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Date : 20040930

Dossier : IMM-3739-03

Référence : 2004 CF 1338

ENTRE :

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           demandeur

                                                                          - et -

                                                           HARJIT SINGH MANN

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés, (la SAI), datée du 7 mai 2003, par laquelle la SAI a accueilli l'appel interjeté contre le refus d'un agent des visas d'accorder un visa d'immigrant à Narinder Kaur Mann, l'épouse du défendeur.

[2]                Le demandeur sollicite une ordonnance en vue d'annuler la décision de la SAI et de renvoyer l'appel du défendeur devant un tribunal différemment constitué de la SAI aux fins d'une nouvelle décision.


Contexte

[3]                Le défendeur, Harjit Singh Mann (le défendeur), est un résident permanent du Canada qui a choisi d'épouser sa cousine germaine, Narinder Kaur Mann (Mme Mann), en Inde, le 17 juillet 1999. Mme Mann est une citoyenne indienne.

[4]                Tant le défendeur que Mme Mann sont de la caste jat sikh.

[5]                Le défendeur a voulu parrainer la demande d'établissement de Mme Mann à titre d'époux, conformément au Règlement sur l'immigration, 1978, DORS/78-172 et à la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2.

[6]                Dans une lettre datée du 31 juillet 2000, un agent des visas a refusé la demande de résidence permanente de Mme Mann au motif que son mariage avec le défendeur n'avait pas été contracté de bonne foi et qu'il était non valide puisque contraire au Hindu Marriage Act, 1955, Loi no 25 (Inde).

[7]                Le défendeur a interjeté appel du refus de l'agent des visas devant la SAI qui a annulé la décision de l'agent au motif que le Hindu Marriage Act reconnaissait les mariages entre cousins lorsque, comme dans la présente affaire, l'existence d'une coutume ou d'une pratique culturelle avait été établie.


[8]                Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre), a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la SAI au motif que la norme de preuve qui devait s'appliquer n'était pas celle de la « prépondérance des probabilités » . L'existence de la coutume devait être « prouvée de manière irréfutable » . Il fallait, selon le ministre, établir l'existence d'une coutume autorisant le mariage entre cousins par des « preuves claires et non équivoques » .

[9]                Le juge Campbell a accordé la demande de contrôle judiciaire du ministre (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Mann, [2003] A.C.F. no 262 (QL), 2003 CFPI 193), et il a ordonné que l'appel interjeté par le défendeur soit renvoyé pour réexamen avec des directives de la Cour au même commissaire de la SAI.

[10]            La SAI a tenu une audience le 28 avril 2003 afin de prendre une nouvelle décision relativement à l'appel du défendeur et elle a décidé qu'en appliquant le critère des preuves « claires et non équivoques » , le mariage contracté par le défendeur et Mme Mann n'enfreignait pas le Hindu Marriage Act puisqu'il était visé par l'exception relative à une coutume.

[11]            Dans le présent contrôle judiciaire, le ministre demande à la Cour d'annuler la décision de la SAI et de renvoyer l'appel du défendeur devant un nouveau tribunal aux fins d'une nouvelle décision.


Motifs de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section d'appel de l'immigration)

[12]            La SAI a dit que la principale question qu'il fallait trancher était de savoir s'il existait des éléments de preuve manifestes susceptibles d'établir l'existence d'une coutume permettant le mariage entre cousins germains au sein de la communauté jat sikh. Si oui, le mariage contracté par le défendeur n'était pas contraire au Hindu Marriage Act et Mme Mann pouvait obtenir un visa comme parent. Citant l'affaire Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Taggar, [1989] 3 C.F. 576 (C.A.), la SAI a dit qu'il appartenait au défendeur (appelant devant la SAI) de présenter une preuve claire de l'existence de la coutume sur laquelle il prétendait se fonder.

[13]            Le défendeur a voulu établir la compétence de deux témoins à titre d'experts pour démontrer l'existence de la coutume. La SAI a refusé de reconnaître au premier témoin, Mme Neeta Balinder Johar, la qualité d'expert. La SAI a reconnu que Mme Johar était sans doute une personne bien informée sur la culture penjabie, mais que le niveau de ses études et de ses recherches relatives à la question en cause était limité et qu'on ne pouvait pas dire qu'elle était une experte concernant le mariage dans la communauté jat sikh. La SAI a reconnu la qualité de témoin expert au deuxième témoin, Mme Deepika Puri, à cause de ses titres et qualités et de ses études approfondies des mariages jat sikh. La SAI a reconnu que Mme Puri pouvait donner une opinion d'expert même si elle n'était pas juriste et n'avait pas fait des études en droit.

[14]            Le ministre a demandé que M. K. K. Jarth, agent des visas du Haut-commissariat du Canada à New Delhi, soit reconnu à titre d'expert. La SAI a refusé en mentionnant que M. Jarth

possédait assurément des connaissances approfondies sur les diverses cultures et coutumes indiennes, mais qu'on ne pouvait pas dire qu'il était un expert de la culture, des coutumes ou des pratiques de la communauté jat sikh.

[15]            La SAI a dit qu'elle acceptait le témoignage de Mme Johar et de M. Jarth à titre de personnes qui connaissaient bien les questions en litige mais non à titre de témoins experts.

[16]            La SAI a cité l'alinéa 3a) du Hindu Marriage Act :

[traduction]

a) l'expression « coutume » et « usage » signifie toute règle qui, ayant continuellement et uniformément été respectée pendant une longue période, a obtenu force de loi chez les Hindous dans toute région, toute tribu, toute communauté, tout groupe ou toute famille, à l'échelle locale :

À condition que la règle soit hors de doute et non déraisonnable ou qu'elle n'aille pas à l'encontre de l'intérêt général; et

À condition aussi qu'en cas de règle applicable à une seule famille, elle n'ait pas été abandonnée par cette famille;

[17]            En s'appuyant sur cette disposition, la SAI a dit que le défendeur avait fourni « une preuve claire et sans équivoque démontrant qu'il existe une coutume ancienne au sein de la communauté jat sikh, qui permet à des cousins germains de se marier » en se fondant sur les raisons suivantes :


1.          l'avis juridique de Javed Razack, avocat en exercice, qui s'est lui-même fondé sur l'opinion de M. Paras Diwan (professeur de droit à l'Université du Punjab) selon laquelle le mariage entre cousins germains est reconnu dans les coutumes penjabies;

2.          le commentaire de M. Paras Diwan sur le droit coutumier penjabi selon lequel au sein de plusieurs tribus, le mariage contracté entre personnes qui ont des liens de parenté interdits, notamment les cousins, est reconnu;

3.          les témoignages de Mme Puri, de M. Jarth et de Mme Johar confirmant que les communautés jat sikh sont très libérales pour ce qui concerne leur conception du mariage;

4.          le témoignage de Mme Puri qui a confirmé qu'au sein de la communauté jat sikh, les mariages entre cousins germains existent depuis longtemps, qu'ils sont manifestes et sans équivoque et que cette pratique existe depuis 30 ou 40 ans.

[18]            La SAI a décidé que le défendeur pouvait se fonder sur la coutume pour valider son mariage en vertu du droit indien et que, par conséquent, le rejet de l'agent des visas de la demande de résidence permanente de Mme Mann n'était pas valide en droit.

Observations du ministre


[19]            En décrivant le cadre législatif applicable au mariage en Inde, le ministre prétend que le sous-alinéa 3g)(iv) du Hindu Marriage Act interdit précisément le mariage entre cousins germains, mais que le sous-alinéa 5(iv) permet le mariage entre cousins germains d'un groupe social en particulier si l'existence, au sein du groupe, d'une « coutume ou un usage » qui constitue une exception « de droit coutumier » à l'interdiction légale peut être établie. Le paragraphe 3(2) définit les termes « coutume ou usage » . Selon le ministre, l'alinéa 4a) du Hindu Marriage Act prévoit qu'aucune nouvelle coutume ne sera reconnue en common law si la coutume est postérieure à 1955.

[20]            Le ministre présente trois arguments principaux à l'appui de sa demande d'annulation de la décision de la SAI. Premièrement, il soutient que la SAI a commis une erreur quand elle a reconnu à certains témoins la qualité d'expert. Plus précisément, le ministre prétend que la SAI aurait dû reconnaître son témoin, M. Jarth, comme expert et qu'elle n'aurait pas dû reconnaître le témoin du défendeur, Mme Puri. Deuxièmement, le ministre prétend que la SAI a commis une erreur en disant qu'une preuve faible et essentiellement contradictoire « démontrait clairement » que la pratique des mariages entre cousins jat sikh était reconnue en droit indien. Troisièmement, le ministre fait valoir que la SAI n'a pas tranché la question de l'interprétation contraire donnée par les deux parties à l'alinéa 4a) du Hindu Marriage Act, de sorte qu'elle n'a pas satisfait au critère des motifs suffisants établi par la Cour d'appel fédérale dans VIA Rail Canada Inc. c. National Transportation Agency, [2001] 2 C.F. 25.

[21]            Je vais parler brièvement de chacun des principaux arguments du ministre.

[22]            Reconnaissance des experts

Le ministre prétend que la SAI a commis une erreur en reconnaissant la qualité d'expert à une sociologue qui n'avait fait aucune étude de droit, Mme Puri, et en refusant de reconnaître la qualité d'expert à un administrateur indien qui avait étudié le droit indien, M. Jarth.

[23]            Le ministre prétend que la principale question dont était saisie la SAI était de savoir s'il existait, au sein de la collectivité jat sikh du défendeur, une coutume ou un usage susceptible d'être reconnu par la loi qui permettait le mariage entre cousins germains, conformément au sous-alinéa 5(iv) du Hindu Marriage Act.

[24]            Le ministre fait valoir que devant les tribunaux canadiens, le droit étranger est une question de fait qui doit être établie au moyen d'une preuve d'expert. À l'instar d'autres conclusions de fait, le ministre affirme que les conclusions relatives au droit étranger ne seront annulées par la Cour lors d'un contrôle judiciaire que s'il existe une erreur manifeste et dominante.

[25]            La question de savoir si un témoin est un expert dûment qualifié est, selon le ministre, une question de droit susceptible de contrôle par la Cour, conformément à la norme de la décision correcte.

[26]            En outre, le ministre prétend qu'en règle générale, les seuls experts reconnus relativement au droit d'un pays étranger sont les membres d'une profession libérale qui occupent, dans ce même pays, un poste qui exige de leur part une connaissance approfondie de ce droit.

[27]            Selon le ministre, la SAI a commis une erreur en reconnaissant la qualité d'expert à certains témoins en se fondant sur leur connaissance des pratiques culturelles de la communauté jat sikh plutôt que sur leur connaissance du droit indien. Le ministre soutient que les preuves concernant la pratique ou la coutume du mariage entre cousins, bien qu'intéressantes, ne répondent pas à la question principale dont était saisie la SAI qui était de savoir si cette coutume était reconnue par la loi conformément au Hindu Marriage Act.

[28]            Le ministre soutient que M. Jarth, un agent d'immigration du Haut-commissariat du Canada à New Delhi, en Inde, aurait dû être reconnu comme suffisamment expert en droit indien du mariage pour pouvoir dire si les mariages entre cousins jat sikh seraient reconnus par l'autorité judiciaire indienne. M. Jarth a un baccalauréat en droit de l'université de New Delhi et il a appliqué ses connaissances en droit indien pour déterminer la validité en droit de certains mariages pour les fins de l'ancienne Loi sur l'immigration, précitée.


[29]            M. Jarth a dit, lors du voir-dire, qu'il avait étudié le droit indien en matière de mariage en lisant des articles, des revues et la jurisprudence et qu'il connaissait très bien les pratiques locales concernant le mariage et qu'il s'était occupé de cinq à sept affaires comportant des mariages entre membres du groupe jat sikh pendant qu'il travaillait au Haut-commissariat du Canada. M. Jarth a dit qu'il ne connaissait aucune coutume reconnue en droit indien qui acceptait les mariages entre cousins germains.

[30]            Le ministre prétend également que la SAI a commis une erreur en reconnaissant à Mme Puri la qualité d'expert puisque cette dernière ne pouvait fournir qu'une preuve empirique concernant la pratique du mariage entre cousins et qu'elle ne possédait ni connaissance ni compétence concernant la question de savoir si l'autorité judiciaire indienne reconnaîtrait la validité en droit les mariages entre cousins germains jat sikh.

[31]            Preuve claire de l'existence de la coutume

Le ministre soutient en outre que la SAI a commis une erreur quand elle a décidé que le défendeur avait fourni des preuves « claires et sans équivoque » démontrant l'existence d'une coutume a) ancienne; b) uniforme et continue; c) hors de doute; d) ni illégale ni immorale, déraisonnable ou contraire à l'ordre public, au sein de la communauté jat sikh, qui permet à des cousins germains de se marier et qui satisfait donc au critère du Hindu Marriage Act.


[32]            Premièrement, le ministre fait valoir que le témoin du défendeur, Mme Puri, a donné un témoignage contradictoire concernant la question de savoir si la pratique du mariage entre cousins germains était « ancienne » . Le ministre soutient que Mme Puri a dit que la pratique existait depuis plusieurs siècles, depuis trente à quarante ans et qu'elle n'avait été établie qu'au cours des vingt dernières années. Il était donc abusif, selon le ministre, de conclure, comme l'avait fait la SAI, que la pratique en cause était ancienne en se fondant sur cette preuve essentiellement incohérente.

[33]            Deuxièmement, le ministre prétend qu'il n'était pas raisonnable de conclure, comme l'avait fait la SAI, que le défendeur avait établi le volet de la « continuité » de la coutume ou de l'usage quand Mme Puri elle-même avait dit que les mariages entre cousins existaient depuis des siècles et qu'ils avaient également une origine plus récente. Le ministre prétend que la SAI a pris sa décision de manière abusive en décidant de ne pas tenir compte de la preuve que la pratique alléguée avait été interrompue.

[34]            Troisièmement, le ministre soutient que la SAI a commis une erreur en concluant que la pratique était « uniforme et certaine » , compte tenu du témoignage du défendeur lui-même, selon lequel les mariages entre cousins germains étaient habituellement mal vus et que ce n'était que très récemment qu'ils commençaient tout juste à être reconnus. En outre, le défendeur n'a mentionné aucune jurisprudence établissant l'acceptation légale ou culturelle des mariages entre cousins et le texte mentionné par le défendeur était une source ambiguë qui ne constituait pas une preuve « claire et sans équivoque » . Selon le ministre, la grande divergence d'opinion entre les témoins des parties concernant l'existence et l'acceptabilité de la pratique alléguée est une preuve que la coutume n'est ni uniforme ni certaine.


[35]            Quatrièmement, le ministre fait valoir que la Commission a commis une erreur en ignorant les répercussions de l'alinéa 4a) du Hindu Marriage Act, qui énonce qu'aucune nouvelle coutume ne peut être reconnue en droit après 1955, date à laquelle la loi a été promulguée. Puisque dans son témoignage, Mme Puri semble dire que le mariage entre cousins est d'origine récente, savoir les derniers 30 ou 40 ans, le ministre prétend que la SAI ne pouvait tirer la conclusion visée en l'espèce compte tenu de la prépondérance du Hindu Marriage Act sur les nouvelles coutumes.

[36]            Enfin, le ministre cite l'arrêt K. Kamkshi c. K. Mani (1970), 2 M.L.J. 477, à la page 478, pour prétendre que trois cas de mariage entre cousins dans une communauté brahmane dravidienne ne suffisait pas pour établir une coutume reconnue par la loi en vertu du Hindu Marriage Act. Le ministre prétend donc que la SAI a commis une erreur en acceptant le témoignage empirique non concluant de Mme Johar et de Mme Puri comme preuve « claire et convaincante » de la pratique en cause, compte tenu du petit échantillonnage sur lequel leurs études ont porté et de la faiblesse de leur témoignage.

[37]            Insuffisance des motifs

En sus de prétendre que la SAI a commis une erreur en ne concluant pas que l'alinéa 4a) du Hindu Marriage Act empêchait la reconnaissance légale d'une coutume née après 1955, le ministre prétend que la décision de la SAI est également erronée puisqu'elle ne soulève pas cette question. Le ministre prétend donc que les motifs de la SAI ne sont pas des motifs satisfaisants exigés par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire VIA Rail, précitée.


Observations du défendeur

[38]            Le défendeur reconnaît que le ministre a raison de dire que le sous-alinéa 5(iv) du Hindu Marriage Act est une exception coutumière à la règle générale du sous-alinéa 3g)(iv) selon laquelle il est interdit aux cousins germains de se marier entre eux.

[39]            Reconnaissance des experts

Le défendeur prétend que la SAI n'a pas commis une erreur en reconnaissant que Mme Puri était un témoin expert. Le défendeur reconnaît que la question de savoir si un témoin possède l'expertise requise est une question de droit, mais il soutient que Mme Puri était un expert compétent, conformément au critère établi dans l'arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9.

[40]            Le défendeur conteste l'argument du ministre selon lequel Mme Puri devait avoir fait des études de droit pour avoir qualité d'expert. Puisque Mme Puri a été appelée à témoigner concernant les coutumes et les pratiques indiennes et hindoues en matière de mariage et non au sujet du droit indien, le défendeur soutient que la SAI pouvait régulièrement lui reconnaître la qualité d'expert.


[41]            Le défendeur prétend que le ministre a dit, à tort, que la question principale dont la SAI était saisie était une question de droit indien alors qu'en réalité, le témoignage d'expert de Mme Puri avait pour objet d'aider la SAI à trancher la question de savoir si la coutume des mariages entre cousins respectait le critère établi dans le Hindu Marriage Act. La principale question qui se posait à la SAI, selon le défendeur, était celle des pratiques habituelles et du mariage en Inde plutôt que le droit indien.

[42]            Le défendeur souligne également que la SAI a reconnu que Mme Puri était un expert en sociologie dans au moins trois affaires antérieures comportant des mariages entre cousins jat sikh. Plus précisément, le défendeur a invoqué le refus de la juge Heneghan d'autoriser le ministre à amorcer le processus de contrôle judiciaire dans Minister of Citizenship and Immigration c. Harvinder Pal Bassi (6 octobre 2003) (IMM-944-03) (Cour fédérale). Dans cette affaire, la SAI s'était fondée sur le témoignage d'expert de Mme Puri pour conclure que le mariage entre cousins était certainement une coutume chez les membres de la caste jat sikh.

[43]            Le défendeur soumet que la SAI n'a pas commis une erreur en refusant de reconnaître à M. Jarth la qualité d'expert pour ce qui touche la culture, les coutumes ou les pratiques de la communauté jat sikh. Même s'il est reconnu que M. Jarth connaît les diverses cultures et coutumes indiennes, il n'a jamais étudié précisément la caste jat sikh, il n'a qu'une connaissance limitée des mariages entre cousins jat sikh, et son témoignage concernant son expérience de ces mariages à l'ambassade canadienne était peu concluante et vague. Selon l'argument du défendeur, la SAI n'a pas commis une erreur susceptible de révision concernant l'expertise de M. Jarth.

[44]            Coutume clairement établie

Le défendeur a donné raison au ministre qui affirmait qu'afin qu'une pratique en matière de mariage soit reconnue comme « coutume ou usage » valide, elle doit satisfaire aux critères de l'alinéa 3a) du Hindu Marriage Act, savoir, elle doit être a) ancienne; b) continue; c) uniforme et certaine; d) ni illégale, immorale, déraisonnable ou contraire à l'ordre public. Le défendeur a également reconnu que la preuve permettant d'établir ces critères devait être « claire et sans équivoque » .

[45]            Le défendeur a contesté que le témoignage de Mme Puri concernant l'origine des mariages entre cousins germains était essentiellement contradictoire et il prétend que le ministre a mal compris son témoignage. Même si les textes législatifs et sa propre recherche révèlent l'existence d'opinions diverses concernant le caractère ancien des mariages entre cousins germains jat sikh, le défendeur prétend que, selon le témoignage de Mme Puri, il a été satisfait à l'exigence en matière d'ancienneté de l'alinéa 3a).


[46]            Contrairement à l'argument du ministre, le défendeur prétend que la SAI était saisie d'une abondante preuve susceptible d'établir « clairement et sans équivoque » l'existence d'une coutume relative au mariage entre cousins germains jat sikh. Cette preuve comprenait notamment des textes, opinions et observations juridiques, de même que des témoignages d'experts. Le défendeur soutient que le ministre a, pour l'essentiel, contesté la manière dont la SAI avait évalué la preuve dont elle était saisie, ce qui ne permet pas à la Cour d'intervenir. Puisque, selon le défendeur, la SAI a examiné, de bonne foi, toute la preuve pertinente dont elle était saisie, qu'elle n'a pas pris sa décision d'une manière arbitraire ou en se fondant sur des considérations non pertinentes, la Cour ne devrait pas évaluer de nouveau la preuve ni remplacer l'opinion de la SAI par la sienne.

[47]            En outre, le défendeur prétend que la SAI n'était pas obligée de mentionner tous les documents dont elle disposait et d'expliquer comment elle avait tenu compte des éléments de preuve qui n'étayaient pas les conclusions auxquelles elle était arrivée.

[48]            Le défendeur fait valoir que le ministre n'a pas établi que les conclusions de la SAI étaient manifestement déraisonnables et, par conséquent, la Cour doit maintenir sa décision.

[49]            Répercussions de l'alinéa 4a) du Hindu Marriage Act

Le défendeur prétend que le sens ordinaire de l'alinéa 4a) du Hindu Marriage Act n'est pas celui que le ministre fait valoir. Au contraire, selon le défendeur, l'alinéa 4a) ne fait qu'éteindre les coutumes qui existaient avant la promulgation de la loi et la disposition n'a pas pour objet d'interdire la création de nouvelles coutumes. En termes simples, si le Hindu Marriage Act traite de l'interprétation du droit, d'une coutume ou d'un usage hindou, la loi est prépondérante. Puisque le sous-alinéa 5(iv) prévoit précisément une exception fondée sur la reconnaissance, en vertu d'une coutume, de mariages qui seraient invalides autrement, l'alinéa 4a) ne s'applique pas en l'espèce.

[50]            Caractère théorique

Subsidiairement, le défendeur prétend que les questions soulevées par le ministre en

l'espèce sont purement théoriques à cause de l'entrée en vigueur du paragraphe 117(1) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, (Règlement LIPR), qui élargit la catégorie du regroupement familial pour ce qui concerne un répondant de manière à inclure non seulement l'époux mais aussi le « partenaire conjugal » . Le défendeur prétend que, puisqu'il est certain que Mme Mann est un partenaire conjugal au sens de l'article 2 du Règlement, sa demande de visa serait aujourd'hui approuvée. Comme tel, le défendeur prétend qu'en l'espèce, l'action du ministre est inutile et constitue un abus de procédure.

[51]            Parce que le ministre poursuit une affaire dont il sait pertinemment qu'elle est théorique, et que dans au moins trois autres affaires entendues par la SAI, l'existence de mariages entre cousins germains jat sikh a été clairement établie, le défendeur sollicite le rejet de la présente demande ainsi que les dépens.

Questions en litige

[52]            Voici les questions en litige en l'espèce :

1.          S'agit-il d'une demande théorique?

2.          Les motifs invoqués par la SAI dans sa décision étaient-ils suffisants?     

3.          La SAI a-t-elle commis une erreur relativement aux témoins experts?


4.          La SAI a-t-elle commis une erreur en concluant que le mariage du défendeur était valable aux termes du Hindu Marriage Act?

Dispositions législatives pertinentes

[53]            Conformément au paragraphe 5(2) du Règlement sur l'immigration, 1978, précité, tout citoyen canadien ou résident permanent peut se porter répondant dans une demande d'établissement d'un parent. Le paragraphe 2(1) du Règlement définit un « parent » en ces termes :

« parent » À l'égard d'un répondant, l'une des personnes suivants :

a) son conjoint;

. . .

"member of the family class", with respect to any sponsor, means

(a) the sponsor's spouse,

. . .

Analyse et décision

[54]            Le Hindu Marriage Act est au coeur de la présente affaire. Les parties reconnaissent que devant la SAI, comme devant les tribunaux canadiens, le droit étranger est une question de fait qui doit être établie par une preuve d'expert. L'interdiction générale concernant le mariage entre cousins germains découle d'une lecture de deux dispositions, savoir les sous-alinéas 5(iv) et 3g)(iv). Aux termes du sous-alinéa 5(iv), il est interdit aux personnes qui ont certains liens de parenté de se marier :


[traduction]

5. Un mariage peut être célébré entre deux Hindous, si les conditions suivantes sont réunies :

. . .

(iv) les parties n'ont pas un lien de parenté interdit, sauf si la coutume ou l'usage qui les régit les autorise à se marier.

[55]            Le sous-alinéa 3g)(iv) prévoit :

[traduction]

3g) « lien de parenté interdit » - deux personnes ont un degré de parenté interdit -

. . .

iv) si elles sont [...] les enfants d'un frère et d'une soeur ou de deux frères ou de deux soeurs.

[56]            Selon l'article 11, le mariage célébré contrairement aux exigences de l'article 5 est nul.

[57]            L'alinéa 4a) du Hindu Marriage Act est également important. Il prévoit :

[traduction]

4. Sauf disposition contraire de la présente Loi :

a) tout texte, règle ou interprétation du droit hindou concernant une coutume ou un usage qui fait partie de ce droit qui s'applique immédiatement avant l'entrée en vigueur de la présente Loi deviendra caduc relativement à toute question visée par la présente Loi;

. . .


[58]            Question 1

S'agit-il d'une demande théorique?

Le défendeur prétend que les questions soulevées par le demandeur sont purement théoriques puisque le régime de parrainage est aujourd'hui moins rigide et que la catégorie du regroupement familial comprend maintenant les conjoints de fait et les partenaires conjugaux. Le défendeur soutient que la demande d'établissement de Mme Mann serait aujourd'hui très certainement approuvée et que le contrôle judiciaire demandé par le ministre constitue un abus de procédure.

[59]            Je ne saurais reconnaître le bien-fondé de l'argument.

[60]            Plus de quatre années se sont écoulées depuis que la demande de résidence permanente parrainée de Mme Mann a été déposée en vertu de l'ancienne Loi sur l'immigration, précitée, et le Règlement sur l'immigration, 1978, précité. Tant la décision originale de l'agent des visas que le premier appel devant la SAI ont été tranchés avant l'entrée en vigueur de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Ce n'est pas parce que le processus de parrainage qui a été remplacé par la LIPR est plus favorable à l'égard de personnes telles que Mme Mann que la demande de cette dernière serait automatiquement acceptée en vertu du nouveau régime. Aux termes du paragraphe 350(5) du Règlement de la LIPR, lorsque la question a été renvoyée devant la SAI pour nouvelle décision, c'était l'ancienne Loi sur l'immigration, précitée, et non le régime de la LIPR qui s'appliquait :


350(5) Il est disposé conformément à l'ancienne loi de toute décision prise par la section d'appel de l'immigration sous le régime de l'ancienne loi qui lui est renvoyée par la Cour fédérale ou la Cour suprême du Canada pour nouvel examen et dont il n'a pas été disposé avant l'entrée en vigueur du présent article.

350(5) If a decision of the Immigration Appeal Division made under the former Act is referred back by the Federal Court or Supreme Court of Canada for determination and the determination is not made before the date of the coming into force of this section, the Immigration Appeal Division shall dispose of the matter in accordance with the former Act.

[61]            Le juge Campbell a accueilli la première demande de contrôle judiciaire du ministre et il a renvoyé l'affaire devant la SAI aux fins d'une nouvelle décision. La SAI a pris une nouvelle décision le 10 mai 2003, soit après l'entrée en vigueur de la LIPR, le 28 juin 2002. Le paragraphe 350(5) prévoit que la nouvelle décision est régie par l'ancien régime. En outre, le ministre a tout à fait le droit de demander le contrôle judiciaire d'une décision de la SAI s'il estime que la décision n'est pas fondée en droit et sa demande en l'espèce ne constitue pas un abus du processus judiciaire.

[62]            Je ne suis donc pas disposé à dire que la présente instance n'est que théorique. En outre, la Cour n'est saisie d'aucune preuve selon laquelle Mme Mann et le défendeur auraient déposé de nouvelles demandes en vertu de la LIPR et aucune jurisprudence n'a été citée me permettant de conclure que la présente instance a été rendue inutile ou non pertinente.

[63]            Question 2

Les motifs de la SAI étaient-ils suffisants?

La décision Via Rail, précitée, est l'arrêt de principe concernant la suffisance des motifs présentés par les décideurs administratifs. Dans cette affaire, le juge Sexton a dit, au nom de la Cour, aux paragraphes 17 à 22 :

L'obligation de produire des motifs est salutaire. Les motifs visent plusieurs fins utiles, dont celle de concentrer l'attention du décideur sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents. Pour reprendre les termes de la Cour suprême du Canada :

On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu'elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d'une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision [Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, à la page 845].

Les motifs garantissent aussi aux parties que leurs observations ont été prises en considération.

De plus, les motifs permettent aux parties de faire valoir tout droit d'appel ou de contrôle judiciaire à leur disposition. Ils servent de point de départ à une évaluation des moyens d'appel ou de contrôle possibles. Ils permettent à l'organisme d'appel ou de révision d'établir si le décideur a commis une erreur et si cette erreur le rend justiciable devant cet organisme. Cet aspect est particulièrement important lorsque la décision est assujettie à une norme d'examen fondée sur la retenue.

Finalement, dans le cas d'une industrie réglementée, les motifs de la décision de l'organisme de réglementation donnent des précisions à tous les autres qui sont soumis à la compétence de cet organisme. Ils fournissent une norme par rapport à laquelle il est possible d'apprécier les futures activités de ceux qui sont touchés par cette décision.

L'obligation de motiver une décision n'est remplie que lorsque les motifs fournis sont suffisants. Ce qui constitue des motifs suffisants est une question qui doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque espèce. Toutefois, en règle générale, des motifs sont suffisants lorsqu'ils remplissent les fonctions pour lesquelles l'obligation de motiver a été imposée. Pour reprendre les termes utilisés par mon collègue le juge d'appel Evans [TRADUCTION] : « [t]oute tentative pour formuler une norme permettant d'établir le caractère [page 36] suffisant auquel doit satisfaire un tribunal afin de s'acquitter de son obligation de motiver sa décision doit en fin de compte traduire les fins visées par l'obligation de motiver la décision » .


On ne s'acquitte pas de l'obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion. Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l'examen des facteurs pertinents.

[64]            En l'espèce, le demandeur prétend que l'alinéa 4a) du Hindu Marriage Act a pour effet d'empêcher que les coutumes adoptées après 1955 soient des exceptions à la règle générale qui interdit le mariage entre cousins germains. Le défendeur soutient que l'alinéa 4a) ne s'applique qu'aux coutumes qui existaient immédiatement avant l'entrée en vigueur du Hindu Marriage Act. Le défendeur dit, au paragraphe 55 de son mémoire des arguments :

[traduction]

Avec égards, le défendeur prétend qu'après avoir lu attentivement la disposition ci-dessus et lui avoir attribué son sens « ordinaire » , il appert qu'en fait l'alinéa 4a) ne vise que les coutumes « qui existaient AVANT l'entrée en vigueur » du Hindu Marriage Act. Par conséquent, le défendeur soumet respectueusement que l'alinéa 4a) ne s'applique qu'aux coutumes qui étaient en place avant l'entrée en vigueur de la Loi et que la disposition n'a pas pour effet d'interdire l'adoption de nouvelles coutumes.

[65]            L'interprétation de la disposition est un facteur important en l'espèce et les motifs de la SAI n'en font pas mention. Je suis d'avis qu'à cause de cette omission, les motifs de la SAI ne sont pas satisfaisants si on tient compte de la norme établie par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt VIA Rail, précité. Par conséquent, j'accueillerais la demande de contrôle judiciaire et je renverrais l'affaire devant un tribunal nouvellement constitué pour nouvelle décision.

[66]            Puisque j'ai tiré cette conclusion relativement à la question 2, il n'est pas nécessaire que j'examine les autres questions soulevées par le demandeur.

[67]            Le défendeur n'a proposé aucune question grave de portée générale.

[68]            Le demandeur dispose de sept jours à compter de la date de la présente décision pour soumettre une question grave de portée générale et le défendeur disposera de cinq jours pour présenter ses observations sur la question.

                                                                            _ John A. O'Keefe _             

                                                                                                     Juge                          

Ottawa (Ontario)

le 30 septembre 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                             IMM-3739-03

INTITULÉ :                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

c.

HARJIT SINGH MANN

LIEU DE L'AUDIENCE :      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :    LE 1ER JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :           LE 30 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Jamie Todd                               POUR LE DEMANDEUR

Mendel Green                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg, c.r.               POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Green & Spiegel                        POUR LE DÉFENDEUR

Toronto (Ontario)


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