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Date : 20200824


Dossier : IMM-4255-19

Référence : 2020 CF 848

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2020

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

SHOU CHENG LI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Shou Cheng Li (le demandeur) a demandé le statut de résident permanent au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire. Un agent principal de l’immigration (l’agent) a rejeté la demande, concluant que le demandeur n’avait pas établi que des considérations d’ordre humanitaire justifiaient une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La décision de l’agent (la décision) fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[2]  Le demandeur est citoyen de la Chine. Il est entré au Canada en février 2010. Le demandeur a rencontré son épouse, Jin Gao (qui est aussi une citoyenne de la Chine), au Canada et ils se sont mariés en novembre 2011. Ils ont trois enfants, deux fils jumeaux et une fille. Leurs enfants sont des citoyens canadiens.

[3]  La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur reposait sur les motifs suivants : son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de ses enfants, et les conditions défavorables en Chine, dont les perspectives d’emploi limitées, et les conséquences néfastes entraînées par l’infraction à la politique de planification familiale de la Chine. La demande a été rejetée pour les motifs énoncés dans la décision. Le demandeur soutient que la décision était déraisonnable, et c’est aussi mon avis.

[4]  Avant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente parrainée par son épouse, demande qui a été rejetée lorsque le statut de résident permanent de Mme Gao a été révoqué pour fausses déclarations. Mme Gao a fait appel de la mesure d’exclusion qui avait été prise contre elle et a demandé la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire qui rejoignent celles qui sont invoquées par le demandeur. En dépit du fait que la Section d’appel de l’immigration (la SAI) a rejeté son appel, Mme Gao a présenté une demande de contrôle judiciaire qui a été accueillie, et l’affaire a été renvoyée à la SAI pour nouvelle décision : Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 939 [Gao]. Le demandeur soutient que la décision de la Cour dans l’affaire Gao est pertinente quant à la présente demande de contrôle judiciaire parce que les principes de la courtoisie judiciaire commandent le même résultat dans les deux instances. Je ne suis pas de cet avis. Quoi qu’il en soit, les principes de la courtoisie judiciaire ne sont pas déterminants quant à l’issue en l’espèce, puisque j’ai décidé de mon propre chef d’accueillir la demande au motif que la décision de l’agent était déraisonnable.

II.  Questions en litige

[5]  La demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :

  1. Les principes de la courtoisie judiciaire commandent-ils le même résultat que dans la décision Gao?

  2. La décision représente-t-elle un exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR?

[6]  Le demandeur soutient qu’il y a une troisième question en litige, soit que l’agent a rendu sa décision de rejeter sa demande prématurément, avant de se prononcer sur les motifs du refus. Toutefois, je suis loin d’être convaincue de l’exactitude du fondement de ce prétendu manquement à l’équité procédurale. La décision est datée du 21 juin 2019. En dépit du fait que le demandeur a été informé du rejet de sa demande de résidence permanente au moyen d’une lettre datée du 20 juin 2019, la lettre semble porter une date incorrecte parce qu’elle renvoie à des événements intervenus le 21 juin comme s’étant produits par le passé. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve dans le dossier pour conclure que l’agent a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur avant de rédiger ses motifs, et il n’est pas nécessaire que je prenne en compte la question de savoir si cette façon de faire constitue un manquement à l’équité procédurale dans les circonstances de l’espèce.

III.  Analyse

A.  Question en litige 1 : La courtoisie judiciaire et la décision Gao

[7]  Le demandeur invoque la décision et les motifs du juge Manson dans l’affaire Gao, une demande de contrôle judiciaire présentée par son épouse. Le demandeur soutient que le juge Manson a tiré des conclusions solides quant aux éléments de preuve étayant les considérations d’ordre humanitaire invoquées dans cette affaire, particulièrement en ce qui concerne les enfants et leur intérêt supérieur. Il prétend que les considérations d’ordre humanitaire et les éléments de preuve corroborants dans les deux instances se recoupent considérablement, et il exhorte la Cour à tirer une conclusion semblable quant au caractère déraisonnable dans son cas selon les principes de la courtoisie judiciaire. En fait, le demandeur soutient que son cas est plus convaincant que celui dans la décision Gao, puisqu’il n’y avait pas de fausses déclarations dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ce n’est pas mon avis.

[8]  Dans une instance en contrôle judiciaire, les motifs constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions; ils sont le point de départ du contrôle judiciaire : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 81. En l’espèce, le demandeur n’a pas comparé la décision aux motifs donnés par la SAI qui faisaient l’objet du contrôle dans la décision Gao, et les deux instances présentent des différences quant aux faits. Le juge Manson n’a pas tiré de conclusions quant aux considérations d’ordre humanitaire dans la décision Gao. Il a plutôt conclu que la SAI avait de façon déraisonnable privé Mme Gao d’une prise en compte exhaustive des considérations d’ordre humanitaire pertinentes en adoptant une approche laissant croire qu’elle « souhaitait punir la demanderesse et ses enfants en raison des fausses déclarations faites par la demanderesse » : Gao au para 30. Comme l’a souligné le demandeur, de fausses déclarations ne sont pas en cause en l’espèce. De façon générale, un juge devrait suivre une décision sur la même question d’un de ses collègues, à moins que la décision précédente se distingue sur les faits, qu’une question différente se pose, que la décision soit manifestement erronée ou que l’application de la décision créerait une injustice : Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 au para 45. Le demandeur n’a pas établi que l’agent avait adopté la même approche erronée que celle dans la décision Gao, en ce qui concerne les mêmes motifs et les mêmes éléments de preuve.

B.  Question en litige 2 : La décision représente-t-elle un exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR?

[9]  Les parties conviennent, tout comme moi, que le contrôle de la décision d’un agent d’immigration quant à des considérations d’ordre humanitaire commande la norme de la décision raisonnable : Vavilov au para 25. Il incombe au demandeur de prouver que la décision est déraisonnable. Le demandeur doit établir que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence, ou que la décision est indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle : Vavilov aux para 100 à 103.

[10]  Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir discrétionnaire d’octroyer le statut de résident permanent à un étranger s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient. La disposition n’énonce toutefois pas les considérations particulières à prendre en compte, sinon que le ministre doit tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[11]  Les Lignes directrices ministérielles énumèrent un certain nombre de facteurs à prendre en compte dans les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, dont l’établissement au Canada, les liens avec le Canada, les conditions défavorables dans le pays d’origine du demandeur, et des facteurs relatifs à la santé. Les facteurs énumérés dans les Lignes directrices ne sont toutefois pas restrictifs : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 27 et 31 [Kanthasamy].

[12]  Bien qu’il ne soit pas déterminant dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’intérêt supérieur de l’enfant (l’ISE) qui est directement touché par la décision doit être pris en compte, et cet intérêt « représente une considération singulièrement importante dans l’analyse » : Kanthasamy au para 40. Dans une analyse de l’ISE, l’agent devrait tenir compte, sans toutefois s’y limiter, de facteurs dont : l’âge de l’enfant, le degré de dépendance entre l’enfant et l’auteur de la demande, le degré d’établissement de l’enfant au Canada, les liens de l’enfant avec le pays à l’égard duquel la demande est examinée, les conditions qui règnent dans ce pays et l’incidence possible sur l’enfant, les problèmes de santé ou les besoins particuliers de l’enfant, les conséquences sur l’éducation de l’enfant, et les questions relatives au sexe de l’enfant : Kanthasamy au para 40.

[13]  Les considérations d’ordre humanitaire ne doivent pas être examinées séparément; il faut procéder à une évaluation globale de tous les facteurs pertinents : Kanthasamy au para 28. Les agents appelés à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doivent véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à leur connaissance et leur accorder du poids : Kanthasamy au para 25.

[14]  Dans le cas en l’espèce, l’agent a pris en compte les considérations d’ordre humanitaire qui suivent : l’établissement au Canada, les conditions défavorables qui règnent en Chine, et l’ISE. Le demandeur affirme que les conclusions de l’agent à l’égard de chacune de ces considérations étaient déraisonnables. De plus, il soutient que l’agent a omis d’adopter une approche holistique et d’évaluer les facteurs cumulativement. Le défendeur prétend que les conclusions de l’agent sont raisonnables et soutient que le demandeur demande à la Cour de soupeser à nouveau la preuve. J’estime que la décision de l’agent était déraisonnable en ce qui concerne l’établissement, l’ISE et l’appréciation cumulative de tous les facteurs, et j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

1)  Établissement

[15]  En ce qui concerne l’établissement, l’agent a souligné que le demandeur travaillait au Canada en tant que chef cuisinier depuis 2011, et qu’il était copropriétaire d’un restaurant depuis 2016, qui a maintenant deux adresses (et une troisième prévue) employant plus d’une douzaine de personnes.

[16]  Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a prétendu qu’il était au cœur de la réussite du restaurant et de son exploitation continue – que, sans lui, le restaurant serait forcé de fermer et que les employés perdraient leur emploi. L’agent a examiné la question de savoir si le restaurant serait forcé de fermer si le demandeur devait quitter le Canada, et a conclu que ce ne serait pas le cas :

[traduction]

[…] J’estime, toutefois, que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour montrer que sa technique culinaire spécialisée ne peut pas être ou n’a pas déjà été enseignée à d’autres employés. En fait, étant donné que le demandeur et son partenaire possèdent et exploitent deux restaurants et prévoient d’en ouvrir un troisième, il est pratiquement impossible, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur soit le seul qui cuisine pour les trois adresses avec sa technique culinaire spécialisée. Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que le demandeur ne peut pas être le seul chef aux trois adresses. Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que les autres employés sont en mesure de préparer et de cuisiner les plats dans les entreprises du demandeur. En somme, selon les éléments de preuve dont je dispose, je conclus que les entreprises ont plus d’un propriétaire et de multiples employés. Je ne peux pas conclure que les restaurants devraient forcément fermer si le demandeur doit quitter le Canada et demander la résidence permanente de la manière habituelle.

[17]  L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]

Outre l’exploitation et la gestion d’une entreprise au Canada, le demandeur ne présente aucune autre preuve d’une intégration importante dans la société canadienne ou dans sa communauté (p. ex. formation linguistique, formation continue, antécédents de bénévolat ou de participation à la vie communautaire, lettres d’appui, etc.). Dans l’ensemble, je reconnais que le demandeur a passé les huit dernières années de sa vie au Canada et qu’il a occupé des emplois ou qu’il a travaillé à son compte pour la plus grande partie de cette période. Je conclus que le demandeur a fait état d’antécédents d’emplois stables et d’une saine gestion financière, et je conclus que l’entreprise commerciale du demandeur a contribué à l’économie canadienne. Cependant, après avoir pris en compte le degré d’établissement du demandeur dans son ensemble, j’estime que le demandeur n’a pas démontré qu’il avait atteint un degré d’établissement exceptionnel au cours de ses huit années de résidence au Canada.

[18]  Le défendeur affirme que l’agent a conclu, raisonnablement, que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve de son établissement au Canada et de ses liens avec ce pays outre le restaurant. Il estime que l’agent a dûment pris en considération le restaurant en tant que réalisation professionnelle et a raisonnablement conclu que l’établissement du demandeur au Canada était insuffisant pour justifier une dispense au titre de la LIPR. La conclusion de l’agent selon laquelle le restaurant ne fermerait pas forcément si le demandeur retournait en Chine était une conclusion raisonnable tirée en réponse à une question soulevée par le demandeur.

[19]  Je conviens avec le demandeur que l’analyse effectuée par l’agent quant à l’établissement du demandeur au Canada était déraisonnable.

[20]  Les conclusions de l’agent au sujet de la fermeture forcée du restaurant reposaient sur des hypothèses contestables quant aux capacités des employés de préparer et de cuisiner les plats, sans prendre en compte les éléments de preuve du rôle joué par le demandeur en tant qu’investisseur et en tant que gérant qui administre effectivement l’établissement. L’affirmation de l’agent selon laquelle [traduction] « [o]utre l’exploitation et la gestion d’une entreprise au Canada, le demandeur ne présente aucune autre preuve d’une intégration importante dans la société canadienne ou dans sa communauté (p. ex. formation linguistique, formation continue, antécédents de bénévolat ou de participation à la vie communautaire, lettres d’appui, etc.) » donne à penser que l’agent a laissé de côté des éléments de preuve relatifs à l’établissement du demandeur au Canada et à ses liens avec ce pays, outre ses restaurants. Par exemple, le seul membre de la fratrie du demandeur – son frère – réside au Canada, et la famille du demandeur habite avec ce frère et sa famille. L’agent a reconnu cet élément dans une liste de facteurs à prendre en compte quant à l’établissement, mais a omis de l’aborder dans l’analyse. Autre exemple : l’agent a laissé de côté des lettres d’appui de membres de la communauté à laquelle appartient le demandeur. Il est possible que l’agent ait pris en compte les autres éléments de preuve et ait conclu qu’ils ne pouvaient pas être considérés comme une [traduction] « preuve d’une intégration importante dans la société canadienne ou dans sa communauté », mais la décision ne justifie pas une telle conclusion. De plus, en l’absence d’explication, je me livrerais à des conjectures quant à ce que l’agent a pu penser, ce qu’un juge chargé du contrôle de la décision ne devrait pas faire : Vavilov au para 97.

[21]  De plus, l’analyse ayant mené à la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « le demandeur n’a pas démontré qu’il avait atteint un degré d’établissement exceptionnel au cours de ses huit années de résidence au Canada » n’est pas transparente. Je conviens avec le demandeur que l’analyse de l’agent semblait axée indûment sur la question de savoir si le restaurant pourrait rester ouvert si le demandeur retournait en Chine. Aucun autre facteur d’établissement n’a reçu plus d’attention dans la décision, ce qui donne à penser qu’il s’agissait d’un facteur important. La décision n’explique pas pourquoi il devait en être ainsi, et je ne vois pas non plus en quoi cela l’était. De plus, l’agent a traité le succès du restaurant et l’ouverture de nouvelles adresses avec de nombreux employés comme un facteur qui diminuait, au lieu de favoriser, le degré d’établissement du demandeur au Canada, et cela va à l’encontre d’un mode d’analyse raisonnable et logique. Il s’agissait de la seule conclusion « défavorable » dans l’analyse effectuée par l’agent quant à l’établissement; d’autres facteurs ont été considérés comme étant favorables. Plus particulièrement, l’agent a tiré une inférence favorable du fait que le demandeur avait mis sur pied une entreprise qui contribue à l’économie canadienne, et que le restaurant était la preuve d’une [traduction] « intégration importante » dans la société canadienne. La décision n’explique pas comment l’exploitation continue du restaurant a été soupesée avec les facteurs favorables ni comment elle concorde avec la conclusion de l’agent quant au degré d’établissement du demandeur au Canada. L’agent a peut-être rejeté les facteurs favorables ou accordé un poids important à la conclusion « défavorable » que le restaurant ne fermerait pas, ou les deux, mais cela n’était pas expliqué dans la décision.

[22]  Enfin, je constate que, bien que l’agent ait conclu que le demandeur n’a pas fait montre d’un degré d’établissement exceptionnel au Canada, il s’est servi du même facteur, soit la réussite du demandeur en tant qu’entrepreneur au Canada, pour minimiser les difficultés auxquelles il pourrait se heurter dans l’éventualité de son renvoi et pour soutenir une conclusion selon laquelle le demandeur pourrait s’établir à nouveau en Chine. L’agent a aussi conclu que les revenus provenant de l’investissement du demandeur (en raison de l’exploitation continue du restaurant, puisque le demandeur n’avait pas démontré que celui-ci fermerait) pourraient l’aider dans sa réinstallation en Chine. La Cour a formulé une mise en garde contre le fait de se servir du degré d’établissement au Canada pour diminuer les difficultés qu’une personne rencontrerait en cas de renvoi : Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 au para 26. J’estime que la décision n’expliquait pas en quoi l’établissement du demandeur au Canada, après huit ans, ne justifiait pas une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, mais montrait que le demandeur pourrait s’établir en Chine dans un laps de temps raisonnable. De plus, l’agent a omis d’examiner la question de savoir si l’interruption de l’établissement au Canada militait en faveur de l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR : Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 au para 21.

[23]  Pour les motifs mentionnés précédemment, j’estime que l’analyse de l’établissement souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire que la décision satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence, ni qu’elle est défendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle.

[24]  Comme il a été souligné précédemment, les agents qui rendent des décisions à l’égard de considérations d’ordre humanitaire doivent soupeser tous les facteurs pertinents dont ils sont saisis et les apprécier globalement : Kanthasamy au para 28. L’établissement représentait un facteur important dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur. Étant donné que j’estime que l’analyse de l’établissement effectuée en l’espèce était déraisonnable, tous les facteurs pertinents n’ont pas pu être soupesés comme il se devait, et cette conclusion est suffisante pour accueillir la demande de contrôle judiciaire. Quoi qu’il en soit, j’examinerai les arguments des parties en ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays où le demandeur serait renvoyé et l’ISE.

2)  Conditions défavorables en Chine et l’intérêt supérieur des enfants

[25]  En ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays où le demandeur serait renvoyé et l’ISE, les observations des parties portent sur deux questions qui se recoupent : i) le demandeur et son épouse ont-ils enfreint la politique de planification familiale de la Chine; et quelles seraient les conséquences de cette infraction; ii) les enfants du demandeur auraient-ils en Chine le statut leur permettant de se prévaloir de l’éducation et des services de santé publics.

[26]  L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer une infraction à la politique de planification familiale. Si le demandeur a bel et bien enfreint la politique, l’agent a conclu que la conséquence de l’infraction serait le versement de frais (appelés frais d’assistance sociale, frais de compensation sociale ou droits de planification familiale). Il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le versement de frais, qui pourraient être ou ne pas être imposés, entraînerait d’importantes difficultés financières.

[27]  En ce qui concerne le statut des enfants en Chine et l’accès à l’éducation et aux soins de santé, l’agent a pris en compte les observations du demandeur et a conclu que celui-ci ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait pour chacun de ces éléments. Le demandeur a allégué – notamment – qu’à cause de l’infraction à la politique de planification familiale, aucun de ses enfants n’aurait de droit clair à l’éducation et aux soins de santé. Il a soutenu que cela entraînerait des difficultés particulières pour un de ses enfants qui a des besoins médicaux. L’enfant a subi une opération au Canada pour une fente palatine et a besoin d’une deuxième intervention chirurgicale mais, puisqu’il ne pourrait pas être enregistré en Chine, l’opération ne serait pas couverte par l’État et serait inabordable financièrement. De plus, il a soutenu que les enfants qui ne sont pas enregistrés sont considérés comme [traduction] « illégaux » en Chine, et que le montant des amendes imposées est délibérément supérieur à la capacité de payer du travailleur moyen. Il a prétendu que le fait de considérer un enfant comme étant illégal et l’imposition d’une amende pour avoir eu un enfant contreviennent au droit international. L’agent a tiré une série de conclusions défavorables à l’égard de ces éléments. Par exemple, l’agent [traduction] « ne [pouvait] pas conclure » ce qui suit : que les enfants ne pourraient pas être enregistrés en tant que citoyens ou résidents permanents en Chine dans le cadre de l’enregistrement des ménages, que l’enfant qui a des besoins médicaux ne serait pas admissible à une intervention chirurgicale payée par l’État, et que les enfants n’auraient pas accès à l’éducation publique en Chine.

a)  Les conclusions de fait étaient raisonnables

[28]  Le demandeur conteste les conclusions de l’agent voulant qu’il n’ait pas établi qu’il avait enfreint la politique de planification familiale, ce qui entraînerait des difficultés financières en raison des frais d’assistance sociale, et que ses enfants ne pourraient pas obtenir des soins de santé et fréquenter l’école publique. Il soutient que l’agent a omis de prendre en compte l’ensemble des éléments de preuve et qu’il a déraisonnablement rejeté les lettres d’un hôpital et d’un organisme public chinois parce qu’elles ne comportaient pas, selon lui, certains indices de fiabilité.

[29]  Le demandeur doit démontrer que la lacune ou la déficience dans la décision qu’il invoque est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable ou que la décision est indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle : Vavilov au para 100. Je ne suis pas convaincue que le demandeur s’est acquitté de ce fardeau au regard des conclusions de fait de l’agent en ce qui concerne la prétendue infraction à la politique de planification familiale, les difficultés résultant des frais à acquitter et le manque d’accès des enfants à l’éducation et aux soins de santé. Je ne suis pas convaincue que l’agent a laissé de côté ou a mal interprété des éléments de preuve importants, et je conviens avec le défendeur que les arguments avancés par le demandeur correspondent à un désaccord quant à l’appréciation par l’agent des éléments de preuve et quant au poids qu’il leur a accordé.

[30]  Bien que je convienne avec le demandeur que l’agent a semblé confus à l’égard de certains indices de fiabilité concernant les lettres de l’hôpital et de l’organisme public, je ne suis pas convaincue que l’appréciation globale effectuée par l’agent de la valeur probante des lettres était déraisonnable. Un autre agent aurait pu voir les éléments de preuve d’un autre œil; toutefois, tel n’est pas le critère. Il était raisonnable que l’agent rejette les lettres puisque celles-ci n’abordaient pas des éléments essentiels et comportaient des déclarations vagues et catégoriques qui n’étaient pas suffisamment étayées. Par exemple, la lettre de l’organisme public (qui est chargé de l’application de la politique de planification familiale dans la ville natale du demandeur en Chine) dit seulement que l’enfant qui a des besoins médicaux est un citoyen canadien qui ne serait pas admissible aux régimes de soins médicaux chinois et que, s’il subissait une opération chirurgicale, ses dépenses médicales ne seraient pas remboursées. Cette affirmation serait aussi vraie au Canada. La lettre n’énonce pas les conditions à remplir pour que les dépenses soient remboursées par l’État, et ne mentionne pas comment l’organisme public appliquerait la politique de planification familiale de la Chine à la famille du demandeur si celle-ci devait retourner dans la ville natale du demandeur. La lettre de l’hôpital, quoique brève, offrait davantage de contexte. Quoi qu’il en soit, il n’était pas déraisonnable que l’agent accorde un poids moindre à la lettre de l’hôpital au motif qu’elle ne disait pas que l’enfant ne pourrait pas subir la deuxième opération en Chine, et qu’elle n’expliquait pas les raisons pour lesquelles la deuxième intervention chirurgicale devrait être effectuée à l’hôpital canadien où avait eu lieu la première. J’estime que le poids accordé aux lettres contestées était raisonnable, et étayé par la preuve.

[31]  Par ailleurs, je ne suis pas convaincue que l’agent a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve quant à une infraction à la politique de planification familiale et quant au fait que les enfants n’auraient pas accès aux soins de santé et à l’éducation publics pour cette raison. L’agent a pris en compte les éléments de preuve fournis par le demandeur et a effectué des recherches indépendantes. Je reconnais que les éléments de preuve dont disposait l’agent faisaient état d’un flottement dans l’application de la politique de planification familiale en Chine. Comme le souligne le demandeur, l’agent a fait remarquer que l’application de la politique varie selon la province et que les ressources documentaires [traduction] « ne mentionnent rien » quant aux conséquences d’une deuxième grossesse après la naissance de jumeaux. Il incombait toutefois au demandeur de prouver son allégation selon laquelle son épouse et lui avaient enfreint la politique. Il était loisible à l’agent de conclure que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau selon le dossier de preuve.

b)  L’analyse de l’ISE et l’omission d’effectuer une appréciation globale étaient déraisonnables

[32]  Je conviens avec le demandeur que l’agent n’a pas effectué d’analyse adéquate de l’ISE et qu’il a omis de prendre en compte les considérations d’ordre humanitaire globalement.

[33]  En ce qui concerne l’ISE, l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle dans son appréciation globale en omettant de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants. L’agent n’a pas abordé l’établissement des enfants au Canada, leurs liens limités avec la Chine, ou les répercussions sur leur intérêt qu’aurait le fait d’exiger de leur père – qui subvient à leurs besoins financiers – qu’il quitte son entreprise canadienne et reparte à zéro sur le plan financier en Chine. L’analyse de l’agent partait du principe que les enfants déménageraient probablement en Chine avec leurs parents si la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur était rejetée. L’agent a ensuite pris en compte les conséquences d’un déménagement des enfants sur leur intérêt supérieur en analysant les difficultés soulevées par le demandeur et en concluant, pour chaque difficulté, que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait. À la fin de son analyse, l’agent a affirmé [traduction] « Je ne puis conclure que le fait de devoir déménager en Chine avec leurs parents aurait une incidence directe sur l’intérêt supérieur des trois enfants en cause ». Bien qu’une analyse des difficultés puisse faire partie d’une analyse de l’ISE, elle ne peut toutefois pas la remplacer : Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 au para 21, citant Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 au para 30, et Patousia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 876 aux para 53 à 56. Dans un contrôle judiciaire, la Cour devrait être convaincue que le décideur a tenu compte, outre les difficultés, de facteurs humanitaires au sens plus élargi : Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 33. Je ne suis pas convaincue que l’agent l’a fait en l’espèce quand il a pris en compte l’intérêt supérieur des enfants.

[34]  De plus, l’agent a commis une erreur en omettant d’effectuer une appréciation globale de toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Bien que les conclusions de l’agent sur l’établissement, sur les conditions défavorables en Chine et sur l’ISE étaient défavorables, cela ne supprime pas l’obligation d’analyser tous les facteurs pertinents globalement afin d’établir si une dispense est justifiée au titre de l’article 25 de la LIPR. Le résumé des conclusions de l’agent qui figure dans le dernier paragraphe de la décision n’était pas une analyse globale des considérations d’ordre humanitaire. La conclusion voulant qu’il soit dans l’intérêt supérieur des enfants de suivre leurs parents en Chine [traduction] « de sorte qu’ils demeurent sous les soins de leurs parents » rend effectivement non pertinent l’ISE dans une analyse globale des considérations d’ordre humanitaire parce qu’elle équivaut à une affirmation selon laquelle les enfants seraient mieux avec leurs parents. La conclusion selon laquelle le demandeur [traduction] « est devenu un chef cuisinier et restaurateur prospère au Canada et pourrait gagner sa vie s’il retournait en Chine » rend effectivement non pertinent l’établissement du demandeur en tant que considération d’ordre humanitaire « favorable » susceptible de justifier une dispense. J’estime que la décision ne démontre pas que l’agent a pris en compte les considérations d’ordre humanitaire pertinentes globalement, et cela représente une erreur susceptible de contrôle.

IV.  Conclusion

[35]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[36]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4255-19

 

INTITULÉ :

SHOU CHENG LI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario) par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 JUIN 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 AOÛT 2020

 

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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