria Andrea.

[52]  L’agent a reconnu les problèmes de santé de Gloria Andrea; toutefois, sa décision relativement au diagnostic de schizophrénie de Gloria Andrea portait principalement sur son état de santé tel qu’il était au Canada et sur la question de savoir si un traitement et des mesures de suivi pour son problème de santé seraient offerts au Mexique si elle devait y retourner.

[53]  Or, le rapport médical traitait précisément de l’effet déstabilisant que le renvoi aurait sur Gloria Andrea. Ce dont l’agent n’a pas tenu compte, ce sont les répercussions que le retour au Mexique aurait sur sa santé mentale, qui sont bien différentes de tout traitement offert pour son problème de santé au Mexique; son retour forcé au Mexique aggraverait‑il son état de santé de quelque façon que ce soit, et le cas échéant, quel serait le résultat?

[54]  Comme c’était le cas dans l’arrêt Kanthasamy, j’estime que l’agent s’est « attach[é] uniquement à la possibilité que [le demandeur] soit traité » dans le pays de renvoi et qu’il a « pass[é] sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale » : dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour a conclu que le fait que la santé mentale puisse se détériorer constitue une considération pertinente, peu importe la possibilité d’obtenir des soins dans le pays de renvoi  : Kanthasamy, au para 48.

[55]  La juge Strickland a souligné, au paragraphe 26 de la décision Esahak-Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461, la nécessité de tenir compte des rapports psychologiques lorsque ceux-ci concernent les répercussions du renvoi du Canada sur la santé mentale d’un demandeur :

[…] Notre Cour a affirmé que lorsque des rapports d’évaluation psychologique sont disponibles et indiquent que la santé mentale de demandeurs se détériorerait s’ils devaient être renvoyés du Canada, l’agent doit analyser les difficultés auxquelles seraient soumis les demandeurs s’ils devaient être renvoyés dans leur pays d’origine. Dans de telles circonstances, un agent ne peut limiter son analyse à la seule question de savoir si des soins en santé mentale sont disponibles dans le pays de renvoi. […]

[56]  Ainsi que l’a conclu la juge McHaffie dans la décision Mebrahtom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 821, « il n’est pas déraisonnable de prendre en considération l’accès à du counseling en matière de santé mentale dans le pays de renvoi, à condition que l’analyse ne s’attache pas uniquement ou exagérément à cet aspect. ». Dans le cas qui nous occupe, c’est ce qui a été fait au détriment de toute considération des répercussions du renvoi sur la santé mentale de Gloria Andrea.

[57]  Il me semble que les répercussions possibles du retour de Gloria Andrea au Mexique auraient dû être abordées dans le cadre d’une évaluation élargie des motifs d’ordre humanitaire conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy. Il s’agissait d’une erreur déterminante de la part de l’agent.

[58]  À la lumière de ma décision relativement aux facteurs d’établissement et à l’état de santé de Gloria Andrea, et vu l’importance de ces deux facteurs dans l’évaluation globale de l’agent, je crois qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les deux autres questions soulevées par le demandeur, à savoir l’état de santé de la mère et les facteurs du pays d’origine.

VI.  Conclusion

[59]  J’accueille la demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n’a proposé de question en vue de la certification.


JUGEMENT dans l’affaire IMM‑4006‑19

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé est modifié, de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et l’Immigration soit désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4006‑19

 

INTITULÉ :

ARTURO JARAMILLO ZARAGOZA, GLORIA TZATZIL ARVIZU MILLAN, ARTURO JARAMILLO ARVIZU, GLORIA ANDREA JARAMILLO ARVIZU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉRence ENTRE montrÉal (quÉbec) ET toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 AOÛT 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

lE 2 septembRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

pour Les dEMANDEURS

Nick Continelli

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour Les dEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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