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Date : 20200806

Dossiers : T‑1879‑19

T‑1880‑19

Référence : 2020 CF 819

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 août 2020

En présence  de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

NNS ORGANICS LIMITED, personne morale

demanderesse

et

CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente décision concerne les demandes de contrôle judiciaire déposées dans les dossiers de la Cour nos T‑1879‑19 et T‑1880‑19, qui sont des affaires connexes qui ont été instruites simultanément le 14 juillet 2020. La demanderesse, NNS Organics Limited [NNS Organics], a demandé le contrôle judiciaire de deux décisions rendues par la Direction des produits de santé naturels et sans ordonnance de Santé Canada [Santé Canada], toutes deux datées du 14 novembre 2019, qui suspendaient certaines licences délivrées à NNS Organics. [les décisions de suspension]. La première de ces décisions (qui est l’objet du dossier no T‑1879‑19 de la Cour) a suspendu les licences de mise en marché de NNS Organics selon l’article 20 du Règlement sur les produits de santé naturels, DORS/2003‑196 [le Règlement], pris sous le régime de la Loi sur les aliments et drogues, LRC 1985, c F‑27 [la Loi]. La deuxième décision (qui est l’objet du dossier de la Cour no T‑1880‑19) a suspendu la licence d’exploitation de NNS Organics selon l’article 41 du Règlement.

[2]  NNS Organics demande à la Cour d’annuler les décisions de suspension. Elle soulève des préoccupations quant au caractère raisonnable des décisions de suspension et à l’équité du processus suivi par Santé Canada pour rendre les décisions. Les défendeurs, le ministre de la Santé et le procureur général du Canada, défendent le caractère raisonnable des décisions de suspension et l’équité du processus de Santé Canada. De plus, les défendeurs font valoir que les demandes devraient être radiées de manière préliminaire, soit parce qu’elles sont théoriques, soit parce que le contrôle judiciaire est prématuré, puisque les décisions de suspension ont été rendues dans le cadre d’un processus administratif continu.

[3]  Comme il est expliqué plus en détail ci‑après, j’ai conclu que les présentes demandes étaient théoriques. Le 5 février 2020, Santé Canada a décidé que les suspensions de licence, pour lesquelles il a donné avis dans les décisions de suspension, n’étaient plus nécessaires, et il a en fait rétabli les licences de NNS Organics [la décision de rétablissement]. J’ai examiné la question de savoir si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher les questions de fond soulevées dans les présentes demandes. En tenant compte des facteurs mentionnés dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], comme régissant un tel examen, je conclus que ces facteurs ne militent pas en faveur de l’exercice d’un tel pouvoir discrétionnaire pour trancher les questions de fond. Par conséquent, ma décision sera de rejeter les présentes demandes en raison de leur caractère théorique.

II.  Le contexte

[4]  NNS Organics est une entreprise établie en Nouvelle‑Écosse qui fabrique et vend des produits de santé naturels et d’autres produits, notamment des compléments alimentaires biologiques, des fruits lyophilisés, des vitamines et des grignotines. Mme Nancy Smithers est fondatrice et présidente de la société, et M. Jeremy Hunter en est le directeur général. Mme Smithers et M. Hunter ont tous deux souscrit des affidavits dans le cadre des présentes demandes.

[5]  M. Hunter a également souscrit un affidavit supplémentaire qui décrit en détail certains faits postérieurs aux décisions de suspension. Dans leurs observations écrites, les défendeurs soutiennent que le contenu de cet affidavit n’est pas pertinent, parce que le contrôle judiciaire est habituellement fondé sur la preuve dont disposait le décideur. Toutefois, à l’audience, les défendeurs ont précisé qu’ils s’opposaient au poids qui devrait être accordé à cet affidavit, et non à son admissibilité. De plus, NNS Organics a souligné qu’à l’appui de leur argument sur le caractère théorique, les défendeurs invoquent la décision de rétablissement, qui a manifestement été rendue après les décisions de suspension. Étant donné que les défendeurs ont soulevé la question du caractère théorique, je suis d’accord avec NNS Organics pour dire qu’elle devrait être autorisée à s’appuyer sur la preuve de M. Hunter qui est postérieure aux décisions de suspension.

[6]  Le Règlement régit la fabrication et la vente de produits de santé naturels au Canada et exige qu’une partie qui exerce ces activités détienne des licences particulières délivrées sous le régime réglementaire et qu’elle se conforme à des pratiques de fabrication particulières. Santé Canada veille à l’application du Règlement. Conformément à ce mandat, les agents de conformité et d’application de la loi de Santé Canada ont effectué une visite des installations de NNS Organics les 8 et 9 novembre 2018. Par suite de cette visite, et après diverses communications écrites et orales entre les parties, le 14 décembre 2018, Santé Canada a envoyé des avis d’intention de suspendre les licences de mise en marché et d’exploitation de NNS Organics en vertu, respectivement, des alinéas 18(1)a) et 39(1)a) du Règlement [les avis].

[7]  Le fondement des avis était que Santé Canada avait des motifs raisonnables de croire que NNS Organics avait contrevenu à la Loi ou au Règlement, et ils faisaient état des observations de Santé Canada sur la non‑conformité de NNS Organics. Comme le prévoient les alinéas 18(2)b) et 39(2)b) du Règlement, les avis accordaient 90 jours civils à NNS Organics pour fournir des renseignements et des documents montrant que les licences ne devraient pas être suspendues, soit parce que la situation donnant lieu à la suspension projetée n’avait pas existé, soit parce qu’elle avait été corrigée.

[8]  Le 14 mars 2019, dans le délai de 90 jours, NNS Organics a présenté sa réponse aux avis. Le 10 juillet 2019, Santé Canada a écrit à NNS Organics pour l’informer que les renseignements fournis le 14 mars 2019 étaient insuffisants pour montrer que la situation donnant lieu à la suspension projetée n’avait pas existé ou avait été corrigée. Santé Canada a énuméré les lacunes non réglées dans la réponse de NNS Organics et lui a donné 15 jours ouvrables pour régler ces lacunes en fournissant un plan d’action corrective et préventive [le plan ACP]. Après des échanges entre les parties, Santé Canada a reporté cette date limite au 30 août 2019.

[9]  Le 29 août 2019, NNS Organics a fourni sa réponse à la lettre envoyée le 10 juillet 2019 par Santé Canada. Le 30 août 2019, Santé Canada a, à son tour, répondu ce qui suit par courriel : [traduction« Nous examinerons votre réponse et vous informerons si d’autres renseignements sont nécessaires ».

[10]  Le 14 novembre 2019, Santé Canada a rendu les décisions de suspension qui font l’objet des présentes demandes de contrôle judiciaire. Ces décisions indiquaient que les renseignements fournis par NNS Organics en réponse aux avis étaient jugés insuffisants pour montrer que la situation donnant lieu à l’intention de suspendre n’avait pas existé ou avait été corrigée. Les décisions de suspension ont immédiatement suspendu les licences de mise en marché et la licence d’exploitation de NNS Organics, au titre, respectivement, des articles 20 et 41 du Règlement.

[11]  Une liste des lacunes à régler était jointe aux décisions de suspension, et, conformément aux articles 20 et 41 du Règlement, les décisions donnaient 90 jours civils à NNS Organics pour soumettre des renseignements ou documents montrant que la situation donnant lieu aux suspensions n’avait pas existé ou avait été corrigée, auquel cas les licences seraient rétablies. Les décisions de suspension indiquaient également qu’à défaut de fournir ces renseignements dans les 90 jours, les licences seraient annulées.

[12]  NNS Organics a par la suite introduit les présentes demandes de contrôle judiciaire, pour contester le caractère raisonnable des décisions de suspension et faire valoir qu’elles avaient été prises sans l’équité procédurale requise. NNS Organics a également sollicité des injonctions interlocutoires visant à surseoir à l’exécution des décisions de suspension et, par conséquent, aux suspensions de licence. Le 16 décembre 2019, le juge Phelan a accueilli les requêtes de NNS Organics et a sursis à l’exécution des décisions de suspension jusqu’à la première des deux éventualités suivantes : l’audience des présentes demandes de contrôle judiciaire, ou une autre décision de Santé Canada, avec dépens à suivre l’issue de la cause. Le 18 décembre 2019, le juge Phelan a publié ses motifs d’ordonnance concernant les décisions relatives au sursis.

[13]  D’autres communications écrites et orales ont également eu lieu entre les parties à la suite des décisions de suspension, et ont abouti à la décision de rétablissement du 5 février 2020. La lettre de Santé Canada faisant état de la décision de rétablissement indiquait qu’il avait examiné les renseignements fournis par NNS Organics le 23 janvier 2020 et avait déterminé, grâce aux engagements pris dans le plan ACP soumis par NNS Organics, que des progrès suffisants avaient été réalisés, de sorte que les suspensions n’étaient plus nécessaires. Santé Canada a également déclaré que NNS Organics serait tenue de démontrer qu’elle se conformait à la partie 3 du Règlement (concernant les bonnes pratiques de fabrication) dans sa prochaine demande de renouvellement de licence d’exploitation, qui devait être présentée au plus tard le 1er mai 2020. Santé Canada a souligné certains points, relevés lors de l’appréciation du plan ACP, dont NNS Organics devrait traiter dans cette demande de renouvellement. La lettre se terminait en soulignant que la non‑conformité à la partie 3 du Règlement pouvait entraîner un refus de renouveler les licences.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[14]  NNS Organics remet en question à la fois le caractère raisonnable des décisions de suspension et l’équité du processus ayant mené à ces décisions. Son principal argument concernant le caractère raisonnable repose sur les paragraphes 18(2) et 39(2) du Règlement, qui sont ainsi libellés :

Règlement sur les produits de santé naturels, DORS/2003‑196

Natural Health Products Regulations, SOR/2003‑196

18 (2) Sous réserve de l’article 19, le ministre ne peut suspendre la licence de mise en marché que si les conditions suivantes sont réunies :

18 (2) Subject to section 19, the Minister shall not suspend a product licence unless

a) il a envoyé au titulaire un avis exposant les motifs de la suspension projetée;

(a) the Minister has sent the licensee a notice that sets out the reason for the intended suspension; and

b) le titulaire n’a pas fourni au ministre, dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la réception de l’avis visé à l’alinéa a), les renseignements ou documents montrant que la licence ne devrait pas être suspendue pour l’un des motifs suivants :

(b) the licensee has not, within 90 days after the day on which the notice referred to in paragraph (a) is received, provided the Minister with information or documents demonstrating that the licence should not be suspended on the grounds that

(i) la situation donnant lieu à la suspension projetée n’a pas existé,

(i) the situation giving rise to the intended suspension did not exist, or

(ii) la situation donnant lieu à la suspension projetée a été corrigée.

(ii) the situation giving rise to the intended suspension has been corrected.

[…]

...

39 (2) Sous réserve de l’article 20, le ministre ne peut suspendre la licence d’exploitation que si les conditions suivantes sont réunies :

39 (2) Subject to section 40, the Minister shall not suspend a site licence unless

a) il a envoyé au titulaire un avis exposant les motifs de la suspension projetée;

(a) the Minister has sent the licensee a notice that sets out the reason for the intended suspension; and

b) le titulaire n’a pas fourni au ministre, dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la réception de l’avis visé à l’alinéa a), les renseignements ou documents montrant que la licence ne devrait pas être suspendue pour l’un des motifs suivants :

(b) the licensee has not, within 90 days after the day on which the notice referred to in paragraph (a) is received, provided the Minister with information or documents demonstrating that the licence should not be suspended on the grounds that

(i) la situation donnant lieu à la suspension projetée n’a pas existé,

(i) the situation giving rise to the intended suspension did not exist, or

(ii) la situation donnant lieu à la suspension projetée a été corrigée.

(ii) the situation giving rise to the intended suspension has been corrected.

[15]  NNS Organics est d’avis que, dans les décisions de suspension, Santé Canada a suspendu ses licences en raison d’infractions alléguées au Règlement, sans lui donner un avis de 90 jours exposant les motifs des suspensions projetées, comme l’exigent les paragraphes 18(2) et 39(2). Bien que les avis, envoyés par Santé Canada le 14 décembre 2018, aient exposé des motifs pour la suspension projetée, NNS Organics soutient que les décisions de suspension énuméraient des motifs différents et que cela nécessitait donc un avis supplémentaire de 90 jours. NNS Organics fait valoir que Santé Canada a ainsi adopté une interprétation déraisonnable du Règlement, selon laquelle il l’autorisait à suspendre les licences sans donner un avis de 90 jours exposant les motifs précis des suspensions.

[16]  NNS Organics soutient également que les décisions de suspension étaient déraisonnables, parce que le décideur n’a pas disposé de tous éléments de preuve et de tous les faits qui étaient essentiels aux décisions. Cet argument est fondé sur le contenu du dossier certifié du tribunal, qui comprend des résumés des questions et des actions ayant mené aux décisions de suspension, mais non des copies des diverses observations faites par NNS Organics à Santé Canada.

[17]  Les parties conviennent que les questions soulevées par les arguments précédents sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[18]  NNS Organics remet également en question l’équité procédurale des décisions de suspension. Elle s’appuie principalement sur le courriel de Santé Canada envoyé le 30 août 2019 à NNS Organics, dans lequel Santé Canada a accusé réception des observations présentées par NNS Organics la veille et a déclaré qu’il informerait NNS Organics si d’autres renseignements étaient nécessaires. Étant donné la pratique antérieure de Santé Canada de faire un suivi auprès de NNS Organics lorsque sa réponse était jugée insuffisante, NNS Organics fait valoir qu’elle s’attendait légitimement à avoir l’occasion de fournir d’autres renseignements pour répondre aux préoccupations de Santé Canada avant qu’il ne suspende ses licences. NNS Organics soutient que Santé Canada ne lui a pas donné l’occasion de savoir ce qui lui était reproché et d’y répondre.

[19]  Les parties conviennent que les questions relatives à l’équité procédurale sont régies par la norme de la décision correcte.

[20]  Compte tenu des questions préliminaires soulevées par les défendeurs, les arguments avancés par les parties soulèvent les questions suivantes pour l’examen de la Cour :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont‑elles théoriques? Si tel est le cas, la Cour devrait‑elle néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher les questions de fond?

  2. Les demandes sont‑elles prématurées, parce que les décisions de suspension ne sont pas des décisions définitives et permanentes?

  3. Les décisions de suspension étaient‑elles déraisonnables?

  4. Santé Canada a‑t‑il manqué à son obligation d’équité procédurale en rendant les décisions de suspension?

IV.  Analyse

[21]  L’issue des présentes demandes repose sur la première question préliminaire soulevée par les défendeurs, à savoir si les demandes sont théoriques. Les parties ont fait valoir leurs positions respectives sur cette question en même temps qu’elles ont débattu des questions de fond, lors d’une audience d’une demi‑journée tenue par vidéoconférence, au moyen de la plateforme Zoom, le 14 juillet 2020. Je souligne qu’au cours de l’audience, il y a eu plusieurs perturbations en rapport avec la stabilité de la connexion Internet par laquelle la vidéoconférence était menée. Ces perturbations semblaient nuire principalement à la connexion entre l’avocat de NNS Organics et la Cour. Lorsqu’une interruption s’est produite, j’ai avisé l’avocat et ai demandé que les observations qui avaient été coupées soient répétées. Cependant, j’ai aussi écouté l’enregistrement audio de l’audience, qui avait saisi les observations sans interruption technique, pour m’assurer que je n’avais rien manqué.

[22]  Les deux parties se sont fondées sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Borowski comme principale autorité sur les questions relatives au caractère théorique. Dans l’arrêt Borowski, le juge Sopinka a expliqué la doctrine relative au caractère théorique de la façon suivante :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite.  Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties.  Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire.  Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision.  En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.  Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer.  J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps.  En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique.  En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire.  La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre.  Pour être précis, je considère qu’une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ».  Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

[23]  En appliquant la structure analytique expliquée dans l’arrêt Borowski, la première question est de savoir si les demandes sont théoriques. Si ce n’est pas le cas, la Cour devrait les trancher. Si elles sont théoriques, cela soulève la deuxième question, qui est de savoir si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour les trancher.

[24]  Les défendeurs font valoir que les présentes demandes sont théoriques, car la décision de rétablissement a pour effet que les décisions de suspension ont cessé de s’appliquer le 5 février 2020. Par conséquent, affirment les défendeurs, il n’y a plus de litige actuel entre les parties, et le fait de tirer une conclusion sur les questions de fond soulevées par les parties n’aurait aucun effet pratique. Les défendeurs reconnaissent que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de statuer sur ces demandes, même si elles sont théoriques, mais ils soutiennent que les facteurs pertinents à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne justifient pas un tel résultat.

[25]  NNS Organics est d’avis que les présentes demandes ne sont pas théoriques et que, même si elles le sont, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur celles‑ci. Elle présente trois arguments principaux à l’appui de sa position.

[26]  Le premier et peut‑être le principal argument de NNS Organics est que l’une des questions essentielles soulevées par les présentes demandes (à savoir si Santé Canada peut suspendre des licences sans donner un avis de 90 jours exposant les motifs des suspensions projetées) continuera d’avoir des conséquences accessoires pour les parties dans le cadre de leur rapport réglementaire continu. Deuxièmement, NNS Organics souligne qu’en accordant les requêtes en injonction interlocutoire dans les présentes affaires, le juge Phelan a ordonné que les dépens suivent le sort du principal. Elle est d’avis que ces questions ne sont pas théoriques, en raison de la question non résolue des dépens entre les parties. Troisièmement, NNS Organics s’appuie encore une fois sur la décision du juge Phelan, en ce sens qu’il a fait état dans ses motifs de l’ordonnance d’au moins deux questions graves soulevées dans les demandes, mais qu’il s’est abstenu de se prononcer sur ces questions, au motif qu’elles seraient tranchées dans le cadre du contrôle judiciaire.

[27]  En considérant la première question de l’arrêt Borowski, il est clair que les présentes demandes sont désormais théoriques. Comme l’ont souligné les défendeurs, la réparation demandée dans les avis de demande est d’annuler les décisions de suspension. Il n’est pas possible d’obtenir cette réparation, puisque les suspensions de licence imposées par les décisions de suspension ont été annulées par les décisions de rétablissement, et elles ne sont plus en vigueur. Comme il n’y a maintenant plus de litige actuel pouvant avoir des conséquences sur les droits des parties, ces questions sont théoriques.

[28]  Les arguments de NNS Organics ont peu d’incidence sur cette question. Le fait que le juge Phelan a laissé la décision sur les questions de fond dans les présentes affaires au juge saisi des contrôles judiciaires découlait de son rôle particulier de juge des requêtes examinant une demande de sursis. Un juge qui tranche une affaire interlocutoire de cette nature est souvent peu enclin à ne pas beaucoup aborder les questions de fond, sauf pour décider si le seuil applicable pour un sursis est atteint, afin de ne pas empiéter sur le rôle du juge qui sera saisi des demandes. L’ordonnance et les motifs du juge Phelan n’ont aucune incidence sur la présente analyse relative au caractère théorique. Ces questions n’étaient pas théoriques lorsque le sursis a été accordé en décembre 2019, mais elles le sont devenues lorsque la décision de rétablissement a été rendue en février 2020.

[29]  De même, la question non réglée des dépens de la requête en sursis n’empêche pas, à mon avis, que les demandes soient maintenant théoriques. NNS Organics souligne que, dans l’arrêt Vic Restaurant Inc v Montreal (City), [1959] SCR 58 [Vic Restaurant], l’une des autorités citées dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême a conclu que l’appelante avait un intérêt dans l’objet du pourvoi devant la Cour autre que les dépens de l’instance. S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge Locke a ajouté qu’il ne souscrivait pas à l’opinion selon laquelle, même si le seul intérêt de l’appelante était lié aux dépens, la Cour n’avait pas compétence pour entendre le pourvoi ou ne devait pas exercer cette compétence dans certaines circonstances (au para 100).

[30]  J’interprète ce dernier commentaire comme une remarque incidente, et je ne considérerais pas l’arrêt Vic Restaurant comme appuyant la thèse selon laquelle une question autrement théorique ne l’est pas si les parties ont des intérêts non réglés en ce qui concerne les dépens. L’arrêt Borowski s’appuie sur l’arrêt Vic Restaurant non pas pour cette proposition, mais pour le principe selon lequel, lorsqu’il s’agit d’examiner la question de savoir s’il y a lieu de statuer sur une question techniquement théorique, un tribunal devrait tenir compte de l’existence d’un rapport contradictoire continu entre les parties et des conséquences accessoires possibles pour les parties. On peut supposer que, dans presque toutes les instances dont le bien‑fondé est devenu théorique, les parties pourraient faire valoir qu’elles ont intérêt à ce que le tribunal décide qui devrait assumer les dépens de l’instance jusqu’à présent. Un tel intérêt ne peut empêcher que l’affaire soit théorique, ou que la doctrine du caractère théorique ait une application très limitée.

[31]  À mon avis, l’argument principal de NNS Organics concernant l’effet accessoire sur le rapport continu des parties devrait être pris en compte dans la deuxième question. L’arrêt Borowski traite de la possibilité de conséquences accessoires comme un facteur pertinent à la deuxième question. Si le caractère raisonnable de cet aspect des décisions de suspension pouvait avoir un effet pratique sur les parties à l’avenir, ce facteur pourrait inciter la Cour à exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher la question. Toutefois, ce facteur ne permettrait pas de conclure que les demandes de contrôle judiciaire ne sont pas théoriques.

[32]  Je passe donc à la deuxième question et à l’examen de l’argument de NNS Organics. Comme il a déjà été indiqué, NNS Organics soutient que les décisions de suspension sont déraisonnables, parce que Santé Canada ne lui a pas donné l’avis requis par la loi exposant les motifs pour lesquels les suspensions de licence étaient imposées. NNS Organics fait valoir que la preuve montre une tendance selon laquelle Santé Canada soulève à maintes reprises des préoccupations au sujet de sa conformité à la réglementation, NNS Organics répond à ces préoccupations et Santé Canada fait état de nouvelles préoccupations. En effet, NNS Organics soutient que la décision de rétablissement représente le plus récent exemple de cette tendance, en ce sens que, bien que Santé Canada ait annulé les suspensions de licence, il a également fait état de préoccupations auxquelles elle devrait répondre dans les demandes de renouvellement des licences à venir et il a soulevé la possibilité qu’un tel renouvellement soit refusé si NNS Organics ne répondait pas aux préoccupations.

[33]  NNS Organics soutient que cette tendance est susceptible de se poursuivre à l’avenir et que, si la Cour ne se prononce pas sur cette question dans les présentes demandes, il y aura probablement d’autres litiges entre les parties, puisque NNS Organics est obligée de contester les décisions futures de Santé Canada, rendues sans l’avis requis. Elle soutient donc que, dans le contexte de leur rapport réglementaire continu, il y aura des avantages accessoires pour les parties à ce que cette question soit tranchée dans la présente instance.

[34]  Les défendeurs soutiennent que les avis envoyés à NNS Organics le 14 décembre 2018 fournissaient l’avis requis quant aux motifs de la suspension projetée, dont Santé Canada a tenu compte lorsqu’il a pris les décisions de suspension le 14 novembre 2019. Les défendeurs soutiennent que, dans le cadre des communications que les parties ont eues entre ces dates, qu’ils qualifient de processus de collaboration, les préoccupations soulevées au cours de la visite des lieux et énoncées dans les avis ont été circonscrites et cernées par Santé Canada avec plus de détails et de précision. Par conséquent, les contraventions qui ont donné lieu aux décisions de suspension étaient un sous‑ensemble des motifs de la suspension projetée mentionnés dans les avis initiaux. En ce qui concerne la décision de rétablissement, les défendeurs font valoir que le processus de renouvellement des licences fait partie du régime de réglementation applicable et que le fait que Santé Canada a relevé des problèmes de conformité résiduels dans cette communication représente un effort approprié pour informer NNS Organics des éléments préoccupants à traiter dans sa demande de renouvellement.

[35]  NNS Organics conteste la caractérisation de ces faits par les défendeurs. NNS Organics fait valoir que les motifs des décisions de suspension ne sont pas un sous‑ensemble des motifs exposés dans les avis et que la preuve par affidavit en ces matières appuie sa position sur ce point.

[36]  L’arrêt Borowski donne des orientations sur les facteurs à prendre en considération dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de trancher une question théorique. Dans sa récente décision Fondation David Suzuki c Canada (Procureur général), 2019 CF 411 [Suzuki], au paragraphe 114, la juge McVeigh a résumé ainsi cette orientation :

[114]  Dans l’arrêt Borowski, le juge Sopinka a souligné qu’il y a trois facteurs dont il faut tenir compte pour décider s’il convient néanmoins de poursuivre une instance théorique : (i) l’existence d’un système contradictoire, (ii) l’économie des ressources judiciaires et (iii) l’obligation pour la Cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle (Ficek c Canada (Procureur général), 2013 CF 430, au paragraphe 17; Collin c Canada (Procureur général), 2006 CF 544, au paragraphe 11 [« Collin »]).

[37]  Le premier de ces facteurs favorise NNS Organics. Comme il ressort clairement de l’exposé des arguments ci‑dessus, NNS Organics souhaite toujours faire valoir sa position et elle l’a fait adroitement dans ses arguments qu’elle a présentés devant moi. Les défendeurs ont défendu leur propre position. Le rapport contradictoire nécessaire entre les parties continue d’exister, malgré l’aspect théorique de la présente instance.

[38]  Le deuxième facteur, la préoccupation pour l’économie des ressources judiciaires, dépend beaucoup de la question de savoir si la décision sur ce différend aurait un effet pratique sur les droits des parties à l’avenir, en raison des conséquences accessoires de cette décision. Cependant, à mon avis, il serait peu avantageux pour les parties que la Cour tranche cette question concernant l’objet du litige. Il ne s’agit pas d’une situation, comme dans l’arrêt Vic Restaurant, par exemple, où il y a un point de droit en litige qui, s’il est réglé, aiderait les parties dans leur rapport continu.

[39]  Les défendeurs ne font pas valoir que le Règlement autorise Santé Canada à suspendre les licences sans donner un avis de 90 jours exposant les motifs de la suspension projetée. Ils sont plutôt d’avis que Santé Canada a donné un tel avis, selon les faits de la présente instance. Si la Cour devait trancher ce différend, la principale question à trancher serait de savoir si les motifs des décisions de suspension étaient exposés dans les avis donnés selon les alinéas 18(1)a) et 39(1)a) du Règlement. Le différend entre les parties porte donc sur une question de fait, ou une question mixte de fait et de droit qui est fortement imprégnée de faits. Je ne peux conclure que le règlement de ce différend aiderait les parties dans leur rapport réglementaire continu. Si un différend semblable se produit à l’avenir, on peut supposer qu’il concernera un ensemble de faits différent, et il est difficile de voir comment une décision sur les faits particuliers entourant les décisions de suspension pourrait être avantageuse pour les parties.

[40]  Le troisième facteur mentionné dans l’arrêt Borowski, l’obligation pour la Cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle, n’entre en jeu que dans les cas où il y a une question de grande importance à trancher (voir Suzuki au para 123). Compte tenu de la nature factuelle du différend dans la présente instance, je ne considère pas que ce facteur soit particulièrement utile à l’analyse. Je juge plutôt que l’influence du deuxième facteur l’emporte sur l’existence continue d’un rapport contradictoire, de sorte que l’analyse dans l’arrêt Borowski milite contre l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire de trancher ces affaires. Les demandes seront donc rejetées, parce qu’elles sont théoriques.

V.  Les dépens

[41]  Il demeure nécessaire de régler la question des dépens de la présente instance. L’argument de NNS Organics, selon lequel les dépens découlant des requêtes en injonction qui ont été accueillies demeurent non réglés, ne m’a pas convaincu que ces affaires ne sont pas théoriques. Cependant, je considère que ce point est pertinent à ma décision sur les dépens.

[42]  En accordant les injonctions interlocutoires, le juge Phelan a ordonné que les dépens suivent l’issue de la cause. Comme les demandes seront rejetées, on pourrait conclure que NNS Organics n’a pas droit à des dépens découlant de la décision du juge Phelan. Toutefois, à l’audience, les défendeurs ont soulevé la possibilité que, s’ils avaient gain de cause dans les présentes demandes, la Cour examine une analyse selon laquelle tout droit aux dépens découlant du succès de NNS Organics dans les requêtes serait compensé par ceux découlant du succès des défendeurs dans les demandes, de sorte qu’il n’y aurait pas d’adjudication des dépens. Je juge que cette position est fondée, et mon jugement sera rendu dans ce sens.


 

JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T‑1879‑19 et T‑1880‑19

LA COUR STATUE :

1) Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

2) Aucuns dépens ne sont adjugés.

vide

« Richard F.Southcott »

vide

Juge

 

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1879‑19

T‑1880‑19

INTITULÉ :

NNS ORGANICS LIMITED, personne morale

C CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ) et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

Par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUILLET 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

LE 6 AOÛT 2020

COMPARUTIONS :

David G. Coles

Meagan Kells

POUR LA DEMANDERESSE

Sarah Drodge

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Boyneclarke LLP

Dartmouth (Nouvelle‑Écosse)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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