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Date : 20200821


Dossier : T‑1404‑19

Référence : 2020 CF 837

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 août 2020

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

YVES CHOUEIFATY

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle le commissaire aux brevets a rejeté la demande de brevet de M. Choueifaty au motif que les éléments essentiels du brevet revendiqué ne correspondent pas à la définition du mot « invention », à l’article 2 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4.

[2] L’issue du présent appel dépend de la question à savoir si le commissaire a appliqué le bon critère lorsqu’il a interprété les revendications essentielles de la demande de brevet. Je conviens avec l’appelant que le commissaire ne l’a pas fait et il y a donc lieu de faire droit à l’appel.

Contexte

[3] M. Yves Choueifaty est fondateur, président‑directeur général et directeur des placements de la société de gestion de placements TOBAM. Le 19 juin 2008, la demande de brevet portant le no 2 635 393, intitulée « Méthode et systèmes permettant la fourniture d’un portefeuille anti‑repère » [la demande 393] et où M. Choueifaty est inscrit comme inventeur, a été déposée auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada [OPIC].

[4] Le commissaire a considéré que la revendication 1 indépendante était représentative de l’ensemble des revendications du brevet 393. Cette revendication est libellée ainsi :

Une méthode mise en œuvre par ordinateur générant un portefeuille anti‑repère, ladite méthode comprenant : l’acquisition, au moyen d’un système informatique, de données concernant un premier groupe de titres dans un premier portefeuille, où le système informatique comprend un processeur et une mémoire rattachée audit processeur; l’identification, au moyen d’un système informatique, d’un deuxième groupe de titres à inclure dans un deuxième portefeuille fondé sur lesdites données et sur les caractéristiques de risque dudit deuxième groupe de titres; et la génération, au moyen d’un système informatique, des pondérations individuelles pour chaque titre dudit deuxième portefeuille selon une ou plusieurs procédures d’optimisation de portefeuilles qui optimisent le rapport anti‑repère pour le deuxième portefeuille où le rapport anti‑repère est représenté par le quotient de : un numérateur comprenant un produit interne d’un vecteur ligne d’actions dans ledit deuxième portefeuille et un vecteur colonne d’une caractéristique de risque de retour associée audites actions dans ledit deuxième portefeuille; et un dénominateur comprenant la racine carrée d’un scalaire formé par un produit interne dudit vecteur colonne desdites actions dans ledit deuxième portefeuille et un produit d’une matrice de covariance et d’un vecteur colonne desdites actions dudit deuxième portefeuille.

En bref, l’appelant revendique une invention qui consiste à mettre en œuvre par ordinateur une nouvelle méthode de sélection et d’évaluation d’éléments d’actif d’un portefeuille de placement qui réduit le plus possible les risques sans avoir d’incidence sur les rendements.

[5] Dans la version déposée en 2008, la demande 393 comprenait 27 revendications.

[6] Le 28 janvier 2016, une examinatrice des brevets a rejeté la demande 393 et rendu une décision finale. Elle a conclu que l’objet des revendications ne correspondait pas à la définition du mot « invention » prévue à l’article 2 de la Loi sur les brevets. Le même jour, l’appelant a présenté une version modifiée des 27 revendications proposées [la première série de revendications proposées].

[7] L’examinatrice a conclu une fois de plus que la première série de revendications proposées ne correspondait pas à la définition légale du mot « invention ». Le 11 octobre 2016, elle a transmis la demande 393 à la Commission d’appel des brevets, de pair avec un résumé des motifs expliquant le refus.

[8] Un comité formé de trois membres de la Commission a été constitué [le Comité] en vue d’examiner la demande 393 et de formuler une recommandation au commissaire. À la suite d’un examen préliminaire, le Comité a souscrit aux conclusions de l’examinatrice.

[9] Le 1er octobre 2018, l’appelant a répondu à l’examen préliminaire du Comité et il a également présenté une seconde série de 63 revendications proposées [la seconde série de revendications proposées], de même qu’une déclaration de M. Tristan Froidure, directeur de la recherche chez TOBAM, qui attestait des connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art.

[10] Le 4 octobre 2018, l’appelant a présenté des observations de vive voix lors d’une audience.

[11] Le 27 février 2019, le commissaire a rejeté la demande 393. Il a souscrit à la recommandation du Comité selon laquelle les 27 revendications au dossier, ainsi que les 63 revendications faisant partie de la seconde série de revendications proposées, n’étaient pas conformes à l’article 2 de la Loi sur les brevets, parce qu’elles ne divulguaient pas une « invention ».

[12] En réponse aux observations de l’appelant et à l’affidavit de M. Froidure, le Comité a révisé ses définitions préliminaires de la personne versée dans l’art et des connaissances générales courantes. Ni l’une ni l’autre de ces deux questions ne sont en litige dans le présent appel.

[13] Le Comité a interprété les revendications du brevet en vue d’y déterminer les éléments essentiels de la première et de la seconde séries de revendications proposées. Ce faisant, il a recouru à la méthode dite du problème et de la solution (la méthode « problème‑solution ») décrite dans le Recueil des pratiques du Bureau des brevets (juin 2015) [le RPBB] de l’OPIC. Selon cette méthode, les éléments essentiels d’une revendication sont ceux qui sont nécessaires pour réaliser la solution divulguée à un problème relevé. La méthode « problème‑solution » est décrite à la section 13.05.02c du RPBB de 2015 (aujourd’hui la section 12.02.02e) et elle est reproduite dans son intégralité à l’annexe A.

[14] Le Comité a cerné en ces termes le problème que posait la première série de revendications proposées de la demande 393 :

[…] la conception de portefeuilles financiers et l’investissement de manière à réduire la volatilité du portefeuille d’un investisseur en regard du marché et du rapport rendement‑risque.

[15] Le Comité a relevé la solution divulguée de la façon suivante :

[…] la création d’un portefeuille anti‑repère, où la pondération de chaque titre du portefeuille est calculée en fonction d’un rapport anti‑repère, de sorte que le portefeuille de titres optimise la diversification grâce à une approche évolutive à long terme seulement, à l’intérieur d’un éventail de titres donné.

[16] Le Comité a conclu que les éléments essentiels des revendications « vis[aient] un schéma ou un ensemble de règles qui impliqu[aient] simplement des calculs » en vue de pondérer des titres. Le Comité n’a relevé aucun effet matériel discernable pouvant correspondre à la définition d’une « invention ». Il a conclu :

[L]orsque les éléments essentiels d’une revendication sont simplement les règles et les étapes d’un algorithme abstrait, l’objet de la revendication est non prévu par la Loi. Il s’agit là de la présente situation relative aux revendications au dossier, […].

[17] Le Comité a ensuite traité de la seconde série de revendications proposées de l’appelant ainsi que des observations de ce dernier selon lesquelles ces revendications constituaient une amélioration du traitement informatique. Cela, a‑t‑il fait valoir, ferait d’un « ordinateur » un élément essentiel des revendications. Citant la « Pratique d’examen au sujet des inventions mises en œuvre par ordinateur – PN 2013‑03 », le Comité a reconnu que dans les cas où un ordinateur est un élément essentiel d’une revendication, on considère généralement que son objet est conforme à l’article 2 de la Loi sur les brevets.

[18] Le Comité a jugé qu’un ordinateur n’était pas un élément essentiel dans la seconde série de revendications proposées. Ces dernières reflétaient une « procédure d’optimisation » et non une « mise en œuvre par ordinateur » qui améliorait la vitesse de traitement. Il a conclu que la seconde série de revendications proposées comportait les mêmes éléments essentiels que la première série et qu’elle présentait donc la même irrégularité liée à l’objet.

La question préliminaire

[19] Le procureur général soutient que le commissaire des brevets est désigné à tort comme intimé dans le présent appel. Il allègue que le commissaire n’était pas une partie dans la première instance pas plus qu’il n’a, dans l’appel, des intérêts opposés à ceux de l’appelant, au sens de l’alinéa 338(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. De plus, rien dans la Loi sur les brevets n’exige que le commissaire soit nommé à titre de partie. Le procureur général a donc sollicité une ordonnance radiant le commissaire en tant que partie.

[20] L’appelant n’a pas pris position au sujet de cette objection. La Cour est d’accord avec le procureur général et une ordonnance sera rendue, avec effet immédiat, en vue de radier le commissaire aux brevets en tant qu’intimé.

La norme de contrôle applicable

[21] L’appelant a adopté un point de vue différent à l’égard de la norme de contrôle à appliquer dans le cadre du présent appel; il a toutefois signalé à l’audience que son mémoire a été déposé avant que la Cour suprême du Canada rende l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. De ce fait, il souscrit maintenant aux observations de l’intimé quant à la norme que la Cour devrait appliquer en l’espèce.

[22] La norme en matière d’appel s’applique à un appel prévu par la Loi, comme c’est le cas en l’espèce. La Cour se doit d’appliquer la norme de l’erreur manifeste et dominante aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit. La norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit, ce qui inclut les questions d’interprétation législative.

Les questions soulevées en appel

[23] L’appelant soutient que la Cour est saisie de deux questions, dont chacune, si elle est tranchée en sa faveur, est déterminante quant à l’issue de l’appel. Premièrement, fait‑il valoir, le commissaire a commis une erreur en recourant à la méthode « problème‑solution » pour déterminer les éléments essentiels de l’invention revendiquée. Il s’agit, soutient‑il, du mauvais critère. Cette question doit être analysée en fonction de la norme de la décision correcte. Deuxièmement, le commissaire, lorsqu’il a interprété la méthode « problème‑solution », a commis une erreur en ne concluant pas que les éléments essentiels comportaient un élément informatique. Cela est susceptible de contrôle pour cause d’erreur manifeste et dominante.

Le commissaire a‑t‑il appliqué le mauvais critère lorsqu’il a interprété les revendications?

[24] Le commissaire a adopté la méthode « problème‑solution » décrite à la section 13.05.02c du RPBB. Selon cette méthode, la « détermination des éléments essentiels d’une revendication ne peut pas être effectuée sans avoir correctement déterminé au préalable la solution proposée au problème divulgué » [non souligné dans l’original.]

[25] L’intimé soutient que la méthode « problème‑solution » est le bon critère juridique à appliquer pour déterminer les éléments essentiels d’une revendication de brevet et qu’elle concorde avec divers arrêts de principe, notamment les arrêts Canada (Procureur général) c Amazon.com, Inc., 2011 CAF 328 [Amazon] et Schlumberger Canada Limited c Commissaire des brevets (1981), [1981] 1 CF 845 (CAF) de la Cour d’appel fédérale. Lors des plaidoiries, il a également été affirmé que la méthode « problème‑solution » concorde avec les arrêts de principe de la Cour suprême du Canada qui portent sur l’interprétation des revendications, et notamment : Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 [Free World Trust] et Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67 [Whirlpool].

[26] L’intimé estime que le commissaire, quand il interprète les revendications dans le but d’évaluer si une demande divulgue une invention brevetable, ne se livre pas au même genre d’exercice qu’un tribunal lorsque celui‑ci établit si un brevet est valide (comme dans Whirlpool) ou contrefait (comme dans Free World Trust).

[27] L’intimé ajoute que la méthode « problème‑solution » de l’OPIC découle logiquement d’une interprétation téléologique des revendications. À son avis, étant donné qu’une invention revendiquée a pour objet de fournir une solution utilisable à un problème pratique, une interprétation téléologique de cette revendication – et la détermination de ses éléments essentiels – est forcément éclairée par le problème et la solution connexes qui ont été divulgués.

[28] L’appelant soutient que le critère établi pour déterminer les éléments essentiels a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Free World Trust. Il ajoute que ce critère pose la question de savoir si, selon une interprétation téléologique du libellé de la revendication, un élément particulier était conçu par l’inventeur pour être essentiel, et si cet élément pourrait être remplacé ou retiré sans que cela ait une incidence importante sur sa fonction. L’appelant signale que cette description du critère concorde avec la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Halford c Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275, où, au paragraphe 13, elle a écrit :

Le tribunal qui interprète les revendications d’un brevet doit établir quels éléments de l’invention sont essentiels. Cette décision dépend du libellé des revendications, interprété de manière téléologique, et éclairée par les éléments de preuve qui établissent comment la personne versée dans l’art comprendrait lesdites revendications : Whirlpool, au paragraphe 45. Un élément donné peut être déclaré essentiel sur le fondement de l’intention de l’inventeur, telle qu’il l’exprime dans les revendications ou telle qu’on peut l’en déduire, ou sur la base d’éléments de preuve touchant le point de savoir s’il aurait été évident pour la personne versée dans l’art au moment de la publication du brevet qu’une variante de cet élément modifierait le fonctionnement de l’invention : Free World, aux paragraphes 31 et 55).
[Non souligné dans l’original.]

[29] L’appelant fait également état de la directive que donne la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Free World, soit d’interpréter les revendications d’une manière qui soit favorable à l’accomplissement de l’objet de l’inventeur. De plus, il cite les motifs du juge de Montigny dans la décision Distrimedic Inc. c Dispill Inc., 2013 CF 1043, au parag 201, à l’appui du principe que tout ce qui est revendiqué dans une demande de brevet est présumé être essentiel, à moins que l’on démontre le contraire ou que le libellé de la revendication l’exige.

[30] L’appelant fait valoir que, si le commissaire avait appliqué le bon critère juridique pour déterminer les éléments essentiels de la revendication, il serait arrivé à une conclusion différente quant à la brevetabilité.

Analyse

[31] Il ressort clairement d’une lecture du RPBB que, même s’il a déclaré que les revendications de brevet doivent être interprétées de manière téléologique, le commissaire n’entend pas ou ne prescrit pas que les examinateurs de brevet suivent les enseignements des arrêts Free World Trust et Whirlpool.

[32] La section 13.05 du RPBB traite de l’obligation d’interpréter le brevet d’une manière téléologique :

Dans Canada (Procureur général) c Amazon.com Inc., la Cour d’appel fédérale a fait observer que, lors de l’examen, la jurisprudence de la Cour suprême « requiert que l’identification de l’invention réelle par le commissaire soit fondée sur une interprétation téléologique des revendications du brevet ».

L’application des principes d’interprétation téléologique à l’examen d’une demande de brevet doit tenir compte du rôle de l’examinateur de brevet et du but ainsi que du contexte de l’examen.

Dans Free World Trust et Whirlpool, la Cour suprême a souligné que l’interprétation téléologique est réalisée par la cour pour déterminer objectivement ce que la personne versée dans l’art, à la date de publication de la demande de brevet et sur le fondement des mots ou expressions particuliers utilisés dans la revendication, aurait compris de ce que le demandeur avait l’intention de protéger pour l’invention divulguée.

Lorsqu’une revendication a été interprétée de façon téléologique, cette interprétation est utilisée pour déterminer si la revendication est conforme à la Loi sur les brevets et aux Règles sur les brevets. Lorsqu’il n’y a aucune mésentente au sujet de l’interprétation d’une revendication, l’examinateur peut décider de ne pas fournir l’analyse détaillée de l’interprétation téléologique dans son rapport.
[Non souligné dans l’original.]

[33] Cependant, la note de bas de page no 126, dont le renvoi se trouve à la fin du second paragraphe cité ci‑dessus, fait une distinction entre l’interprétation téléologique dont il est question dans les arrêts Whirlpool et Free World Trust et celle à laquelle doivent recourir les examinateurs de brevets :

L’interprétation téléologique est réalisée par la cour pour déterminer objectivement ce que la personne versée dans l’art, à la date de publication de la demande de brevet et en se basant sur les mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans la revendication, aurait compris que le demandeur avait l’intention de protéger pour l’invention divulguée (voir Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 au paragraphe 50 et Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67 au paragraphe 48).

Free World Trust et Whirlpool continuent de guider les tribunaux, avec l’aide de témoignages d’experts et de contre‑interrogatoires, dans l’interprétation de la revendication conformément aux principes d’interprétation téléologique qui y sont décrits. (Pour une énumération des principes, voir Free World Trust au paragraphe 31).

Toutefois, Whirlpool portait sur une action en invalidation qui ne s’adressait pas aux « examinateurs de brevets appelés à déterminer, s’il y a lieu, d’accorder une demande de brevet » (voir Genencor International Inc. c. Canada (commissaire aux brevets), 2008 CF 608 [Genencor] aux paragraphes 62 et 70).
[Non souligné dans l’original.]

Il faut reconnaître que le texte des revendications de brevet interprétées par les juges est fixe, qu’il découle d’une négociation avec le Bureau des brevets, qu’il a été « accepté par le commissaire aux brevets comme étant une déclaration appropriée d’un monopole qui peut provenir à juste titre de l’invention divulguée dans le mémoire descriptif », (voir Whirlpool au paragraphe 49) et qu’il bénéficie de la présomption de validité prévue au paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets. En revanche, lors de l’examen d’une demande, le texte de la revendication peut différer de celui proposé par le demandeur au départ, pour un certain nombre de raisons (voir Genencor aux paragraphes 62 et 70 et Amazon CAF au paragraphe 73).

[34] Le commissaire se fonde sur le paragraphe 62 de la décision Genencor International Inc. c Canada (Commissaire aux Brevets), 2008 CF 608 [Genencor] à l’appui de sa conclusion selon laquelle le critère énoncé dans l’arrêt Whirlpool ne s’applique pas aux examinateurs de brevets. Ce paragraphe est libellé ainsi :

Toutefois, Whirlpool ne portait pas sur une procédure de réexamen, mais bien sur une action en invalidation. J’estime que le passage précité, avec tout ce qu’il implique, s’adressait plus aux juges de première instance et aux juges des cours d’appel qu’aux examinateurs de brevets appelés à déterminer s’il y a lieu d’accorder une demande de brevet ou à procéder à un réexamen, comme dans le cas qui nous occupe.

[35] La décision Genencor ne me lie pas et, à mon avis, elle ne fait plus jurisprudence. Elle a été rendue avant l’arrêt Amazon de la Cour d’appel fédérale. Cet arrêt, à l’instar du présent appel, portait sur le refus du commissaire d’accorder un brevet. Au paragraphe 43, la Cour d’appel fédérale a conclu que le commissaire était tenu d’appliquer le critère de l’interprétation téléologique énoncé dans les arrêts Whirlpool et Free World Trust :

Cependant, il me semble que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, en particulier dans Free World Trust et Whirlpool, requiert que l’identification de l’invention réelle par le commissaire soit fondée sur une interprétation téléologique des revendications du brevet. Cette identification ne peut reposer seulement sur l’interprétation littérale des revendications du brevet ou sur la détermination de « l’essentiel de l’invention » au sens où le juge Binnie utilise ces termes dans les motifs qu’il a rédigés pour la Cour suprême du Canada dans Free World Trust, au paragraphe 46.

[36] Cela s’explique, en partie, par le fait que la tâche du commissaire, comme celle d’un juge dans le cadre d’un procès, consiste à en déterminer la validité. C’est ce qui est expliqué aux paragraphes 32 à 34 de l’arrêt Amazon :

Le libellé du paragraphe 27(1) indique que le commissaire, lorsqu’il examine une demande de brevet, doit trancher un certain nombre de questions. Certaines sont de nature procédurale (par exemple, voir si la demande « est déposée conformément à la présente loi » – aucune question procédurale n’est soulevée dans la présente affaire). D’autres sont des questions de droit et des questions mixtes de fait et de droit, visées par les termes « les autres conditions de celle‑ci sont remplies ».

D’une certaine façon, lorsqu’il évalue une demande de brevet en vertu du paragraphe 27(1) afin de déterminer s’il est satisfait à toutes les conditions prévues dans la loi pour l’obtention du brevet, le commissaire détermine la validité. En d’autres termes, le commissaire se demande essentiellement si, dans l’hypothèse où la demande de brevet est accordée pour les revendications énoncées dans la demande de brevet, le brevet résultant sera valide.

Lorsqu’il examine la validité du brevet s’il est accordé, le commissaire doit tenir compte de la définition d’« invention » à l’article 2 ainsi que de l’article 27 et de toute disposition à laquelle l’article 27 renvoie expressément ou par déduction nécessaire (y compris les articles 28.2 et 28.3). Les questions clés sont celles de la nouveauté, de l’utilité, de l’évidence et de l’objet brevetable.

[37] L’appelant fait valoir, et je suis d’accord avec lui, que le fait de recourir à l’approche « problème‑solution » pour l’interprétation de revendications revient à recourir à la démarche de l’« essentiel de l’invention », laquelle a été discréditée par la Cour suprême du Canada a mise en l’arrêt Free World Trust, au para 46.

[38] Comme il a été signalé plus tôt, dans l’arrêt Free World Trust, au para 55, la Cour suprême du Canada a énoncé les principes à appliquer pour trancher la question de savoir si un élément d’une revendication est essentiel ou pas. Ce critère oblige à poser deux questions distinctes :

  1. Serait‑il évident aux yeux d’un lecteur averti que le fait de changer un élément particulier n’aurait pas d’effet sur la manière dont l’invention fonctionne? Si le fait de modifier l’élément ou de le remplacer change la manière dont l’invention fonctionne, il s’ensuit que cet élément est essentiel.

  2. Est‑ce l’intention de l’inventeur, compte tenu du libellé explicite de la revendication, ou cette intention peut‑elle être déduite de ce libellé, que l’élément était censé être essentiel? Dans l’affirmative, il s’agit dans ce cas d’un élément essentiel.

[39] Comme l’a fait remarquer le juge Locke, qui siégeait à l’époque à notre Cour, dans la décision Shire Canada Inc. c Apotex Inc., 2016 CF 382, aux para 134‑143 : « [p]our qu’un élément soit jugé non essentiel et, partant, remplaçable, il faut établir que (i), suivant une interprétation téléologique des termes employés dans la revendication, l’inventeur n’a manifestement pas voulu qu’il soit essentiel, ou que (ii), à la date de la publication du brevet, le destinataire versé dans l’art aurait constaté qu’un élément donné pouvait être substitué sans que cela ne modifie le fonctionnement de l’invention » [souligné dans l’original]. La méthode « problème‑solution » à appliquer pour interpréter les revendications est axée uniquement sur le second aspect qui précède, et elle ne répond pas, comme la Cour suprême l’enseigne dans l’arrêt Whirlpool, à la question de l’intention de l’inventeur. Pour ce qui est de cette intention, la Cour mentionne ce qui suit au paragraphe 51 ce même arrêt : « Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications ».

[40] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le commissaire a commis une erreur en déterminant les éléments essentiels de l’invention revendiquée au moyen de la méthode « problème‑solution », plutôt que de la méthode que prescrit l’arrêt Whirlpool.

[41] Compte tenu de cette conclusion, il n’est nul besoin d’analyser la seconde question que vise l’appel. Je formule néanmoins les observations qui suivent au sujet de la seconde série de revendications proposées de l’appelant.

[42] L’appelant soutient que le commissaire a mal défini l’objet (ou la solution) de l’invention revendiquée en disant qu’il s’agit simplement de la création d’un nouveau portefeuille financier. Il signale toutefois qu’un autre objet de l’invention consistait à améliorer le traitement informatique. Le commissaire n’a pas traité de cette question comme il le fallait dans sa décision. Plus précisément, il a conclu que le problème et la solution des revendications étaient axés sur la gestion financière (ce qui se soldait par un nouveau produit financier), mais sans expliquer pourquoi il a exclu le traitement informatique en tant que solution. Cet aspect de l’invention exige un examen plus approfondi.

Conclusion

[43] L’appelant a demandé que la Cour déclare que la demande 393 révèle une « invention » au sens de la Loi sur les brevets. Je ne suis pas disposé à le faire, car cela usurperait le rôle et la fonction du commissaire. La décision sera infirmée avec instructions au commissaire de procéder à un nouvel examen de la demande 393, en se fondant sur la seconde série de revendications proposées ainsi qu’en se conformant aux présents motifs. Aucune ordonnance ne sera rendue quant aux dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑1404‑19

LA COUR STATUE que l’intitulé de la cause est modifié avec effet immédiat afin d’y retirer le commissaire aux brevets à titre d’intimé, l’appel est accueilli, avec dépens, la décision du commissaire aux brevets est infirmée et il est ordonné à ce dernier d’examiner à nouveau la demande 393 en se fondant sur la seconde série de revendications proposées que l’appelant a produites ainsi qu’en se conformant aux présents motifs.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


ANNEXE A

13.05.02c Établir quels éléments de la revendication apportent une solution au problème déterminé

Un aspect de l’interprétation téléologique est la détermination des éléments essentiels d’une revendication. La détermination des éléments essentiels d’une revendication ne peut pas être effectuée sans avoir correctement déterminé au préalable la solution proposée au problème divulgué. Sans la détermination préalable du problème et de la solution, la détermination des éléments essentiels serait inutile ‑ elle se limiterait au texte de la revendication, contrairement à Free World Trust, qui reconnaît que des éléments peuvent être qualifiés de non essentiels si, à la date de la publication du brevet, le destinataire versé dans l’art avait constaté qu’un élément donné pouvait être substitué ou omis sans que cela modifie le fonctionnement de l’invention[136].

En fin de compte, certains éléments ou une combinaison d’éléments définis dans la revendication doivent fournir la solution. Il faut, toutefois, aborder chaque revendication en sachant que tout élément qui affecte matériellement le fonctionnement d’un mode de réalisation donné n’est pas nécessairement essentiel à la solution. Certains éléments d’une revendication définissent le contexte ou l’environnement d’un mode de réalisation spécifique sans réellement changer la nature de la solution au problème[137].

Il convient de remarquer que même si la détermination des éléments essentiels est effectuée en fonction des connaissances dans l’art à la date de publication du mémoire descriptif du brevet[138], cela ne permet pas de simplement conclure que les éléments essentiels de l’invention sont ceux qui distinguent l’objet revendiqué de l’art antérieur[139]. En d’autres termes, un élément n’est pas nécessairement essentiel simplement en raison du fait qu’on ne le retrouve pas dans l’art antérieur. De la même manière, un élément ne peut nécessairement être qualifié de non essentiel simplement parce qu’il fait partie des CGC. Un élément est essentiel s’il est requis pour fournir la solution au problème, peu importe s’il est connu ou non

Une fois qu’il a déterminé le problème et la solution et qu’il a établi les éléments essentiels d’une revendication, l’examinateur peut conclure que la revendication peut soit omettre un élément essentiel, soit contenir des éléments non essentiels.

Lorsqu’il apparaît, après une lecture éclairée de la description, qu’un élément qui devrait faire partie du concept inventif n’a pas été défini dans la revendication, cette dernière peut être jugée irrégulière pour portée excessive (c.‑à‑d. insuffisamment étayée) ou pour manque d’utilité.

Dans certains cas, l’examinateur peut juger que certains éléments contenus dans la revendication d’une demande sont superflus (non essentiels) à la solution au problème donné. La simple présence de telles limites négligeables ne constitue pas une irrégularité en soi (même si l’inclusion de ces éléments peut entraîner l’irrégularité d’une revendication, par exemple, si leur présence crée une ambiguïté).

Il faut reconnaître que même si le Bureau juge que les éléments superflus ne sont pas essentiels ni pertinents dans la détermination de la brevetabilité d’une invention lors de l’examen, si le demandeur maintient de tels éléments dans sa revendication jusqu’à l’octroi du brevet, la cour pourrait les interpréter comme étant essentiels lors de l’interprétation téléologique relativement au « [TRADUCTION] tort causé à soi‑même », comme décrit dans Free World Trust et Whirlpool[140].

Une invention est un élément ou une combinaison d’éléments qui fournit une solution à un problème. Lorsqu’une revendication présente des solutions à plus d’un problème, elle présente plus d’une invention[141].

Si une revendication présente des solutions à plus d’un problème, l’examen doit être centré sur une solution à un problème lors de l’interprétation téléologique. Le choix initial de la solution doit être guidé par la description, en sélectionnant la solution sur laquelle les inventeurs mettent davantage l’accent. Si une autre solution doit être examinée, l’analyse doit être faite de nouveau.

À l’occasion, il se pourrait que des éléments ou des ensembles d’éléments contenus dans une revendication n’interagissent pas pour donner un résultat unitaire; cela pourrait correspondre à une « juxtaposition » et non à une combinaison[142]. La prise en compte du problème et de la solution sur lesquels l’inventeur met l’accent dans la description pourrait aider l’examinateur à sélectionner seulement l’élément ou l’ensemble d’éléments qui interagissent dans la revendication pour fournir la solution utilisable.

__________________________

[136] Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, au paragraphe 55.

[137] Canada (Procureur général) c Amazon.com Inc., 2011 CAF 328 aux paragraphes 59 à 63; suivant le raisonnement de la cour, l’existence d’un mode de réalisation pratique ne signifie pas automatiquement que les éléments du mode de réalisation sont des éléments essentiels à l’invention.

[138] Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, au paragraphe 52.

[139] Halford c Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275, au paragraphe 14.

[140] Le bureau ne juge pas le « [TRADUCTION] tort causé par soi‑même » pertinent lors de l’examen.

[141] Les examinateurs doivent se rappeler que dans ce contexte, il ne faut pas confondre la détermination de plusieurs problèmes et solutions à l’intérieur d’une seule revendication avec l’absence d’unité de l’invention au sens de l’article 36 des Règles sur les brevets (qui insiste sur le fait que les objets définis par les revendications doivent être liés par un seul concept inventif général).

[142] Re Application for Patent of Prince Corp., 1982, 2 C.P.R. (3e) 223 (CD 942); et Shmuel Hershkovitz c. Tyco Safety Products Canada Ltd., 2009 CF 256 au paragraphe 148.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t‑1404‑19

 

INTITULÉ :

YVES CHOUEIFATY c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JUILLET 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 AOÛT 2020

 

COMPARUTIONS :

Geoff Langen

Nathaniel Lipkus

POUR L’APPELANT

Lynn Marchildon

Yusuf Khan

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osler, Hoskin and Harcourt LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR L’APPELANT

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

 

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