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Date : 20200804


Dossier : T‑695‑20

Référence : 2020 CF 808

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 août 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

TFI FOODS LTD. et I‑MEI FOODS CO., LTD.

demanderesses

et

EVERY GREEN INTERNATIONAL INC.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  TFI Foods Ltd est le distributeur canadien exclusif d’I‑MEI Foods Co, Ltd (I‑MEI), un fabricant de produits alimentaires établi à Taïwan. Ces deux entreprises sollicitent une injonction visant à empêcher Every Green International Inc (Every Green) de vendre des produits portant la marque de commerce d’I‑MEI, des produits sur lesquels est apposée une étiquette indiquant faussement qu’Every Green est le « Exclusive Distributor of Canada/Distributeur Exclusive De Canada [sic] ».

[2]  Je suis convaincu que TFI et I‑MEI ont soulevé une question sérieuse, à savoir que l’étiquetage d’Every Green constitue un acte de commercialisation trompeuse (passing off), ce qui va à l’encontre de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13. Je suis également convaincu que ces deux entreprises ont établi que le fait de ne pas accorder l’injonction demandée causerait un préjudice irréparable. En l’absence d’une réponse quelconque d’Every Green, je conclus de façon similaire que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction demandée.

[3]  La Cour délivrera donc une injonction aux conditions énoncées ci‑après; il sera interdit à Every Green de vendre ou de mettre en vente tout produit portant la marque de commerce I‑MEI et étiqueté de manière à indiquer qu’elle est le distributeur exclusif d’I‑MEI et elle sera tenue de rappeler les produits qui portent une telle étiquette.

II.  Le critère applicable à la délivrance d’une injonction est respecté

[4]  Pour obtenir l’injonction interlocutoire demandée, TFI et I‑MEI doivent établir ce qui suit : A) elles ont soulevé une question sérieuse à juger, relativement à leur allégation visant Every Green, B) elles subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée, et C) la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction : RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, à la page 334.

[5]  Les éléments du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald sont de nature conjonctive, en ce sens que les parties requérantes doivent satisfaire aux trois critères pour obtenir réparation. Cependant, ces éléments ne doivent pas être traités isolément, et une conclusion ferme quant à l’un d’entre eux peut abaisser le seuil qui s’applique aux autres : Bell Média Inc. c GoldTV.Biz, 2019 CF 1432, au par. 56. Comme l’a décrété la Cour suprême du Canada : « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » : Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, aux par. 1 et 25.

[6]  Il ressort des affidavits de signification qui ont été déposés qu’un dirigeant d’Every Green a reçu à des occasions distinctes : i) la déclaration, ii) l’avis de requête et les affidavits à l’appui, et iii) le dossier de requête complet, de pair avec les directives de la Cour fixant la date de l’audition et les délais relatifs au dépôt de documents. La Cour a aussi envoyé directement à Every Green une copie des directives. Bien qu’elle ait été avisée de la présente instance, Every Green n’a répondu d’aucune manière à la requête. Néanmoins, je suis convaincu que, même en l’absence d’Every Green, il est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances d’accorder l’injonction au regard du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald.

[7]  TFI et I‑MEI se sont fondées sur la preuve par affidavit du propriétaire et président de TFI, M. David Lam. Every Green n’ayant pas répondu à la requête, cette preuve est incontestée. En plus de ses propres connaissances, M. Lam inclut dans son affidavit des renseignements qui émanent d’un représentant commercial de TFI ainsi que de divers employés d’I‑MEI. Dans le cadre d’une requête, de tels faits, fondés sur ce que croit le déclarant, sont acceptables. Dans les circonstances, il n’y a selon moi aucune raison de tirer une inférence défavorable du fait que ces personnes n’ont pas souscrit elles-mêmes des affidavits distincts : article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

A.  Il existe une question sérieuse à juger

[8]  Le seuil de la « question sérieuse à juger » est peu élevé. Il requiert uniquement que la cause de la partie requérante soit « ni futile ni vexatoire » : arrêt RJR-MacDonald, aux pages 335 et 337; R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, au par. 12. Il n’en demeure pas moins que pour évaluer s’il existe une question sérieuse la Cour se doit de procéder à un « examen préliminaire du fond de l’affaire » à partir des éléments de preuve déposés dans le cadre de la requête : arrêt RJR-MacDonald, à la page 337.

[9]  Je vais passer en revue les principaux faits établis dans le cadre de la présente requête, avant d’examiner les causes d’action qui, allègue-t-on, soulèvent une question sérieuse à juger.

(1)  Les allégations de fait

[10]  Les produits alimentaires d’I‑MEI comprennent des desserts secs emballés, comme des feuilletés, de petits gâteaux et des biscuits, de même que des boulettes de riz, des boissons et des gâteries surgelées. I‑MEI est propriétaire d’un certain nombre d’enregistrements de marque de commerce canadiens pour des dessins qui contiennent le nom « I MEI » (ou, dans certains cas, des caractères chinois), inscrit sur un écu surmonté d’une couronne. Ces marques de commerce déposées comprennent la marque no LMC595438, déposée en 2003 pour le dessin de l’écu et de la couronne « I MEI », pour emploi en liaison avec divers produits alimentaires, dont des biscuits, des poudings, des nouilles, des galettes de riz et des produits surgelés. Je désignerai ces marques sous le vocable [traduction] « dessin d’I‑MEI », lequel englobe les caractères de la version anglaise et de la version chinoise.

[11]  TFI a agi en tant que distributeur exclusif des produits d’I‑MEI pour l’Est du Canada à partir de 2010 et, le 1er janvier 2019, elle est devenue le distributeur exclusif d’I‑MEI pour le Canada. M. Lam a décrit la relation qui existe entre TFI et I‑MEI sur le plan de la distribution ainsi que les efforts que TFI a investis dans cette relation de même que dans les activités de commercialisation et de promotion de la gamme de produits d’I‑MEI. Cela inclut de la publicité vantant les produits d’I-EMI dans des magasins d’alimentation, des dépliants et des médias de langue chinoise et la constitution d’une équipe de vente pour en faire la promotion. M. Lam déclare que les recettes tirées des ventes des produits d’I‑MEI au Canada sont d’environ 1,8 million de dollars et qu’elles continuent de croître.

[12]  Les produits d’I‑MEI que TFI vend au Canada portent le dessin d’I‑MEI. Ils comportent également une étiquette imprimée en noir et blanc, établie par I‑MEI et apposée sur une partie de l’emballage principal. Cette étiquette est conçue pour être conforme aux exigences canadiennes en matière d’emballage, et elle comprend une liste d’ingrédients, les valeurs nutritives et des mises en garde contre les allergènes. L’étiquette identifie également TFI en indiquant son nom, son emplacement et un numéro de téléphone où appeler. Pendant la période où TFI était le distributeur exclusif pour l’Est du Canada, l’étiquette précisait qu’elle était le « Eastern Canada Distributor » (Distributeur pour l’Est du Canada). L’étiquette que l’on trouve actuellement sur les étagères indique simplement que TFI est l’importateur, et elle comporte la légende « Imported by / Importés par : TFI Foods Ltd ». M. Lam indique que TFI et I‑MEI sont en voie d’adopter de nouvelles étiquettes qui identifieront TFI comme suit : « Exclusive Canadian Distributor/Distributeur Canadien Exclusif ». Cependant, en raison du processus de commande et de distribution, ces étiquettes n’apparaîtront que dans quelques mois sur les étagères des détaillants canadiens.

[13]  Au vu de la preuve, je suis convaincu que TFI est le distributeur canadien exclusif des produits d’I‑MEI. Je suis également convaincu qu’I‑MEI choisit avec soin ses partenaires pour ce qui est de ses voies de distribution à l’extérieur de Taïwan, ce qui inclut le Canada, et qu’elle veille à exercer un contrôle sur l’aspect de ses emballages, notamment en ce qui a trait aux étiquettes supplémentaires qui y sont apposées pour les marchés locaux, comme le Canada.

[14]  TFI a découvert au milieu du mois de juin 2020 que 11 détaillants situés dans la banlieue de Toronto offraient des produits de marque I‑MEI sur lesquels était apposée une étiquette imprimée en noir et blanc qui indiquait toutefois que le distributeur était Every Green. Cette étiquette était également imprimée dans les deux langues, avec une liste d’ingrédients, de valeurs nutritionnelles et d’allergènes. Le bas de l’étiquette contient la légende qui suit :

Exclusive Distributor of Canada/

Distributeur Exclusive De Canada [sic]

EVERY GREEN INTERNATIONAL

INC. Toronto, ON M1S 3Y6

[15]  Dans son affidavit, M. Lam confirme qu’I‑MEI n’a jamais autorisé Every Green à distribuer ses produits au Canada ou à y apposer ses étiquettes. La preuve me convainc que l’étiquette d’Every Green n’a été ni établie ni approuvée par I‑MEI. Je suis également convaincu que l’indication selon laquelle Every Green est le « Distributeur Exclusive De Canada [sic] » est fausse et que, plus particulièrement, Every Green n’est pas un distributeur exclusif, voire autorisé, d’I‑MEI.

[16]  En ce qui concerne les produits eux-mêmes, M. Lam indique que ni TFI ni I‑MEI ne sont au courant de la source des produits d’I‑MEI qu’Every Green étiquette et vend. Il soulève quelques doutes quant à la possibilité que les produits soient contrefaits. Cependant, il n’allègue pas directement qu’ils le sont, pas plus qu’il ne fournit une preuve ou une information quelconque qui mènerait à une telle conclusion. Au vu des renseignements soumis à la Cour dans le cadre de la présente requête, ma conclusion est que les produits sont vraisemblablement des [TRADUCTION] « produits du marché gris » ou des [TRADUCTION] « importations parallèles », c’est‑à‑dire des produits authentiques qui ont été fabriqués par I‑MEI et qui sont entrés sur le marché par une voie différente ou à un autre endroit, mais qui ont été importés au Canada sans l’accord d’I‑MEI ou de son distributeur TFI.

(2)  Les causes d’action que soulèvent TFI et I‑MEI

[17]  Dans la présente requête, TFI et I‑MEI invoquent les alinéas 7a) et b) ainsi que les articles 19 et 22 de la Loi sur les marques de commerce, de même que les articles 36 et 52 de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C‑34. J’axerai mon analyse sur l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce, puisque je conclus que TFI et I‑MEI ont établi, sur le fondement de cette disposition, qu’il existe une question sérieuse à juger, ce qui suffit pour justifier la réparation demandée.

[18]  En ce qui concerne l’alinéa 7a) de la Loi sur les marques de commerce, je signale, sans pour autant en décider, que TFI et I‑MEI ne semblent pas avoir formulé une demande qui repose sur cette disposition dans leur déclaration. Bien que la demande fasse état d’énoncés faux et trompeurs, ces deux entreprises semblent se fonder sur la Loi sur la concurrence à l’égard de ces allégations, et elles n’ont ni cité l’alinéa 7a) ni allégué que les énoncés d’Every Green tendent à discréditer leur entreprise, leurs produits ou leurs services. Étant donné que l’acte de procédure énonce les [TRADUCTION] « questions à juger », il est nécessaire d’y relever une question sérieuse pour que puisse s’appliquer le critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald.

[19]  Pour ce qui est des demandes fondées sur la Loi sur la concurrence, je signale que la Cour d’appel fédérale a récemment confirmé que l’article 36 de cette Loi prévoit, à titre de réparation, une indemnisation pour les pertes, les dommages et les coûts subis, mais non une réparation en equity, comme une restitution des bénéfices ou une réparation pour enrichissement injustifié : Energizer Brands, LLC c The Gillette Company, 2020 CAF 49, aux par. 56 à 59; voir aussi Garford Pty Ltd c Dywidag Systems International, Canada, Ltd, 2010 CF 997, aux par. 11 à 13. La Cour d’appel n’a pas traité directement de la possibilité d’octroyer une injonction interlocutoire, mais il semble que son raisonnement s’applique également à la réparation en equity que constitue une injonction.

[20]  Examinons donc l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce. Cette disposition interdit à un commerçant d’appeler l’attention du public sur ses produits, ses services ou son entreprise de manière à causer vraisemblablement de la confusion entre ses produits, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre :

Interdictions

Prohibitions

7 Nul ne peut

7 No person shall

[…]

[…]

b) appeler l’attention du public sur ses produits, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses produits, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre;

(b) direct public attention to his goods, services or business in such a way as to cause or be likely to cause confusion in Canada, at the time he commenced so to direct attention to them, between his goods, services or business and the goods, services or business of another;

[21]  Il est reconnu que cette disposition codifie le délit de commercialisation trompeuse en common law : Kirkbi AG c Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, au par. 23. Les trois éléments nécessaires d’une allégation de commercialisation trompeuse au titre de l’alinéa 7b) sont l’existence d’un achalandage, la tromperie du public due à une représentation trompeuse et des dommages réels ou possibles : arrêt Kirkbi, aux par. 66 à 68. De plus, le demandeur doit montrer qu’il est propriétaire d’une marque de commerce déposée ou non déposée qui est valide : Sandhu Singh Hamdard Trust c Navsun Holdings Ltd, 2019 CAF 295, aux par. 36 à 39; arrêt Kirkbi, au par. 26.

[22]  Je suis persuadé que la preuve de M. Lam permet d’établir aisément l’existence de marques de commerce déposées valides qui appartiennent à I‑MEI, soit le dessin d’I‑MEI, de même que de l’achalandage qui y est associé. Comme I‑MEI est partie à la présente action et à la présente requête, il n’est nul besoin que je traite de la question de savoir si TFI « participe à la réputation et à l’achalandage » qui sont associés au dessin d’I‑MEI, ou si elle a par ailleurs qualité pour formuler une allégation de commercialisation trompeuse en son propre nom : Natural Waters of Viti, Ltd. c C.E.O. International Holdings Inc., 2000 CanLII 15141, 5 CPR (4th) 321 (CF), au par.19; Wenger S.A. c Travel Way Group International Inc., 2016 CF 347, au par. 100, inf. pour d’autres motifs par Group III International Ltd. c Travelway Group International Ltd., 2017 CAF 215; voir aussi HTS Engineering Ltd c Marwah, 2019 ONSC 6351, aux par. 163 à 166. Pour les besoins de la présente requête, je me concentrerai donc sur l’allégation, les dommages et le préjudice allégués par I‑MEI.

[23]  Pour ce qui est de la tromperie du public due à une représentation trompeuse, la vente au Canada de produits du marché gris ne constitue pas en soi une violation d’une marque de commerce déposée ou un acte de commercialisation trompeuse : Smith & Nephew Inc. c Glen Oak Inc., [1996] 3 CF 565 (CAF), aux par. 10, 11, 14 et 22 à 24; Consumers Distributing Co. c Seiko, [1984] 1 RCS 583, aux pages 599 et 600. TFI et I‑MEI l’admettent en fait, et elles axent leur argumentation sur le faux énoncé qui apparaît sur l’étiquette d’Every Green, à savoir que celle-ci est le « Distributeur Exclusive De Canada [sic] ».

[24]  Le volet « représentation trompeuse » d’une allégation de commercialisation trompeuse et souvent lié à l’utilisation d’une marque de commerce qui crée de la confusion, mais il est [TRADUCTION] « impossible d’énumérer ou de catégoriser toutes les façons possibles dont une personne peut formuler la fausse indication invoquée » : HTS, au par. 171, citant Kelly Gill, Fox on Canadian Law of Trade-Marks and Unfair Competition, 4e éd., Toronto, Thomson Reuters, 2019, (volume à feuillets mobiles) au point 4.5a), citant à son tour AG Spalding & Brothers c AW Gamage Ltd (1915), 32 RPC 273 (HL). La Cour d’appel fédérale a récemment reconnu que les fausses allégations quant au « caractère suisse » d’un objet peuvent constituer une fausse représentation aux fins d’un acte de commercialisation trompeuse, ou, à tout le moins exacerber la confusion imputable à l’emploi de marques de commerce semblables : Group III International, aux par. 80 à 82; voir aussi Wenger SA c Travelway Group International Inc., 2019 CF 1104, au par. 16. Parallèlement, toute représentation trompeuse doit être liée à une marque de commerce déposée ou non déposée, eu égard aux limites constitutionnelles de l’alinéa 7b) : Hamdard Trust, au par. 39, arrêt Kirkbi, au par. 26.

[25]  L’étiquette d’Every Green, qui est apposé sur les produits portant le dessin d’I‑MEI enregistré, indique faussement qu’Every Green est le distributeur canadien exclusif de ces produits de marque d’I‑MEI. Je suis persuadé qu’il existe une question sérieuse à juger, à savoir que ce faux énoncé se rapporte à une marque de commerce, c’est‑à‑dire le dessin d’I‑MEI, et qu’il constitue une représentation trompeuse qui tombe sous le coup d’une allégation de commercialisation trompeuse au sens de l’alinéa 7b). Je suis également convaincu qu’il existe une question sérieuse à trancher, à savoir que cette représentation est trompeuse, tant aux yeux des détaillants auxquels Every Green et TFI vendent des produits qu’à ceux du public acheteur.

[26]  Je signale que dans l’affaire Consumers Distributing, même si, en fin de compte, la Cour n’a pas empêché Consumers Distributing de vendre des montres Seiko, il lui a été interdit tant de manière interlocutoire qu’au procès de se faire passer implicitement pour un concessionnaire Seiko agréé en alléguant que les montres étaient couvertes par une garantie internationale : Consumers Distributing, aux pages 588 à 590. Cette partie‑là de l’injonction définitive n’avait pas été portée en appel et la Cour suprême, en faisant droit à l’appel concernant la vente en cours de montres Seiko, a fait remarquer qu’il n’y avait eu aucune fausse représentation au cours de la période postérieure à celle de l’injonction provisoire : Consumers Distributing, aux pages 590, 594, 601, 602, 611 et 612. En d’autres termes, le fait que des importations parallèles puissent elles-mêmes être vendues sans constituer un acte de commercialisation trompeuse n’excuse pas d’autres actes ou énoncés qui présentent sous un faux jour une association avec le propriétaire de la marque de commerce.

[27]  La dernière exigence d’une allégation de commercialisation trompeuse est celle des dommages subis. Comme nous le verrons plus loin au moment d’évaluer la question du préjudice irréparable, je suis persuadé que la preuve de M. Lam fait état de dommages réels ou éventuels causés par la conduite d’Every Green à I‑MEI.

[28]  Je suis donc convaincu que TFI et I‑MEI ont établi, au moins, l’existence d’une question sérieuse à juger à l’égard d’une allégation de commercialisation trompeuse de la part d’I‑MEI au titre de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce.

B.  I‑MEI subira un préjudice irréparable

[29]  Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada décrit en ces termes ce qui constitue un préjudice irréparable :

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise […]; le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale […]; ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu’une activité contestée n’est pas interdite […]. Le fait qu’une partie soit impécunieuse n’entraîne pas automatiquement l’acceptation de la requête de l’autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages‑intérêts, mais ce peut être une considération pertinente […].

[Non souligné dans l’original; renvois omis.]

[30]  Il faut qu’un demandeur produise une preuve claire et non conjecturale que, si l’injonction demandée n’est pas accordée, il s’ensuivra un préjudice irréparable : Sleep Country Canada Inc. c Sears Canada Inc., 2017 CF 148, aux par. 27 à 29. Par ailleurs, l’exigence du préjudice irréparable n’est pas un élément complètement distinct, de sorte qu’une question de fond plus solide peut faire abaisser le seuil relatif au préjudice irréparable : GoldTV.Biz, au par. 56. En l’espèce, je tiens compte de la nature manifestement fausse de l’énoncé d’Every Green, à savoir qu’elle est le « Distributeur Exclusive De Canada [sic] », ainsi que de l’effet potentiel sur I‑MEI, ses clients et les consommateurs quant au fait qu’il existe sur le marché de telles affirmations trompeuses.

[31]  Selon la preuve incontestée de M. Lam, en raison de la conduite d’Every Green, des clients au détail se demandent pourquoi TFI et Every Green allèguent toutes deux qu’elles sont le distributeur exclusif d’I‑MEI. M. Lam affirme aussi que des détaillants achètent les produits d’Every Green en se fondant sur le faux énoncé selon lequel Every Green est le distributeur exclusif pour le Canada. Il soutient que cette confusion cause un préjudice irréparable à la réputation d’I‑MEI ainsi qu’à la capacité de cette dernière de choisir et de définir son propre réseau de distributeurs autorisés et de bonne réputation, de même que la fausse association avec une entreprise avec laquelle I‑MEI ne déciderait pas de s’associer. I‑MEI affirme que ce préjudice à sa réputation et les dommages causés à son achalandage, ainsi qu’à la relation d’affaires entre elle et TFI, seraient difficiles, voire impossibles, à calculer, ce qui les rend irréparables.

[32]  M. Lam déclare aussi que TFI et I‑MEI ne savent pas si les ventes d’Every Green sont comptabilisées de façon appropriée, et il affirme que la conduite de cette entreprise dénote qu’elle n’a peut-être pas assez d’éléments d’actif pour satisfaire à un jugement. Elles font donc valoir que si une injonction n’est pas accordée, il sera presque impossible d’évaluer les pertes subies, et difficile de les recouvrer auprès d’Every Green.

[33]  TFI et I‑MEI soulignent également la preuve du huissier, à savoir que les bureaux d’Every Green avaient l’air vides et qu’aucun employé n’avait répondu à la porte durant les heures d’ouverture ordinaires. Dans les circonstances actuelles, j’accorde peu de poids à cet élément, car le huissier s’est présenté à cet endroit au début du mois de juillet 2020, pendant la pandémie de coronavirus, ce qui peut expliquer l’absence d’employés ou d’activités commerciales dans les bureaux. Toutefois, la pandémie n’explique pas l’absence sur le bâtiment d’une enseigne visible qui identifierait Every Green.

[34]  Every Green n’a produit aucune preuve ou aucun argument pour réfuter ces affirmations, ni aucun engagement à séparer les bénéfices, à rendre compte des ventes ou à répondre par ailleurs aux préoccupations qu’ont soulevées TFI et I‑MEI.

[35]  En l’absence de toute preuve contraire, je suis convaincu qu’I‑MEI subirait un préjudice irréparable pour ce qui est de la réputation et de l’achalandage associés au dessin d’I‑MEI à cause de la présence constante sur le marché de fausses étiquettes apposées sur des produits d’I‑MEI et indiquant qu’Every Green en est le distributeur exclusif pour le Canada. Je souscris également aux observations de TFI et d’I‑MEI selon lesquelles ce préjudice pour la réputation est aggravé par des inexactitudes dans la liste des ingrédients et des valeurs alimentaires qui figurent sur l’étiquette d’Every Green, ce qui peut nuire à la qualité des produits et de l’entreprise d’I‑MEI. De plus, abstraction faite de l’absence d’employés dans les bureaux pour les raisons indiquées, les autres éléments de preuve concernant Every Green, dont le fait de ne pas avoir répondu à la présente requête ou à aucune des demandes et des lettres de TFI et d’I‑MEI, montrent qu’il y a un risque que les dommages subis soient non seulement très difficiles à quantifier, mais aussi à recouvrer.

[36]  M. Lam a également traité de l’effet de la perte de ses ventes et de sa part de marché qui est attribuable à la conduite d’Every Green. J’admets que de telles pertes peuvent constituer un préjudice irréparable s’il est impossible de les quantifier ou d’y remédier, mais c’est principalement TFI qui subit un préjudice, et non I‑MEI. Pour les motifs indiqués, je me concentre pour les besoins de la présente affaire sur le préjudice causé à I‑MEI. Dans la mesure où Every Green vend des importations parallèles ou des produits de marché gris, I‑MEI ne perd peut-être pas forcément des ventes elle-même, car elle a vendu des produits de marché gris dans le circuit commercial à un moment quelconque. Cependant, dans le contexte actuel, il n’est pas nécessaire que je tire une conclusion à cet égard.

C.  La prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction

[37]  Enfin, je suis persuadé que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction demandée. Il n’existe aucune preuve qu’Every Green subirait un préjudice quelconque si l’injonction était accordée et si on l’empêchait de se faire passer à tort pour le distributeur exclusif d’I‑MEI. On pourrait présumer que l’injonction risquerait de causer un préjudice économique à Every Green, mais tout préjudice de cette nature découlerait de la conduite qu’elle a elle-même adoptée en faisant les faux énoncés : Reckitt Benckiser LLC c Jamieson Laboratories Ltd, 2015 CF 215, au par. 64, conf. par 2015 CAF 104.

[38]  Il faut également considérer n’importe quel préjudice pécuniaire de cette nature dans le contexte de l’engagement qu’a pris TFI conformément au paragraphe 373(2) des Règles des Cours fédérales, soit celui de se conformer à toute ordonnance en matière de dommages-intérêts advenant que la Cour, à l’instruction, conclue qu’il n’aurait pas fallu accorder l’injonction. TFI a pris cet engagement en son propre nom et en celui d’I‑MEI, car TFI possède des éléments d’actif au Canada.

III.  Conclusion et réparation

[39]  Compte tenu de mon appréciation des facteurs qui précèdent, je conclus qu’il est juste et équitable dans les circonstances d’accorder l’injonction demandée.

[40]  Je conviens avec TFI et I‑MEI que l’injonction devrait notamment obliger Every Green à rappeler les produits portant l’étiquette fautive auprès de ses distributeurs et détaillants : décision Reckitt Benckiser LLC, au paragraphe 1 et ordonnance. Every Green a déjà vendu des produits à des détaillants sur la foi de la représentation trompeuse. Quoi qu’il en soit, si l’on permettait que les produits restent simplement sur les étagères et qu’ils continuent d’être vendus au détail, le préjudice causé à la réputation se poursuivrait tant au niveau des ventes aux détaillants qu’à celui des ventes aux clients ultimes d’I‑MEI : le public consommateur.

[41]  Comme il a été mentionné plus tôt, le fondement de la présente requête est la présence de fausses étiquettes indiquant qu’Every Green est le distributeur exclusif d’I‑MEI pour le Canada, plutôt que la simple vente d’importations parallèles portant la marque de commerce d’I‑MEI. Néanmoins, TFI et I‑MEI ont soulevé des préoccupations au sujet de la revente ou de la réintroduction des produits sur le marché même s’ils sont étiquetés différemment, compte tenu du préjudice déjà causé par la réalisation de ventes fondées sur la fausse représentation qui apparaît sur l’étiquette. Elles ont également soulevé des préoccupations au sujet de la nécessité de préserver des éléments de preuve pour le procès, tant en ce qui concerne les produits que les renseignements relatifs à l’ampleur de ces ventes et aux détails connexes. Il n’est pas nécessaire que je tranche ces questions pour le moment, et je crois qu’il serait prématuré de le faire sans connaître le contexte dans lequel une revente pourrait avoir lieu. Je suis toutefois d’accord pour dire que le fait que les ventes ont eu lieu jusqu’ici sur la foi d’une représentation trompeuse quant au rôle d’Every Green en tant que distributeur exclusif pour le Canada soulève un doute sérieux au sujet du caractère suffisant d’un simple réétiquetage de ces produits en vue de corriger la situation. J’exigerai donc qu’Every Green préserve tous les produits invendus ou rappelés, sous réserve d’une entente avec TFI et I‑MEI ou d’une autre ordonnance de la Cour.

[42]  TFI et I‑MEI ont demandé que les dépens soient fixés, mais je n’avais pas assez d’informations ou d’éléments de preuve pour les taxer. Elles ont demandé, subsidiairement, que les dépens suivent l’issue de l’affaire, et c’est ce que j’ordonne.


ORDONNANCE dans le dossier T‑695‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. Il est interdit par la présente et dès maintenant à la défenderesse, Every Green International Inc, y compris ses dirigeants, administrateurs, préposés, employés ou mandataires, de mettre en vente, de vendre ou d’étiqueter des produits portant la marque de commerce « dessin d’I‑MEI » avec des étiquettes comportant des énoncés qui indiquent que la défenderesse est le « Exclusive Distributor of Canada/Distributeur Exclusive De Canada [sic] » ou par ailleurs que celle-ci est le distributeur exclusif d’I‑MEI Foods Co Ltd, et ce, jusqu’à ce que la Cour rende une décision définitive dans le cadre de la présente action.

  2. La défenderesse, Every Green International Inc, est tenue par la présente de rappeler sans délai tous les produits qui portent la marque de commerce « dessin d’I‑MEI » et sur lesquels sont apposées des étiquettes comportant des énoncés qui indiquent que la défenderesse est le « Exclusive Distributor of Canada/Distributeur Exclusive De Canada [sic] » ou par ailleurs que celle-ci est le distributeur exclusif d’I‑MEI Foods Co Ltd.

  3. La défenderesse, Every Green International Inc, est tenue par la présente de préserver la totalité des produits invendus ou rappelés qui correspondent à la description qui précède, et ce, jusqu’à l’instruction de la présente affaire ou jusqu’à nouvelle ordonnance, sauf entente contraire des parties.

  4. Les dépens suivront l’issue de la cause.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour d’août 2020.

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑695‑20

 

INTITULÉ :

TFI FOODS LTD ET AL c EVERY GREEN INTERNATIONAL INC.

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 29 JUILLET 2020 DEPUIS OTTAWA (ONTARIO) ET TORONTO (ONTARIO)

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

DATE DES MOTIFS :

LE 4 AOÛT 2020

COMPARUTIONS :

May M. Cheng

POUR LES DEMANDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osler, Hoskin & Harcourt s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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