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Date : 20200730


Dossier : IMM-6012-19

Référence : 2020 CF 781

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 30 juillet 2020

En présence de monsieur le juge A. D. Little

ENTRE :

MARGARET OLUBUNMI AGBEJA,

PRISCILLA FOLARANMI AGBEJA,

AYODELE OLADAPO FESTUS AGBEJA,

JOSHUA OLUWANIFEMI AGBEJA

demandeurs

et

MINISTRE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont tous membres d’une famille nigériane qui demandent l’asile au Canada au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  Ils demandent à la Cour d’annuler la décision rendue le 20 septembre 2019 par la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR). Dans sa décision, la SAR a rejeté leur appel de la décision rendue le 14 décembre 2018 par la Section de la protection des réfugiés (SPR).

[3]  La SAR et la SPR ont toutes deux rejeté leur demande d’asile. La principale question en litige était de savoir si la famille avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) au Nigéria, c’est-à-dire un endroit sécuritaire où elle pourrait vivre sans crainte que la demanderesse mineure soit forcée de subir la mutilation génitale féminine. La SAR et la SPR ont conclu toutes les deux que la famille disposait d’une PRI à Lagos ou à Abuja, au Nigéria.

[4]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I.  Faits et événements à l’origine de la présente demande

[5]  Les demandeurs sont Margaret Olubunmi Agbeja, son époux, Ayodele Oladapo Festus Agbeja, leur fille, Priscilla, et leur fils, Joshua. Ce sont tous des citoyens du Nigéria qui sont originaires de l’État d’Oyo.

[6]  La famille de M. Agbeja vénère un oracle connu sous le nom d’oracle Ifa. L’oracle Ifa impose une pratique rituelle consistant à faire subir la mutilation génitale féminine peu après la naissance d’une fille. Les parents demandeurs, en tant que chrétiens, s’y opposent. Cependant, en 2010, des membres de la famille de M. Agbeja ont infligé la mutilation génitale féminine à la première fille du couple. Celle-ci en est morte, peu après sa naissance.

[7]  Leur deuxième fille est née en mai 2012. Peu après sa naissance, la veille du jour où le même rituel devait avoir lieu, la famille a fui son domicile. La SAR a constaté qu’« une telle désobéissance mérite la mort ».

[8]  De mai 2012 à décembre 2016, la famille a vécu avec un cousin dans une ville située à environ 50 kilomètres. Pendant cette période de plus de quatre ans, les deux parents ont occupé un emploi. Mme Agbeja est infirmière et sage-femme qualifiée, et elle travaillait de nuit dans un hôpital. M. Agbeja, qui est comptable qualifié et titulaire d’une maîtrise en administration des affaires, vendait de l’eau. La SPR et la SAR ne disposaient d’aucun élément de preuve indiquant que des membres de la famille de M. Agbeja avaient tenté de retrouver la famille, qu’ils avaient communiqué avec elle ou qu’ils l’avaient menacée pendant cette période.

[9]  En décembre 2016, la famille s’est enfuie aux États-Unis. Ils n’y ont pas présenté de demande d’asile, car ils n’avaient pas les moyens de retenir les services d’un avocat. Ils sont arrivés au Canada en septembre 2017 et ont présenté une demande d’asile peu après. La demande d’asile de Mme Agbeja (en tant que demanderesse principale) reposait sur le fait que les membres de la famille de son époux retrouveraient la famille et forceraient leur deuxième fille à subir la mutilation génitale féminine.

[10]  Le père de Mme Agbeja a fourni un affidavit indiquant qu’à deux reprises, en septembre et en octobre 2018, des membres de la famille de M. Agbeja lui ont rendu visite à son domicile et lui ont demandé où se trouvait la famille. Lors de la deuxième visite, les visiteurs l’ont [traduction« menacé pour qu’il leur livre » la famille (dossier certifié du tribunal (DCT), à la p 275). L’affidavit ne précisait ni n’expliquait la nature, la cible ou la gravité de la menace.

[11]  La SPR a entendu leurs demandes d’asile le 14 décembre 2018. Le 23 janvier 2019, la SPR a rejeté leurs demandes. Dans une décision rendue de vive voix, le commissaire de la SPR a conclu que les demandeurs ne satisfaisaient pas aux exigences de la LIPR, en ce sens qu’ils n’étaient ni des réfugiés ni des personnes à protéger. Le commissaire de la SPR a conclu (DCT, à la p 42) qu’il n’y avait [traduction« aucun risque prospectif, que ce soit au titre de » l’art 96 ou de l’art 97 de la LIPR, et que les demandeurs disposaient d’une PRI à Lagos ou à Abuja, deux grandes villes du Nigéria (dont aucune n’est située dans l’État d’Oyo).

[12]  En appel, la SAR a conclu que la question déterminante était la viabilité de la PRI à Lagos ou à Abuja. Dans ses motifs, la SAR a confirmé que, dans le cadre de son examen indépendant de l’affaire, elle avait analysé le dossier, y compris la preuve documentaire, écouté l’ensemble de l’enregistrement audio de l’audience devant la SPR et examiné les arguments présentés par les demandeurs (motifs de la SAR, aux para 5 et 44).

[13]  La SAR a jugé que la décision de la SPR était juste. La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient « pas établi qu’il exist[ait] une possibilité sérieuse de persécution ou qu’ils pourraient être personnellement exposés à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou soumis au risque de torture s’ils déménage[aient] à Abuja ou à Lagos » (motifs de la SAR, au para 45). La SAR a également conclu que les demandeurs n’avaient pas « établi qu’il serait objectivement déraisonnable ou trop difficile pour eux de se réinstaller à Abuja ou à Lagos » (au para 46). Selon la SAR, cette conclusion était déterminante dans le cadre de l’appel (au para 46).

II.  Questions soulevées par les demandeurs

[14]  Les demandeurs soulèvent cinq questions. Premièrement, ils soutiennent que la SAR a négligé, a mal compris ou n’a pas appliqué le bon [traduction« cadre d’analyse » aux allégations de difficultés des demandeurs lorsqu’elle a examiné la PRI. Les demandeurs prétendent que la SAR a commis une erreur de droit en ne considérant pas la persécution alléguée de la part de membres de la famille comme étant distincte de la persécution alléguée de la part d’acteurs étatiques ou de groupes criminels.

[15]  Deuxièmement, les demandeurs soulèvent une série d’arguments portant sur le raisonnement de la SAR, ainsi que sur sa compréhension et son utilisation de la preuve au sujet de la mutilation génitale féminine au Nigéria. Ces arguments concernent la législation fédérale du Nigéria contre la mutilation génitale féminine, la prévalence de cette pratique à Lagos ou à Abuja, les renseignements disponibles sur la situation dans le pays et la crainte des parents demandeurs que la mutilation génitale féminine soit infligée par la force à leur fille.

[16]  Troisièmement, les demandeurs soutiennent que la mort de la première fille des parents des suites de la mutilation génitale féminine devrait soulever une [traduction« présomption de fait » suffisante au sujet de la mutilation génitale de la deuxième fille pour justifier une conclusion de crainte fondée de persécution future.

[17]  Quatrièmement, les demandeurs contestent la conclusion de la SAR quant à la crédibilité, alléguant que la SAR n’a pas rendu une décision en « termes clairs et explicites », comme l’exige Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228 (CA) [Hilo].

[18]  Enfin, les demandeurs soutiennent que la SAR s’est fondée à tort sur un guide jurisprudentiel qui a été révoqué par la CISR depuis la décision de la SAR.

III.  Norme de contrôle

[19]  Les deux parties ont présenté des observations fondées sur la norme de contrôle de la décision raisonnable décrite dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Il s’agit de la norme de contrôle applicable en l’espèce. Voir aussi Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157 au para 35.

[20]  Bien qu’elles se soient entendues sur la norme de contrôle applicable, les parties se sont appuyées sur différents passages de Vavilov pour étayer leurs positions sur le fond. Les demandeurs ont fait remarquer qu’une cour de révision devait tenir compte à la fois des motifs fournis par le décideur et du résultat : Vavilov, au para 86. Ils ont également mentionné un passage ultérieur où les juges majoritaires de la Cour suprême font remarquer que « [d]e multiples contraintes juridiques et factuelles » peuvent influer sur une décision, que ces contraintes « interagi[ssent] les unes avec les autres » et que « l’omission de justifier la décision en regard d’une des contraintes pertinentes peut suffire à amener la cour de révision à perdre confiance dans le caractère raisonnable de la décision » (Vavilov, au para 194).

[21]  Le ministre défendeur a souligné que la cour de révision devait tenir compte de l’ensemble de la décision pour comprendre le fondement sur lequel elle reposait : Vavilov, au para 97; voir aussi Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable comporte une appréciation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, des décisions administratives, tout en gardant à l’esprit que la perfection n’est pas la norme à appliquer : Vavilov, aux para 12 et 91. Il ne doit y avoir aucune « faille décisive » dans la « logique globale » des motifs de la décision : Vavilov, au para 102.

[22]  Ces observations devraient être mises en contexte pour les besoins de la présente demande. Le contrôle judiciaire d’une décision ne constitue ni un appel ni un nouveau procès. La cour de révision ne substitue pas sa propre décision, n’apprécie pas à nouveau la preuve et ne tirent pas sa propre conclusion sur le fond. En fait, la cour examine la décision afin d’assurer l’équité du processus administratif quant à la procédure et quant au fond. Les décisions doivent être transparentes, intelligibles et justifiées.

[23]  La tâche de la cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la décision en cause (en l’espèce, la décision de la SAR) est raisonnable au regard tant de sa justification que de son résultat. Les motifs fournis par le décideur constituent le point de départ. Une attention particulière leur est accordée. Une décision qui serait autrement raisonnable ne sera pas maintenue si son fondement est erroné, notamment en raison d’une analyse déraisonnable dans les motifs, ou si la décision n’est pas justifiée par les faits et le droit applicable : Vavilov, aux para 83-86 et 96-97; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 aux para 26-28. Comme l’a récemment fait remarquer le juge de Montigny, « les motifs peuvent être aussi importants que le résultat » (Canada (Procureur général) c Honey Fashions Ltd, 2020 CAF 64 au para 29).

[24]  Bien que l’examen de la cour soit rigoureux, en ce sens qu’il sera approfondi et sensible aux circonstances juridiques et factuelles propres à chaque cas, l’examen est également discipliné. Toutes les lacunes ou erreurs ne justifient pas l’intervention de la cour. Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision « déraisonnable », au sens où on l’entend dans la jurisprudence : Vavilov, aux para 12-13, 100 et suivants. Les motifs de la Cour suprême dans Vavilov et les affaires subséquentes décrivent des circonstances qui justifient la conclusion selon laquelle une décision est déraisonnable. Les mêmes motifs prescrivent également que la cour de révision doive faire preuve de retenue au moment de tirer cette conclusion.

[25]  Les observations orales des parties concernant l’incidence de Vavilov sur la jurisprudence antérieure en matière de contrôle judiciaire qui émanait de Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, différaient quelque peu. La demanderesse soutenait que Vavilov accordait une plus grande souplesse à la cour qui révise une décision administrative, tandis que le ministre considérait Vavilov comme une reformulation complète du droit antérieur. Aucune des parties n’a toutefois laissé entendre que des affaires antérieures à Vavilov auraient été tranchées différemment aujourd’hui, et les deux parties se sont contentées de s’appuyer principalement sur Vavilov, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question en l’espèce.

IV.  Analyse

[26]  Comme le prévoit Vavilov, l’analyse commence par l’examen des motifs de la décision de la SAR. Comme il a été mentionné, la SAR s’est concentrée sur la disponibilité d’une PRI au Nigéria, concluant (comme l’a fait la SPR) que les villes de Lagos ou d’Abuja étaient des endroits pouvant être qualifiés de PRI.

[27]  La SAR a énoncé le critère à deux volets permettant de déterminer s’il existe une PRI, tel qu’il est établi par la Cour d’appel fédérale dans Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) [Rasaratnam]. La SAR a examiné la question de savoir si les membres de la famille que craignent les demandeurs auraient l’intérêt ou la motivation de les rechercher partout au Nigéria, en particulier à Lagos ou à Abuja, et si ces membres de la famille disposaient des moyens et de la capacité de le faire. La SAR a conclu que les membres de la famille n’avaient ni l’intérêt de retrouver les demandeurs ni la capacité de le faire, et qu’il n’existait pas une possibilité sérieuse, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs soient persécutés dans les PRI proposées. Les motifs de la SAR font état des facteurs suivants :

  • Les risques auxquels étaient exposés les demandeurs étaient limités à l’État d’Oyo, où la mutilation génitale de leur première fille a eu lieu. Les membres de la famille que craignent les demandeurs les ont seulement recherchés dans une communauté située dans l’État d’Oyo, et nulle part ailleurs.
  • Les demandeurs avaient vécu pendant quatre ans dans une communauté située à seulement 50 kilomètres de la résidence des membres de la famille qu’ils craignent, sans avoir de contact avec eux ou recevoir des menaces de leur part.
  • La SAR avait des « préoccupations en matière de crédibilité » au sujet des éléments de preuve portant des visites rendues au père de Mme Agbeja par des membres de la famille que craignent les demandeurs.
  • Les demandeurs n’ont pas démontré comment les membres de la famille qu’ils craignent les retrouveraient à Lagos ou à Abuja. Bien que Mme Agbeja ait témoigné qu’ils avaient un vaste réseau leur permettant de les localiser partout au Nigéria, son témoignage n’était pas étayé par suffisamment d’éléments de preuves crédibles montrant comment les membres de la famille auraient les moyens ou les ressources nécessaires pour les retrouver.
  • D’autres facteurs spécifiques ont milité contre le fait que les demandeurs seraient devenus connus, notamment une faible probabilité que leur retour au Nigéria et leur présence soient découverts, en particulier dans une grande ville éloignée des membres de la famille que craignent les demandeurs, ainsi que l’avis de la SAR selon lequel les demandeurs n’ont pas un « profil » médiatisé dans le pays.

[28]  Avant d’en arriver à sa conclusion concernant l’intérêt et la capacité des membres de la famille que craignent les demandeurs, la SAR a également tenu compte de la preuve sur la situation dans le pays, particulièrement dans le contexte des Directives du président de la CISR concernant la persécution fondée sur le sexe et de la preuve documentaire portant sur la prévalence de la mutilation génitale féminine au Nigéria.

[29]  La SAR s’est ensuite penchée sur le deuxième volet du critère établi dans Rasaratnam – la question de savoir s’il était raisonnable pour les demandeurs de déménager à Lagos ou à Abuja. La SAR a conclu que, malgré les difficultés que subiraient les demandeurs, il ne serait pas excessivement difficile pour les demandeurs de déménager dans l’une ou l’autre des villes. La SAR a adopté le raisonnement dans le guide jurisprudentiel de la CISR pour le Nigéria dans son analyse du deuxième volet du cadre d’analyse établi dans Rasaratnam.

[30]  La SAR a fait remarquer que les parents demandeurs sont des professionnels très instruits qui n’ont pas d’obstacles de langue, d’emploi ou autres pour vivre et chercher un emploi dans les deux villes. Elle a également examiné la preuve sur la situation dans le pays en ce qui concerne les risques généraux en matière de sécurité dans les villes, et la question de savoir si les croyances religieuses chrétiennes des demandeurs les exposaient à des menaces; les risques généraux de mutilation génitale féminine dans les régions des PRI; la question de savoir si les demandeurs devraient se cacher dans les villes proposées comme PRI pour se protéger. La SAR a jugé que les conditions à Lagos et à Abuja ne compromettraient pas la vie ou la sécurité des demandeurs et que, par conséquent, les deux villes étaient des PRI adéquates.

[31]  La SAR a donc rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR.

[32]  Les cinq arguments soulevés par les demandeurs pour contester la décision de la SAR seront examinés l’un à la suite de l’autre.

a)  La SAR a-t-elle appliqué le mauvais [traduction] « cadre d’analyse » aux allégations de difficultés des demandeurs?

[33]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur de droit en ne considérant pas la persécution alléguée de la part de membres de la famille comme étant distincte de la persécution alléguée de la part d’acteurs étatiques ou de groupes criminels. À l’appui de cette position, les demandeurs ont soutenu que les cas de persécution par des membres de la famille sont différents d’autres types de persécution, car : (i) la séparation de quelqu’un de sa famille entière dans la région d’une PRI – isolement de la famille, des amis et des connaissances pour veiller à ce que sa présence ne finisse pas par être connue des agents de persécution faisant partie de la famille – constitue en soi une difficulté, ainsi qu’une impossibilité pratique, et elle est tout à fait différente de la séparation d’acteurs étatiques ou d’autres agents de persécution ne faisant pas partie de la famille; (ii) la protection de l’État est beaucoup moins probable si la persécution est l’œuvre d’un membre de la famille, comparativement à la protection offerte par l’État contre la persécution par des groupes criminels ou des membres d’une communauté ethnique différente.

[34]  Les demandeurs invoquent la décision du juge Barnes dans Ng’aya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1136 [Ng’aya], qui énonce le cadre d’analyse pertinent pour apprécier les difficultés excessives lorsque les agents de persécution craints sont des membres de la famille. Cette décision a subséquemment été examinée ou suivie depuis 2006, notamment dans Lopez Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 550 [Lopez Martinez], et Abbas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1576 [Abbas]. Les demandeurs soutiennent qu’ils ont soulevé cet argument devant la SAR, mais que cette dernière ne l’a pas abordé.

[35]  Les observations des demandeurs ne peuvent être retenues pour plusieurs motifs. Premièrement, la SAR a appliqué le critère juridique approprié pour déterminer s’il existait une PRI. La juge Kane a expliqué de façon instructive l’analyse relative aux PRI effectuée dans Haastrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 141 [Haastrup] :

[29]  Comme l’expliquent l’arrêt Ranganathan [c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA)] et la jurisprudence traitant des principes susmentionnés, le demandeur d’asile est un réfugié qui fuit l’ensemble de son pays, non seulement un village ou une région. Par conséquent, le demandeur d’asile ne peut pas demander l’asile dans un autre pays tant qu’il existe un endroit dans son propre pays – même si ce n’est pas celui où il souhaite vivre – où il serait protégé contre le risque auquel il prétend être exposé, et qui ne serait pas déraisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances. Il incombe au demandeur d’asile de démontrer, par une preuve objective, que l’endroit proposé comme PRI est déraisonnable. Cela signifie qu’il doit établir qu’il existe une possibilité sérieuse d’être persécuté à l’endroit proposé pour la PRI ou qu’il est déraisonnable de s’y installer en raison des conditions qui y prévalent, compte tenu de toutes les circonstances, y compris de la situation personnelle du demandeur.

[30]  Pour conclure qu’une PRI n’est pas raisonnable dans sa situation particulière, le demandeur d’asile doit établir qu’il serait exposé à bien plus qu’aux épreuves indues que sont la perte d’un emploi, la séparation de sa famille, la difficulté de trouver du travail et la diminution de sa qualité de vie. Bien que la situation qui menace sa vie et sa sécurité milite clairement contre la PRI proposée, d’autres types d’épreuves indues pourraient ne pas satisfaire à ce critère très exigeant. La ligne de démarcation variera.

[36]  Cette analyse s’applique aux demandes présentées au titre des articles 96 et 97 de la LIPR : voir Idugboe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 334, le juge McHaffie, au para 59, citant Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 au para 16, et Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 aux para 45-46.

[37]  La SAR a également appliqué l’analyse fréquemment menée au sujet de l’intérêt, de la motivation, des moyens et de la capacité des agents de persécution pour apprécier la preuve.

[38]  Deuxièmement, la SAR n’a pas négligé les observations des demandeurs concernant Ng’aya. Peu après le début de ses motifs, la SAR a expressément fait remarquer que les demandeurs s’appuyaient sur Ng’aya et a reproduit le paragraphe 14 de la décision du juge Barnes dans cette affaire – le même passage qui a été cité devant la SAR, dans les observations écrites des demandeurs (DCT, p 28, au para 8), et devant la Cour, dans les observations écrites des demandeurs et dans les plaidoiries. Les motifs de la SAR mentionnent l’argument selon lequel les demandeurs devraient « vivre dans la clandestinité dans la ville envisagée comme PRI, car leur présence finirait par être connue des agents de persécution » et que « le fait de devoir vivre dans la clandestinité ne revient pas à vivre une vie normale et qu’il n’existe aucune protection » : voir les motifs de la SAR, au para 6, point 2.

[39]  Au paragraphe 41 de ses motifs, la SAR a déclaré qu’elle avait « étudié soigneusement » l’argument des demandeurs selon lequel « ils devraient vivre dans la clandestinité dans la PRI pour se protéger contre les préjudices et que cela serait déraisonnable ». La SAR a fait remarquer que les demandeurs avaient vécu quatre ans à seulement 50 kilomètres de la famille qu’ils craignaient, sans qu’il n’y ait de signalement de préjudice. À ce stade de ses motifs, la SAR avait déjà mentionné cette période de quatre ans dans son analyse relative à la question de savoir si les membres de la famille que craignaient les demandeurs auraient les moyens ou les ressources nécessaires pour retrouver les demandeurs dans les PRI (motifs de la SAR, au para 23). Au paragraphe 41, la SAR était également sceptique quant aux allégations des demandeurs selon lesquelles ils avaient vécus dans la clandestinité, faisant remarquer que la preuve du cousin avec lequel les demandeurs avaient résidé durant cette période ne mentionnait pas à quels types de difficultés ils avaient dû faire face, y compris le besoin de se cacher.

[40]  Il est vrai que la SAR n’a ni expressément établi un lien entre son raisonnement et l’affaire Ng’aya, ni tenté d’établir une distinction. Cependant, dans ses motifs, la SAR a bel et bien débattu cette question, et ce, d’une manière satisfaisante, tant dans les paragraphes qui viennent d’être cités que (comme l’a soutenu le ministre) plus généralement : voir Vavilov, aux para 127-128.

[41]  Troisièmement, les décisions dans Ng’aya, Lopez Martinez et Abbas ne créent pas un critère nouveau ou différent pour déterminer s’il existe une PRI : voir Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 524 aux para 36-37, où le juge Lafrenière est arrivé à la même conclusion au sujet de Ng’aya et Lopez Martinez. Au lieu de cela, le critère juridique bien établi pour déterminer s’il existe une PRI est suffisamment souple pour permettre à la SAR d’apprécier la preuve dans les affaires impliquant divers agents de persécution (comme un groupe criminel dans Lopez Martinez). Il est vrai que les trois arrêts de la Cour d’appel fédérale qui traitent du critère permettant d’établir l’existence d’une PRI (Rasaratnam, précité; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu]; Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA) [Ranganathan]) ne concernaient pas des membres d’une famille craints comme étant les agents de la persécution alléguée. Cependant, cela ne rend pas le critère juridique permettant de déterminer l’existence d’une PRI inapplicable aux allégations de persécution par des membres de la famille – comme le démontrent les demandes accueillies dans Ng’aya et Abbas (au para 16).

[42]  Enfin, les difficultés excessives et une PRI déraisonnable ne découlent pas inévitablement d’une séparation, voire même d’un isolement des parents et des amis. Le caractère raisonnable d’une éventuelle PRI est apprécié au cas par cas, en fonction de la preuve présentée au titre du critère applicable. Comme l’a fait remarquer le ministre, dans Ranganathan, la Cour d’appel a conclu que le deuxième volet exigeait une preuve « réelle et concrète » de « rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un [demandeur] tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr » (au para 15). Les motifs du juge Létourneau ont ensuite indiqué que l’« absence de parents » à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, « ne peut correspondre à une telle condition que si [...] la vie ou la sécurité du [demandeur] est mise en cause » (au para 15). Le même point est soulevé par le juge Linden dans Thirunavukkarasu, à la p 598, et par la juge Kane dans Haastrup, au para 30.

[43]  Par conséquent, le premier argument des demandeurs ne peut pas être retenu.

b)  La décision de la SAR a-t-elle examiné de façon déraisonnable la preuve sur la mutilation génitale féminine?

[44]  Le deuxième argument des demandeurs est que la décision de la SAR est déraisonnable en raison de la façon dont elle a apprécié les éléments de preuve sur la mutilation génitale féminine. Bien que les demandeurs aient soulevé ces points de façon distincte, ils sont mieux examinés ensemble. Ils soutiennent que :

  • la SAR a fait référence à la législation nigériane contre la pratique de la mutilation génitale féminine, sans tenir compte de la question de savoir si la législation était vraiment appliquée – les demandeurs affirment que ce n’est pas le cas;
  • la SAR n’a pas correctement tenu compte d’autres rapports déposés en preuve démontrant que le gouvernement fédéral du Nigéria n’avait pris aucune mesure pour lutter contre la mutilation génitale féminine, que cette pratique était plus répandue que ce que donnaient à penser les conclusions de la SAR, que la législation fédérale n’était pas largement connue ou comprise et que la police n’était pas encline à intervenir pour prévenir la pratique ou poursuivre ceux qui s’y livraient;
  • la SAR s’est fondée à tort sur des renseignements relatifs à la situation dans le pays qui donnaient à penser que le risque de mutilation génitale féminine était inférieur à 10 p. 100 dans les PRI et que même un risque de 10 p. 100 équivalait à une possibilité sérieuse de persécution;
  • la SAR considère la mutilation génitale féminine comme un choix parental – quelque chose qui peut être simplement refusé –, tandis qu’en fait, les demandeurs craignent la mutilation de leur fille par la force. L’avocat a soutenu que la SPR et la SAR [traduction« trait[aient] le risque de mutilation génitale féminine à la légère ».

[45]  Le ministre a présenté des observations pour réfuter ces points. Par exemple, selon lui, la preuve donne à penser que la prévalence globale de la mutilation génitale féminine (c’est-à-dire le risque généralisé) est inférieure à 10 p. 100 dans les PRI proposées, voire inférieure à cela lorsque les parents la refusent (ce qui constitue une possibilité selon ce que donnent à penser certains renseignements sur la situation dans le pays).

[46]  Dans Vavilov, la Cour suprême du Canada a relevé deux types de lacunes fondamentales qui, si elles sont présentes dans le raisonnement d’un décideur, peuvent rendre une décision déraisonnable (au para 101). Une est décrite comme se produisant « dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision ». Vavilov explique plus loin que les contraintes factuelles et juridiques dont une cour de révision peut tenir compte comprennent la preuve dont disposait le décideur, car une décision raisonnable est justifiée au regard des faits. Cependant, la cour de révision ne doit pas apprécier à nouveau la preuve présentée au décideur administratif. Voir Vavilov, aux para 125-126.

[47]  Les arguments soulevés en l’espèce portent sur l’importance et l’utilisation des éléments de preuve documentaire et des rapports sur les conditions dans le pays d’origine, en particulier sur la mutilation génitale féminine et les conditions étroitement liées, dans les motifs de la SAR concernant la disponibilité des deux PRI.

[48]  À mon avis, le fond de l’argument soulevé par les demandeurs dans le cadre de la présente demande équivaut à demander à la Cour qu’elle apprécie à nouveau la preuve dont disposait la SAR et qu’elle tire une conclusion différente au sujet de cette preuve. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[49]  Une cour de révision peut décider (entre autres choses) si la SAR a suffisamment justifié ses conclusions sur cette question, ou si la SAR a fait fi des « contraintes » factuelles dans la preuve, rendant ainsi sa décision déraisonnable. Après avoir examiné à la fois les questions et les observations des parties, je ne suis pas convaincu que les motifs de la SAR soient indéfendables ou que son appréciation des éléments de preuve sur cette question entraîne une perte de confiance globale dans le caractère raisonnable de la décision. J’en arrive à cette conclusion en reconnaissant que les motifs de la SAR sur la mutilation génitale féminine ne sont pas un modèle, et en tenant compte du contexte particulier dans lequel ces préoccupations ont été soulevées en l’espèce. Voir Vavilov, aux para 101, 125-126 et 194.

c)  La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant d’appliquer une présomption de fait?

[50]  Les demandeurs soutiennent que la mort de la première fille des parents des suites de la mutilation génitale féminine, à titre d’acte antérieur de persécution, devrait soulever une [traduction« présomption de fait » au sujet de la mutilation génitale de la deuxième fille, suffisant ainsi à appuyer une crainte fondée de persécution future. Les demandeurs soutiennent qu’aucun élément de preuve ne réfute cette présomption et que, par conséquent, sur le plan juridique, ils se sont acquittés de leur fardeau de démontrer une crainte fondée et prospective de persécution. L’avocat a fait valoir que la SAR avait commis une erreur en considérant que la preuve portait sur un [traduction« risque nouveau ».

[51]  Les deux parties ont invoqué Fernandopulle c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 91. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a refusé de reconnaître une présomption de droit réfutable selon laquelle une persécution passée devrait entraîner une crainte fondée de persécution future : voir para 15-16 et 21.

[52]  Même si une inférence de persécution future était tirée en l’espèce, la conclusion de la SAR à l’égard de deux PRI viables au Nigéria constitue une réponse complète à l’argument des demandeurs. La SAR a conclu, compte tenu de la preuve, que les membres de la famille que craignent les demandeurs n’avaient ni l’intérêt ni la capacité de les retrouver à Lagos ou à Abuja. De plus, comme l’a soutenu l’avocat du défendeur, la SAR a conclu que le risque de persécution par les membres de la famille que craignent les demandeurs était géographiquement limité à l’État d’Oyo – où la mutilation génitale de la première fille des demandeurs s’est produite en 2010 – et ne s’étendait pas à Lagos ou à Abuja.

[53]  Par conséquent, l’argument des demandeurs quant à la présomption de fait ne peut pas être retenu.

d)  La SAR a-t-elle commis une erreur de droit au sujet de la crédibilité?

[54]  Les demandeurs contestent la conclusion de la SAR concernant une question de crédibilité en rapport avec l’analyse relative à l’intérêt et à la capacité des membres de la famille que craignent les demandeurs de les retrouver. Ils prétendent que la SAR a commis une erreur de droit en « dout[ant] » du témoignage d’un témoin sans tirer une conclusion quant à la crédibilité en « termes clairs et explicites ». La position du ministre était que les motifs de la SAR étaient suffisants, en ce sens qu’ils mentionnaient les éléments de preuve à l’origine de la préoccupation et expliquaient les raisons.

[55]  Les expressions citées par les demandeurs sont tirées de Hilo, où le juge Heald a déclaré ce qui suit :

L’appelant est la seule personne qui a témoigné verbalement devant la Commission; son témoignage n’a pas été contredit. Les seules observations concernant sa crédibilité figurent dans le bref passage cité ci-dessus, dont l’ambiguïté rend la situation difficile. En effet, le tribunal ne rejette pas catégoriquement le témoignage de l’appelant mais semble douter de la crédibilité de ce dernier. Selon moi, la Commission se trouvait dans l’obligation de justifier, en termes clairs et explicites, pourquoi elle doutait de la crédibilité de l’appelant. L’évaluation (précitée) que la Commission a faite au sujet de la crédibilité de l’appelant est lacunaire parce qu’elle est exposée en termes vagues et généraux. La Commission a conclu que le témoignage de l’appelant était insuffisamment détaillé et parfois incohérent. Il aurait certainement fallu commenter de façon plus explicite l’insuffisance de détails et les incohérences relevées. De la même façon, il aurait fallu fournir de détails sur l’incapacité de l’appelant à répondre aux questions qui lui avaient été posées.

[Non souligné dans l’original.]

[56]  Le court passage cité dans Hilo – immédiatement au-dessus du passage ci-dessus –, qui contenait la conclusion quant à la crédibilité, était le suivant :

[traduction]

Le témoignage du [demandeur] était insuffisamment détaillé et parfois incohérent. Ce dernier a souvent été incapable de répondre aux questions et a parfois semblé peu intéressé à le faire. Cela peut être dû en partie à son jeune âge, mais le tribunal n’a pas été pleinement convaincu de sa crédibilité en tant que témoin.

[57]  Les demandeurs n’ont invoqué aucune autre affaire que Hilo, et n’ont pas contesté la conclusion de la SAR au motif qu’elle serait déraisonnable, compte tenu de la preuve. Ils se sont concentrés uniquement sur l’application du principe énoncé ci-dessus. Je présumerai donc, pour les besoins de la présente affaire, que Hilo constitue une « contrainte » juridique à laquelle la SAR est assujettie, conformément aux observations générales des demandeurs au sujet de Vavilov.

[58]  Les motifs dans Hilo sont en principe liés à Vavilov. Les deux visent la transparence des motifs des décideurs administratifs. Une explication fondée sur la preuve cherche à s’assurer que les conclusions quant à la crédibilité ne sont pas tirées de façon arbitraire ou en se fondant sur des impressions. Les parties à l’instance sont également plus susceptibles de comprendre une conclusion quant à la crédibilité qui est étayée, ce qui renforce sa légitimité.

[59]  La SPR et la SAR ont toutes deux examiné les éléments de preuve produits par Mme Agbeja et son père concernant deux visites que des membres de la famille de M. Agbeja, que craignent les demandeurs, ont rendues au domicile du père. L’affidavit du père était très bref et contenait peu d’information. Il identifiait Mme Agbeja comme étant sa fille biologique et déclarait ensuite ce qui suit :

[traduction]

4. Que le 28 septembre 2018, la famille de son époux [...] est venue chez moi et m’a demandé de livrer MME AGBEJA et sa famille.

5. Que le 20 octobre, ils sont aussi venus et m’ont menacé pour que je les leur livre ou leur dise où ils se trouvaient.

[60]  Durant son témoignage devant la SPR, Mme Agbeja a d’abord déclaré que ces visites avaient eu lieu en novembre. Lorsqu’elle a été interrogée au sujet de l’incohérence avec l’affidavit de son père, elle a indiqué qu’elle avait pris connaissance des visites au cours d’un appel téléphonique avec son père, qui avait eu lieu en novembre. Elle a affirmé qu’ils se parlaient toutes les deux semaines. Les faits et l’appel ont eu lieu quelques semaines avant l’audience devant la SPR, le 14 décembre 2018.

[61]  Le commissaire de la SPR était [traduction« très méfiant » concernant la production de l’affidavit du père au sujet des visites si peu de temps avant l’audience. Le commissaire de la SPR n’a pas cru l’explication de Mme Agbeja au sujet de la prise de connaissance des visites en novembre et, par conséquent, a accordé peu de poids à l’affidavit du père. Il a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve convaincant de l’existence d’une menace continue contre la famille [traduction« surtout une fois [qu’il a] rejeté cet affidavit ». Pour le commissaire de la SPR, il ne faisait [traduction« aucun sens » qu’après que les demandeurs eurent passé deux ans en Amérique du Nord, et six ans après qu’ils eurent quitté l’État d’Oyo, les membres de la famille qu’ils craignent aient commencé à les rechercher : [traduction« Ça n’a tout simplement aucun sens, et je n’y accorde aucun poids » (DCT, à la p 38).

[62]  Dans ses motifs, la SAR a noté les éléments de preuve concernant les deux visites dans l’affidavit du père, faisant remarquer que l’affidavit ne précisait pas envers qui les menaces avaient été portées et quelle était la gravité de la menace (motifs de la SAR, au para 18). La SAR a également fait remarquer (au para 19) que Mme Agbeja n’avait pas donné précisément plus de détails sur les menaces durant son témoignage, sauf pour affirmer qu’il s’agissait de trois hommes et que son père [traduction« sera[it] en difficulté » s’il ne leur livrait pas la famille.

[63]  Au paragraphe 20 de ses motifs, la SAR a convenu avec la SPR que le témoignage soulevait des « préoccupations en matière de crédibilité, vu les incohérences » entre le témoignage oral de Mme Agbeja et les informations contenues dans l’affidavit de son père. La SAR a fait état du conflit entre les éléments de preuve. Étant donné qu’ils se parlaient toutes les deux semaines, la SAR a conclu qu’il était peu probable que le père n’ait pas mentionné à sa fille qu’il avait reçu la visite des membres de la famille que craignent les demandeurs avant novembre. La SAR a ajouté que « si c’[était] le cas, comme [Mme Agbeja] l’a[vait] dit, cela viendrait renforcer la conclusion selon laquelle la visite de la famille n’était pas considérée comme une affaire grave si le père a[vait] attendu presque deux mois avant de communiquer cette information à sa fille ».

[64]  Au paragraphe 21, la SAR a conclu que, « [c]ompte tenu des préoccupations en matière de crédibilité concernant l’affidavit du père de [la demanderesse] principale, le manque de renseignements particuliers dans l’affidavit concernant les menaces » et le fait que les demandeurs avaient vécu pendant quatre ans dans un endroit au Nigéria situé à seulement 50 kilomètres de la famille, sans qu’aucun contact de la part de cette dernière n’ait été signalé, il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles » pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que les membres de la famille que craignent les demandeurs chercheraient à les retrouver dans une PRI située à des centaines de kilomètres du lieu où l’incident initial était survenu.

[65]  À mon avis, la conclusion de la SAR ne constitue pas une erreur susceptible contrôle. Les motifs de la SAR révèlent des préoccupations quant à la suffisance des éléments de preuve du père (c’est-à-dire son manque d’information détaillée) et quant à savoir si on pouvait y prêter foi. Ce sont là deux des trois motifs sur lesquels s’est fondée la SAR pour tirer ses conclusions au paragraphe 21; l’autre n’avait aucun lien avec une conclusion quant à la crédibilité. La SAR a suffisamment expliqué le fondement de ses préoccupations en matière de crédibilité concernant les éléments de preuve contenus dans l’affidavit du père, particulièrement le détail des incohérences dans la preuve qui allaient au-delà de l’explication formulée dans Hilo.

[66]  Je reconnais qu’une phrase du paragraphe 20 des motifs de la SAR remet implicitement en question le témoignage de Mme Agbeja au sujet de sa conversation téléphonique avec son père. La phrase suivante donne à penser que la SAR aurait aussi pu accepter son témoignage. Dans les deux cas, leur effet aurait été de diminuer le poids accordé à cette partie de son témoignage. Quoi qu’il en soit, ce sont les préoccupations de la SAR quant à la suffisance et à la crédibilité des éléments de preuve du père qui ont mené à ses conclusions au paragraphe 21.

[67]  Les motifs de la SAR à cet égard ne révèlent aucun manque de transparence ou d’intelligibilité, et sa conclusion n’était pas non plus indéfendable, selon ce qu’enseigne Hilo. Il n’y avait donc aucune erreur susceptible de contrôle.

e)  La SAR a-t-elle limité son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur le guide jurisprudentiel?

[68]  Enfin, les demandeurs font remarquer qu’à la suite de la décision de la SAR, la CISR a révoqué le guide jurisprudentiel TB7-19851 daté du 17 mai 2018 (le « guide jurisprudentiel ») dont la SAR s’était servie dans ses motifs. Ils soutiennent que la SAR a indûment limité son pouvoir discrétionnaire en utilisant les conclusions formulées dans le guide jurisprudentiel comme seuil ou point de repère pour tirer ses conclusions de fait. De manière subsidiaire, leur position est que le fait que la SAR se soit servie du guide jurisprudentiel retiré affaiblit la décision de la SAR au point où elle est déraisonnable.

[69]  Les demandeurs ont mentionné quatre affaires récentes : Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1126 [ACAADR]; Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 918 [Liang]; Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 337 [Cao]; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576 [Liu]. Le ministre a ajouté Ossai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 435 [Ossai], à la liste.

[70]  Dans ACAADR, l’association demanderesse a contesté la légalité de la décision du président de la CISR de désigner certaines décisions de la SAR relatives au Pakistan, à la Chine, à l’Inde et au Nigéria comme guides jurisprudentiels. Le guide jurisprudentiel relatif au Nigéria, qui était en cause dans ACAADR est le même guide jurisprudentiel dont s’est servie la SAR en l’espèce.

[71]  Dans ACAADR, l’association faisait valoir que les guides jurisprudentiels limitent indûment sur l’indépendance décisionnelle des commissaires de la CISR, car ils empiètent sur la compétence des commissaires de tirer leurs propres conclusions de fait. Autrement dit, les guides jurisprudentiels obligeaient effectivement les commissaires à adopter certaines conclusions de fait ou à justifier leur décision de s’en écarter, ce qui entravait illégalement leur pouvoir discrétionnaire.

[72]  Le juge en chef Crampton a conclu que le guide jurisprudentiel n’entravait pas illicitement le pouvoir discrétionnaire des commissaires ni ne restreignait indûment leur liberté de statuer sur les affaires selon leur conscience. Il a reproduit plusieurs extraits des paragraphes pertinents du guide jurisprudentiel qu’il considérait comme fournissant une orientation générale, notant plusieurs renvois à l’exigence selon laquelle chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits et des circonstances propres à chaque appelant devant la SAR : ACAADR, aux para 113-118. La conclusion du juge en chef se trouve au paragraphe 119 :

Compte tenu des passages que j’ai soulignés dans les différentes citations ci-dessus, je conclus que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’entrave pas illicitement le pouvoir discrétionnaire des commissaires ni ne restreint indûment leur liberté de statuer sur les affaires dont ils sont saisis selon leur conscience. Au contraire, le guide jurisprudentiel indique clairement que chaque affaire doit être tranchée en fonction de ses faits particuliers. Dans la mesure où on s’attend à ce que les commissaires fassent quelque chose de particulier, il s’agit simplement d’appliquer le critère établi pour évaluer une PRI, de tenir compte de la jurisprudence et de la documentation sur le pays mentionnées dans le guide jurisprudentiel, puis de prendre leurs propres décisions sur la base des faits particuliers de l’affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[73]  Dans Liang, le juge Brown a conclu que, si la SAR adoptait expressément le raisonnement contenu dans le guide jurisprudentiel, il doit être considéré que sa révocation affaiblit la conclusion de fait qui en résulte (au para 10). Pour ce motif et d’autres motifs, il a conclu que certaines conclusions de fait tirées par la SAR devaient être réexaminées.

[74]  Dans Cao, le juge Pamel a accueilli une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la SAR. La SAR a tiré certaines conclusions de fait fondées sur le guide jurisprudentiel sur la Chine, qui avait été contesté dans ACAADR. Le juge Pamel a conclu, aux paragraphes 33 et 34, que les conclusions de fait de la SAR étaient essentiellement identiques à celles que le juge en chef avait jugé illicites dans ACAADR, et que la SAR avait tiré ses conclusions en se fondant, du moins en partie, sur le guide jurisprudentiel pour la Chine. Il a souscrit (au para 38) à la décision Liang au sujet de l’affaiblissement des conclusions de fait, concluant, dans Cao, que la révocation du guide jurisprudentiel avait affaibli le fondement de la conclusion de la SAR (au para 39).

[75]  Dans Liu, le juge Norris a également conclu que le guide jurisprudentiel sur la Chine avait indûment influencé une décision de la SAR. Bien que la SAR ait déclaré que son appréciation était indépendante, la commissaire de la SAR avait commis une erreur identique à une commise dans le guide jurisprudentiel sur la Chine; les conclusions de la commissaire étaient, dans certains cas, presque identiques mot pour mot à une conclusion contenue dans le guide jurisprudentiel sur la Chine; le seul élément de preuve cité par la commissaire était cité dans le même guide jurisprudentiel : Liu, aux para 68-72.

[76]  La dernière affaire, Ossai, concernait le guide jurisprudentiel sur le Nigéria en cause en l’espèce. Cependant, la CISR n’avait pas encore révoqué le guide jurisprudentiel lorsque la Cour a rendu sa décision. Le raisonnement du juge Zinn dans Ossai est néanmoins utile, comme il sera mentionné plus loin.

[77]  En examinant la décision de la SAR en l’espèce, à la lumière des décisions ACAADR, Liang, Cao et Liu, je conclus que les motifs de la SAR ne contenaient aucune erreur susceptible de contrôle. Bien que la SAR ait déclaré qu’elle a « adopt[é] le raisonnement exposé dans le guide jurisprudentiel concernant l’analyse du deuxième volet du critère d’une PRI » au paragraphe 35, elle a également fait remarquer, au paragraphe 36 que, « [b]ien qu’elle ne soit pas déterminante, la prise en considération du guide jurisprudentiel soutient la conclusion selon laquelle il est raisonnable pour [la famille] de se réinstaller à Abuja ou à Lagos » [non souligné dans l’original]. L’examen par la SAR des facteurs énoncés dans le guide jurisprudentiel n’a pas mené aux mêmes conclusions de fait ou à des conclusions essentiellement identiques. Elle a reconnu et pris en compte de façon appropriée la situation particulière des demandeurs (par exemple, l’éducation des parents, la capacité probable de trouver un emploi dans les villes et les aptitudes linguistiques), et est arrivée à sa propre conclusion sur les faits. Les motifs de la SAR n’ont pas non plus indûment utilisé le guide jurisprudentiel comme seuil ou point de repère; la SAR a reconnu que l’analyse du guide jurisprudentiel portait sur une femme célibataire plutôt qu’une famille ayant deux parents, qui sont tous les deux instruits et ont travaillé à l’extérieur de leur domicile par le passé. La SAR a également examiné les conditions générales de risques dans les deux villes proposées comme PRI.

[78]  Je suis d’accord avec les juges Brown et Pamel pour dire qu’en principe, l’adoption des motifs énoncés dans un guide jurisprudentiel révoqué affaiblit le raisonnement d’une décision de la SAR. En l’espèce, au deuxième volet du critère pour déterminer s’il existe une PRI, la situation personnelle des demandeurs a clairement indiqué leur capacité de se réfugier dans les PRI proposées. À mon avis, en l’espèce, la nature et le degré de la dépendance de la SAR à l’égard du guide jurisprudentiel n’affaiblissent pas ses conclusions au point de les rendre déraisonnables.

[79]  Cette conclusion ressemble à celle du juge Zinn dans Ossai. En l’espèce, comme dans Ossai, l’examen par la SAR des éléments de preuve relatifs au deuxième volet du critère pour déterminer s’il existe une PRI n’était pas une « réci[tation] de façon mécanique » des facteurs énoncés dans le guide jurisprudentiel suivie d’une conclusion sommaire; il s’agissait plutôt d’une application suffisamment détaillée d’un « ensemble complet de critères prospectifs » à la situation des demandeurs : voir Ossai, au para 26.

[80]  Par conséquent, l’argument des demandeurs concernant cette question ne peut pas être retenu.

V.  Dispositif

[81]  Pour tous ces motifs, la demande sera rejetée. Il n’y a aucune raison particulière d’adjuger des dépens.

VI.  Questions proposées en vue de la certification

[82]  La demanderesse a proposé que les questions suivantes soient certifiées au titre de l’art 74 de la LIPR :

[TRADUCTION]

  1. Le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-il le pouvoir, aux termes de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, de publier des guides jurisprudentiels comprenant des conclusions factuelles?

  2. Le guide jurisprudentiel que le président a publié sur le Nigéria constitue-t-il une entrave illégale au pouvoir discrétionnaire des commissaires de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés de tirer leurs propres conclusions de fait, ou porte-t-il indûment atteinte à leur indépendance décisionnelle?

[83]  Le juge en chef a certifié ces deux questions dans ACAADR.

[84]  Pour être certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, une question proposée doit être « question grave » qui (i) est déterminante quant à l’issue de l’appel, (ii) transcende les intérêts des parties au litige et (iii) porte sur des questions ayant des conséquences importances ou qui sont de portée générale : Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 RCF 674, le juge Laskin, au para 46; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 RCF 229, la juge Gleason, au para 36.

[85]  Les questions proposées en l’espèce ne satisfont pas à ce critère. La première question ne se pose pas, parce que le point n’a pas été débattu et que son résultat n’aurait aucune incidence sur celui en l’espèce. Une réponse à la deuxième question ne serait pas non plus déterminante quant à l’issue de la présente demande.

[86]  Par conséquent, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6012-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en vue d’un appel.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-6012-19

 

INTITULÉ :

MARGARET OLUBUNMI AGBEJA, PRISCILLA FOLARANMI AGBEJA, AYODELE OLADAPO FESTUS AGBEJA, JOSHUA OLUWANIFEMI AGBEJA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 juillet 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A. D. LITTLE

 

DATE DES JUGEMENT ET MOTIFS :

Le 30 juillet 2020

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alexander Menticoglou

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas Law

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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