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Date : 20200825


Dossier : IMM-6069-19

Référence : 2020 CF 810

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 25 août 2020

En présence de monsieur le juge A.D. Little

ENTRE :

LUCIO RIVERA BENAVIDES,

ENRIQUE ALDAHIR RIVERA GARCIA

(représenté par son tuteur à l’instance LUCIO RIVERA BENAVIDES),

ARACELI DEL CIELO RIVERA GARCIA (représentée par son tuteur à l’instance LUCIO RIVERA BENAVIDES),

MARIA LUISA GARCIA PATINO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont une famille de ressortissants mexicains. Ils revendiquent le statut de réfugié au sens de la Convention ou celui de personne à protéger au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ils ont quitté leur pays d’origine de crainte que leur vie soit menacée par des membres d’El Cartel del Golfo (le cartel du Golfe).

[2]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) et la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ont toutes les deux rejeté les demandes d’asile des demandeurs, concluant qu’ils disposent d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) au Mexique et qu’ils ne sont donc pas admissibles à une protection au titre de la LIPR. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs demandent maintenant à la Cour d’annuler la décision de la SAR datée du 5 septembre 2019.

[3]  Pour les motifs exposés ci‑après, la demande est accueillie, et la décision de la SAR est annulée.

I.  Faits et événements à l’origine de la présente demande

[4]  Les demandeurs, Lucio Rivera Benavides (M. Rivera) et sa conjointe de fait, Maria Luisa Garcia Patino (Mme Garcia) sont les parents des demandeurs Enrique Aldahir Rivera Garcia et Araceli Del Cielo Rivera Garcia.

[5]  Jusqu’à ce qu’ils arrivent au Canada, les membres de la famille ont vécu à Matamoros, dans l’État de Tamaulipas, au Mexique. Matamoros se situe dans le nord‑est du Mexique, sur le bord du fleuve Rio Grande, près du golfe du Mexique. La ville longe la frontière avec le Texas, aux États‑Unis.

[6]  M. Rivera et Mme Garcia travaillaient tous les deux dans une usine qui fabriquait des textiles pour meubles intérieurs et extérieurs. Elle travaillait durant le jour, et lui, durant la nuit.

[7]  En mai et en juin 2017, des membres du cartel du Golfe ont enlevé M. Rivera à deux reprises. Ils l’ont agressé et lui ont demandé de l’argent. Ils ont menacé de commettre de la violence sexuelle à l’endroit de Mme Garcia et de la demanderesse mineure, en plus de menacer de tuer toute la famille. À la mi‑août 2017, après avoir reçu d’autres menaces, la famille s’est enfuie au Canada. Depuis que les membres de la famille ont quitté Matamoros, les membres du cartel du Golfe les ont poursuivis dans trois autres villes du Mexique.

[8]  La question centrale pour la SPR et la SAR était celle de savoir si les membres de la famille seraient en mesure de se réfugier en toute sécurité s’ils retournaient au Mexique. La SPR a conclu qu’ils disposaient de PRI dans les villes d’Oaxaca, de San Luis Potosí ou de Mexico.

[9]  Lors de l’appel, la SAR a admis de nouveaux éléments de preuve, qui l’ont amenée à conclure que ni Oaxaca ni San Luis Potosí ne constitueraient une PRI. Toutefois, la SAR a conclu que la ville de Mexico serait une PRI, et elle a donc rejeté l’appel.

[10]  En raison des observations traitant des faits que les parties ont présentées dans le cadre de la présente demande, une chronologie plus détaillée des faits s’impose afin de comprendre les motifs du jugement. Les éléments de preuve mis à la disposition de la SAR comprenaient des documents liés au formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) des demandeurs, y compris un exposé circonstancié principal de M. Rivera. Le dossier comportait des déclarations manuscrites de plusieurs personnes, y compris la mère de M. Rivera, la mère de Mme Garcia, le voisin de la famille à Matamoros et le pasteur de la famille, ainsi que des documents comprenant des notes cliniques d’un médecin qui a examiné M. Rivera, en plus d’un rapport de police.

[11]  Ni la SPR ni la SAR n’a soulevé de préoccupations ou tiré de conclusions défavorables au sujet de la crédibilité ou de la fiabilité des déclarations des témoins ou d’autres éléments de preuve produits par les demandeurs pour appuyer leurs demandes d’asile.

A.  Les événements survenus à Mexico

[12]  Selon les éléments de preuve, les événements suivants sont survenus à Matamoros, au Mexique, de la fin mai à août 2017.

[13]  Le 30 mai, pendant que M. Rivera attendait l’autobus pour se rendre au travail, deux hommes armés portant des couvre‑visage sont sortis d’un camion blanc et l’ont enlevé. Un homme a pointé une arme sur lui, et l’autre l’a agressé et l’a poussé dans le camion. Deux autres hommes portant des couvre‑visage se trouvaient à l’intérieur. Un d’entre eux l’a agressé. Il s’est évanoui et s’est réveillé sur le sol, le visage couvert, et les mains et les pieds attachés.

[14]  Un voisin a assisté à l’enlèvement et a fourni une déclaration qui corrobore le récit. Pendant que M. Rivera était parti, le voisin a conseillé à Mme Garcia de ne pas en parler à la police, parce que les ravisseurs faisaient probablement partie du cartel du Golfe et que, si elle les dénonçait, ses enfants et elle seraient en danger.

[15]  Pendant que les ravisseurs détenaient M. Rivera, ils lui ont demandé de l’argent. M. Rivera leur a dit qu’il n’était qu’un simple travailleur d’usine et qu’il ne gagnait pas beaucoup d’argent. Ils ne lui ont donné ni nourriture ni eau. Les ravisseurs l’ont battu à maintes reprises. Il craignait pour sa vie et il a encore une fois perdu connaissance.

[16]  Le 2 juin, M. Rivera s’est réveillé sur un terrain vacant. Il était attaché, quoique de façon pas particulièrement serrée, et il a réussi à se libérer. Un chauffeur de taxi l’a conduit chez lui autour de 23 h 15.

[17]  Le lendemain, M. Rivera a consulté un médecin, qui lui a prescrit des analgésiques et des anti‑inflammatoires. Les ordonnances et les notes que le médecin a prises dans le cadre de son examen physique font partie du dossier. Les notes révèlent la présence [traduction« de contusions directes à différentes parties du corps » et [traduction] « d’hématomes dans la région abdominale, à la jambe gauche et à l’avant‑bras droit ».

[18]  Le 27 juin, une camionnette blanche est passée devant M. Rivera, tandis qu’il partait pour le travail. Il est retourné chez lui, et le camion l’a suivi. Trois hommes masqués ont pénétré dans le domicile familial et ont battu M. Rivera. Mme Garcia et les enfants ont tenté d’intervenir, mais les hommes les ont poussés au sol et ont amené M. Rivera dans le camion. Il a perdu connaissance à la suite de l’agression.

[19]  M. Rivera s’est réveillé dans une petite pièce sombre. Un homme portant un masque lui a demandé de verser un million de pesos. L’homme a menacé de commettre une agression sexuelle violente à l’endroit de Mme Garcia et de leur fille et de les tuer [traduction] « comme des chiennes » s’il refusait de verser l’argent demandé. M. Rivera a de nouveau perdu connaissance.

[20]  Tôt le lendemain matin, Mme Garcia et leur fils ont trouvé M. Rivera sur le trottoir devant leur maison.

[21]  D’autres menaces ont suivi en juillet. Le 10 juillet, deux hommes portant un capuchon sont arrivés au domicile familial pour demander à quel moment M. Rivera aurait l’argent. Ils les ont de nouveau menacés, son épouse, les enfants et lui.

[22]  Le 21 juillet, deux hommes portant un masque sont arrivés au domicile. Ils ont dit à M. Rivera de façon [traduction« très agressive » qu’il disposait de15 jours pour remettre l’argent et ils ont de nouveau menacé Mme Garcia et les enfants.

[23]  À la fin juillet, M. Rivera a raconté la situation à son pasteur, qui a insisté pour qu’ils portent plainte à la police, ce qu’ils ont fait le 31 juillet. La déclaration manuscrite du pasteur et le rapport de police sont tous les deux déposés en preuve.

[24]  Le 1er août, quelqu’un a téléphoné à M. Rivera pour dire qu’[traduction« il [l’auteur de l’appel] savait que [M. Rivera] les avait signalés à la police [...] qu’ils faisaient partie du cartel du Golfe, et il l’a menacé ». M. Rivera avait très peur.

[25]  Peu de temps après, les membres de la famille sont restés chez un voisin pendant environ deux semaines, période durant laquelle ils ont cherché à quel endroit ils pourraient aller pour fuir le cartel du Golfe. La déclaration manuscrite du voisin se trouve au dossier.

[26]  Le 15 août 2017, la famille est venue au Canada et a présenté une demande d’asile au titre de la LIPR.

B.  Les incidents survenus après l’arrivée des demandeurs au Canada

[27]  Les éléments de preuve, y compris les nouveaux éléments de preuve admis par la SAR, font état des incidents suivants : ceux‑ci sont donc survenus après l’arrivée des demandeurs au Canada :

  • le voisin à Matamoros a signalé à la mère de M. Rivera qu’il avait vu à maintes reprises une camionnette stationnée devant le domicile familial;

  • la mère de M. Rivera, qui vit à San Luis Potosí, a fourni une déclaration manuscrite. Elle a fait savoir qu’elle avait reçu un appel d’une personne qui cherchait M. Rivera et Mme Garcia durant la dernière moitié d’août 2017;

  • la mère de M. Rivera a reçu deux appels en septembre 2017. Selon sa déclaration, lors du deuxième appel, un homme lui a dit de dire à M. Rivera que [traduction« personne ne peut se moquer du cartel du Golfe et que, tôt ou tard, ils le trouveraient ».

[28]  La mère de Mme Garcia vit également à San Luis Potosí. Sa déclaration manuscrite, faite au début décembre 2018, relate ce qui suit :

  • En mai 2018, la mère de Mme Garcia a reçu un appel d’une personne qui demandait où se trouvaient Mme Garcia et les membres de sa famille. Mme Garcia a demandé à savoir pourquoi l’auteur de l’appel voulait le savoir et elle lui a dit qu’ils ne vivaient pas avec elle. L’auteur de l’appel lui a dit : [traduction« Peu importe où ils sont allés, [...] trouverons » et [traduction« le cartel est puissant et il peut faire plus que cela ».

  • La mère de Mme Garcia a une sœur qui vit dans la ville d’Oaxaca. En juillet 2018, la sœur (c.‑à‑d. la tante de Mme Garcia) a dit à la mère de Mme Garcia qu’elle avait peur parce qu’un homme était venu chez elle et avait réclamé Mme Garcia et M. Rivera. L’homme a dit qu’ils avaient gagné une automobile. La tante a dit à l’homme que personne ne portant ce nom ne vivait là. L’homme s’est fâché et lui a dit : [traduction« Personne ne se moque du cartel du Golfe, ils ont de nombreux moyens de les retrouver, ce n’est qu’une question de temps ». L’homme a également dit à la tante qu’ils [c.‑à‑d. Mme Garcia et M. Rivera] [traduction« devront payer la dette et le seul moyen de le faire, c’est avec leur famille. C’est le seul paiement acceptable ».

  • Selon la déclaration de la mère de Mme Garcia, la tante [traduction« ne veut pas que [s]a fille [Mme Garcia] ou sa famille restent chez elle, et [elle] le comprend parce qu’ils n’ont pas de relations avec [ses] enfants, il n’y a pas de lien familial. La seule chose qu’ils savent au sujet de [ses] enfants, c’est ce qu’[elle] leur a dit ».

  • En août 2018, la mère de Mme Garcia a reçu un appel d’un homme qui demandait Mme Garcia et son époux. Elle leur a dit qu’ils vivaient à Matamoros. L’homme a raccroché.

  • Toujours au mois d’août 2018, le petit‑fils de la mère de Mme Garcia (qui vit avec la mère de Mme Garcia à San Luis Potosí) lui a dit que des camarades de classe lui avaient relaté que des hommes les avaient approchés dans un magasin pour leur demander où se trouvaient M. Rivera et sa famille. Ils offraient de l’argent en échange de tout renseignement.

  • Selon la déclaration de la mère de Mme Garcia, ses enfants à Reynosa lui ont aussi dit que [traduction« des voitures passent constamment devant leur maison » et que, parfois, [traduction« elles se stationnent devant la maison pendant un long moment ». Ils [traduction« ont peur, parce que les mêmes personnes ont demandé à ses petits‑enfants où se trouvait [sa] fille. Les enfants leur ont seulement dit que [Mme Garcia] se trouvait à Matamoros. [Ils] ont tous peur [...] ».

[29]  À l’audience, la SPR a proposé les villes de San Luis Potosí, d’Oaxaca et de Mexico comme PRI pour la famille au Mexique. La SPR n’était évidemment pas au courant des nouveaux éléments de preuve qui seraient présentés devant la SAR, ce qui l’a amenée à exclure San Luis Potosí et Oaxaca comme PRI.

II.  Question soulevée par les demandeurs

[30]  Les demandeurs soulèvent une seule question dans le cadre de la présente demande : la conclusion de la SAR à l’égard d’une PRI à Mexico était‑elle déraisonnable, à la lumière de l’application de la norme de contrôle exposée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] ACS no 65 (Vavilov)?

III.  Norme de contrôle

[31]  Les deux parties ont présenté des observations fondées sur la norme de contrôle de la décision déraisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. C’est la norme qui est présumée s’appliquer, et je conviens qu’elle s’applique. Voir également Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157, au para 35.

[32]  D’après l’arrêt Vavilov, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la cour doit établir si la décision en cause est raisonnable, tant en ce qui concerne sa justification ou son raisonnement que son résultat. Les motifs de la SAR constituent le point de départ. La cour de révision adopte une approche d’évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, de la décision administrative du décideur, y compris de ses motifs, afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : voir Vavilov, tout particulièrement aux para 13, 15, 67 et 99.

[33]  Une décision raisonnable doit être a) fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et b) justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné, par exemple parce que l’analyse ayant débouché sur ce résultat était déraisonnable, ou si la décision n’est pas justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Vavilov, aux para 83‑86 et 96‑97; voir également Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6.

[34]  Ce ne sont pas toutes les erreurs ou les préoccupations au sujet d’une décision qui suffisent pour amener une cour de révision à intervenir dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 100, la Cour suprême a soutenu que la cour de révision doit être convaincue que la décision souffre de « lacunes graves à un point tel » qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ou une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre cette décision déraisonnable : Vavilov, aux para 99‑100.

[35]  Au paragraphe 101 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a relevé deux catégories de lacunes fondamentales :

  • le manque de logique interne du raisonnement dans la décision;

  • dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision.

[36]  En ce qui concerne les contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision, la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov a jugé que la cour de révision peut considérer la preuve portée à la connaissance du décideur et les faits dont le décideur peut prendre connaissance d’office. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier ou d’évaluer de nouveau la preuve; une décision raisonnable se justifie au regard des faits : Vavilov, aux para 125‑126.

[37]  La Cour suprême a également envisagé que la cour de révision peut considérer les observations des parties, parce que les motifs du décideur tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties : Vavilov, au para 127. Cela se rattache au principe de l’équité procédurale et du droit des parties d’être entendues et écoutées. Le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments ou modes possibles d’analyse ni de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement. Toutefois, comme l’ont affirmé les juges majoritaires, « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui a été soumise » : Vavilov, au para 128.

[38]  Suivant l’accent mis dans l’arrêt Vavilov sur la justification au moyen des motifs du décideur, je passerai maintenant aux motifs de la SAR en l’espèce.

IV.  Motifs de la Section d’appel des réfugiés

[39]  Comme je l’ai déjà mentionné, la SPR a conclu, dans ses brefs motifs formant 18 paragraphes, que les demandeurs disposaient de PRI à Oaxaca, à San Luis Potosí et à Mexico. La SPR a conclu, selon son examen des éléments de preuve, tels qu’ils existaient alors, que les demandeurs n’étaient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque de préjudice dans les lieux désignés comme PRI.

[40]  Dans sa décision datée du 5 septembre 2019, la SAR a d’abord résumé la totalité des faits. Elle s’est ensuite intéressée à la demande des demandeurs pour faire admettre de nouveaux éléments de preuve, qu’elle a trouvés crédibles, pertinents et nouveaux, et donc admissibles. La commissaire de la SAR s’est penchée sur la portée de son examen lors d’un appel interjeté à l’égard d’une décision de la SPR, soulignant qu’elle avait écouté l’enregistrement de l’audience de la SPR. La commissaire a ensuite examiné l’application par la SPR des Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe). La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son application des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Cette question n’a pas été soulevée devant la Cour.

[41]  La principale question soulevée devant la SAR était celle de savoir si la famille disposait d’une PRI au Mexique. Au paragraphe 17 de ses motifs, la SAR a décrit le critère en deux volets relatif à la PRI qui a été énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) (Rasaratnam), aux para 8‑10. Selon ce critère, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans le lieu envisagé comme PRI; et (2) il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui sont particulières au demandeur d’asile. Il incombe au demandeur d’asile de montrer que la PRI proposée est déraisonnable.

[42]  Par rapport au premier volet, la SAR a rapidement conclu que, d’après les nouveaux éléments de preuve, les demandeurs ne disposaient pas d’une PRI viable à San Luis Potosí ou à Oaxaca, parce que les membres du cartel du Golfe savaient qu’ils comptaient des membres de leur famille dans ces villes et qu’ils avaient déjà cherché les demandeurs dans ces lieux. : motifs de la SAR, au para 21. La SAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve répondaient aux préoccupations de la SPR au sujet de la motivation et de la capacité du cartel de trouver les demandeurs dans ces villes, mais ils montraient que le cartel ne s’était intéressé aux demandeurs que « jusqu’en août 2018 ». « Rien ne permet[tait] de penser » que des membres du cartel du Golfe avaient cherché les demandeurs « au cours de la dernière année » (au para 21).

[43]  La commissaire de la SAR a ensuite évalué si le cartel avait les moyens ou la motivation pour retrouver les demandeurs à Mexico. Au paragraphe 22, la commissaire a soutenu que les éléments de preuve révélaient que les membres du cartel comptaient sur les membres de la famille des demandeurs pour les retrouver. Puisque les demandeurs n’avaient pas de membres de la famille à Mexico, ils n’ont pas pu montrer que le cartel serait en mesure de les retrouver dans cette ville et qu’il n’avait pas trouvé d’autres moyens pour retrouver la famille là‑bas.

[44]  Au paragraphe 23 des motifs, la commissaire de la SAR a ensuite évalué, dans le cadre d’un « examen indépendant », certains éléments de preuve documentaire objectifs au sujet du cartel du Golfe. La commissaire a conclu que le cartel avait une forte présence à Matamoros, à Reynosa et à Nuevo Laredo, mais pas à Mexico. Une carte datant d’avril 2015 qui figure dans un rapport du Service de recherche du congrès (Congressional Reseach Service) des États‑Unis montrait que le cartel était présent à Mexico; toutefois, il faut toutefois lire cette carte en tenant compte du profil du cartel tel qu’il est décrit dans le rapport daté du 3 juillet 2018, selon lequel « depuis 2018, le cartel du Golfe n’est plus considéré comme une entité à part entière et fonctionne plutôt en grande partie comme des cellules fragmentées et concurrentes qui ne communiquent pas entre elles ». Par conséquent, la SAR a jugé que, même si le cartel avait des factions à Mexico, « rien ne porte à croire que ces factions communiquent avec les cellules à Matamoros de façon générale ou plus particulièrement avec les membres qui ont pris [les demandeurs] pour cible » : motifs de la SAR, au para 23. La SAR a ensuite fait mention, au paragraphe 24, d’une carte plus récente de 2017 de la BBC News, qui ne montrait aucune présence du cartel à Mexico.

[45]  À la lumière des éléments de preuve, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils risqueraient sérieusement d’être persécutés par le cartel du Golfe à Mexico, selon la prépondérance des probabilités, ni qu’ils seraient exposés à une menace à leur vie ou au risque d’être soumis à des traitements ou peines cruels et inusités aux mains du cartel là‑bas.

[46]  Par rapport au deuxième volet de l’analyse effectuée dans l’arrêt Rasaratnam, la commissaire de la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve « réels et concrets » selon lesquels les conditions à Mexico étaient excessivement difficiles ou déraisonnables pour eux. La commissaire a affirmé ceci : « J’estime que la SPR a correctement tenu compte de la situation des [demandeurs]. J’estime que les motifs de la SPR à cet égard sont bien étayés par la preuve et, par conséquent, ils sont maintenus » : motifs de la SAR, au para 27.

[47]  Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs.

V.  Analyse

A.  La position des parties

[48]  Les observations des demandeurs portent principalement sur les paragraphes 21 à 23 des motifs de la SAR. Ils soutiennent que la décision de la SAR était déraisonnable, parce qu’elle ne tenait pas compte d’éléments de preuve pertinents. D’après eux, la SAR a utilisé un raisonnement lacunaire, parce que les membres du cartel peuvent découvrir leur emplacement à Mexico en communiquant avec des membres de la famille dans d’autres villes et en exerçant des pressions sur ceux‑ci pour qu’ils divulguent leur emplacement. Les membres du cartel ont déjà reconnu et abordé des membres de la famille à Oaxaca, à San Luis Potosí et à Reynosa – trois villes distinctes situées dans des [traduction« régions éloignées du Mexique » – pour leur demander où se trouvaient les demandeurs. Ils observent les membres de la famille et pourraient les suivre jusqu’à Mexico s’ils devaient s’y rendre. Le seul moyen pour les demandeurs de rester en sécurité est de se cacher et de cesser tout contact avec les membres de leur famille, quelque chose qui est incompatible avec une véritable PRI.

[49]  Les demandeurs contestent également le raisonnement de la SAR selon lequel, puisque le cartel du Golfe est fragmenté et que les cellules concurrentes ne communiquent pas entre elles, Mexico est une ville sécuritaire pour la famille. Au contraire, les demandeurs disent ceci : les éléments de preuve révèlent que les membres du cartel ont une [traduction« portée nationale » qui va au‑delà de leur sphère d’influence, et qu’ils détiennent les moyens et la motivation pour rechercher les demandeurs dans l’ensemble du Mexique. Les demandeurs font valoir que la SAR a fait fi d’éléments de preuve figurant dans le cartable national de documentation sur le Mexique qui sont incompatibles avec sa conclusion et que les membres du cartel sont motivés à poursuivre les demandeurs, autant par vendetta personnelle que pour l’argent.

[50]  À l’appui de leur position exprimée durant le témoignage de vive voix, les demandeurs ont présenté des observations détaillées sur la chronologie des éléments de preuve qui révèlent les interactions des membres du cartel avec les demandeurs et les membres de leur famille dans diverses villes du Mexique, tant avant leur voyage au Canada qu’après leur départ.

[51]  Le défendeur est d’avis que la conclusion de la SAR est raisonnable. Les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve qui leur incombait de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils seraient exposés à un risque aux mains des membres du cartel à Mexico. Les éléments de preuve ne permettent pas d’établir que les membres ont les moyens ou la motivation pour trouver les demandeurs là‑bas; le cartel n’a pas de présence à Mexico et il ne s’est tourné vers les autres membres de la famille que pour les trouver, et il n’est jamais sorti du cadre familial pour le faire. Même si le cartel avait une présence à Mexico, le défendeur soutient que rien ne montre que les factions du cartel de Mexico ont communiqué avec des cellules à Matamoros ou particulièrement avec les membres qui prenaient les demandeurs pour cible.

B.  La décision de la SAR est‑elle déraisonnable? Le premier volet du critère de l’arrêt Rasaratnam

[52]  Je conviens avec les demandeurs que la décision de la SAR est déraisonnable et qu’elle doit être annulée, et ce, pour trois motifs.

[53]  Premièrement, le raisonnement fondamental expliqué dans l’évaluation par la SAR de la ville de Mexico comme PRI proposée ne tient pas la route. À l’instar des demandeurs, j’estime que la SAR ne s’est pas attaquée aux éléments de preuve ou à leurs observations sur une question centrale et peut‑être déterminante : le fait de savoir si les nouveaux éléments de preuve démontraient la « portée nationale » des membres du cartel, y compris dans la PRI proposée de Mexico. La SAR a résumé les nouveaux éléments de preuve, mais elle n’a pas reconnu les répercussions de la poursuite par le cartel des demandeurs à San Luis Potosí et à Oaxaca dans son évaluation de Mexico comme PRI éventuelle pour les demandeurs, ou elle s’est contentée d’en faire fi.

[54]  Le raisonnement de la SAR sur cette question figurait au paragraphe 23, où la SAR a soutenu que, en 2018, le cartel du Golfe « n’est plus considéré comme une entité à part entière et il fonctionne plutôt en grande partie comme des cellules fragmentées et concurrentes qui ne communiquent pas entre elles ». D’après la citation de la SAR, cette déclaration semble amalgamer deux observations distinctes figurant dans le rapport du Service de recherche du Congrès des États‑Unis, dont une figure à la page 16 (avec une note de bas de page renvoyant à un article du 1er février 2018), et l’autre à la page 17 (renvoyant en bas de page à une entrevue en juin 2014). Immédiatement après cette déclaration, la SAR conclut ceci dans ses motifs : « Par conséquent, même si le cartel du Golfe a des factions à Mexico, rien ne porte à croire que ces factions communiquent avec les cellules à Matamoros de façon générale ou plus particulièrement avec les membres qui ont pris les [demandeurs] pour cible ».

[55]  À mon avis, la SAR a négligé de reconnaître et d’analyser les éléments de preuve liés à la fragmentation et à l’absence de communication alléguées au sein du cartel du Golfe. Selon la carte mentionnée par la SAR dans le même paragraphe, le cartel du Golfe n’a pas de présence à San Luis Potosí et il est présent avec un autre cartel à Oaxaca et à Mexico. Pourtant, des membres du cartel ou quelqu’un agissant en leur nom se sont renseignés au sujet des demandeurs à San Luis Potosí et à Oaxaca, deux villes situées à une distance considérable de Matamoros. Oaxaca se situe bien au sud de Mexico. San Luis Potosí se trouve au nord‑ouest de Mexico, mais tout de même à des centaines de kilomètres de Matamoros.

[56]  En outre, à San Luis Potosí et à Oaxaca, des hommes ont demandé, en personne, des renseignements au sujet des demandeurs. À San Luis Potosí, des hommes se sont approchés d’enfants dans un magasin et leur ont offert de l’argent en échange de renseignements au sujet de M. Rivera. À Oaxaca, un homme s’est présenté à la porte du domicile de la tante de Mme Garcia. Ces demandes de renseignements en personne à San Luis Potosí et à Oaxaca ont eu lieu en 2018 – période durant laquelle le cartel (d’après la SAR) était supposément fragmenté et ne communiquait pas à l’interne. Il convient de rappeler que les sources de la preuve sur laquelle le rapport du Service de recherche du Congrès des États‑Unis s’appuyait dataient de juin 2014 et de février 2018.

[57]  La SAR n’a pas reconnu que sa conclusion sur la fragmentation et l’absence de communication au sein du cartel était incompatible avec les éléments de preuve dont elle disposait. D’après les éléments de preuve, deux possibilités se rapportaient directement à l’évaluation par la SAR de Mexico comme PRI, dont aucune n’a été examinée par la SAR. Soit a) des membres de la cellule du cartel de Matamoros communiquaient avec d’autres cellules à San Luis Potosí et à Oaxaca pour les aider à chercher les demandeurs là‑bas (ce qui ne concorderait pas avec la conclusion de la SAR, au paragraphe 23, concernant la fragmentation et la non‑communication); soit b) les agents de persécution s’étaient rendus à San Luis Potosí et à Oaxaca afin de chercher les demandeurs. L’une ou l’autre des options laisserait entendre, comme le font valoir les demandeurs, que les agents de persécution pourraient faire la même chose à Mexico, où le cartel est présent, ou qu’ils pourraient s’y rendre tout aussi facilement qu’à San Luis Potosí ou à Oaxaca.

[58]  La SAR a compris les répercussions des nouveaux éléments de preuve, dans la mesure où concernaient directement San Luis Potosí et Oaxaca. Elle a rapidement rejeté ces villes à titre de PRI envisageables, en raison des nouveaux éléments de preuve. Toutefois, si les éléments de preuve portant sur les demandes de renseignements faites par le cartel à San Luis Potosí et à Oaxaca étaient suffisants pour amener la SAR à conclure sommairement que ces villes ne sont pas des PRI viables, les mêmes éléments de preuve auraient dû être considérés comme des éléments de preuve quant à la motivation et aux moyens du cartel en ce qui a trait au caractère envisageable de Mexico à titre de PRI. Ces faits ne peuvent être passés sous silence. Les demandeurs font valoir cet argument auprès de la SAR dans leurs observations écrites (aux paragraphes 38 et 55 de leurs observations présentées à la SAR).

[59]  À mon avis, c’était une erreur susceptible de contrôle pour la SAR de ne pas prendre en considération ces éléments de preuve dans son analyse de Mexico comme PRI.

[60]  Le point de vue de la SAR selon lequel les membres du cartel suivaient seulement les membres de la famille des demandeurs à San Luis Potosí et à Oaxaca ne répond pas entièrement aux nouveaux éléments de preuve. Le fait de suivre des membres de la famille ne permet pas de dissiper l’incohérence concernant la conclusion de la SAR relative à la fragmentation et à l’absence de communication, laquelle est centrale à son raisonnement. Il s’agit aussi d’un autre élément de preuve qui n’a pas été pris en considération par la SAR. Dans sa déclaration, la mère de Mme Garcia signale l’absence de toute relation ou de tout lien familial entre, d’une part, les demandeurs, et de l’autre, la tante de Mme Garcia et sa famille à Oaxaca. Les motifs de la SAR n’examinent et n’expliquent pas pourquoi et comment les membres du cartel qui seraient supposément fragmentés et ne communiqueraient pas entre eux auraient été en mesure de retracer des membres de la famille avec qui les demandeurs entretenaient des rapports personnels aussi ténus, dans une ville située à l’extrême sud du Mexique, afin de se renseigner au sujet des allées et venues des demandeurs.

[61]  Les membres du cartel ont à maintes reprises proféré des menaces précises à l’endroit de M. Rivera, de Mme Garcia et de leur fille. Cela comprend des menaces multiples de tuer la famille (séparée depuis plus d’un an) et une menace de violence sexuelle contre Mme Garcia et leur fille. Des hommes armés et masqués ont exigé de l’argent. Ils semblent également vouloir infliger une punition ou se venger pour le signalement à la police. Des membres du cartel ont déployé des efforts considérables, durant au moins un an, pour trouver des personnes qui ont un lien familial avec les demandeurs, dans trois villes mexicaines autres que Matamoros, et pour envoyer des hommes se renseigner dans deux de ces villes. Ils se sont renseignés en personne auprès d’adultes et d’enfants, de membres de la famille et d’autres personnes, et ont offert de l’argent en échange de renseignements.

[62]  Dans la même veine, comme le défendeur l’a fait observer, dans le cadre de leurs demandes de renseignements, les membres du cartel n’ont usé d’aucune violence à l’endroit de quiconque autre que les demandeurs. Leurs efforts pour retrouver les demandeurs ont parfois été entravés par la non‑divulgation et par de faux renseignements.

[63]  Tout ce qui précède touche aux moyens et à la motivation des agents de persécution de retrouver les demandeurs et doit être examiné relativement au statut de Mexico comme PRI envisageable pour la famille. Le défaut de la SAR de le faire rend sa décision déraisonnable. Il incombera à la SAR, et non pas à la Cour, de soupeser tous les éléments de preuve lorsqu’elle se prononcera à nouveau sur la demande d’asile des demandeurs au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. (À des fins de clarté, cette conclusion ne limite pas de manière implicite l’utilisation de ces éléments de preuve dans le cadre du premier volet de l’analyse d’une PRI.)

[64]  Il y a deux autres éléments troublants dans le paragraphe 23 des motifs de la SAR. La SAR y a initialement déclaré que le cartel du Golfe avait une forte présence à Matamoros, à Reynosa et à Neuvo Laredo, mais pas à Mexico. Dans ses motifs, la SAR citait les pièces 7 et 10 du dossier de la SPR, qui sont respectivement la trousse documentaire du conseil datée du 15 septembre 2017, et la trousse documentaire du conseil datée du 17 septembre 2018, toutes deux des pièces composites contenant de nombreux documents. Or, la SAR ne mentionne pas précisément des documents ou des pages des trousses documentaires pour étayer sa déclaration. À une exception près, la SAR ne procède autrement pas à une analyse de tout document figurant dans ces pièces ailleurs dans ses motifs. Il nous reste à nous demander avec une certaine inquiétude quels éléments de preuve la SAR a utilisés pour ancrer une proposition fondamentale dans son analyse de Mexico comme PRI proposée.

[65]  L’autre élément troublant au paragraphe 23 concerne la conclusion de la SAR voulant que le cartel n’avait pas une forte présence à Mexico, ce qui, selon elle, « concorde avec » le rapport du Service de recherche du Congrès des États‑Unis. Cette page ne dit rien expressément au sujet de l’absence du cartel du Golfe à Mexico; l’affirmation la plus proche est que le cartel [traduction« exerce des opérations dans d’autres États mexicains du côté du Golfe du Mexique » – Mexico se trouve bien sûr à l’intérieur. Or, le paragraphe 23 reconnaît ensuite immédiatement qu’une carte dans le même rapport indique la présence du cartel à Mexico. Puis, dans ses motifs, la SAR s’empresse d’ajouter qu’il faut lire cette carte en tenant compte du profil du cartel – ce qui renvoie le lecteur dans l’autre direction. Il y a une confusion apparente dans le raisonnement.

[66]  Ces deux éléments supplémentaires renforcent la conclusion selon laquelle la SAR n’a pas tenu compte de manière cohérente des éléments de preuve pour évaluer Mexico comme PRI en l’espèce. Pour reprendre les mots employés par la Cour suprême, la SAR n’a pas été effectivement « attentive et sensible » à la question qui lui était soumise : Vavilov, au para 128.

[67]  Bien que le premier motif soit une cause suffisante pour annuler la décision de la SAR, deux autres motifs appuient la même conclusion.

[68]  Deuxièmement, la SAR ne s’est pas demandé si les demandeurs devraient aller se cacher dans la PRI proposée pour se protéger contre les membres du cartel du Golfe et cesser de communiquer avec tous les membres de leur famille ou de leur rendre visite pour se réfugier à Mexico. Cette question devait être examinée au regard des éléments de preuve soumis à la SAR.

[69]  Les demandeurs ont fait référence à la décision Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 93, où le juge Russell a accueilli une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la SAR. Dans cette décision, une famille du Pakistan a demandé l’asile au titre de la LIPR parce qu’elle était la cible de menaces de mort et d’extorsion aux mains d’hommes armés prétendant représenter le Tehrik‑i‑Taliban Pakistan (le TTP), si la famille retournait rendre visite au père du demandeur. La SPR a proposé une PRI à Hyderabad, ville située à quelque 1 200 km du domicile du père. La SPR a conclu qu’Hyderabad était une PRI viable et, après avoir admis de nouveaux éléments de preuve, la SAR a rejeté l’appel. La SAR a justifié sa conclusion en citant la capacité et la portée géographique du TTP, le profil des demandeurs et la taille d’Hyderabad. La SAR a expressément mentionné qu’elle s’était demandé si les demandeurs seraient incapables, en raison de leur déménagement à Hyderabad, de contacter les membres de leur famille au Pakistan par crainte que le TTP apprenne où ils se trouvent. Elle a jugé qu’il était raisonnable que les membres de la famille « fassent preuve de discrétion » dans toute discussion concernant l’emplacement des demandeurs.

[70]  La principale question pour le juge Russell dans l’affaire Ali était de savoir s’il est probable que le TTP soit mis au courant du retour des demandeurs au Pakistan et de leur présence à Hyderabad et « qu’il ait la volonté ou les ressources de les rechercher dans cette grande ville pour leur faire du mal », Ali, au para 46. Les demandeurs « craignent évidemment » que le TTP apprenne leur retour et leur emplacement par l’intermédiaire des membres de la famille (au para 48). En ce qui concerne la conclusion de la SAR selon laquelle il est peu probable que les membres de la famille disent à quiconque que les demandeurs se sont installés à Hyderabad, le juge Russell a affirmé qu’« il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce que des membres de la famille mettent leur propre vie en danger en niant savoir où se trouvent les demandeurs ou en induisant délibérément le TTP en erreur » (au para 49). Le juge Russell a soutenu que les demandeurs seraient contraints de renoncer à voir leur famille et leurs amis et de cesser toute communication, ce qui revient à les obliger à entrer dans la clandestinité : Zamora Huerta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 586, [2008] ACF no 737, au para 29, (Huerta)). Il a conclu au paragraphe 50 que cette exigence n’était pas raisonnable et ne pouvait donc servir de prétexte à écarter le risque au titre du premier volet de l’analyse exposée dans Rasaratnam.

[71]  Le même argument sur le fait de rester caché a été soulevé dans d’autres circonstances factuelles qui se comparent moins à l’espèce : voir la décision du juge Blanchard dans l’affaire Huerta, aux para 26‑29, et les motifs de la juge Mactavish dans la décision Zaytoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 939, au para 16.

[72]  La source juridique de cette analyse de la Cour d’appel est, comme le reconnaissent les trois affaires, l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, au para 14.

[73]  En l’espèce, la SAR ne s’est pas demandé si les demandeurs seraient contraints de se cacher et de renoncer à voir leur famille et leurs amis. Compte tenu de sa conclusion aux paragraphes 21 et 22 portant que le recours aux membres de la famille des demandeurs fut le seul moyen utilisé par les membres du cartel pour tenter de retrouver les demandeurs au Mexique et de l’importance de cette conclusion pour son analyse quant aux moyens et à la motivation du cartel à retrouver les demandeurs à Mexico, analyse qui devait être effectuée au titre du premier volet du critère de l’arrêt Rasaratnam, la SAR devait traiter de cette question directement et tenir compte de l’ensemble de la preuve concernant les recherches effectuées par les membres du cartel pour retrouver les demandeurs, comme il est décrit précédemment. Il s’agissait d’une question fondamentale à la lumière de la propre analyse de la SAR sur la façon dont le cartel avait retrouvé les demandeurs par l’intermédiaire des membres de la famille.

[74]  Troisièmement, au paragraphe 21 de sa décision, la SAR a conclu que les éléments de preuve nouvellement admis montraient la motivation et la capacité du cartel de trouver les demandeurs uniquement « jusqu’en août 2018 ». La SAR s’est fondée sur l’absence de tout élément de preuve à l’égard du fait que les agents de persécution avaient poursuivi les demandeurs « au cours de la dernière année », c’est‑à‑dire dans l’année précédant la décision de la SAR, en septembre 2019. Selon les demandeurs, seule la période entre le dernier événement, en août 2018, et le dépôt du dossier de la demande, en décembre 2018, devrait être réputée être une période durant laquelle les membres du cartel ne s’étaient pas renseignés à propos des demandeurs, à la connaissance de ces derniers. Par rapport à cette observation, les neuf ou dix mois qui se sont écoulés entre le moment où ils ont interjeté leur appel auprès de la SAR et la décision rendue par cette dernière ne devraient pas constituer le fondement de toute conclusion portant que le cartel ne les cherchait plus ou n’avait plus d’intérêt à les chercher.

[75]  Les demandeurs soulèvent un argument, mais il n’est pas nécessaire que celui‑ci soit réglé en l’espèce. L’argument est plus convaincant lorsqu’il est associé aux éléments de preuve. Il est bien sûr juste sur le plan des faits de dire que « rien ne permet de penser » que les membres du cartel du Golfe avaient recherché les demandeurs dans l’année précédant la décision de la SAR. Mais rien n’indiquait non plus que le cartel n’avait plus d’intérêt – les éléments de preuve révélaient un comportement menaçant durant plus d’un an entre la fin mai 2017 et août 2018, y compris des menaces précises d’agression sexuelle et de mort, l’existence de motivations financières et non financières, et un effort diversifié sur le plan géographique pour retrouver les demandeurs au Mexique. Le défendeur n’a pas cerné dans les éléments de preuve une raison pour laquelle le cartel avait cessé de chercher les demandeurs ou n’avait plus d’intérêt à le faire.

[76]  Même si la Cour fait généralement preuve de déférence respectueuse à l’égard des conclusions de fait et des inférences tirées par les décideurs (y compris la SAR) qui reposent sur des éléments de preuve, en l’espèce, la SAR n’a pas tenu compte dans son évaluation des éléments de preuve déjà décrits liés au fait que le cartel ait tenté de se renseigner à San Luis Potosí et à Oaxaca, et ce, jusqu’à la fin d’août 2018. À mon avis, la SAR a commis une erreur en examinant l’année qui s’est écoulée entre la fin d’août 2018 et le début septembre 2019 de manière isolée, sans évaluer l’ensemble des éléments de preuve se rapportant aux années 2017 et 2018, dans son analyse de Mexico comme PRI.

[77]  Pour ces motifs, la décision de la SAR était déraisonnable d’après les principes exposés dans l’arrêt Vavilov et elle doit être annulée.

C.  Le deuxième volet

[78]  Pour ce qui est du deuxième volet de l’analyse exposée dans Rasaratnam, la SAR a rapidement adopté le raisonnement de la SPR dans son intégralité et fourni une explication minuscule à cet égard.

[79]  Comme dans le cas de la décision Ali, il n’est pas nécessaire d’examiner l’évaluation par la SAR du deuxième volet ni, en particulier, d’établir si les motifs de la commissaire de la SAR étaient insatisfaisants. Dans son nouvel examen, la SAR devra évaluer la PRI proposée de Mexico en fonction de ce critère pour tous les éléments de preuve, y compris la situation personnelle des demandeurs.

D.  Certaines observations du défendeur

[80]  Avant de conclure, il me faut reconnaître que, pour appuyer la position selon laquelle la décision de la SAR était raisonnable, dans ses observations de vive voix, le défendeur a pris beaucoup de temps avant de reconnaître certains prétendus [traduction« trucs étranges » dans les éléments de preuve sur lesquels les demandeurs se sont fondés – par exemple, l’absence d’échéancier, au départ, concernant le versement du million de pesos demandés par le cartel. Le défendeur a aussi souligné l’absence de certains éléments dans le rapport de la police déposé par les demandeurs en juillet 2017, comparativement à l’exposé circonstancié de M. Rivera déposé avec son formulaire FDA; l’absence de menaces à l’endroit des membres de la famille lorsque les membres du cartel ont demandé où se trouvaient les demandeurs; et le fait que les membres de la famille n’ont subi aucune conséquence du fait de ne pas avoir divulgué l’emplacement des demandeurs et d’avoir induit en erreur les membres du cartel à ce sujet.

[81]  Dans l’ensemble, ces observations se rapportent davantage au caractère correct de la décision de la SAR ou à son bien‑fondé plutôt qu’à son caractère raisonnable dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Pour ce motif, je ne suis pas convaincu qu’elles devraient avoir une influence profonde sur l’issue de la demande, et aussi parce que : (i) aucun de ces éléments n’a été soulevé dans les motifs de la SAR; (ii) une partie ou l’ensemble des observations pourraient susciter des contre‑arguments importants de la part des demandeurs quant au fond; (iii) ni la SPR ni la SAR n’a tiré de conclusions défavorables en matière de crédibilité au sujet des éléments de preuve produits par un témoin, et (iv) il existe amplement de motifs appropriés (y compris l’assistance d’un conseiller juridique) pour lesquels des détails factuels peuvent être intégrés à un exposé circonstancié en vue de rajouter des détails à un récit antérieur. Il existe également des motifs inappropriés pour faire une telle chose; toutefois, le défendeur n’a pas relevé quelque élément de preuve à l’appui d’un tel motif en l’espèce.

VI.  Conclusion

[82]  Pour ces motifs, la décision de la SAR sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à la SAR pour nouvel examen par un autre commissaire.

[83]  Aucune des parties n’a proposé de question en vue de la certification. Rien ne justifie que des dépens soient adjugés.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6069-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 5 septembre 2019 est annulée.

  2. Les demandes d’asile des demandeurs sont renvoyées à la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision, qui sera rendue par un autre commissaire.

  3. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6069-19

 

INTITULÉ :

LUCIO RIVERA BENAVIDES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

10 juillet 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

24 AOÛT 2020

COMPARUTIONS :

Devin MacDonald

 

POUR LES DEMANDEURS

Melissa Mathieu

 

pour le défenDeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Devin MacDonald

Avocat

 

pour les demandeurs

Melissa Mathieu

Procureur général du Canada

pour le défendeur

 

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