Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200730


Dossier : T-2135-16

Référence : 2020 CF 802

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

JÉRÔME BACON ST-ONGE

demandeur

et

LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, JEAN-NOËL RIVERIN, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON ET DIANE RIVERIN

défendeurs

et

RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON, DIANE RIVERIN

ET

ME KENNETH GAUTHIER

intimés

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les intimés doivent répondre à une accusation d’outrage au tribunal. Les intimés René Simon, Gérald Hervieux, Raymond Rousselot, Marielle Vachon et Diane Riverin, qui sont membres du Conseil des Innus de Pessamit, sont accusés d’avoir contrevenu à une ordonnance de mon collègue le juge Roger R. Lafrenière, publiée à 2019 CF 794, qui les déclarait coupables d’un premier outrage au tribunal et qui les condamnait à payer une amende. L’intimé Kenneth Gauthier est avocat et représentait les autres intimés dans les procédures qui ont conduit à l’ordonnance du juge Lafrenière. Il est accusé d’avoir avoir agi de façon à entraver la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour, en conservant les sommes versées par les autres intimés dans son compte en fidéicommis, plutôt qu’en les payant à la Cour.

[2]  L’intimé Kenneth Gauthier présente une requête visant la tenue d’un procès séparé. Il soutient que la tenue d’un procès conjoint risque de le priver du droit à une défense pleine et entière, notamment parce qu’il sera dans l’impossibilité de contraindre les autres intimés à témoigner pour sa défense. Il invoque aussi le fait que le secret professionnel pourrait l’empêcher de témoigner au sujet des conseils qu’il a donnés aux autres intimés. Les autres intimés appuient sa requête et demandent eux aussi la tenue d’un procès séparé. Le demandeur s’y oppose.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rejette la requête visant la tenue d’un procès séparé.

[4]  En principe, des chefs d’accusation déposés conjointement doivent faire l’objet d’un procès conjoint. Le tribunal possède toutefois le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la tenue de procès séparés. Les critères qui encadrent l’exercice de cette discrétion ont été résumés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Last, 2009 CSC 45, aux paragraphes 16 à 18, [2009] 3 RCS 146 [Last] :

Selon le par. 591(3) du Code, l’ultime question à laquelle se trouve confronté le juge de première instance lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu de donner suite à une demande de séparation de chefs d’accusation est celle de savoir si les intérêts de la justice exigent une telle séparation.  Les intérêts de la justice englobent le droit de l’accusé d’être jugé en fonction de la preuve admissible contre lui, ainsi que l’intérêt de la société à ce que justice soit rendue d’une manière raisonnablement efficace, compte tenu des coûts.  Le risque évident que comporte l’instruction des chefs d’accusation réunis est que la preuve admissible à l’égard d’un chef influencera le verdict sur un chef non lié.

Les tribunaux ont concrétisé les critères généraux établis au par. 591(3) et ont dégagé des facteurs qui peuvent être appréciés quand il s’agit de décider de séparer ou non les chefs d’accusation.  L’exercice d’appréciation permet d’établir un équilibre raisonnable entre le risque de préjudice pour l’accusé et l’intérêt de la société à ce qu’il y ait un seul procès.  Il importe de rappeler que les intérêts de la justice exigent souvent la tenue d’une instruction conjointe.  L’arrêt Litchfield, dans lequel le ministère public a été empêché de plaider la cause de façon appropriée en raison d’une ordonnance de séparation contraire aux normes judiciaires, est un exemple.  La séparation peut nuire non seulement à l’efficacité, mais aussi à la fonction de recherche de la vérité du procès.

Les facteurs relevés par les tribunaux ne sont pas exhaustifs.  Ils aident seulement à dégager la façon dont les intérêts de la justice peuvent être servis dans un cas particulier et à éviter qu’une injustice soit commise.  Les facteurs que les tribunaux utilisent à bon droit sont notamment les suivants : le préjudice causé à l’accusé, le lien juridique et factuel entre les chefs d’accusation, la complexité de la preuve, la question de savoir si l’accusé entend témoigner à l’égard d’un chef d’accusation, mais pas à l’égard d’un autre, la possibilité de verdicts incompatibles, le désir d’éviter multiplicité des instances, l’utilisation de la preuve de faits similaires au procès, la durée du procès compte tenu de la preuve à produire, le préjudice que l’accusé risque de subir quant au droit d’être jugé dans un délai raisonnable et l’existence de moyens de défense diamétralement opposés entre coaccusés […].

[5]  Dans une décision subséquente, l’arrêt R c Sciascia, 2017 CSC 57, au paragraphe 33, [2017] 2 RCS 539, la Cour suprême a insisté sur les avantages découlant de la tenue de procès conjoints, notamment dans les affaires ou il existe un lien factuel suffisant entre les accusations :

Parmi les avantages, signalons la saine économie des ressources judiciaires qu’entraîne l’élimination des redondances, le soutien apporté à la fonction de recherche de la vérité du procès, la réduction des inconvénients auxquels sont exposés les témoins, la simplification des discussions en vue d’un règlement et le renforcement de la confiance du public du fait d’éloigner le spectre des conclusions contradictoires découlant de mêmes faits. 

[6]  Les critères applicables en matière criminelle et résumés dans l’arrêt Last s’appliquent également en matière d’outrage au tribunal : Microcell Solutions Inc c Telus Communications Inc, 2005 CanLII 11935 (CSQ) [Microcell].

[7]  Le facteur le plus important en l’espèce est le lien entre les chefs d’accusation. Contrairement à ce que soutient l’intimé Gauthier, les faits qui sont reprochés aux différents intimés sont inextricablement liés. En effet, il est allégué qu’au lieu de verser le montant de l’amende à la Cour, les intimés membres du conseil ont versé les sommes en cause à l’intimé Gauthier, qui les a conservées dans son compte en fidéicommis. Même si les accusations contre les divers intimés sont fondées sur des paragraphes distincts de la règle 466 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, la preuve portera sur les mêmes faits.

[8]  L’intimé Gauthier soutient également qu’il entend faire valoir un moyen de défense fondé sur le paragraphe 6 des conclusions de l’ordonnance du juge Lafrenière, selon laquelle le dossier devrait lui être retourné en cas de manquement à l’ordonnance. Or, sans me prononcer sur le fond du dossier, je vois mal en quoi ce moyen ne pourrait pas également être soulevé par les autres défendeurs. Ce moyen de défense n’affecte pas ma conclusion que les accusations contre les différents intimés portent sur les mêmes faits.

[9]  Bref, il s’agit d’une situation dans laquelle, pour emprunter aux motifs de la Cour suprême dans les arrêts Last et Sciascia, la réunion des chefs d’accusation favorise « la fonction de recherche de la vérité du procès » et prévient les « conclusions contradictoires découlant de mêmes faits ».

[10]  Il est néanmoins possible que le risque de préjudice à l’égard d’un accusé puisse faire pencher la balance en faveur de la tenue de procès séparés. L’accusé doit toutefois faire la démonstration d’un tel risque. Dans l’arrêt Last, la Cour suprême a donné des indications utiles sur le fardeau qui incombe à l’accusé. Cette affaire portait sur la réunion de deux chefs d’accusation visant le même accusé, mais des victimes distinctes. L’accusé affirmait qu’il aurait souhaité témoigner à l’égard de l’un des chefs d’accusation, mais non à l’égard de l’autre. J’estime que les remarques de la Cour sont également pertinentes dans un cas qui implique plusieurs accusés. Au paragraphe 26, la Cour a affirmé que l’accusé devait fournir

[…] assez de renseignements pour transmettre le message que, objectivement, son intention de témoigner est bien fondée.  Les renseignements pourraient être le type de moyens de défense que l’accusé peut invoquer ou la nature de son témoignage […].

[11]  De la même manière, la Cour d’appel du Québec a affirmé qu’il appartenait à l’accusé d’établir, par prépondérance de preuve, les raisons justifiant la tenue d’un procès séparé : R c Boulet, [1987] RL 574, 40 CCC (3d) 38.

[12]  Or, dans sa requête, l’intimé Gauthier n’expose pas la nature des moyens de défense qu’il entend faire valoir. Il n’indique pas non plus les faits au sujet desquels il pourrait témoigner, ni ceux au sujet desquels il pourrait vouloir contraindre ses coaccusés à témoigner. Il se contente d’échafauder des hypothèses au sujet de la possibilité que lui ou ses coaccusés choisissent de témoigner. Cependant, ces hypothèses ne sont pas fondées sur des faits qui me permettraient de conclure objectivement, comme l’exige l’arrêt Last, à un risque de préjudice; voir aussi l’affaire Microcell, au paragraphe 26.

[13]  Il est vrai, comme je l’ai mentionné plus tôt, que l’intimé Gauthier, dans ses observations en réplique, a évoqué un moyen de défense fondé sur le paragraphe 6 des conclusions de l’ordonnance du juge Lafrenière. Cependant, il ne relie aucunement ce moyen de défense au préjudice qu’il invoque.

[14]  L’intimé Gauthier soutient également que la tenue d’un procès conjoint risque de compromettre le secret professionnel ou l’immunité de divulgation des communications entre un avocat et son client. Il affirme que, si les procès ne sont pas séparés, le demandeur pourra indirectement mettre en preuve des renseignements protégés par le secret professionnel.

[15]  Dans le cadre de la présente requête, je n’entends pas me prononcer sur la portée du secret professionnel ni rendre une décision anticipée concernant des objections à la preuve qui pourraient être soulevées lors du procès. Il suffit de signaler que la portée du secret professionnel est la même, que les chefs d’accusation fassent l’objet de procès séparés ou non.

[16]  Par ailleurs, l’intimé Gauthier évoque la situation où l’un de ses coaccusés choisirait de témoigner pour sa défense lors d’un procès conjoint. Le témoignage de ce coaccusé pourrait alors faire preuve contre l’intimé Gauthier. Celui-ci affirme qu’il en découlerait une « intrusion illégale dans la relation avocat-client dont le secret professionnel ». J’avoue avoir du mal à saisir cet argument. Le secret professionnel bénéficie au client et non à l’avocat. Seul le client peut y renoncer. L’intimé Gauthier ne peut invoquer le secret professionnel de ses clients à son propre bénéfice.

[17]  Afin d’envisager l’affaire de la perspective la plus favorable à l’intimé Gauthier, on peut faire l’hypothèse que les intimés membres du conseil exercent différemment leur choix de renoncer au secret professionnel selon que les chefs d’accusation font l’objet de procès séparés ou non. Or, l’intimé Gauthier ne l’affirme pas explicitement dans son mémoire des faits et du droit, et le dossier ne contient aucune information objective qui me permet de conclure en ce sens. De toute manière, l’intimé Gauthier n’a pas de droit à ce que ses clients ne renoncent pas au secret professionnel. Le droit au silence permet à l’accusé de choisir de témoigner ou non. Il ne porte pas sur le témoignage d’autres personnes. Bien qu’un accusé puisse avoir intérêt à ce qu’un témoin garde le silence, ne collabore pas avec le poursuivant ou insiste sur le maintien du secret professionnel, il n’a aucun droit relatif à ce témoignage. Il s’ensuit que l’effet que la tenue d’un procès séparé ou conjoint pourrait avoir sur les motivations et les choix du témoin ne constitue pas une source de préjudice que l’accusé peut invoquer.

[18]  Par conséquent, l’intimé Gauthier n’a pas démontré que la tenue d’un procès conjoint l’exposait à un risque de préjudice. Les intimés membres du conseil se sont contentés d’appuyer la requête de l’intimé Gauthier, sans faire état de motifs distincts. Il n’y a donc pas de preuve de risque de préjudice à leur égard. L’examen de l’ensemble des facteurs mentionnés dans l’arrêt Last m’amène donc à conclure que l’intérêt de la justice commande la tenue d’un procès conjoint.

[19]  La requête visant la tenue d’un procès séparé sera donc rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier T-2135-16

LA COUR ORDONNE que :

1.  La requête visant la tenue d’un procès séparée est rejetée.

2.  L’intimé Gauthier est condamné à payer les dépens de la présente requête au demandeur.

« Sébastien Grammond »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-2135-16

INTITULÉ :

JÉRÔME BACON ST-ONGE c LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, JEAN-NOËL RIVERIN, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON, DIANE RIVERIN ET ME KENNETH GAUTHIER

REQUÊTE ÉCRITE CONSIDÉRÉE À OTTAWA, ONTARIO SUITE À LA RÈGLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUILLET 2020

PRÉTENTIONS ÉCRITES PAR 

François Boulianne

Pour le demandeur

 

Marc Brouillette

POUR L’INTIMÉ

mE KENNETH GAUTHIER

 

Jean-Yves Groleau

Pour L’INTIMÉE

DIANE RIVERIN

 

Stéphan Charles-Grenon

POUR LES INTIMÉS

RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX, RAYMOND ROUSSELOT ET MARIELLE VACHON

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

François Boulianne

Québec (Québec)

Pour le demandeur

Marc Brouillette

Sept-Îles (Québec)

 

POUR L’INTIMÉ

ME KENNETH GAUTHIER

Bureau d’aide juridique

Baie-Comeau (Québec)

Pour l’intiméE

DIANE RIVERIN

BCF Avocats d’affaires

Québec (Québec)

pour LES intiméS

RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX, RAYMOND ROUSSELOT ET MARIELLE VACHON

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.