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Date : 20051116

Dossier : IMM-8694-04

Référence : 2005 CF 1540

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX                           

ENTRE :

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                                                               ANDREI RYJKOV

                                                          NATALIA CHPAKOVA

                                                                                                                                            défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Dans la présente instance de contrôle judiciaire, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre ou le demandeur) sollicite l'annulation de la décision datée du 14 septembre 2004 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) a conclu qu'Andrei Ryjkov et son épouse Natalia Chpakova (les demandeurs d'asile ou les défendeurs), tous deux citoyens de la Russie, sont des réfugiés au sens de la Convention qui ont raison de craindre d'être persécutés par un gang criminel, le groupe Balashika (Balashika), et par les autorités de l'État corrompues qui appuient ce groupe.

[2]                L'avocat du ministre alléguait quatre points principaux, à savoir :

(a)        le caractère inadéquat des motifs du tribunal en raison de l'omission d'avoir traité d'éléments de preuve saillants;

(b)        l'omission d'avoir présenté des points essentiels clairs sur des questions comme le caractère prospectif de la crainte;

(c)        la réunion des concepts de la protection de l'État et de la persécution;

(d)        l'absence de lien.

[3]                La demande présentée par le demandeur d'asile n'est pas une demande compliquée. Andrei Ryjkov, un diplômé de l'Institut de culture physique, voulait ouvrir une école d'entraînement de luge et il avait besoin d'un prêt d'argent. Son ami Vladimir, qui travaillait dans une banque comme gardien de sécurité, lui a offert de le présenter au directeur de la banque. M. Ryjkov dit que dès son arrivée à la banque le 25 avril 1994, il a été arrêté et accusé d'avoir effectué un vol à cette banque quelques jours plus tôt.


[4]                Le lendemain de son arrestation, son ami Vladimir est venu le voir en prison. Vladimir a dit à Andrei Ryjkov qu'il avait été piégé par lui et ses amis du Balashika et lui a offert deux possibilités : (1) supporter la responsabilité du vol, purger la peine d'emprisonnement et être payé par la suite ou (2) ne pas faire d'aveux, passer du temps en prison et ne rien obtenir.

[5]                Andrei Ryjkov dit qu'il a refusé le pot-de-vin. On ne lui a fourni un avocat que cinq minutes avant son procès. Il prétend qu'il a été forcé par la police de faire des aveux. Il a été condamné malgré qu'il ait dit au juge qu'il avait été contraint de faire des aveux.

[6]                Après avoir purgé une peine de quatre ans, il est retourné en 1998 à l'école où il avait travaillé avant sa condamnation. Certains parents se plaignaient du fait qu'une personne déclarée coupable d'un acte criminel enseigne à leurs enfants. Il a été rétrogradé à un poste de mécanicien à l'école. Cela l'a motivé à tenter de restaurer sa réputation. Il a raconté son histoire à son ami Nikolai. Nikolai était avocat. Il a informé le demandeur d'asile que ses chances de réussir n'étaient pas bonnes, mais que de la publicité pourrait l'aider. Nikolai a dit que son frère pourrait l'aider à faire publier son récit dans un journal où il travaillait. Andrei Ryjkov déclare qu'il a écrit son récit et qu'il l'a donné au frère de Nikolai le 18 décembre 1999, mais que ce récit n'a jamais été publié.

[7]                Dans son formulaire sur les renseignements personnels (FRP) il a écrit que, le 20 décembre 1999, il a été battu sauvagement dans la rue (dossier du ministre à la page 113) :

[traduction]


[...] Les trois hommes qui m'ont battu sont venus vers moi. Ils ont dit que c'était mieux pour moi d'arrêter d'écrire sinon que ces hommes du groupe Balashika se fâcheraient et que je pourrais être tué. Les ambulanciers m'ont soigné. Je me suis rendu au bureau du procureur dans la ville de Cheliabinsk. J'ai porté plainte. On n'a pas pris ma plainte en considération. Ils ont dit qu'il n'y avait pas assez d'éléments de preuve. Par la suite, nous avons reçu des menaces au téléphone. Natalia est devenue enceinte à cette époque et étant donné que nous avions peur pour notre vie nous avons décidé de nous enfuir. Nous avons déménagé à plusieurs endroits. Cependant, nous avons continué à recevoir des appels téléphoniques aux différents endroits.

                                                                     [...]

Nous nous sommes enfuis de la Russie parce que nous avions peur d'être tués par des criminels. Mon épouse subissait tellement de stress qu'elle craignait de faire une fausse couche. J'ai dénoncé des criminels et les autorités gouvernementales qui les appuyaient et qui ne voulaient pas que je dénonce leur corruption parce que cela serait embarrassant sur le plan politique. Nous sommes tous deux exposés au risque d'être blessés physiquement par des criminels et par les autorités qui essaieront de nous punir pour les activités que j'ai exercées. [Non souligné dans l'original.]

[8]                Dans son FRP, Natalia Chpakova a fondé sa demande d'asile en totalité sur la demande d'asile de son époux. Elle n'a pas témoigné.

[9]                Avant d'analyser la décision du tribunal, je souligne que le ministre n'a participé à l'audience devant le tribunal que par le dépôt de documents. L'avocate du ministre n'a pas comparu lors de l'audience, n'a pas procédé au contre-interrogatoire de M. Ryjkov et n'a pas non plus présenté d'arguments.


[10]            La preuve déposée auprès du tribunal par l'avocate du ministre consistait en des documents se rapportant à la demande de visa de visiteur, à titre de membre de l'équipe de luge russe, présentée par M. Ryjkov au consulat canadien à Moscou le 22 février 2000 et en des documents se rapportant à sa condamnation. Un visa valide jusqu'au 30 avril 2000 a été délivré. Au Canada, M. Ryjkov a demandé une prorogation en alléguant qu'il aimerait continuer son entraînement sportif auprès de l'Ontario Luge Association (l'Association de luge). La prorogation a été refusée lorsque Citoyenneté et Immigration Canada a obtenu des renseignements selon lesquels il ne s'était jamais entraîné à l'Association de luge. C'est à la suite de ce refus que les demandeurs d'asile ont présenté une demande de statut de réfugié le 1er juin 2000.

[11]            L'autre document déposé par l'avocate du ministre était la demande de prorogation de visa dans laquelle M. Ryjkov a répondu « non » à la question de savoir si lui ou ses personnes à charge avaient déjà été déclarées coupables ou accusées d'un acte criminel dans quelque pays.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[12]            La décision du tribunal comporte essentiellement deux parties. La première partie est une description des allégations des demandeurs d'asile qui n'a pas à être reprise en l'espèce et la deuxième partie est l'analyse du tribunal qui comporte deux pages.

[13]            Le tribunal a conclu que les défendeurs étaient des témoins dignes de foi et il a cru ce qu'ils avaient allégué au soutien de leurs demandes d'asile (malgré le fait que Natalia Chpakova n'ait pas témoigné). Le tribunal a déclaré ce qui suit:

[...] Ils ont témoigné de manière directe, et leurs dépositions ne comportaient ni incohérences ni divergences importantes, en soi ou relativement aux autres éléments de preuve, qui n'aient été expliquées de façon convaincante. [Non souligné dans l'original.]


[14]            Le tribunal a admis :

[...] qu'ils craignent d'être persécutés aux mains du Balashika et des autorités policières en Russie. Il s'agit à mes yeux d'une crainte de persécution découlant de leurs opinions politiques. Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que l'État constitue l'un des agents de persécution, non pas à cause de liens avec le Balashika, mais en raison des actes illégaux commis en 1994 et en 1998. L'État n'a pas mené d'enquête digne de ce nom en 1994. Ses représentants ont torturé le demandeur pour obtenir ses aveux, qui ont servi de preuve pour le condamner. En outre, l'État n'a pas veillé à ce que le demandeur soit adéquatement représenté par un avocat. En 1998, l'État a refusé deux fois de traiter la plainte du demandeur principal malgré le lien très clair entre le fait qu'il ait envoyé son histoire à un journal et son agression par des membres du Balashika. [Non souligné dans l'original.]

[15]            Le tribunal a ensuite conclu que la crainte des demandeurs d'asile était bien fondée :

[...] Ils ont fourni des preuves crédibles et dignes de foi montrant que le groupe Balashika les persécuterait si le demandeur principal tentait de restaurer sa réputation. Ils ont également présenté des preuves claires et convaincantes montrant que l'État les avait persécutés et n'avait pas assuré leur protection. À l'évidence, la protection de l'État ne pourrait pas être raisonnablement assurée. [Non souligné dans l'original.]


[16]            Le tribunal a ensuite examiné la preuve documentaire et a renvoyé, en particulier, à un document intitulé « Confessions at any Cost » ([traduction] « Confessions à tout prix » ), publié en 1999 par Human Rights Watch, qui traite de la torture policière en Russie. Le tribunal a cité un extrait du résumé de ce document qui déclarait que la torture et les mauvais traitements des détenus au moment des arrestations et immédiatement par la suite sévissaient en Russie, qu'au cours des premières heures de détention les policiers battent régulièrement les détenus, qu'à l'exception de quelques cas particulièrement graves pour lesquels les actes des policiers ont été dénoncés et ont mené à des poursuites, les policiers exercent de la torture de façon totalement impunie étant donné que les procureurs des provinces et de l'État ferment les yeux sur les preuves de mauvais traitements, que les tribunaux acceptent couramment à leur face même des confessions forcées et les utilisent pour des condamnations, et que malgré de la preuve écrasante démontrant que la torture est devenue une partie intégrante des pratiques policières, le gouvernement russe et les autorités policières de façon générale - avec certaines exceptions notables - nient que la torture ou les mauvais traitements soient un problème et ne prennent aucune mesure pour mettre fin à ces pratiques abusives.

[17]            Après avoir cité ce qui précède, le tribunal a déclaré ce qui suit :

Je conclus à l'existence d'une sérieuse possibilité que le groupe Balashika et les autorités persécutent les demandeurs s'ils retournent en Russie et je considère que l'État ne le protégera pas adéquatement. [Non souligné dans l'original.]

[18]            Le tribunal a conclu ce qui suit :

La preuve ayant été envisagée dans son ensemble, ces demandes d'asile sont accueillies pour les motifs qui précèdent.

ANALYSE

(1)        La norme de contrôle


[19]            Dans l'arrêt VIA Rail Canada Inc. c. Canada (Office national des transports), 193 D.L.R. (4th) 357, M. le juge Sexton, au nom de la Cour d'appel fédérale, a accepté la prétention des avocats selon laquelle la norme de contrôle appropriée est la décision raisonnable lorsque le fondement de la contestation d'une décision d'un tribunal est le caractère inadéquat des motifs énoncés par ce tribunal. Des conclusions quant à la crédibilité sont des conclusions de fait qui ne peuvent être mises de côté à moins qu'elles soient abusives ou arbitraires ou qu'elles aient été tirées sans qu'il ait été tenu compte des éléments de preuve.

(2)        Les principes de droit et d'interprétation

[20]            L'alinéa 169b) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi), comme le faisait la Loi sur l'immigration (l'ancienne loi) qu'elle a abrogée, impose au tribunal l'obligation suivante à l'égard des décisions : « elles sont motivées » .

[21]            J'énonce l'article 169 au complet :



169. Les dispositions qui suivent s'appliquent aux décisions, autres qu'interlocutoires, des sections :

a) elles prennent effet conformément aux règles;

b) elles sont motivées;

c) elles sont rendues oralement ou par écrit, celles de la Section d'appel des réfugiés devant toutefois être rendues par écrit;

d) le rejet de la demande d'asile par la Section de la protection des réfugiés est motivé par écrit et les motifs sont transmis au demandeur et au ministre;

e) les motifs écrits sont transmis à la personne en cause et au ministre sur demande faite dans les dix jours suivant la notification ou dans les cas prévus par les règles de la Commission;

f) les délais de contrôle judiciaire courent à compter du dernier en date des faits suivants : notification de la décision et transmission des motifs écrits.

169. In the case of a decision of a Division, other than an interlocutory decision:

(a) the decision takes effect in accordance with the rules;

(b) reasons for the decision must be given;

(c) the decision may be rendered orally or in writing, except a decision of the Refugee Appeal Division, which must be rendered in writing;

(d) if the Refugee Protection Division rejects a claim, written reasons must be provided to the claimant and the Minister;

(e) if the person who is the subject of proceedings before the Board or the Minister requests reasons for a decision within 10 days of notification of the decision, or in circumstances set out in the rules of the Board, the Division must provide written reasons; and

(f) the period in which to apply for judicial review with respect to a decision of the Board is calculated from the giving of notice of the decision or from the sending of written reasons, whichever is later.


[22]            Dans la décision Thanabalasingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 172, j'ai eu la possibilité d'examiner à fond la jurisprudence qui fournit des indications lorsque les cours concluent que les motifs sont inadéquats. Je reproduis les paragraphes 81, 82, 83 et 84 des motifs de cette décision :

¶ 81      M. le juge Hugessen, alors juge à la Cour d'appel fédérale, s'est exprimé de la façon suivante dans l'arrêt Mehterian c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 545 :

              Le paragraphe 69.1(11) de la Loi sur l'immigration, L.R. (1985), ch. I-2 impose à la section du statut l'obligation de « motiver par écrit » toute décision défavorable à l'intéressé. Pour satisfaire à cette obligation il faut que les motifs soient suffisamment clairs, précis et intelligibles pour permettre à l'intéressé de connaître pourquoi sa revendication a échoué et de juger s'il y a lieu, le cas échéant, de demander la permission d'en appeler.

        Nous sommes tous d'avis que les motifs donnés par la section du statut dans le présent dossier ne répondent pas à ces critères. Déclarer que le « demandeur n'a pas prouvé l'existence de la crainte raisonnable de persécution » , sans dire plus, peut vouloir dire que le tribunal n'a pas cru le demandeur, ou qu'il l'a cru mais que les motifs de la prétendue persécution ne sont pas parmi ceux énumérés dans la Loi, ou encore que la crainte raisonnable qui avait existé dans le passé n'est plus raisonnable en raison de changements de circonstances dans le pays d'origine. Il y a plusieurs autres possibilités, dont notamment une mauvaise interprétation par la section du statut de la Loi elle-même.

¶ 82      Je cite la décision Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1501, dans laquelle Mme la juge Layden-Stevenson a déclaré ce qui suit au paragraphe 42 :

para. 42       Il est important de ne pas perdre de vue l'objectif visépar les motifs. Dans la décision Li c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 413 (C.F. 1 re inst.), le juge Teitelbaum, citant la décision Syed c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 83 F.T.R. 283 (C.F. 1re inst.), a dit :


Les motifs écrits ont pour fonction de faire connaître à ceux que la décision d'un tribunal administratif a défavorisés la raison sous-jacente de cette décision. À cette fin, les motifs doivent être appropriés, adéquats et intelligibles et ils doivent prendre en considération les points importants soulevés par les parties. [...] La section du statut de réfugié est tenue, pour le moins, de faire des commentaires sur la preuve produite par le requérant à l'audience. Que cette preuve soit admise ou rejetée, le requérant doit en connaître les raisons.

En même temps, il ne faut pas scruter les motifs à la loupe et leur appliquer la norme de la perfection. Il faut les lire dans leur ensemble : Medina c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990), 120 N.R. 385 (C.A.F.); Ahmed c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 156 N.R. 221 (C.A.F.).

¶ 83       J'ajoute à titre de référence additionnelle la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Koriagin, 2003 CF 1210, dans laquelle M. le juge Martineau a déclaré ce qui suit aux paragraphes 5 et 6 :

para. 5      Pour satisfaire à l'obligation prévue à l'alinéa 69.1(11)b) de la Loi, les motifs doivent être suffisamment clairs, précis et intelligibles afin de permettre au Ministre ou à l'intéressé de comprendre les motifs sous-jacents la décision, et le cas échéant, advenant un appel de la décision, afin de permettre à la Cour de s'assurer que la Section du statut de réfugié a exercé sa compétence de façon conforme àla Loi. Voir notamment : Mehterian c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 545 (C.A.F.) (QL); Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration c. Roitman, [2001] A.C.F. no 718 (C.F. 1re inst.) (QL); Zannat c. Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration(2000), 188 F.T.R. 148; Zoga c. Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration, [1999] A.C.F. no 1253 (C.F. 1re inst.) (QL); Khan c. Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration, [1998] A.C.F. no 1187 (C.F. 1re inst.) (QL).

para. 6       La détermination de l'existence d'une crainte raisonnable de persécution pour l'un des motifs énumérés à la Convention soulève une question mixte de droit et de fait. Dans l'arrêt Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 187 N.R. 321, la Cour suprême du Canada a réitéré qu'un revendicateur du statut de réfugié a le fardeau de démontrer l'existence d'une crainte fondée de persécution. Sans contredit, cette détermination exige une analyse minutieuse du témoignage du revendicateur et de la preuve documentaire sur les conditions du pays. Lorsque des motifs écrits sont requis, il ne suffit pas d'affirmer que la détermination positive est fondée sur la preuve sans autre précision.

¶ 84       Je termine en mentionnant l'arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, dans lequel M. le juge Binnie a déclaré ce qui suit au paragraphe 46, et en faisant cela je suis conscient que le contexte en matière criminelle n'est pas le même que le contexte en matière d'immigration mais à mon avis, quant aux principes, le raisonnement qui sous-tend l'exigence de motifs écrits est juste :


para. 46      J'estime que ces affaires montrent clairement que l'obligation de donner des motifs, lorsqu'elle existe, découle des circonstances d'une affaire donnée. Lorsque la raison pour laquelle un accusé a été déclaré coupable ou acquitté ressort clairement du dossier, et que l'absence de motifs ou leur insuffisance ne constitue pas un obstacle important à l'exercice du droit d'appel, le tribunal d'appel n'interviendra pas. Par contre, lorsque le raisonnement qu'a suivi le juge du procès pour démêler des éléments de preuve embrouillés ou litigieux n'est pas du tout évident ou lorsque des questions de droit épineuses requièrent un examen, mais que le juge du procès les a contournées sans explication, ou encore lorsque (comme en l'espèce) on peut donner de la décision du juge du procès des explications contradictoires dont au moins certaines constitueraient manifestement une erreur en justifiant l'annulation, le tribunal d'appel peut, dans certains cas, s'estimer incapable de donner effet au droit d'appel prévu par la loi. Alors, l'une ou l'autre des parties pourra douter de la justesse du résultat, mais l'absence de motifs ou leur insuffisance l'aura à tort privée de la possibilité d'obtenir un examen convenable en appel du verdict prononcé en première instance. En pareil cas, même si le dossier révèle des éléments de preuve qui, d'une certaine manière, pourraient appuyer un verdict raisonnable, les lacunes des motifs peuvent équivaloir à une erreur de droit et fonder l'intervention d'un tribunal d'appel. Il appartiendra à la cour d'appel de décider si, dans un cas donné, les lacunes des motifs l'empêchent de s'acquitter convenablement de ses fonctions en appel.

(3)         Conclusions

[23]            À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie parce que les motifs énoncés par le tribunal sont inadéquats étant donné qu'ils ne révèlent pas la façon suivant laquelle le tribunal a traité des préoccupations que l'agent de protection des réfugiés (APR) lui avait proposé de traiter. Je suis conscient, en tirant cette conclusion, que le dossier du tribunal est disponible à des fins de « contrôle des conclusions de la Commission » (voir Boulis c. Ministre de la Main d'oeuvre et de l'Immigration, [1974] R.C.S. 875, à la page 885).

[24]            J'ai examiné tout le dossier certifié du tribunal et en particulier les observations de l'APR aux pages 534 à 542 du dossier du tribunal, de même que les observations faites par l'avocat des défendeurs, les demandeurs d'asile. Il est manifeste que la question de la crédibilité était au premier plan dans les observations de l'APR.

[25]            J'estime que les principales déficiences de l'analyse sont les suivantes :

(1)        Aucun examen n'a été fait à l'égard du délai écoulé avant que les demandeurs d'asile présentent leurs demandes après leur arrivée au Canada ni à l'égard des conséquences qu'un tel délai peut avoir sur leur crédibilité et leur crainte subjective. Sur ce point, M. le juge Martineau dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et l'Immigration) c. Koriagin, 2003 C.F. 1210, a déclaré ce qui suit au paragraphe 7 :

¶ 7      La crainte subjective du revendicateur doit toujours être appréciée. Lorsque la preuve révèle que le revendicateur n'a pas profité de la première occasion pour revendiquer le statut de réfugié, cela peut compromettre dans certaines circonstances sa demande d'asile. Bien que cette considération ne soit pas déterminante en soi, il s'agit d'un facteur pertinent dans l'appréciation de la crédibilité du revendicateur : Gavryushenko c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1209 (QL); Ilie c. Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration(1994), 88 F.T.R. 220; Huerta c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration[1993], 157 N.R. 225, par. 4 (C.A.F.). [Non souligné dans l'original.]

(2)        Aucune analyse n'a été faite quant à la question de savoir si les demandeurs d'asile avaient une PRI viable en Russie. Cet élément a fait l'objet de beaucoup de preuve contradictoire au cours de l'audience.


(3)         Aucune analyse n'a été faite à l'égard des préoccupations quant à la crédibilité et de leurs conséquences sur la véracité ou la vraisemblance du récit des demandeurs d'asile. J'établis la liste suivante, celle-ci n'étant pas exhaustive :

(a)        l'absence de mention ou d'analyse de la pièce R-2 quant à l'existence du groupe Balashika à Moscou à l'époque pertinente;

(b)        le retour continu de M. Ryjkov à son emploi à l'école malgré qu'il ait reçu des menaces;

(c)        la contradiction entre le FRP et le récit que Natalia Chpakova aurait apparemment fait au Dr Palowski sur la question de savoir si le récit de M. Ryjkov a été publié ou non dans les journaux;

(d)        la cohérence entre ce que M. Ryjkov a écrit dans son FRP et ce qu'il a dit au Dr Palowski;

(e)        un examen de la preuve à l'égard du manque d'efforts pour restaurer sa réputation alors qu'il était en détention, notamment après avoir dit à la cour, mais non à son avocat qui est venu le voir seulement quelques minutes avant le procès, qu'il avait un témoin qui pouvait confirmer son alibi du 23 mars 1994, lorsqu'il aurait commis un vol à la banque;

(f)         l'effet du manque d'honnêteté envers les autorités d'immigration du Canada et sa tromperie pour obtenir un VVC, incluant, alors qu'il était au Canada, une fausse réponse selon laquelle il n'avait pas de dossier criminel lorsqu'il a présenté sa demande de prorogation;


(g)        le fait que Natalia Chpakova était enceinte lorsqu'elle est entrée au Canada et qu'elle a donné naissance à un enfant en août 2000.

(4)        Il y avait une absence d'analyse quant à la question de la protection de l'État et quant au caractère adéquat de la protection de l'État, en particulier étant donné les prétendus coups que M. Ryjkov aurait reçus le 20 décembre 1999, et quant à la prétention que le tribunal semble avoir acceptée selon laquelle en 1999 l'État était un agent de la persécution qu'il a subie. De plus, le tribunal n'a fait aucune analyse des admissions de M. Ryjkov selon lesquelles, après qu'il eut quitté la Russie, ni la police ni le groupe Balashika n'étaient à sa recherche.

[26]            Je termine en renvoyant aux motifs de Mme la juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 39, sur la question de l'importance des motifs :

¶ 39       On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu'elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d'une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision. Les motifs permettent aussi aux parties de voir que les considérations applicables ont été soigneusement étudiées, et ils sont de valeur inestimable si la décision est portée en appel, contestée ou soumise au contrôle judiciaire : R.A. Macdonald et D. Lametti, « Reasons for Decision in Administrative Law » (1990), 3 C.J.A.L.P. 123, à la p. 146; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.), au par. 38. Il est plus probable que les personnes touchées ont l'impression dtre traitées avec équité et de façon appropriée si des motifs sont fournis : de Smith, Woolf & Jowell, Judicial Review of Administrative Action (5e éd. 1995), aux pp. 459 et 460. Je suis d'accord qu'il s'agit là d'avantages importants de la rédaction de motifs écrits.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision du tribunal soit annulée et que les demandes d'asile présentées par les défendeurs soient renvoyées à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié afin qu'un tribunal différemment constitué procède à un nouvel examen. Aucune question n'a été proposée aux fins de la certification.

« François Lemieux »

Juge

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-8694-04

INTITULÉ :                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                           

                                                            c.

ANDREI RYJKOV et

NATALIA CHPAKOVA   

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE MERCREDI 10 AOÛT 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE LEMIEUX

                                                                               

                                                                              

DATE DES MOTIFS :                       LE 16 NOVEMBRE 2005

COMPARUTIONS :     

Gordon Lee                                                                               POUR LE DEMANDEUR

David Yerzy                                                                              POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :     

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                            POUR LE DEMANDEUR                    

David P. Yerzy

Toronto (Ontario)                                                                      POUR LES DÉFENDEURS

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