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Date : 20200721


Dossier : IMM-5071-19

Référence : 2020 CF 773

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2020

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

ZALMAI SAILAB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Le demandeur, Zalmai Sailab, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision, datée du 27 juin 2018, de la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SI a conclu que le demandeur est interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], au motif qu’il est complice de crimes contre l’humanité.

[2]  Le demandeur est citoyen de l’Afghanistan. En mars 2009, il s’est engagé dans l’Armée nationale afghane, pour laquelle il travaillait comme chauffeur depuis 2007. Vers la fin de 2009, il est devenu membre des Forces d’opérations spéciales afghanes et a gravi les échelons jusqu’au grade de sergent‑chef. Durant son engagement dans les Forces d’opérations spéciales, il a été posté à Kaboul, où il travaillait à titre de sergent à l’approvisionnement.

[3]  En 2011, il a séjourné aux États‑Unis à des fins d’entraînement militaire. L’armée américaine lui a par la suite offert de poursuivre sa formation et, en février 2016, il est retourné aux États‑Unis pour suivre des cours d’anglais pendant environ six mois, suivis d’un entraînement militaire complémentaire. En septembre 2016, il est entré au Canada depuis les États‑Unis et a présenté une demande d’asile fondée sur sa crainte de représailles de la part des talibans en raison de son travail antérieur dans l’armée afghane. Un agent d’exécution de la loi [l’agent], à un bureau interne de l’Agence des services frontaliers du Canada, l’a interrogé à deux reprises au sujet de sa demande d’asile.

[4]  Le 16 novembre 2016, l’agent a préparé un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Il y a mentionné que le demandeur avait affirmé avoir participé à des combats alors qu’il était membre de l’Armée nationale afghane et des Forces d’opérations spéciales afghanes, de 2009 à 2016. Il y a aussi mentionné la preuve indiquant que l’Armée nationale afghane et les Forces d’opérations spéciales afghanes avaient commis des crimes contre l’humanité, soit des infractions prévues aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24. En fin de compte, l’agent a estimé que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR pour avoir violé les droits de la personne ou le droit international. Le lendemain, un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a déféré l’affaire à la SI pour enquête.

[5]  La SI a instruit l’affaire le 16 novembre 2017. Au début de l’audience, le représentant du ministre a précisé que la position du ministre était que le demandeur est interdit de territoire parce qu’il a été complice de crimes contre l’humanité en participant au transfert de prisonniers entre l’Armée nationale afghane et la Direction nationale de la sécurité [la DNS] en Afghanistan, s’associant ainsi à la DNS, qui est responsable de torture de prisonniers.

[6]  Le 27 juin 2018, la SI a confirmé l’interdiction de territoire. Elle a d’abord examiné les éléments de preuve du demandeur concernant sa participation à des missions de combat contre les talibans, son rôle dans le transfert de prisonniers à la DNS ainsi que sa connaissance des mauvais traitements que la DNS infligeait à des prisonniers. La SI a rejeté les explications du demandeur au sujet des incohérences entre certaines déclarations qu’il avait faites à l’agent des services frontaliers, son récit figurant dans le formulaire Fondement de la demande d’asile et le témoignage qu’il a rendu à l’audience. Elle a conclu que le rôle du demandeur au sein de l’Armée nationale afghane avait été, entre autres, de participer à certains combats et au transfert de prisonniers à la DNS. Elle a aussi conclu que le demandeur avait connaissance que des médias afghans rapportaient que des prisonniers talibans subissaient de la torture aux mains de la DNS.

[7]  Selon la SI, la DNS avait effectivement torturé des détenus talibans avant mars 2012, commettant ainsi des crimes contre l’humanité. Cependant, le ministre n’avait pas réussi à établir que le demandeur avait connaissance de ce recours à la torture, et la SI a donc cherché à savoir s’il s’agissait d’aveuglement volontaire de la part de ce dernier. Ce faisant, elle a relevé les faits suivants : (1) le demandeur avait appris dans les médias que la DNS torturait des détenus talibans; (2) dans l’unité du demandeur, les officiers avaient l’habitude de demander aux soldats de quitter les lieux lorsque venait le temps de « poser les grandes questions » aux détenus; (3) le père et le frère du demandeur travaillaient à la DNS. Selon la SI, ces faits auraient dû faire naître des soupçons chez le demandeur, mais celui‑ci n’avait aucunement senti le besoin de poser des questions au sujet de la torture, puisqu’il ne voulait pas savoir comment étaient traités les prisonniers. La SI a par conséquent conclu que, à défaut d’avoir une connaissance directe de la torture, le demandeur avait néanmoins adopté un comportement équivalant à de l’aveuglement volontaire.

[8]  La SI a ensuite examiné la question de savoir si le demandeur était complice des crimes contre l’humanité commis par la DNS. En considérant les facteurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], la SI a conclu que la contribution du demandeur avait été volontaire, importante et consciente. Selon elle, il était par conséquent complice des crimes contre l’humanité commis par la DNS.

[9]  Compte tenu de cette complicité, la SI a conclu que le demandeur est une personne visée à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR et elle a donc ordonné une mesure de renvoi conformément à l’alinéa 45d) de la LIPR.

[10]  Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SI. Bien qu’il formule ses arguments de différentes façons dans ses observations, il soutient essentiellement que la décision de la SI est déraisonnable parce que, selon lui, la preuve au dossier ne permet pas d’étayer les conclusions qu’elle a tirées.

II.  Analyse

[11]  Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a statué que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives (Vavilov, aux par. 10 et 16‑17). Elle y a énoncé des exceptions pouvant renverser cette présomption, mais aucune ne s’applique en l’espèce.

[12]  Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et elle doit également être justifiée au regard des faits et du droit (Vavilov, au par. 85). Elle doit également posséder « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au par. 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au par. 100).

[13]  Dans la présente affaire, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la SI a tiré des conclusions exagérées et déraisonnables au regard de la preuve documentaire.

[14]  Le défendeur s’est appuyé sur une preuve documentaire composée de trois documents. Le premier était un article de trois pages du journal CBC News, daté du 23 janvier 2013, concernant la publication d’un rapport de la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan [la MANUA] sur les mauvais traitements infligés aux prisonniers en Afghanistan. Le deuxième était un communiqué de deux pages des Nations Unies, daté du 10 octobre 2011, au sujet du même rapport, dans lequel étaient résumées certaines conclusions de la MANUA. Le troisième était un autre rapport, datant de mars 2012, de la Commission indépendante des droits de la personne en Afghanistan et du réseau Open Society Foundations.

[15]  Sur la foi de ces documents, la SI s’est fondée sur les constatations suivantes pour conclure que le recours à la torture par la DNS constitue un crime contre l’humanité :

[53]  Les éléments de preuve documentaire présentés par le ministre établissent que la [DNS] a eu recours à la torture contre des talibans présumés, et ce, de façon systémique et généralisée.

[…]

[56]  La [DNS] a sciemment soumis à la torture un groupe identifiable de personnes (talibans guérilleros présumés) dans le cadre d’une pratique systématique et généralisée, avant 2012. […]

[Non souligné dans l’original.]

[16]  Cela dit, outre le fait que le rapport de la MANUA n’a pas été présenté comme preuve à l’enquête, la conclusion de la SI pose problème parce que les éléments de preuve sur lesquels elle s’est fondée établissent que le recours « systémique » à la torture n’a été constaté que dans certains établissements de la DNS, et non dans tous. La SI n’a effectué aucune analyse pour établir l’existence d’un lien entre les déploiements militaires auxquels le demandeur avait participé et les établissements précis où la DNS avait eu recours à la torture.

[17]  Elle n’a pas non plus mentionné de période précise au cours de laquelle les crimes contre l’humanité avaient été commis. Il s’agit pourtant d’un facteur particulièrement important, car la participation du demandeur au transfert de prisonniers a pris fin après qu’il eut rejoint les Forces d’opérations spéciales afghanes à la fin de 2009.

[18]  Enfin, la SI a conclu que le comportement du demandeur équivalait de l’aveuglement volontaire, sans toutefois avoir établi le moment où ce dernier aurait appris dans les médias que la DNS maltraitait ses détenus, ou encore le moment où le père et le frère auraient rejoint la DNS et le rôle qu’ils jouaient au sein de l’organisation.

[19]  Je reconnais qu’il n’appartient pas à la Cour de soupeser de nouveau les éléments de preuve qui ont été présentés à la SI. Cependant, le critère en matière de complicité au regard de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR exige l’existence de raisons sérieuses de penser qu’une personne a volontairement contribué, de façon significative et consciente, aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation (Ezokola, au par. 84). La SI a fondé ses conclusions de complicité sur un examen incomplet et erroné de la preuve au dossier. De plus, elle n’a pas établi où et quand le demandeur avait participé au transfert de prisonniers à la DNS, ni même établi le lien entre ses déploiements militaires et les établissements où la DNS avait eu recours à la torture. Pour ces motifs, je ne suis pas convaincue que la décision de la SI respecte la norme du caractère raisonnable exposée dans l’arrêt Vavilov.

[20]  Par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à la SI afin qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision. Aucune question d’importance générale n’a été proposée aux fins de certification et je suis d’avis que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5071-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section de l’immigration datée du 27 juin 2018 est annulée et l’affaire lui est renvoyée pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.

  3. L’intitulé est modifié afin de désigner le défendeur à titre de « ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile » plutôt qu’à titre de « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5071-19

INTITULÉ :

ZALMAI SAILAB c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 février 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :


Le 21 juillet 2020

COMPARUTIONS :

Molly Joeck

POUR LE DEMANDEUR

Brett J. Nash

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)



POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)


POUR LE DÉFENDEUR

 

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