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Date : 20200724

Dossier : IMM‑3052‑20

Référence : 2020 CF 793

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

SOULE KALOMBO

défendeur

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE NORRIS

I.  APERÇU

[1]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile sollicite une ordonnance suspendant l’ordonnance de mise en liberté du défendeur [l’ordonnance de mise en liberté] rendue le 13 juillet 2020 par la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Le ministre demande la suspension en attendant qu’il soit statué sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de l’ordonnance de mise en liberté. Le ministre sollicite également une ordonnance faisant droit à la demande de contrôle judiciaire et à l’instruction accélérée de cette demande.

[2]  Le 14 juillet 2020, l’ordonnance de mise en liberté a été mise en suspens de façon temporaire pour une période de dix jours.

[3]  J’ai entendu la demande de suspension interlocutoire par téléconférence le 23 juillet 2020. Dans une ordonnance rendue le même jour, j’ai accordé la suspension pour les raisons qui suivent. Voici ces motifs.

[4]  J’ai aussi autorisé la présentation de la demande de contrôle judiciaire et son instruction accélérée. Une ordonnance à cet égard a aussi été rendue le 23 juillet 2020.

II.  CONTEXTE

[5]  Le défendeur, Soule Kalombo (dont le nom véritable est Bimba Kalonji), est né en République démocratique du Congo [la RDC] en janvier 1985 et il est un citoyen de ce pays. Il a vécu au Royaume‑Uni depuis son enfance jusqu’à l’été 2011, au moment où il est parti pour le Canada. Lorsqu’il a quitté le Royaume‑Uni, le défendeur était en libération conditionnelle d’une peine de sept ans pour complot en vue de commettre un vol qui avait été imposée en janvier 2008. Les renseignements transmis par les autorités du Royaume‑Uni à l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] indiquent que le défendeur y avait des antécédents criminels semblables en plus de la condamnation pour complot en vue de commettre un vol.

[6]  Le défendeur est entré au Canada le 3 août 2011 à l’aéroport Pearson de Toronto au moyen d’un passeport britannique frauduleux au nom de Joao Matumona Sukami. Soutenant être en fait Soule Kalombo, un citoyen de la RDC, le défendeur a présenté une demande d’asile. La demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada en mars 2012 parce que le défendeur n’a pas établi son identité revendiquée en tant que Soule Kalombo.

[7]  Depuis ce temps, le défendeur est resté au Canada.

[8]  En juin 2017, le défendeur a été reconnu coupable de trois chefs de vol de moins de 5 000 $, d’un chef de vol, d’un chef de voies de fait dans l’intention de résister à une arrestation, d’un chef d’entrave au travail d’un agent de la paix et d’un chef de non‑respect d’un engagement.

[9]  En octobre 2017, l’expulsion du défendeur a été ordonnée au motif qu’il était interdit de territoire au Canada pour criminalité en vertu de l’alinéa 36(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[10]  Le défendeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR) en vertu de l’article 112 de la LIPR en novembre 2017. Cette demande a été rejetée en avril 2018.

[11]  En septembre 2018, le défendeur a présenté une demande pour rouvrir sa demande d’ERAR. N’ayant pas obtenu une décision sur sa demande, le 9 juillet 2020, le défendeur a présenté une demande de mandamus à la Cour pour exiger une décision sur la demande de réouverture de sa demande d’ERAR ou, en cas de rejet, de justification de cette décision. Ni le défendeur ni son avocat n’ont divulgué le fait qu’il souhaitait rouvrir sa demande d’ERAR ou la demande de mandamus durant l’audience devant la SI le 13 juillet 2020 ou à tout moment auparavant. Le défendeur a plutôt soutenu qu’il avait hâte de partir du Canada et qu’il s’engageait à faciliter son départ. L’avocat du ministre a eu connaissance de la demande de mandamus uniquement après la conclusion du dernier contrôle de la détention devant la SI.

[12]  Entre‑temps, en 2017, le défendeur a été accusé d’autres infractions criminelles au Canada. Fait à noter, à l’époque il était en période de probation en raison de la condamnation de 2017. Le défendeur a également été arrêté au titre de la LIPR en décembre 2017. Entre la fin de 2017 et le début de 2018, le défendeur a passé son temps en détention criminelle et en détention liée à l’immigration. L’issue des accusations criminelles qui ont été déposées durant cette période n’est pas tout à fait claire selon le dossier dont je dispose, mais il semble qu’elles aient été retirées.

[13]  Tout au long de cette période, le défendeur a continué de soutenir qu’il était Soule Kalombo. Il a aussi indiqué aux agents d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC qui tentaient de procéder à son renvoi en RDC qu’il ne comprenait pas l’anglais. Ce n’est qu’en novembre 2018, au moment où il a été confronté à une correspondance d’empreintes digitales du Royaume‑Uni, que le défendeur a admis à l’ASFC que sa véritable identité est Bimba Kalonji et qu’il est un citoyen de la RDC. (C’est sous ce nom que le défendeur a été déclaré coupable et condamné pour complot en vue de commettre un vol au Royaume‑Uni. Toutefois, selon les renseignements des autorités, le défendeur est également connu dans ce pays sous de nombreux alias.) De plus, le défendeur parle en fait anglais couramment.

[14]  Après plusieurs contrôles de la détention au titre de la LIPR qui ont poursuivi la détention de défendeur, la mise en liberté de ce dernier a été ordonnée par la SI le 14 mai 2019 à des conditions garanties par une caution. Entre autres conditions, la caution du défendeur, Brian Tucker, devait fournir une garantie de 4 000 $ et verser un dépôt de 2 500 $. Le commissaire de la SI a jugé qu’il s’agissait d’un engagement financier considérable de la part de M. Tucker étant donné ses moyens modestes. Le défendeur devait résider chez M. Tucker et signaler tout changement d’adresse à l’avance à l’ASFC. On a aussi exigé qu’il se présente à l’ASFC chaque semaine.

[15]  Après sa mise en liberté, le défendeur a été accusé d’un certain nombre d’autres infractions criminelles qu’il aurait commises au cours de l’été et de l’automne 2019. Le 27 juin 2019, il a été accusé de vol de moins de 5 000 $ et d’entrave au travail d’un agent de la paix. Il semble qu’il ait bénéficié d’une forme quelconque de libération. Le 13 septembre 2019, le défendeur a été arrêté et accusé de vol. Il a été détenu en attendant une enquête sur le cautionnement puis mis en liberté sur signature d’un engagement le 14 septembre 2019. Sa date de comparution suivante était le 5 novembre 2019, mais il n’a pas comparu à cette date et un mandat d’amener en vue de son arrestation a été délivré. Ce mandat a été exécuté le 18 novembre 2019, mais le défendeur a manifestement pu obtenir une autre forme de mise en liberté. Il a été accusé de non‑respect d’un engagement le 10 décembre 2019. Le défendeur n’a pas comparu comme il devait le faire le 23 décembre 2019 et un autre mandat d’amener en vue de son arrestation a été délivré. Au bout du compte, le 14 avril 2020, le défendeur a plaidé coupable à l’infraction moindre incluse de vol. Il s’est vu imposer une peine avec sursis et il a été mis en probation pour une période de douze mois, compte tenu des huit jours de détention préventive qu’il avait purgés. L’issue des autres accusations déposées contre le défendeur en ce qui concerne cette période n’est pas claire (y compris deux chefs pour défaut de comparaître, un chef d’entrave au travail d’un agent de la paix et un chef de non‑respect d’un engagement).

[16]  Le 5 décembre 2019, le défendeur a aussi omis de se présenter à l’ASFC comme il devait le faire. Jusqu’à ce moment, il s’est présenté à l’ASFC de façon irrégulière, mais il semble qu’il a tenté de maintenir un certain contact avec cette dernière. Un mandat d’arrestation a été délivré, au titre de la LIPR, le 10 janvier 2020.

[17]  Le 21 janvier 2020, les agents de l’ASFC se sont présentés chez M. Tucker, dans la partie ouest de Toronto. M. Tucker les a informés que le défendeur ne résidait plus à cet endroit depuis au moins deux semaines. Il a dit qu’il ne savait pas où il se trouvait, il croyait que le défendeur habitait au centre‑ville de Toronto chez des amis.

[18]  Le 31 janvier 2020, le défendeur a été arrêté et placé en détention par des agents du service de police de Toronto alors qu’ils répondaient à une plainte dans un restaurant Tim Horton au centre‑ville de Toronto. Le défendeur a commencé par donner un faux nom, mais les policiers ont pu l’identifier comme Soule Kalombo (soit le nom sous lequel il est connu des organismes d’application de la loi canadiens). Le mandat d’arrestation des autorités de l’immigration a été exécuté le 1er février 2020.

[19]  Des contrôles de la détention ont été effectués au titre de la LIPR le 6 février, le 13 février, le 13 mars, le 16 avril, le 23 avril et le 20 mai (lequel s’est poursuivi le 27 mai). À chaque contrôle, la détention du défendeur s’est poursuivie au motif qu’il était peu probable qu’il comparaisse en vue de son renvoi. Le ministre n’a pas demandé la détention parce que le défendeur constituait un danger pour la sécurité publique.

[20]  Le contrôle suivant de la détention du défendeur a commencé le 12 juin 2020. Invoquant des renseignements récemment obtenus du Royaume‑Uni, le ministre a demandé que la détention du défendeur se poursuive non seulement au motif qu’il était peu probable qu’il comparaisse en vue de son renvoi, mais également parce qu’il constituait un danger pour la sécurité publique. Ces renseignements, qui étaient composés des antécédents criminels détaillés du défendeur au Royaume‑Uni, ont été indiqués dans une déclaration solennelle datée du 11 juin 2020 de Peter Donaldson, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC. La déclaration solennelle indiquait les détails des incidents survenus en 2007 qui sous‑tendaient les accusations ayant mené au plaidoyer de culpabilité du défendeur à un complot pour commettre un vol. Les renseignements mentionnaient également ce qui était désigné comme les longs démêlés du défendeur avec le système de justice pénale au Royaume‑Uni au cours des années précédant ces incidents.

[21]  L’avocat du défendeur a demandé un ajournement de l’audience pour qu’il puisse [traduction« avoir la possibilité de répondre aux allégations de l’agent Donaldson dans sa dernière déclaration solennelle ». Le commissaire de la SI a accueilli la demande.

[22]  Le contrôle de la détention a repris le 13 juillet 2020. À cette date, l’avocat du défendeur a demandé la possibilité d’interroger l’agent Donaldson en ce qui concerne ses contacts avec la famille du défendeur et les renseignements provenant du Royaume‑Uni au sujet de ses antécédents criminels dans ce pays. Sur ce dernier point, l’avocat a soutenu qu’il existe des [traduction« lacunes » dans la déclaration solennelle du 11 juin 2020 (y compris la source des renseignements que possédait l’agent) et que pour que la déclaration solennelle [traduction« se voit attribuer du poids, il est important qu’il explique certaines de ces lacunes ». Interrogé par le commissaire de la SI sur la question de savoir si le défendeur niait sa criminalité au Royaume‑Uni, l’avocat de ce dernier a répondu : [traduction« Je n’ai pas réellement abordé cette question avec le client parce qu’il y en a trop. J’aimerais avoir la source de ces renseignements d’abord pour pouvoir lui en parler ». (Au cours de procédures antérieures et de nouveau à la suite de questions posées par le commissaire de la SI le 13 juillet 2020, le défendeur a admis avoir été reconnu coupable et condamné pour complot visant à commettre un vol).

[23]  L’avocat du ministre a reconnu qu’il serait approprié d’entendre l’agent Donaldson. Étrangement, le commissaire de la SI a accueilli la demande d’appeler l’agent Donaldson comme témoin, puis il a poursuivi l’audience, déclarant qu’il avait hâte de [traduction« mettre un point final » à l’affaire. (La disponibilité de l’agent n’était pas connue à l’époque.) Le commissaire a déclaré que ce n’était que si la détention du défendeur se poursuivait qu’il serait nécessaire d’entendre l’agent Donaldson. Aucune des deux parties ne s’est opposée à cette manière de procéder.

[24]  L’avocat du défendeur a fourni des renseignements au sujet d’un programme de traitement de la toxicomanie de Sound Times, un organisme qui avait accepté d’aider le défendeur à régler ses problèmes de toxicomanie. L’avocat a aussi fourni des renseignements à la SI en ce qui concerne ses propres difficultés à communiquer avec un représentant de l’ambassade de la RDC. (À ce moment, le défendeur avait toujours besoin d’un titre de voyage.) Le commissaire de la SI a posé au défendeur quelques questions sur les renseignements provenant du Royaume‑Uni. Interrogé au sujet de ses [traduction« réflexions sur son retour au Congo », le défendeur a répondu qu’il voulait y retourner. Le défendeur a confirmé au commissaire que, s’il était mis en liberté, il [traduction« agirait comme une personne qui avait hâte de retourner au Congo » et qu’il ferait tout ce qui était nécessaire pour que cela arrive.

[25]  Pour les motifs rendus oralement et après avoir entendu les observations des avocats, le commissaire de la SI a ordonné la mise en liberté du défendeur sur la foi de son propre engagement et sous réserve de plusieurs conditions. C’est la suspension de cette ordonnance de mise en liberté que le ministre souhaite obtenir en attendant la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[26]  Le commissaire de la SI a conclu que le ministre avait établi que le défendeur était peu susceptible de comparaître en vue de son renvoi; toutefois, il n’était pas convaincu que le ministre avait établi que le défendeur constituait un danger pour la sécurité publique parce que le ministre n’avait pas indiqué la source des renseignements concernant les antécédents criminels du défendeur au Royaume‑Uni.

[27]  Le commissaire a conclu qu’il existait des facteurs favorisant la mise en liberté du défendeur : la durée que le défendeur avait passée en détention; son souhait d’entreprendre un traitement pour l’abus de drogues et d’alcool et de participer aux séances de counseling; son désir exprimé de retourner en RDC; les difficultés de communiquer avec l’ambassade de la RDC et d’obtenir les titres de voyage en détention et en raison de la pandémie de COVID‑19; l’incertitude quant au moment où le défendeur pourrait être renvoyé du Canada, encore une fois en raison de la pandémie et d’autres facteurs. D’un autre côté, aucune autre caution en dehors de M. Tucker n’avait été proposée et, étant donné ce qui était arrivé lorsque M. Tucker avait été sa caution, il n’était pas un candidat convenable. Le programme de liberté sous caution à Toronto ne voulait pas superviser le défendeur à moins qu’il suive un programme de traitement approuvé par lui, ce qui n’était pas possible à ce moment.

[28]  Compte tenu des considérations qui précèdent, le commissaire de la SI a ordonné la mise en liberté du défendeur sur la foi de son propre engagement et sous réserve des conditions suivantes :

  • a) le défendeur doit résider chez M. Tucker;

  • b) le défendeur ne doit pas quitter la résidence de M. Tucker entre 20 h et 8 h tous les jours;

  • c) le défendeur doit se présenter à l’ASFC toutes les semaines, sauf s’il a été avisé par l’ASFC par écrit que la fréquence a été réduite;

  • d) le défendeur doit collaborer pleinement avec l’ASFC pour obtenir des titres de voyage;

  • e) le défendeur ne doit pas être en possession ou faire usage de substances désignées, selon la définition prévue par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, sauf si elles sont prescrites par un médecin;

  • f) le défendeur ne doit pas consommer d’alcool;

  • g) le défendeur doit s’inscrire à un programme de traitement pour les toxicomanies offert par Sound Times et s’engager à le suivre;

  • h) le défendeur doit fournir la preuve de sa participation au programme de traitement, de son abstinence de l’usage de drogues et d’alcool et de ses efforts à obtenir un titre de voyage sur demande.

IV.  ANALYSE

A.  Le critère applicable pour l’octroi d’une suspension

[29]  Une ordonnance interlocutoire suspendant la décision d’un tribunal est une forme extraordinaire de réparation en equity nécessitant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Comme une injonction interlocutoire, la suspension d’une décision en attendant le contrôle judiciaire de cette décision « vis[e] à “préserver” l’objet du litige, de sorte qu’une réparation efficace sera possible lorsque l’affaire sera finalement jugée au fond » (Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, au par. 24, référence omise). Il s’agit essentiellement de savoir si l’octroi de l’ordonnance est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte (Google Inc., au par. 25).

[30]  Le critère permettant de déterminer s’il convient de rendre une telle ordonnance est bien connu. En tant que partie demandant cette mesure en l’espèce, le ministre doit démontrer trois choses : (1) que la demande de contrôle judiciaire soulève une « question sérieuse à juger »; (2) que le ministre subira un préjudice irréparable si la suspension est refusée; (3) que la prépondérance des inconvénients (c.‑à‑d. l’évaluation visant à établir quelle partie subirait le plus grand préjudice si la suspension était accordée ou refusée en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond) favorise l’octroi de la suspension. Voir Toth c Canada (Emploi et Immigration) (1988), 86 NR 302, 6 Imm LR (2d) 123 (CAF); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, au par. 12; Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; et RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, p. 334 [RJR‑MacDonald]. Le ministre doit démontrer que les trois volets du critère sont respectés pour avoir droit à la suspension de l’ordonnance de mis en liberté.

B.  Application du critère

(1)  Question sérieuse à juger

[31]  En ce qui concerne le premier volet du critère, le seuil permettant d’établir qu’il y a une question sérieuse à juger est généralement bas. En règle générale, il faut simplement démontrer que les questions soulevées dans la demande sous‑jacente ne sont ni frivoles ni vexatoires. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, à mon avis, il y a des considérations importantes qui justifient l’application d’une norme élevée lorsque, comme en l’espèce, le ministre cherche à faire suspendre une ordonnance libérant une personne : voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Allen, 2018 CF 1194, au par. 15, et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Mohammed, 2019 CF 451, aux par. 13 à 17. À mon avis, pour respecter le premier volet du critère, le ministre doit démontrer à première vue que la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire est susceptible d’être accueillie.

[32]  J’estime que le ministre a satisfait à cette norme élevée dans le cas qui nous occupe.

[33]  Le ministre invoque deux motifs de contrôle judiciaire pour les fins de ce volet du critère. Tout d’abord, le ministre soutient que le commissaire de la SI a commis une erreur lorsqu’il a omis d’évaluer le caractère efficace et approprié du plan de mise en liberté du défendeur comme solution de rechange à la détention étant donné qu’il était convaincu que la détention était justifiée au motif que le défendeur était peu susceptible de comparaître en vue de son renvoi. Ensuite, le ministre soutient que le commissaire de la SI a commis une erreur en accordant moins de poids aux renseignements portant sur les antécédents criminels du défendeur au Royaume‑Uni qui étaient indiqués dans la déclaration solennelle de l’agent Donaldson parce que ce dernier n’a pas divulgué la source de ses renseignements.

[34]  Mon évaluation de la solidité de ces motifs doit tenir compte de la norme de contrôle empreinte de retenue qui sera appliquée par la cour de révision. Pour avoir gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, le ministre devra convaincre la cour de révision que la décision du commissaire est déraisonnable.

[35]  Le contrôle fondé sur le caractère raisonnable s’intéresse à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 83). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Les motifs du décideur devraient être lus à la lumière du dossier en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été fournis (Vavilov, aux par. 91 à 95). Au moment d’évaluer la question de savoir si une décision est raisonnable, la cour de révision se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au par. 99).

[36]  Compte tenu de cette norme de contrôle, je suis convaincu que le ministre a des chances de voir la demande de contrôle judiciaire accueillie.

[37]  En ce qui concerne le premier motif de contrôle, le ministre présente un excellent argument selon lequel il était déraisonnable pour le commissaire de la SI d’ordonner la mise en liberté à des conditions était moins rigoureuses que l’ordonnance de mise en liberté de mai 2019, une ordonnance à laquelle le défendeur a rapidement contrevenu et ce, jusqu’à son arrestation à la fin janvier 2020. De plus, l’élément clé de l’ordonnance de mise en liberté est le plan permettant au défendeur de suivre un traitement de la toxicomanie offert par Sound Times. Le commissaire conclut que le programme offert par Sound Times [traduction« visait précisément la situation [du défendeur] », mais on peut certainement soutenir qu’il s’agit d’une conclusion déraisonnable. Le rôle de Sound Times et la nature du traitement qu’y recevrait le défendeur sont ambigus au mieux. D’un côté, une lettre d’un travailleur en service social individualisé de Sound Times indique qu’il offrira au défendeur une thérapie comportementale individuelle appelée programme Self‑Management and Addiction Recovery Treatment (SMART); de l’autre côté, la même lettre indique que le travailleur en service social individualisé collaborera avec le défendeur [traduction« en ce qui concerne la recherche d’un traitement pour ses dépendances ». La dernière déclaration est conforme à une deuxième lettre du même travailleur en service social individualisé indiquant que Sound Times collaborera avec le défendeur pour le renvoyer [traduction« à des organismes communautaires de soutien en problèmes de santé mentale et/ou de toxicomanie ». Aucun renseignement n’est fourni sur le type de renvoi qui serait approprié pour le défendeur ni le moment où ces services seraient disponibles. Depuis, même en ce qui concerne le programme SMART, le commissaire n’a pas vérifié s’il était adapté au défendeur ni s’il était véritablement efficace. En l’absence de toute tentative par le commissaire de se convaincre de ces éléments ou d’expliquer pourquoi il en était convaincu, le ministre démontre très bien que l’ordonnance de mise en liberté était déraisonnable, en particulier lorsqu’on l’examine dans le contexte factuel les violations répétées du défendeur alors qu’il était en liberté.

[38]  Pour ce qui est du deuxième motif de contrôle, contrairement à ce que le commissaire de la SI semble avoir pensé, l’agent Donaldson divulgue en fait la source de ces renseignements – il s’agissait du service de police de Londres. Le ministre présente des arguments solides de la mauvaise interprétation par le commissaire du dossier qui a mené à une évaluation déraisonnable de la crédibilité et de la fiabilité des renseignements figurant dans la déclaration solennelle de l’agent Donaldson. Cet élément remet en question le caractère raisonnable de la décision du commissaire de la SI selon laquelle le ministre n’a pas établi que la détention était justifiée en fonction du danger pour la sécurité publique.

[39]  Je conclurai sur ce volet du critère par deux observations.

[40]  Tout d’abord, cette évaluation de la solidité des motifs de contrôle judiciaire vise uniquement à déterminer si le ministre a satisfait au premier volet du critère tripartite applicable à la suspension de l’ordonnance de mise en liberté. Il s’agit nécessairement d’une évaluation préliminaire qui a été prise à la lumière des documents dont je disposais dans le cadre de la présente requête et des observations que j’ai entendues. Elle n’est évidemment pas contraignante pour le juge qui entendra la demande de contrôle judiciaire. Ce juge fera sa propre évaluation indépendante en se fondant sur ce qui a été présenté dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire appropriée.

[41]  Ensuite, le défendeur s’est opposé à l’inclusion dans les documents de la requête du ministre de renseignements que le défendeur avant demandé pour rouvrir sa demande d’ERAR et qu’il avait récemment produit une demande de mandamus à cet égard. Le défendeur semble soutenir que ces renseignements ne devraient pas m’être présentés dans le cadre de la présente requête parce qu’ils n’ont pas été soumis au commissaire de la SI.

[42]  Le ministre n’a pas invoqué ces renseignements au soutien de ses observations portant sur le fond de la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire et je ne les ai pas examinés à cette fin non plus. D’un autre côté, comme je l’indiquerai ci‑dessous, à mon avis ces renseignements sont pertinents quant à mon évaluation des questions du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients, laquelle ne se limite pas aux documents qui ont été soumis à la SI.

(2)  Préjudice irréparable

[43]  Relativement au deuxième volet du critère, il incombe au ministre de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée et si le défendeur est mis en liberté aux conditions indiquées dans l’ordonnance de mise en liberté. Comme la Cour suprême du Canada l’a indiqué dans l’arrêt RJR‑MacDonald, à cette étape‑ci « la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire » (à la p. 341). Bien entendu, lorsque le demandeur est le ministre, il ne s’agit pas d’un préjudice à son intérêt privé, mais bien à l’intérêt public en ce qui concerne l’administration appropriée de la LIPR.

[44]  Le ministre soutient qu’il y aura préjudice irréparable à l’intérêt public si une suspension de l’ordonnance de mise en liberté n’est pas accordée parce que le défendeur tentera de faire obstacle à son renvoi du Canada en ne se présentant pas pour son renvoi advenant une décision finale en ce sens. Le ministre soutient aussi que la mise en liberté du défendeur constitue une menace pour la sécurité publique.

[45]  Pour satisfaire à ce volet du critère, le ministre doit présenter des éléments de preuve clairs et non conjecturaux pour appuyer les allégations de préjudice. Le ministre doit « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante » [Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, au par. 31 (le juge Stratas)]. Voir aussi Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, au par. 12; International Longshore and Warehouse Union c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3, au par. 25; United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200, au par. 7, et Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, aux par. 13 à 16.

[46]  Il n’est pas contesté que la mise en liberté d’une personne qui ne se présente pas à son renvoi discréditerait l’intégrité du système d’immigration [Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c JW, 2018 CF 1076, au par. 61; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Smith, 2019 CF 1454, au par. 101). De plus, je suis convaincu, d’après le dossier dont je dispose, que le ministre a démontré une probabilité réelle que, s’il est libéré sur l’octroi de l’ordonnance de mise en liberté, le défendeur ne respectera pas les conditions de sa mise en liberté. À son tour, cet élément serait susceptible de nuire à l’administration appropriée de la LIPR de façon à créer un préjudice irréparable.

[47]  Je fonde cette conclusion sur les considérations suivantes.

[48]  Tout d’abord, depuis au moins le moment où il a quitté l’Angleterre en violation de sa libération conditionnelle, le défendeur n’a eu de cesse de contrevenir aux ordonnances visant sa mise en liberté. En effet, au Canada à tout le moins, il semble que chaque fois que le défendeur a été mis en liberté sous conditions (que ce soit par une cour pénale ou la SI), il a contrevenu aux conditions de sa mise en liberté.

[49]  Ensuite, à mon avis, les conditions de l’ordonnance de mise en liberté sont manifestement inadéquates pour veiller à ce que le défendeur n’agisse pas de manière à compromettre son renvoi du Canada, comme le fait de ne pas résider où il est tenu de le faire ou de ne pas se présenter aux autorités lorsqu’il doit le faire. Compte tenu de l’omission du défendeur de respecter les conditions de sa mise en liberté lorsqu’il est assujetti à la supervision d’une caution, rien ne permet de croire qu’il observera des conditions de mise en liberté moins rigoureuses.

[50]  Troisièmement, le défendeur a assumé une fausse identité au Canada pendant plusieurs années et a confirmé sa véritable identité uniquement lorsqu’on lui a présenté une preuve incontestable qu’il n’était pas la personne qu’il disait être. Même si on peut avoir le sentiment que l’eau a passé sous les ponts en ce qui concerne l’ASFC, la tendance du défendeur à tenter de tromper les personnes en autorité semble être un trait de caractère persistant et de longue date. Encore tout récemment, soit à sa dernière arrestation le 31 janvier 2020, le défendeur a tenté d’éviter l’arrestation en donnant à la police un faux nom.

[51]  Quatrièmement, s’il faut croire le défendeur qui affirme que ses omissions répétées de respecter les ordonnances de mise en liberté sont dues à son problème de toxicomanie, je ne suis pas convaincu que le plan de traitement offert par Sound Times lui permettra de régler ses problèmes. Je n’ai pas plus de renseignements au sujet de Sound Times et du programme de traitement que le commissaire de la SI. Ces renseignements sont faibles au mieux. Comme je l’ai indiqué au paragraphe 37, les renseignements sur les services qu’offrirait Sound Times au défendeur sont ambigus. En ce qui concerne le programme SMART, les renseignements dont je dispose n’indiquent rien sur le caractère convenable de ce programme pour le défendeur, son efficacité éventuelle ou les qualifications ou l’expérience des personnes qui l’administrent. Même en croyant sur parole le défendeur qui affirme être motivé à régler ses problèmes de toxicomanie, rien dans la preuve ne permet de croire que ce programme l’aidera réellement à le faire.

[52]  Enfin, le fait que le défendeur tente de rouvrir sa demande d’ERAR – un fait qu’il n’a pas divulgué à la SI – jette un doute sérieux sur la sincérité de son affirmation selon laquelle il a hâte de partir du Canada à la première occasion.

[53]  Le ministre invoque aussi le risque que le défendeur représente pour la sécurité du public s’il était libéré en vertu de l’ordonnance de mise en liberté. Même si la criminalité du défendeur au Canada se rapprochait de l’extrémité inférieure sur l’échelle de la gravité, sa persistance est très préoccupante, en particulier lorsqu’on l’examine dans le contexte de la condamnation admise pour complot pour commettre un vol au Royaume‑Uni et de sa peine. S’ajoutent à cela les antécédents d’autres formes de criminalité au Royaume‑Uni indiqués dans la déclaration solennelle de l’agent Donaldson. Toutefois, aussi troublants que ses antécédents puissent me sembler, j’hésite à formuler une conclusion à cet égard sur la foi du dossier dont je dispose. Bien que le commissaire de la SI ait posé au défendeur quelques questions sur les renseignements qui avaient été fournis au sujet de ses antécédents au Royaume‑Uni, j’avance respectueusement que ces questions étaient tout à fait inadéquates. L’avocat du ministre n’a pas du tout interrogé le défendeur à cet égard ni l’avocat du défendeur (qui, à l’audience du 13 juillet 2020, n’avait apparemment toujours pas examiné les renseignements avec le défendeur). Je note également qu’un grand nombre des allégations formulées au Royaume‑Uni remontent à une époque où le défendeur était relativement jeune. Enfin, il ne serait pas juste pour le défendeur de formuler des conclusions à cette étape‑ci au motif de ses antécédents criminels (que ce soit au Royaume‑Uni ou au Canada) sans avoir une meilleure compréhension de l’influence, le cas échéant, sur ces antécédents des problèmes de toxicomanie dont il dit souffrir.

[54]  À mon avis, le ministre a établi l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable découlant de la probabilité que le défendeur ne respectera pas les conditions de sa mise en liberté. Sans minimiser d’aucune façon les préoccupations du ministre quant à la sécurité du public, cela suffit pour respecter le deuxième volet du critère.

(3)  Prépondérance des inconvénients

[55]  Comme je l’ai indiqué, le troisième volet du critère nécessite une évaluation visant à établir quelle partie subirait le plus grand préjudice selon que la suspension de l’ordonnance de mise en liberté est accordée ou non en attendant qu’une décision soit rendue sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire. Le préjudice établi en vertu du deuxième volet du critère est examiné par rapport au troisième volet, uniquement maintenant qu’il est évalué comparativement aux autres intérêts qui seraient touchés par la décision de la Cour. Le ministre a droit à une suspension uniquement si le préjudice qui serait causé par le refus de la suspension l’emporte sur celui qui serait causé par son octroi.

[56]  Pour plusieurs raisons, la décision visant la demande du ministre d’une ordonnance de suspension d’une ordonnance visant la mise en liberté d’un détenu n’est pas facile à prendre.

[57]  Tout d’abord, les intérêts respectifs des parties ne sont pas commensurables de la façon dont le seraient, par exemple, les intérêts commerciaux de parties privées.

[58]  Ensuite, il ne s’agit pas simplement d’une comparaison de l’intérêt public d’un côté et de l’intérêt privé de l’autre. Même si les intérêts privés du défendeur seront certainement touchés par sa détention si cette dernière devait se poursuivre, il y a aussi un intérêt public à veiller à ce que la privation de la liberté soit justifiée.

[59]  Troisièmement, l’intérêt public n’est pas monolithique; il peut se mouvoir dans différentes directions. Par exemple, il existe un intérêt public dans l’application de l’ordonnance de mise en liberté, une ordonnance rendue par le tribunal que le législateur a habilité à prononcer la détention et la mise en liberté en vertu de la LIPR. D’un autre côté, il existe aussi un intérêt public dans l’application de la mesure d’expulsion prise contre le défendeur. La poursuite de l’une aux dépens de l’autre ne relève pas de l’intérêt public.

[60]  Quatrièmement, bien que la perte de liberté continue du défendeur soit la conséquence immédiate et la plus évidente de l’octroi d’une suspension de l’ordonnance de mise en liberté, ce n’est pas la seule. Selon les circonstances du cas individuel, la détention dans un établissement de détention provisoire à sécurité maximale (comme c’est le cas pour le défendeur) peut comporter de nombreuses autres conséquences défavorables en plus de la perte de liberté. Elle peut perturber l’emploi et la capacité d’une personne de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Elle peut perturber les études. Elle peut perturber les relations familiales et sociales. Elle peut empêcher une personne de remplir ses obligations parentales. Elle peut empêcher une personne d’obtenir les soins de santé nécessaires et d’avoir accès à des médicaments ou à un traitement. Elle peut empêcher l’accès à un avocat. De plus, les établissements provinciaux de détention provisoire sont notoirement dangereux et surpeuplés, ils font l’objet de confinements fréquents et ils offrent peu de programmes récréatifs ou de réinsertion sociale.

[61]  La Cour suprême du Canada a noté ces circonstances et conséquences de détention à de nombreuses reprises : voir, par exemple, R c Summers, 2014 CSC 26, aux par. 2 et 28; R c Myers, 2019 CSC 18, aux par. 26 et 27; et R c Zora, 2020 CSC 14, au par. 62. Bien que les observations de la Cour aient été faites dans le contexte de privation de la liberté à la suite d’accusations criminelles, elles s’appliquent tout autant à la détention en matière d’immigration dans les établissements provinciaux de détention provisoire.

[62]  Cinquièmement, la détention peut nuire à la capacité d’une personne de prendre les mesures nécessaires pour faciliter son renvoi du Canada – p. ex. en lui rendant la tâche plus difficile avec son ambassade en ce qui concerne l’obtention de titres de voyage. Le risque de créer une impasse pour une personne qui est détenue en raison du risque qu’elle ne comparaisse pas en vue de son renvoi est manifeste.

[63]  Enfin, la pandémie continue de COVID‑19 ajoute une autre couche de préoccupations au sujet des risques pour la santé en détention ainsi que des limites au niveau minimal de liberté offert dans les établissements de détention.

[64]  Le fait que la Cour soit simplement priée de maintenir le statu quo jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire soit entendue ne lui retire pas sa responsabilité d’être alerte et sensible à l’incidence de la détention continue sur la partie qui comparaît devant elle. Même si l’incidence immédiate de la décision de suspendre une ordonnance de mise en liberté est limitée (par exemple, lorsque l’instruction de la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire est accélérée), cela ne la rend pas moins importante. Comme l’a écrit le juge Iacobucci dans l’arrêt R c Hall, 2002 CSC 64, [2002] 3 RCS 309, au par. 47 (dissident, mais pas sur ce point) :

La liberté du citoyen est au cœur d’une société libre et démocratique. La liberté perdue est perdue à jamais et le préjudice qui résulte de cette perte ne peut jamais être entièrement réparé. Par conséquent, dès qu’il existe un risque de perte de liberté, ne serait‑ce que pour une seule journée, il nous incombe, en tant que membres d’une société libre et démocratique, de tout faire pour que notre système de justice réduise au minimum le risque de privation injustifiée de liberté.

[65]  Le juge Iacobucci a fait ces observations dans le contexte de la mise en liberté sous caution en droit criminel, mais elles s’appliquent en l’espèce avec la même force.

[66]  De même, on peut soutenir que d’autres considérations pourraient atténuer l’incidence pour le défendeur de la suspension de l’ordonnance de mise en liberté. Par exemple, si, comme le ministre le demande, l’ordonnance de mise en liberté est annulée, la détention du défendeur continuera de faire l’objet de contrôles réguliers devant la SI. Il reviendra à la SI de décider de nouveau d’ordonner la mise en liberté et, le cas échéant, à quelles conditions. Cette décision sera fondée sur le dossier dont elle dispose compte tenu des conditions qui existent et de la perspective d’un renvoi opportun si le défendeur offre sa pleine collaboration. Bien que la possibilité d’une nouvelle mise en liberté puisse atténuer l’incidence pour le défendeur de ma suspension de l’ordonnance de mise en liberté, elle ne l’élimine certainement pas.

[67]  J’ai examiné minutieusement les conséquences préjudiciables de la suspension de l’ordonnance de mise en liberté en l’espèce. Bien qu’elles soient importantes, je suis convaincu qu’elles sont compensées par le préjudice qui découlerait probablement de la libération du défendeur aux conditions de l’ordonnance de mise en liberté. Selon le dossier dont je dispose, il est simplement trop risqué que le défendeur contrevienne aux conditions de l’ordonnance de mise en liberté et qu’il perturbe l’administration appropriée de la LIPR, y compris l’application de la mesure d’expulsion qui a été prise contre lui.

[68]  Enfin, le ministre m’a aussi pressé d’examiner les facteurs suivants pour établir qui est favorisé par la prépondérance des inconvénients :

  • le fait que le défendeur ait eu accès à des documents frauduleux et ait utilisé des identités frauduleuses;

  • le fait que pendant longtemps le défendeur ne s’est pas montré sincère au sujet de son identité;

  • le manque de collaboration du défendeur pour obtenir des documents d’identité authentique;

  • le casier judiciaire du défendeur au Canada et au Royaume‑Uni;

  • le non‑respect continu par le défendeur de l’obligation de se présenter aux autorités en vertu des mises en liberté en matière criminelle et en matière d’immigration.

[69]  J’éprouve de sérieux doutes quant au caractère approprié d’invoquer ces considérations pour déterminer qui est favorisé par la prépondérance des inconvénients en l’espèce. Ces facteurs ne contribuent guère à la réduction de l’incidence d’une détention continue sur le défendeur. D’un autre côté, bien qu’ils soient pertinents quant au bien‑fondé de la détention continue, ils ont déjà été pris en compte dans l’évaluation du préjudice irréparable dans le cadre du deuxième volet du critère. Leur accorder une importance supplémentaire en vertu du troisième volet du critère risque d’entraîner une double comptabilisation. De plus, il faut garder à l’esprit que le ministre a le fardeau de démontrer que le pouvoir discrétionnaire équitable de la Cour doit être exercé en sa faveur. Se concentrant sur le comportement du défendeur de cette façon risque de lui transférer le fardeau de démontrer que ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé en sa faveur.

[70]  Cela étant dit, comme je l’ai indiqué ci‑dessus, je suis convaincu que le risque important de fuite et, de façon plus générale, celui de non‑respect de l’ordonnance mise en liberté font en sorte que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du ministre malgré le préjudice que le défendeur subira de sa détention continue. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’invoquer les autres facteurs indiqués par le ministre ni de formuler une conclusion finale quant à leur caractère approprié en l’espèce.

C.  Les demandes d’ordonnances accessoires du ministre

[71]  En plus de demander la suspension de l’ordonnance de mise en liberté en attendant l’instruction de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette ordonnance, le ministre a demandé que l’autorisation soit accordée en fonction des documents déposés et que la demande de contrôle judiciaire soit traitée de façon accélérée.

[72]  L’avocat du défendeur a indiqué que dans l’éventualité d’une suspension, il ne s’opposait pas aux demandes d’autres réparations.

[73]  Bien qu’il soit quelque peu inhabituel de traiter la question de l’autorisation de cette façon, cela est loin d’être sans précédent (voir, par exemple, JW, au par. 36 et Mohammed, au par. 52). Je suis d’avis qu’il est dans l’intérêt de la justice que je traite de cette question maintenant. Il ne servirait à rien de retarder l’examen de cette question, et on risquerait beaucoup. Après avoir conclu qu’il est probable que la demande de contrôle judiciaire du ministre soit accueillie, il ne fait aucun doute que les motifs invoqués soulèvent une cause défendable suffisante pour que l’autorisation soit accordée.

[74]  Je reconnais également qu’il est dans l’intérêt de la justice d’accélérer le traitement de la demande de contrôle judiciaire pour qu’elle puisse être entendue avant le prochain contrôle de la détention du défendeur devant la SI, qui est actuellement prévu pour le 7 août 2020. Les détails de la mise au rôle de la demande sont traités dans une ordonnance distincte également rendue le 23 juillet 2020.

V.  CONCLUSION

[75]  Pour les motifs qui précèdent, la requête du ministre en suspension de l’ordonnance de mise en liberté est accueillie, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de l’ordonnance de mise en liberté est accueillie et l’instruction de la demande de contrôle judiciaire est accélérée.

« John Norris »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 24 juillet 2020

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour d’août 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3052‑20

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c SOULE KALOMBO

 

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 23 JUILLET 2020 À OTTAWA (ONTARIO) ET À TORONTO (ONTARIO) (PARTIES)

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

Le 24 juillet 2020

 

COMPARUTIONS :

Matthew Siddall

Meva Motwani 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Felix Chakirov

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Agape Law

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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