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Date : 20200821

Dossier : DES‑2‑20

Référence : 2020 CF 844

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 août 2020

En présence de madame la juge Catherine M. Kane

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

demandeur

et

Wanzhou Meng

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Souhaitant obtenir une ordonnance confirmant l’interdiction légale de divulguer certains renseignements sensibles, le procureur général du Canada [le PGC] a déposé un avis de demande (modifié) [la demande du PGC ou la présente demande] le 24 avril 2020 en vertu de l’article 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985), c C‑5 [la LPC]. Ces renseignements étaient inclus dans des documents que le PGC avait fournis à la défenderesse sous forme caviardée dans l’affaire In the matter of the Extradition Act, SC 1999 as amended and In the matter of the Attorney General of Canada on behalf of the United States of America v Wanzhou Meng [United States v Meng]. Plus précisément, ces documents ont été produits dans le contexte d’allégations d’abus de procédure de la part de la défenderesse, Wanzhou Meng [Mme Meng ou la défenderesse] quant à la manière dont s’est déroulée son arrestation au Canada.

[2]  La demande du PGC faisait état d’un seul document caviardé qui avait été produit. Par la suite, le PGC a fourni à Mme Meng cinq autres documents caviardés, lesquels sont également visés par la présente demande.

[3]  Le PGC souhaite que la Cour confirme l’interdiction de divulguer les renseignements caviardés. La défenderesse s’oppose à cette mesure et sollicite la divulgation supplémentaire des renseignements que le PGC cherche à protéger, à l’exception de ceux qui se rapportent à certains noms ou renseignements techniques qui ne l’aideraient pas dans ses allégations d’abus de procédure.

[4]  La demande du PGC a été entendue en deux parties. Une audience publique a eu lieu dans le cadre de laquelle des observations écrites et orales détaillées ont été présentées par les avocats de Mme Meng et des observations orales ont été présentées par le PGC, avec, à l’appui, des affidavits publics. La Cour a également tenu une audience ex parte et à huis clos au cours de laquelle des affidavits confidentiels déposés par le PGC ont été pris en considération, en plus des observations des avocats du PGC et de l’amicus curiae (l’amicus), Me Anil Kapoor.

[5]  La question en litige consiste à savoir si l’interdiction de divulguer les renseignements que le PGC a relevés dans les six documents en question, ainsi que le prévoit l’alinéa 38.02(1)a) de la LPC, devrait être confirmée par notre Cour conformément au paragraphe 38.06(3), ou s’il convient d’autoriser leur divulgation, intégralement ou sous réserve de certaines conditions, conformément aux paragraphes 38.06(1) ou (2).

[6]  La Cour conclut que, sous réserve de la suppression de certains caviardages et de l’ajout d’une formulation de rechange pour d’autres caviardages, l’interdiction de divulgation doit être confirmée. Le PGC et l’amicus ont présenté à la Cour une proposition conjointe comprenant le décaviardage de certains passages, mais cette dernière a procédé à son propre examen et à sa propre analyse. Elle conclut que les renseignements inclus dans les six documents visés par la présente demande — lesquels resteront caviardés, conformément à la proposition conjointe — sont sans rapport avec les allégations d’abus de procédure que les avocats de Mme Meng ont décrites. Ces renseignements ne fournissent pas les « pièces manquantes du casse‑tête » que Mme Meng cherche à obtenir.

[7]  Les présents motifs décrivent le contexte de l’affaire et les procédures dont notre Cour a été saisie, les principales observations des parties et de l’amicus, de même que les principes juridiques qui ont aidé la Cour à trancher la présente demande.

I.  Le contexte de la demande du PGC

[8]  La défenderesse, Mme Meng, est recherchée par les États‑Unis à la suite d’accusations liées à des infractions de nature financière commises dans le district est de New York. Les États‑Unis souhaitent que Mme Meng soit extradée du Canada aux États‑Unis. Je ne décrirai pas en détail le processus d’extradition, et les informations qui suivent ont pour seul but de donner un certain contexte à la demande dont la Cour est saisie.

[9]  Mme Meng, partie de Hong Kong pour le Mexique et l’Amérique du Sud, a transité par le Canada le 1er décembre 2018. Lors de son escale au pays, Mme Meng a été arrêtée en vertu d’un mandat d’arrestation provisoire délivré par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, à la suite de la demande d’extradition des États‑Unis. Ce mandat, délivré le 30 novembre 2018, précisait que Mme Meng était censée arriver à l’Aéroport international de Vancouver le 1er décembre 2018, à 11 h 30, à bord d’un vol particulier.

[10]  L’avion à bord duquel prenait place a atterri un peu plus tôt que prévu le 1er décembre 2018. Mme Meng a ensuite été interrogée par l’ASFC, ses bagages ont été fouillés, ses téléphones cellulaires et autres dispositifs ont été saisis et déposés dans des sacs de type Faraday à blocage de signaux, et on lui a demandé – et elle a fourni – les codes d’accès à ses dispositifs électroniques. L’ASFC l’a autorisée en fin de compte à entrer au Canada, où elle a ensuite rencontré des agents de la GRC, qui ont procédé à l’exécution du mandat d’arrestation provisoire.

[11]  Le 28 février 2019, le ministre de la Justice a accordé le pouvoir de procéder à l’extradition, lequel faisait état d’un acte de fraude contraire à l’article 380 du Code criminel du Canada, LRC (1985), c C‑46, soit l’infraction canadienne correspondant à celle pour laquelle l’extradition de Mme Meng était demandée.

[12]  La juge en chef adjointe Heather Holmes [la JCA Holmes], de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, est saisie de l’instance en matière d’extradition.

[13]  Mme Meng s’oppose à son extradition et elle sollicite la suspension de cette instance, au motif qu’il s’agit d’un abus du processus judiciaire canadien. Bien qu’elle fasse valoir que cet abus de procédure a une triple cause, ce n’est qu’en lien avec la manière dont elle a été arrêtée qu’elle cherche à obtenir les documents qui sont en litige dans la présente demande.

[14]  Mme Meng soutient que le temps qui s’est écoulé avant qu’on l’arrête à son arrivée à l’Aéroport international de Vancouver, même si le libellé du mandat d’arrestation provisoire prévoyait son [traduction« arrestation immédiate », sa détention par l’ASFC durant trois heures, de même que la saisie de ses dispositifs électroniques et de ses codes d’accès  constituaient un abus de pouvoir de la part de l’ASFC et avaient pour but de la contraindre à produire des éléments de preuve à des fins d’application de la loi. Elle allègue qu’il y a eu atteinte de plusieurs façons aux droits que lui garantit la Charte.

A.  L’ordonnance de la JCA Holmes de décembre 2019

[15]  Mme Meng a demandé la divulgation de documents détenus par la Gendarmerie royale du Canada [la GRC], l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] et le ministère de la Justice, relativement à ses allégations d’abus de procédure par suite de son arrestation à l’Aéroport international de Vancouver.

[16]  Dans l’arrêt United States v Meng, 2019 BCSC 2137, la JCA Holmes a conclu que Mme Meng satisfaisait aux critères juridiques qui s’appliquaient à la divulgation des documents demandés. Elle a ordonné que les documents relatifs à son arrestation lui soient fournis, dont les documents relatifs aux mesures suivantes :

  • les réunions ou les appels téléphoniques ayant eu lieu le 30 novembre 2018 à propos de la coordination de l’arrestation de Mme Meng;

  • les réunions ou les appels téléphoniques ayant eu lieu le 1er décembre 2018 à propos de la coordination de l’arrestation de Mme Meng, dont les documents émanant de tous les agents de la GRC et de l’ASFC en cause;

  • toutes les mises à jour faites à des membres du ministère de la Justice ou du Federal Bureau of Investigation [le FBI] le 1er décembre 2018, à propos de l’arrestation ou de la mise en détention de Mme Meng par l’ASFC ou du processus des douanes et de l’immigration;

  • l’échange de renseignements, notamment entre la GRC et le FBI, à propos de Mme Meng pendant que celle‑ci était visée par le processus des douanes et de l’immigration;

  • les lettres échangées entre le 28 novembre et le 5 décembre 2018 par la GRC et des membres des services d’application de la loi des États‑Unis.

[17]  La JCA Holmes a décrit le contexte, les faits menant à l’arrestation de Mme Meng (qui n’étaient pas contestés et qui ne le sont pas non plus dans la présente demande), les allégations d’abus de procédure et la jurisprudence applicable.

[18]  La JCA Holmes a appliqué le volet en trois étapes qui a trait à la divulgation de renseignements à l’appui d’une allégation d’abus de procédure que la Cour d’appel de l’Ontario a établi dans l’affaire R. v Larosa, (2002) 166 CCC (3d) 449. Elle a signalé que sa conclusion, à savoir que le critère applicable à la divulgation de documents supplémentaires avait été respecté, notamment le fait que les allégations avaient une apparence de vraisemblance, ne laissait pas entendre que les allégations d’abus de procédure seraient en fin de compte fructueuses.

[19]  En réponse à l’ordonnance de la JCA Holmes, le PGC a fourni environ 1 200 pages à Mme Meng. Certains des documents étaient caviardés en raison de l’invocation de diverses revendications de privilège qui ne font pas l’objet de la présente instance.

[20]  Le 23 avril 2020, le PGC a produit un document supplémentaire, émanant du Service canadien du renseignement de sécurité [le SCRS] et intitulé [traduction« 1er décembre 2018 – RAPSIT ». Ce document était caviardé en raison de la revendication, par le PGC, d’un privilège fondé sur la sécurité nationale.

B.  L’instance dont notre Cour est saisie ‑ la demande du PGC en vertu de l’article 38 de la LPC

[21]  Le 24 avril 2020, le PGC a déposé sa demande devant notre Cour en vertu de l’article 38 de la LPC afin de pouvoir se soustraire à la divulgation des renseignements caviardés dans un document du SCRS déjà produit.

[22]  Mme Meng a ensuite demandé que le PGC divulgue aussi un plus large éventail de documents détenus par le SCRS.

[23]  Le 2 juin 2020, le PGC a communiqué à Mme Meng cinq autres documents, tous caviardés dans une certaine mesure.

[24]  L’ordonnance datée du 24 avril 2020 de la Cour prévoyait que Mme Meng devait être identifiée comme défenderesse, que l’ordonnance devait être signifiée aux avocats de Mme Meng, qu’une copie devait être fournie à la JCA Holmes et que l’ordonnance devait être rendue publique. Cette ordonnance prévoyait également que d’autres documents, contenant des demandes fondées sur l’article 38, pouvaient être ajoutés à la demande du PGC. Comme le PGC a produit cinq documents supplémentaires, la présente demande vise maintenant six documents, comptant 13 pages en tout.

[25]  La Cour a tenu plusieurs conférences de gestion d’instance [CGI], toutes publiques. Les CGI ont principalement porté sur l’échéancier relatif à la production des affidavits et des observations, sur la nomination d’un amicus ainsi que sur les dates provisoires et confirmées de l’audition publique et de l’audition à huis clos et ex parte de la présente demande.

C.  La requête de la défenderesse en vue de la nomination d’un amicus curiae

[26]  Même si, lors d’une des premières CGI, la Cour avait fait part de son intention de nommer un amicus, Mme Meng a présenté une requête officielle en vue de la nomination d’un amicus investi d’un mandat particulier. À l’appui de sa requête, Mme Meng a déposé un dossier de requête incluant les documents du SCRS caviardés et d’autres documents qui fournissaient des renseignements sur ce qui s’était passé à son arrivée au pays le 1er décembre 2018 ainsi que sur ses allégations d’abus de procédure.

[27]  Le PGC a convenu qu’il fallait nommer un amicus, mais il a signalé que le rôle d’une telle personne consiste à aider la Cour et à assurer la bonne administration de la justice, et non à plaider la cause d’un défendeur. Il a toutefois reconnu qu’un amicus peut être tenu, dans le cadre de l’exécution de son mandat, de jouer un rôle opposé à celui du PGC, mais que cela dépendrait des circonstances.

[28]  Par une ordonnance datée du 10 juin 2020, la Cour a nommé à titre d’amicus Me Anil Kapoor, un avocat détenant une habilitation de sécurité et astreint au secret à perpétuité conformément à la Loi sur la protection de l’information, LRC (1985), c O‑5, afin d’aider la Cour à s’acquitter des obligations que lui imposait l’article 38 de la LPC. Les avocats de Mme Meng et ceux du PGC ont convenu que Me Kapoor serait en mesure de s’acquitter de ce rôle avec compétence. Cette ordonnance prévoyait, notamment :

  • que l’amicus aurait accès aux renseignements confidentiels visés par la présente demande (c.‑à‑d. les renseignements caviardés);
  • qu’en attendant que l’amicus ait eu accès aux renseignements et aux documents confidentiels, il pourrait communiquer avec les parties afin de comprendre les sujets qui les intéressaient, relativement aux renseignements et aux documents à examiner;
  • qu’une fois que l’amicus aurait eu accès aux renseignements et aux documents confidentiels, il ne pourrait plus communiquer avec Mme Meng ou ses avocats;
  • que l’amicus devait assurer la confidentialité de tous les renseignements et documents auxquels il aurait accès par rapport à Mme Meng, à ses avocats ou à toute autre personne qui ne prendrait pas part à l’audience ex parte et à huis clos.

L’ordonnance prévoyait de plus que l’amicus pouvait prendre part à l’audience publique et présenter des observations et qu’il pouvait participer à l’audience ex parte et à huis clos, contre‑interroger le ou les témoins ex parte du PGC et présenter des observations écrites et orales.

II.  Les documents en litige

[29]  Les documents que le PGC a transmis à Mme Meng comprennent les suivants, sous forme caviardée :

  • RAPSIT 1, 1er décembre 2018, désigné comme suit : PGC 0001. Il s’agit d’un rapport de situation du SCRS.

  • RAPSIT 2, 2 décembre 2018, désigné comme suit : PGC 0002. Il s’agit d’un rapport de situation du SCRS.

  • Un courriel daté du 5 décembre 2018, désigné comme suit : PGC 0003. Ce courriel rend brièvement compte de renseignements émanant du FBI. Le document inclut une revendication de privilège non liée à l’article 38, et il a depuis été fourni sans cette revendication.

  • RAPSIT 3, 4 décembre 2018, désigné comme suit : PGC 0004. Il s’agit d’un rapport de situation du SCRS.

  • Des notes manuscrites, désignées comme suit : PGC 0005 et dont les passages non caviardés indiquent les nom, date de naissance et numéro de passeport de Mme Meng, et le fait qu’il existe un mandat d’arrestation provisoire concernant son extradition aux États‑Unis.

  • Des notes opérationnelles, désignées comme suit : PGC 0006 et datées du 3 décembre 2018, dont les parties non caviardées indiquent : les date de naissance, numéro de passeport et titre de Mme Meng, qu’elle a été arrêtée au Canada alors qu’elle était en route vers le Mexique, qu’elle a été renvoyée à un examen secondaire par l’ASFC et mise sous garde par la GRC, et que la GRC a saisi ses dispositifs électroniques pour analyse.

[30]  Des affidavits publics, émanant de représentants du SCRS et d’Affaires Mondiales Canada, ont indiqué le genre de renseignements à protéger contre toute divulgation, de même que la justification de cette mesure. Les affidavits de MM. Michel Guay et David Hartman ne font pas référence aux renseignements précis qui ont été caviardés et pour lesquels le demandeur sollicite une protection dans le cadre de la présente demande; ces documents expliquent plutôt de façon plus générale pourquoi il peut être nécessaire de protéger certains types de renseignements. Michel Guay explique, notamment, le mandat du SCRS, les catégories de renseignements liés à la sécurité nationale et la raison pour laquelle ces renseignements devraient être protégés. David Hartman décrit les relations actuelles entre le Canada et la Chine. Les deux souscripteurs d’affidavit notent qu’ils n’ont pas vu les documents non caviardés.

[31]  Le PGC a déposé des affidavits confidentiels qui expliquent pourquoi les caviardages en question ont été faits dans les six documents et pourquoi il serait préjudiciable de divulguer ces renseignements.

[32]  Les documents non caviardés ont été fournis à la Cour et à l’amicus dans le but de rendre une décision sur la demande fondée sur l’article 38. Les passages caviardés des documents sont marqués dans une version transparente lisible. Les versions transparentes ont été déposées auprès du greffe des instances désignées de la Cour et sont conservées sous scellé (non accessibles au public). L’amicus a eu la possibilité d’examiner ces documents. Les avocats de Mme Meng n’ont pas vu les documents non caviardés.

III.  Le processus prévu à l’article 38 et la jurisprudence pertinente

[33]  L’article 38 de la LPC énonce une procédure qui permet de protéger contre toute divulgation des renseignements concernant les relations internationales ou la défense ou la sécurité nationale devant un tribunal, un organisme ou une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements. Dans les présents motifs, les références générales qui sont faites à l’article 38 englobent les articles 38 à 38.15, selon le cas.

[34]  Si une personne est tenue par ailleurs de divulguer des renseignements qu’elle considère comme des renseignements concernant les relations internationales ou la défense ou la sécurité nationales (c’est‑à‑dire, des renseignements sensibles ou préjudiciables), cette personne est tenue d’en aviser par écrit le procureur général (article 38.01). Le procureur général peut autoriser la divulgation de tout ou partie des renseignements (article 38.03). Toutefois, s’il n’autorise pas la divulgation des renseignements ou ne conclut pas un accord de divulgation (article 38.031), le procureur général peut demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance confirmant l’interdiction de toute divulgation (article 38.04.)

[35]  En l’espèce, dans le cadre de l’instance en extradition les avocats du PGC ont avisé le procureur général du Canada, conformément au paragraphe 38.01(1), que les renseignements caviardés dans les documents transmis à Mme Meng étaient des renseignements sensibles pour lesquels il était nécessaire de prendre des mesures de protection.

[36]  La Cour signale que cette obligation d’aviser le procureur général du Canada s’appliquerait à n’importe quel participant à une instance qui est tenu de divulguer des documents de nature sensible ou préjudiciable. Ainsi, dans une poursuite menée par un procureur général provincial, ce procureur serait tenu d’aviser le procureur général du Canada que des renseignements qu’il est nécessaire de divulguer sont préjudiciables ou sensibles.

[37]  Lorsque le PGC demande à la Cour fédérale une ordonnance pour confirmer l’interdiction de toute divulgation, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour doit décider si l’interdiction devrait être confirmée, conformément au paragraphe 38.06(3) de la LPC, ou si les renseignements, ou des éléments de ces derniers, devraient être divulgués, conformément à l’article 38.06; ou, subsidiairement, si les renseignements ou des éléments de ces derniers devraient être divulgués sous réserve de certaines conditions afin d’éviter de porter préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, conformément au paragraphe 38.06(2) de la LPC.

[38]  Le critère qu’applique la Cour pour rendre cette décision a été établi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ribic c Canada (Procureur général), 2003 CAF 246 [Ribic]. Dans la décision Canada (Procureur général) c Telbani, 2014 CF 1050, au paragraphe 22, [Telbani], le juge de Montigny a décrit le « critère de l’arrêt Ribic » :

Dans l’exercice des pouvoirs que lui confère les articles 38 ss. de la LPC, le juge désigné applique les critères développés par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Procureur général) c Ribic, 2003 CAF 246. Le juge devra d’abord établir si les renseignements dont la divulgation est demandée sont pertinents pour l’instance dans laquelle on veut les utiliser. Ce fardeau repose sur la personne qui demande la divulgation. S’il est d’avis que les renseignements sont pertinents, le juge doit ensuite se demander si la divulgation des renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale. À cette étape, c’est le Procureur général qui doit prouver le préjudice qui pourrait découler d’une ordonnance de divulgation. Enfin, si le juge estime que la divulgation des renseignements sensibles serait préjudiciable, il doit déterminer si l’intérêt public qui justifierait la divulgation l’emporte sur l’intérêt public qui justifierait la non‑divulgation. C’est à la partie qui demande la divulgation qu’il incombe de prouver que la balance de l’intérêt public penche en sa faveur. Cette analyse en trois étapes a été reprise par cette Cour dans plusieurs affaires (voir, entre autres, Canada (Procureur général) c Khawaja, 2007 CF 490, [2008] 1 RCF 547; Canada (Procureur général) c Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar), 2007 CF 766, [2008] 3 RCF 248; Khadr c Canada (Procureur général), 2008 CF 549), et les parties s’entendent sur son application dans le cadre de la présente demande.

[39]  Le critère de l’arrêt Ribic continue d’être systématiquement appliqué — par exemple : Canada (Procureur général) c Ader, 2017 CF 838, [Ader], Huang c Canada (Procureur général), 2017 CF 662. En l’espèce, les parties conviennent que c’est le critère de l’arrêt Ribic, formé de trois volets, qui s’applique.

[40]  Comme il a été signalé dans la décision Telbani, au paragraphe 22, la partie qui sollicite la divulgation a le fardeau de prouver que les renseignements sont pertinents (Ribic, au para 17). En l’espèce, ce fardeau pèse sur les épaules de Mme Meng. Si cette dernière prouve que les renseignements sont pertinents, il incombe dans ce cas au PGC de prouver que la divulgation créerait un éventuel préjudice (Ribic, au para 20). L’emploi du mot « éventuel » dénote que le PGC est tenu d’établir que le préjudice en question est probable. Si le PGC s’acquitte de ce fardeau et prouve à la fois la pertinence et le préjudice, il revient alors, une fois de plus, à Mme Meng de prouver que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation de ces renseignements l’emportent (c’est‑à‑dire, ont plus d’importance que) les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation (c’est‑à‑dire, la protection) des renseignements préjudiciables (Ribic, au para 21).

[41]  Dans cet exercice de mise en équilibre, la pertinence à elle seule ne suffit pas pour faire pencher la balance en faveur de la divulgation. La Cour procède à une évaluation au cas par cas et elle examine les facteurs pertinents (Canada (Procureur général) c Khawaja, 2007 CF 490, (2007) 312 FTR 217 [Khawaja], au para 93, Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] 2 CF 316 (1re inst.), (1996) 1 FTR 81 [Khan], au para 26).

IV.  Les observations de la défenderesse, Mme Meng

[42]  Les avocats de Mme Meng soutiennent que les documents du SCRS sont vraisemblablement caviardés à l’excès et que le PGC a formulé des revendications d’une trop grande portée sur le fondement de l’article 38. Ils croient qu’il y a probablement d’autres renseignements dans les passages caviardés qui sont pertinents pour les allégations d’abus de procédure de Mme Meng. Ils disent douter que la divulgation de ces renseignements pertinents puisse causer préjudice à un intérêt de sécurité nationale revendiqué à bon droit, et ils soutiennent qu’il ne faudrait pas se servir d’un privilège fondé sur la sécurité nationale pour dissimuler l’abus ou protéger des agents de l’État contre tout embarras.

[43]  Les avocats de Mme Meng allèguent que l’ASFC, la GRC et le FBI, au su des avocats du PGC, se sont livrés à un stratagème planifié au moyen duquel l’ASFC a appliqué et outrepassé à une fin irrégulière les pouvoirs que lui conférait la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et qu’elle a obtenu sous la contrainte des preuves de Mme Meng qu’elle a alors fournies à la GRC et ensuite au FBI. Ils soutiennent que cela était assimilable à une enquête criminelle secrète sur Mme Meng. Comme il a été mentionné plus tôt, les avocats font valoir que la conduite reprochée entourant l’arrestation de Mme Meng a porté atteinte aux droits que la Charte lui garantit.

[44]  Les avocats de Mme Meng décrivent des allégations d’abus de procédure plus précises, qui, soutiennent‑ils, constituent une atteinte aux droits que la Charte garantit à Mme Meng, compte tenu de la conduite de l’ASFC, dont les mesures suivantes :

  • détenir arbitrairement Mme Meng à son arrivée au Canada en violation du mandat d’arrestation provisoire et des droits que lui garantit l’article 9 de la Charte;
  • retarder l’arrestation de Mme Meng en vertu du mandat d’arrestation provisoire, qui exigeait qu’elle soit arrêtée sur‑le‑champ, ainsi qu’en violation des droits que lui garantit l’article 7 de la Charte;
  • saisir les dispositifs électroniques de Mme Meng aux fins d’une enquête criminelle, et ce, sous le couvert d’examens d’immigration de nature courante, en violation de l’article 8 de la Charte;
  • obliger Mme Meng à fournir ses codes d’accès, en violation de l’article 8 et de l’alinéa 10b) de la Charte;
  • ne pas aviser Mme Meng des motifs de sa détention, en violation de l’alinéa 10a) de la Charte;
  • omettre d’informer Mme Meng de son droit à l’assistance d’un avocat, en violation de l’alinéa 10b) de la Charte.

[45]  Les avocats de Mme Meng expliquent qu’ils souhaitent obtenir cinq types de renseignements qui se rapportent aux allégations d’abus de procédure : des renseignements sur la planification de l’arrestation, des renseignements se rapportant à la collaboration et à la coordination inter‑agences, des renseignements concernant l’exécution de l’arrestation, des renseignements sur la collecte et le partage d’éléments de preuve concernant les codes d’accès de Mme Meng, et des détails se trouvant dans les documents du SCRS qui ont été divulgués, au sujet de l’identité du ou des agents de la GRC qui ont fourni des renseignements au SCRS.

[46]  Les avocats soutiennent que les renseignements caviardés du type décrit seraient pertinents pour les allégations d’abus de procédure. Ils ajoutent que la pertinence des documents divulgués a été essentiellement déterminée de deux façons. Premièrement, la JCA Holmes a conclu que les documents sont pertinents. Les avocats signalent qu’au paragraphe 60 de son ordonnance du 9 décembre 2019, la JCA Holmes a écrit : [traduction« [i]l ne fait aucun doute que ces documents sont pertinents pour les allégations formulées ».

[47]  Deuxièmement, les avocats de Mme Meng font valoir qu’étant donné que le PGC a divulgué ces six documents du SCRS, il a admis qu’ils sont pertinents et qu’ils répondent à l’ordonnance de la JCA Holmes. Par ailleurs, le PGC doit aussi avoir conclu que la divulgation des documents caviardés ne pourrait pas porter préjudice à la sécurité nationale.

[48]  Les avocats reconnaissent que les allégations d’abus de procédure sont axées sur les mesures prises par la GRC, l’ASFC et le FBI et, dans une moindre mesure, le ministère de la Justice. Ils reconnaissent de plus qu’il semble que le SCRS est l’entité qui a reçu les renseignements des autres. Ils signalent qu’ils ne sont pas à la recherche de renseignements sur des méthodes opérationnelles ou d’enquête, à moins qu’ils soient liés à des éléments de preuve pertinents pour les allégations d’abus.

[49]  Les avocats de Mme Meng soutiennent néanmoins que les renseignements non caviardés qui ont été divulgués sont pertinents pour les allégations d’abus de procédure et que les renseignements caviardés qui figurent dans les documents du SCRS sont vraisemblablement semblables et qu’ils constitueraient les autres « pièces du casse‑tête », lesquelles permettraient notamment de déterminer la source de certains renseignements, ce qui serait des plus pertinents. Ils ajoutent qu’il faudrait aussi considérer les renseignements caviardés comme pertinents et non préjudiciables et qu’il faudrait les divulguer.

[50]  Les avocats de Mme Meng font ressortir les renseignements non caviardés à l’appui de leur argument selon lequel les passages caviardés sont vraisemblablement des renseignements similaires et donc pertinents. Par exemple, ils signalent que le document RAPSIT 1, daté du 1er décembre 2018, a été établi en prévision de l’arrestation de Mme Meng et qu’il indique que l’arrestation [traduction« est censée avoir lieu à 16 heures », qu’un mandat d’arrestation provisoire avait été délivré la veille, que la GRC, [traduction« vraisemblablement avec l’aide de l’ASFC » exécuterait le mandat d’arrestation, que les communications envoyées à l’avance au SCRS émanaient du FBI, que Mme Meng transitait par le Canada en route vers le Mexique, que le FBI ne serait pas présent, et que le SCRS mettrait à jour les renseignements à mesure que la [traduction« situation évoluera ».

[51]  Les avocats soutiennent que ce RAPSIT et d’autres documents produits montrent que le SCRS a pris part à des communications avec le FBI, la GRC et l’ASFC à propos de l’arrestation de Mme Meng. Ils ajoutent que le document RAPSIT 1, notamment, montre que le SCRS savait que l’arrestation de Mme Meng aurait lieu plus tard ce jour‑là, le 1er décembre 2018, et non pas quand Mme Meng sortirait de l’avion. Ils ajoutent que des parties caviardées du document RAPSIT 1 pourraient leur dire comment le SCRS le savait, qui, au SNPF de la GRC, avait fourni ces renseignements au SCRS, et comment ce dernier était au fait des détails liés au voyage de Mme Meng. Ils soutiennent que ces renseignements sont pertinents, notamment pour d’autres enquêtes éventuelles.

[52]  Les avocats signalent en outre que le document RAPSIT 3 (4 décembre 2018) indique que la GRC a informé quelqu’un que Mme Meng s’est entretenue avec l’ASFC et a [traduction« révélé des renseignements qui permettraient de mieux comprendre l’affaire ». Ils ajoutent que l’ASFC a clairement transmis à la GRC les résultats des questions qu’elle avait posées à Mme Meng. Il est nécessaire selon eux d’obtenir de plus amples renseignements sur l’identité du ou des agents de la GRC qui ont fait part de ces renseignements au SCRS et ils prouveraient les allégations d’abus selon lesquelles l’ASFC a utilisé à mauvais escient ses pouvoirs pour interroger Mme Meng sur les accusations portées contre elle aux États‑Unis, ce qui outrepasse ces pouvoirs. Ils signalent que les identités de trois agents de la GRC ont déjà été divulguées dans d’autres documents et que, s’il s’agit de l’un de ces mêmes agents, rien n’empêche de faire part de cette information. Les avocats ont précisé que le nom de l’agent du SCRS n’est pas pertinent.

[53]  Pour ce qui est du second volet du critère de l’arrêt Ribic, les avocats sont d’avis que les renseignements déjà divulgués ne sont pas préjudiciables et que des renseignements supplémentaires du même genre ne le seraient pas non plus. Ils soutiennent de plus que même si le PGC parvient à établir l’existence d’un préjudice minime suffisant pour obliger la Cour à procéder à l’exerce de mise en équilibre, un préjudice de cet ordre n’est pas suffisant pour l’emporter sur la divulgation de renseignements qui sont pertinents et qui prouvent les allégations d’abus de procédure. La nature et l’étendue du préjudice doivent être évaluées par rapport à la valeur probante des renseignements.

[54]  Les avocats font valoir qu’une grande quantité de renseignements concernant la manière dont s’est déroulée l’arrestation de Mme Meng ont déjà été rendus publics et que la divulgation d’autres renseignements du même genre ne causerait vraisemblablement pas de préjudice.

[55]  Les avocats signalent qu’ils souhaitent maintenant obtenir dans ces documents d’autres détails qui ne sont pas nécessairement du domaine public, mais qui se rapportent à des renseignements déjà connus.

[56]  Les avocats de Mme Meng soutiennent qu’il est clair que certains des renseignements caviardés ont été fournis par le FBI, et qu’une bonne part du rôle du FBI fait déjà partie du domaine public par suite de la divulgation des passages non caviardés des documents en litige. Par exemple, dans les documents RAPSIT 1, 2 et 3, il est fait mention de contacts entre le SCRS et le FBI ainsi qu’entre le FBI et l’ASFC. Les avocats ajoutent que la divulgation complète de toute l’ampleur de la participation du FBI à l’arrestation de Mme Meng est hautement pertinente pour les allégations d’abus de procédure.

[57]  Quant aux renseignements caviardés qui peuvent être fondés sur une allégation de préjudice aux relations internationales, les avocats soutiennent qu’il est nécessaire d’établir plus que l’existence d’un simple embarras pour le Canada.

[58]  Les avocats notent que l’affidavit public de David Hartman critique sévèrement la Chine, et ils se demandent pourquoi le PGC déposerait cet affidavit public si le Canada craint de nuire aux relations avec ce pays. Ils se demandent également quel autre préjudice pour les relations internationales avec la Chine pourrait découler de la divulgation d’autres renseignements sur les détails entourant l’arrestation de Mme Meng. Ils soutiennent que l’affidavit de M. Hartman ne traite pas de la réponse de la Chine aux détails entourant l’arrestation de Mme Meng ou de la manière dont cette arrestation a eu lieu, mais uniquement du fait de son arrestation et de sa justification. Ils ajoutent qu’il serait également douteux que la divulgation de renseignements pertinents quant à la manière dont Mme Meng a été arrêtée pourrait nuire aux relations internationales avec les États‑Unis.

[59]  En résumé, les avocats de Mme Meng font valoir que les renseignements caviardés sont pertinents et ils contestent le fait que ces derniers porteraient préjudice à la sécurité nationale ou aux relations internationales. Ils soutiennent que si la Cour vient à conclure que les renseignements sont à la fois pertinents et préjudiciables, lors de l’exercice de mise en équilibre (le troisième volet du critère de l’arrêt Ribic) elle se doit de prendre en compte plusieurs facteurs, dont les suivants : la nature et l’étendue du préjudice porté si les renseignements sont divulgués, la valeur probante des renseignements caviardés, la gravité des questions en litige, la recevabilité des documents, et le fait de savoir s’il serait possible d’obtenir les renseignements d’une autre manière. Les avocats de Mme Meng ont présenté des observations sur chacun des facteurs, mais, soulignent‑ils, le plus important est l’étendue du préjudice causé par rapport à la valeur probante des renseignements pour les allégations.

[60]  Les avocats signalent qu’il est difficile de formuler des observations sur la nature et l’étendue du préjudice porté à la sécurité nationale ou aux relations internationales sans connaître la teneur des renseignements caviardés. Ils soumettent plutôt plusieurs principes à l’examen de la Cour, dont le fait de savoir qu’il y a lieu de présumer que la divulgation de renseignements déjà rendus publics ne causerait aucun préjudice. Ils signalent que les circonstances entourant l’arrestation de Mme Meng font partie du domaine public et, ajoutent‑ils, tout préjudice découlant de la divulgation de renseignements supplémentaires serait d’une portée minime.

[61]  Les avocats signalent que les allégations précises d’abus de procédure soulèvent bel et bien de graves questions qui, a conclu la JCA Holmes, avaient une apparence de vraisemblance. Ils indiquent de plus que si on leur fournit les renseignements caviardés, la question de la recevabilité de ces éléments de preuve sera tranchée par la JCA Holmes dans le contexte des allégations d’abus de procédure et que, dans le cadre de la présente demande, il ne s’agit pas d’une question que notre Cour doit prendre en considération. Pour ce qui est de la valeur probante des renseignements caviardés, ils soutiennent que le degré de pertinence à l’égard des allégations d’abus de procédure de Mme Meng doit être pris en compte. Ils ajoutent que les renseignements sont pertinents et signalent une fois de plus que la JCA Holmes a déjà conclu que les documents que Mme Meng souhaitait obtenir étaient pertinents à l’égard de ses allégations d’abus de procédure.

[62]  Les avocats soutiennent en outre qu’il y a des raisons d’intérêt public à prendre en compte au‑delà des raisons d’intérêt public entourant le procès équitable de Mme Meng, dont les droits de la personne et le principe de la transparence des procédures judiciaires.

V.  Les observations du PGC

[63]  Le PGC note que la Cour n’a pas pour tâche de déterminer s’il y a eu un abus de procédure ou non, mais uniquement s’il convient de fournir à Mme Meng des renseignements supplémentaires qui figurent dans les six documents du SCRS qui sont en cause.

[64]  Le PGC souligne qu’il contestera avec vigueur les allégations d’abus de procédure devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Il réfute l’allégation qu’il y avait un plan ou un complot quelconque pour priver Mme Meng de ses droits, ou que l’on a porté atteinte à ses derniers. Il nie que des agents de l’État n’ont pas exécuté convenablement le mandat d’arrestation provisoire.

[65]  Le PGC signale que le critère de l’arrêt Ribic exige que la Cour détermine tout d’abord la pertinence des renseignements recherchés, et que c’est à Mme Meng qu’il incombe d’établir cette pertinence. Il souligne qu’il n’a admis d’aucune manière la pertinence des documents fournis. Il ajoute que, pour se conformer à une ordonnance de production ou de divulgation, il lui faut [traduction« jeter un très large filet » et adopter une approche généreuse vis‑à‑vis de la divulgation. De plus, ce n’est pas à lui qu’incombe la tâche de déterminer la pertinence. La Cour doit plutôt déterminer si la partie qui sollicite la divulgation des renseignements caviardés a établi la pertinence de cette mesure.

[66]  Le PGC reconnaît que les avocats de Mme Meng ont présenté leurs observations sans avoir vu les documents non caviardés, mais il soutient que ces avocats ne peuvent pas s’acquitter de leur fardeau d’établir la pertinence en formulant des hypothèses sur ce que les renseignements caviardés pourraient révéler ou en faisant des déclarations qui ne s’appuient pas sur des preuves.

[67]  Le PGC ajoute que le troisième volet du critère de l’arrêt Ribic — l’exercice de mise en équilibre — oblige à procéder au cas par cas. Il laisse entendre que des facteurs qu’ont soulevés les avocats de Mme Meng, dont le fait que certains renseignements sont bien connus, n’ont pas forcément un rapport avec l’exercice de mise en équilibre.

VI.  La proposition conjointe de l’amicus et du PGC

[68]  L’amicus et le PGC ont présenté une proposition conjointe après avoir examiné les questions soulevées, la nature des renseignements que Mme Meng souhaite obtenir, la nature des renseignements caviardés ainsi que l’application du critère de l’arrêt Ribic.

[69]  L’amicus et le PGC proposent qu’on supprime des caviardages particuliers et que d’autres caviardages soient remplacés par un libellé différent ou un résumé. Ils soutiennent tous deux qu’il y a lieu de conserver tous les autres caviardages et de les confirmer. Les deux sont principalement d’avis que les renseignements caviardés qui restent ne sont pas pertinents à l’égard des questions que soulève Mme Meng dans le contexte de ses allégations d’abus de procédure. Ils soutiennent en outre que si l’un quelconque des renseignements caviardés était pertinent, sa divulgation porterait préjudice à la sécurité nationale ou aux relations internationales et que les raisons d’intérêt public à l’égard de la protection de ces renseignements l’emportent sur les raisons d’intérêt public à l’égard de leur divulgation.

[70]  Le PGC et l’amicus ont proposé que l’on apporte les révisions suivantes aux documents caviardés :

  • RAPSIT 1 — PGC 0001 — un résumé sera présenté à la page 1 sous la rubrique [traduction« Synopsis », et il indiquera : [traduction« Les communications faites d’avance au SCRS sont passées du QG FBI au SCRS Washington et ensuite via le FBI au QG SCRS ».
  • RAPSIT 2 PGC 0002 — les caviardages seront supprimés :

Sous la rubrique [traduction« Synopsis » : [traduction« BCR a fait savoir que » et [traduction« MENG voyageait en compagnie d’une adjointe »

Sous la rubrique [traduction« Détails » : [traduction« L’adj admin a été libérée »

Sous la rubrique [traduction] « Évaluation » : [traduction« Il aurait fallu que les hauts représentants des États‑Unis soient conscients du risque pour les relations bilatérales entre les États‑Unis et la Chine »

  • Courriel 5 décembre 2018 PGC 0003 — le paragraphe qui avait été caviardé pour des raisons autres que celles indiquées dans la présente demande (p. ex., il ne constituait pas une réponse) a été décaviardé. De ce fait, ce document inclura la phrase suivante : [traduction« Le FBI a demandé à la GRC de surveiller MENG au cas où elle serait libérée afin de garantir que les conditions de mise en liberté sous caution étaient respectées. La GRC était prête, mais elle a fait savoir qui lui était impossible d’assurer une surveillance 24 heures sur 24, sept jours sur sept ».
  • RAPSIT 3 PGC 0004 — à la page 2, vers la fin de la section [traduction« Détails », un résumé est présenté à la place du ou des mots caviardés. Ce résumé indique : [traduction« Le SNPF GRC a informé le SCRS le 2018 12 04 que MENG et JI ont parlé avec l’ASFC pendant un certain temps, révélant des renseignements utiles pour mieux comprendre l’affaire ».
  • Notes manuscrites d’un agent du SCRS PGC 0005 La totalité des passages caviardés qui figurent à la première page du document PGC 0005 sont décaviardés. Ces notes concernent la compagne de voyage de Mme Meng, et indiquent sa date de naissance, son numéro de passeport, le titre de son poste et son itinéraire de voyage général.
  • Notes opérationnelles PGC 0006 — dans la section [traduction« Synopsis » à la page 1, un passage est décaviardé et il indique : [traduction« MENG voyageait en compagnie de Ji Hui, (ddn...) présidente du service Finances de HUAWEI (subalterne directe de MENG). JI a été autorisée à entrer au Canada pour poursuivre son voyage vers le Costa Rica ».
  • Au haut de la page 2, un résumé est présenté, à la place du texte caviardé. Ce résumé indique : [traduction« Le 1er décembre 2018 un agent du SCRS a reçu des renseignements du surint. B McRea et de l’ASF L. Tse, Opérations des passagers d’ASFC, Aéroport international de Vancouver ».

VII.  L’interdiction de divulgation est confirmée, sous réserve des décaviardages supplémentaires que l’amicus et le PGC ont proposé conjointement

[71]  indépendamment de la proposition conjointe de l’amicus et du PGC, la Cour se doit de décider — conformément aux dispositions législatives ainsi qu’à la jurisprudence applicable, comme il a été expliqué plus tôt, de même qu’aux observations reçues — s’il convient de confirmer l’interdiction de divulgation des renseignements caviardés qui restent. La Cour ne peut pas tout simplement « approuver machinalement » la proposition conjointe.

[72]  Les observations des avocats de Mme Meng au sujet des allégations précises d’abus de procédure, de même que leur thèse selon laquelle les autorités ont eu recours à une approche coordonnée et planifiée qui ne respectait pas les droits que la Charte garantissait à leur cliente, ont été instructives et examinées avec soin au moment d’évaluer la pertinence des renseignements caviardés.

[73]  Les avocats de Mme Meng font valoir que la JCA Holmes a déjà établi la pertinence des documents en litige. Comme il a été mentionné plus tôt, la JCA Holmes a conclu que les documents demandés satisfaisaient au critère applicable énoncé dans la décision Larosa au sujet de la divulgation de renseignements dans le cadre d’une allégation d’abus de procédure. Je reconnais que la JCA Holmes a clairement indiqué que les documents indiqués dans son ordonnance étaient pertinents à l’égard des allégations d’abus de procédure. Je ne suis toutefois pas d’accord avec les avocats de Mme Meng que la conclusion qu’a tirée la JCA Holmes dans ce contexte signifie que la pertinence des renseignements contenus dans les documents particuliers du SCRS qui ont été divulgués par la suite a été établie au point où cela satisfait au premier volet du critère de l’arrêt Ribic. La JCA Holmes a ordonné que les documents [traduction« se rapportant à » diverses communications entre les personnes ayant pris part à l’arrestation de Mme Meng soient fournis à cette dernière. À ce moment‑là, la JCA Holmes ignorait le contenu des documents particuliers qui ont été divulgués plus tard. La liste de documents énumérés dans son ordonnance ne fait référence à aucun document particulier, y compris du SCRS, pas plus qu’elle ne le pouvait. Comme il a été signalé plus tôt, en réponse à l’ordonnance de la JCA Holmes, le PGC a produit plus de 1 200 pages de documents, certains caviardés, et il a transmis plus tard les six documents du SCRS dont il est question dans la présente demande.

[74]  Je ne conviens pas non plus avec les avocats de Mme Meng que le fait que le PGC ait produit six documents caviardés du SCRS signifie que celui‑ci admet que tous les renseignements figurant dans ces documents sont pertinents. Le PGC a expliqué qu’il ne lui appartient pas de déterminer ce qui est pertinent, mais qu’il lui faut plutôt interpréter de manière large la pertinence potentielle qui est requise pour satisfaire au critère établi dans l’arrêt R c Stinchcombe,[1991] 3 RCS 326, 68 CCC (3d) 1.

[75]  Trancher la demande fondée sur l’article 38 est une procédure distincte, qui est assortie d’un critère à trois volets qui lui est propre et qui exige en premier lieu que la partie qui demande la divulgation de renseignements caviardés prouve que ces derniers sont pertinents.

[76]  Dans une demande fondée sur l’article 38, le défendeur est quelque peu désavantagé pour ce qui est du fait de s’acquitter de son fardeau de prouver la pertinence des renseignements qu’il ne peut pas voir. Dans la présente demande, pour remédier à ce désavantage, les avocats de Mme Meng ont présenté des observations détaillées sur les questions sous‑jacentes et les allégations précises d’abus de procédure qui résultent de l’arrestation de Mme Meng le 1er décembre 2018. Ils ont également présenté des observations détaillées dans le contexte de la requête de Mme Meng en vue de la nomination d’un amicus, des observations qui expliquaient les faits qui sont survenus à son arrivée au Canada et qui décrivaient ses allégations d’abus de procédure. De plus, dans son ordonnance du 9 décembre 2019, la JCA Holmes décrit les faits et les allégations d’abus de procédure qui, soutient Mme Meng, dépeignent avec exactitude la situation dans laquelle elle se trouve.

[77]  Les avocats de Mme Meng ont formulé quelques hypothèses quant à la nature des renseignements caviardés dans le cadre des arguments qu’ils ont avancés en faveur de la divulgation de ces renseignements. Cela est compréhensible, et il ne s’agit pas d’une critique. Ils décrivent également le genre de renseignements qu’ils s’attendent à trouver ou qu’ils espèrent trouver dans les documents, ainsi que la raison pour laquelle ils seraient pertinents.

[78]  Toutes ces observations ont attiré l’attention de la Cour et de l’amicus sur la nature des renseignements qui seraient pertinents à l’égard des allégations d’abus et de la thèse avancée. La Cour a examiné les documents caviardés ainsi que la proposition du PGC et de l’amicus en mettant à l’avant‑plan ces observations.

[79]  Les avocats de Mme Meng soutiennent que des renseignements sur la planification de l’arrestation de Mme Meng seraient pertinents; par exemple, à quel moment la planification a commencé, l’identité des personnes en cause, de même que les communications connexes au sujet de cette planification.

[80]  Dans les documents du SCRS il n’y a aucun renseignement qui se rapporte à la planification de l’arrestation de Mme Meng, hormis ceux qui ont déjà été fournis dans les documents non caviardés. Les documents comportent des renseignements que d’autres ont fournis au SCRS à propos de l’arrestation de Mme Meng. Par exemple, les passages non caviardés du document RAPSIT 1 signalent que des communications faites d’avance au SCRS émanaient du FBI. La proposition conjointe de l’amicus et du PGC inclut des renseignements supplémentaires sur la manière dont le SCRS a obtenu des renseignements signalés dans le RAPSIT.

[81]  Les avocats de Mme Meng soutiennent que des renseignements concernant les mesures de coordination et de collaboration inter‑agences et mettant en cause le FBI, la GRC et l’ASFC sont pertinents. Ils veulent savoir quelles personnes étaient en cause et la manière dont elles communiquaient entre elles.

[82]  Les documents du SCRS n’incluent pas de renseignements qui ont trait à cette question. La Cour signale toutefois que le PGC a décaviardé un passage figurant dans un document qui était inclus dans les six documents du SCRS et qui n’était pas visé par la demande fondée sur l’article 38, relativement à des renseignements fournis par le FBI au SCRS.

[83]  Les avocats de Mme Meng soutiennent que des renseignements relatifs à l’exécution de l’arrestation, à partir du moment où Mme Meng est sortie de l’avion, seraient pertinents, dont des renseignements sur les personnes qui y ont pris part, leurs communications, de même que les comptes rendus faits aux avocats du PGC qui avaient fait part de conseils au sujet de l’arrestation menée en vertu de la Loi sur l’extradition.

[84]  Les documents du SCRS ne fournissent pas de renseignements supplémentaires se rapportant à l’exécution de l’arrestation de Mme Meng. Les passages non caviardés des documents RAPSIT 2 et 3 indiquent que l’arrestation a eu lieu, de même que les mesures suivantes, telles que signalées par d’autres au SCRS. Les notes opérationnelles signalent également que c’est la GRC qui a procédé à l’arrestation.

[85]  Les avocats souhaitent obtenir aussi des renseignements sur la collecte et le partage d’éléments de preuve concernant les codes d’accès de Mme Meng. Les avocats de cette dernière affirment que le FBI a demandé les codes d’accès aux dispositifs électroniques de Mme Meng, qui ont été obtenus par l’ASFC et transmis à la GRC. Les avocats souhaitent obtenir des renseignements sur les personnes qui ont obtenu ces renseignements et comment ils ont été partagés avec le FBI.

[86]  Les documents du SCRS ne fournissent pas de renseignements pertinents à l’égard des préoccupations des avocats à propos de la collecte de preuves ou du partage des codes d’accès.

[87]  Les avocats cherchent aussi à connaître l’identité du ou des agents de la GRC qui ont fourni des renseignements au SCRS, comme il est indiqué dans les passages non caviardés des documents produits. Ils soutiennent que l’identité de ce ou ces agents est importante car ce(s) dernier(s) semble(nt) être au courant des faits survenus le 1er décembre 2018, et que son (leur) identité pourrait étayer la tenue d’enquêtes supplémentaires.

[88]  La Cour signale que le PGC a fourni par la suite aux avocats de Mme Meng le nom de l’agent de la GRC qui a fourni des renseignements au SCRS, ce que celui‑ci a signalé dans le document RAPSIT 3, au sujet de l’interrogatoire, par l’ASFC, de Mme Meng. Cela répond aux observations des avocats de Mme Meng, à savoir qu’ils veulent connaître l’identité de l’agent de la GRC pour déterminer s’ils ont en main tous les documents pertinents de la GRC.

[89]  La proposition conjointe inclut aussi un résumé figurant dans les notes opérationnelles (PGC 0006) qui identifie les agents de l’ASFC qui ont transmis les renseignements au SCRS.

[90]  La Cour conclut que, dans la mesure où les documents du SCRS restent caviardés, les renseignements caviardés sont peu pertinents. Ces derniers ne répondent pas aux allégations d’abus de procédure ou ne les éclairent pas, et il ne s’agit pas du genre de renseignements qui, comme les avocats de Mme Meng l’ont signalé, seraient pertinents. À part la divulgation supplémentaire assurée par des décaviardages, des résumés succincts et la fourniture des noms des agents de la GRC, il n’y a pas d’autres renseignements dans les documents du SCRS qui sont pertinents pour les allégations d’abus de procédure de Mme Meng.

[91]  Si l’un quelconque des renseignements caviardés était légèrement pertinent — ce qui n’est pas le cas — la Cour conclurait que leur divulgation serait préjudiciable. En tenant compte des facteurs pertinents, dont la valeur probante de ces renseignements et la nature et l’étendue du préjudice causé, la Cour conclut que les raisons d’intérêt public à l’égard de la divulgation à Mme Meng des renseignements caviardés qui restent pèseraient moins lourd dans la balance que les raisons d’intérêt public à l’égard de leur non‑divulgation (c’est‑à‑dire, leur protection).

[92]  En conclusion, l’interdiction de divulgation est confirmée pour ce qui est des renseignements qui restent caviardés dans les six documents du SCRS en cause et qui n’ont pas été décaviardés ou résumés.

[93]  Le dossier de demande, le dossier de la défenderesse et les preuves et les observations reçues lors de l’instance à huis clos et ex parte seront conservés au greffe des instances désignées de la Cour fédérale, à titre de cour d’archives.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande du PGC, soit l’interdiction de divulgation des renseignements caviardés, conformément à la proposition conjointe de l’amicus et du procureur général du Canada, est accueillie.

  2. L’interdiction de divulgation des renseignements caviardés figurant dans les six documents visés par la présente demande qui n’ont pas été décaviardés ou résumés d’une manière conforme à la proposition conjointe de l’amicus et du procureur général du Canada et aux motifs de la Cour est confirmée, conformément au paragraphe 38.06(3) de la Loi sur la preuve au Canada.

  3. Le procureur général du Canada proposera dans un délai de trois jours les éléments des présents jugement et motifs qu’il jugera nécessaire de caviarder, après quoi les jugements et motifs seront rendus publics.

  4. Le procureur général du Canada fournira à la défenderesse des pages de remplacement pour les documents qui sont visés par la présente demande et qui reflèteront la proposition conjointe et les motifs de la Cour.

  5. Le procureur général du Canada fournira à la juge en chef adjointe Holmes, de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, une copie des présents jugement et motifs.

  6. Les dossiers ex parte de la Cour qui ont trait à la présente demande seront conservés sous scellé à l’installation sécurisée de la Cour fédérale, à laquelle le public n’a pas accès.

  7. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

DES‑2‑20

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c WANZHOU MENG

LIEU DES AUDIENCES :

Ottawa (Ontario)

DATE DES AUDIENCES :

LES 27 ET 30 JUILLET 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

DATE DES MOTIFS :

LE 20 AOÛT 2020

COMPARUTIONS :

Andre Seguin

Julian Daller

Robert Frater

pour LE DEMANDEUR

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Scott K. Fenton

Eric V. Gottardi

Ian Carter

POUR LA DÉFENDERESSE

Anil Kapoor

Amicus

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

pour LE DEMANDEUR

Fenton, Smith

Avocats

Toronto (Ontario)

Peck and Company

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Partenaire

Bayne Sellar Ertel Carter

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

Kapoor Barristers

Toronto (Ontario)

Amicus

 

 

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