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Date : 20200729


Dossier : IMM-4005-19

Référence : 2020 CF 800

[traduction française révisée]

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LASHA CHOKHELI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision (la décision) rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) le 13 juin 2019 dans laquelle celle-ci a accueilli la demande de constat de la perte du statut de réfugié du demandeur présentée par le défendeur au titre du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), qui a fait en sorte que la demande d’asile du demandeur avait été réputée rejetée conformément au paragraphe 108(3), ainsi que l’avait ordonné la SPR.

[2]  Pour en arriver à cette conclusion, la SPR a établi que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Géorgie, conformément à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

II.  Dispositions législatives pertinentes

[4]  Les dispositions législatives qui s’appliquent à la présente demande sont énoncées à l’article 108 de la LIPR :

Perte de l’asile

Cessation of  Refugee Protection

Rejet

108 (1)  Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

Rejection

108 (1)  A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

[. . .]

[. . .]

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

Perte de l’asile

(2)  L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

Cessation of refugee protection

(2)  On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effet de la décision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

Effect of decision

(3)  If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

III.  Contexte factuel

A.  Motif de protection

[5]  Le demandeur, M. Chokheli, était un avocat en Géorgie qui pratiquait le droit criminel. En 2001, un homme surnommé Tichia, contre qui pesaient plusieurs accusations criminelles, a agressé le demandeur et l’a forcé à le représenter. Tichia a été reconnu coupable de certaines des accusations et a été condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement. Insatisfait du travail du demandeur, Tichia l’a menacé et, pendant qu’il purgeait sa peine d’emprisonnement, a continué de proférer des menaces contre lui par téléphone.

[6]  Tichia a été mis en liberté en juillet 2006 et a alors laissé une note de menace à l’attention du demandeur. Lorsque le demandeur s’est adressé à la police pour rapporter la menace, il s’est avéré qu’un parent de Tichia était le chef de la police administrative. Ce parent a détruit le rapport de police et a agressé le demandeur.

[7]  En août 2006, le demandeur a été agressé et a subi une commotion cérébrale. Peu après, il a quitté la Géorgie et est entré au Canada, où il a demandé l’asile.

[8]  En mars 2008, la SPR a entendu la demande d’asile du demandeur et a conclu qu’il avait qualité de personne à protéger. En novembre ou décembre 2008, le demandeur a obtenu le statut de résident permanent.

B.  Voyages en Géorgie

[9]  À la fin de 2008, un ami du demandeur en Géorgie a fait savoir à celui-ci que Tichia avait été condamné à 12 ans d’emprisonnement et que le parent de celui-ci n’occupait plus le même poste au sein de la police. Muni de son passeport géorgien, le demandeur est retourné en Géorgie le 1er février 2009, où il est demeuré jusqu’au 24 mars 2009. Le 27 février 2009, pendant ce voyage, le demandeur a obtenu un nouveau passeport géorgien qui était valide jusqu’au 27 février 2019. Devant la SPR, le demandeur a affirmé qu’il avait cessé de craindre Tichia parce que ce dernier purgeait à nouveau une peine de prison.

[10]  Le demandeur a fait quatre autres voyages en Géorgie :

  • - Du 21 novembre 2010 au 1er février 2011 (pour se marier et prendre soin de son père)

  • - Du 12 février 2012 au 26 février 2012 (pour prendre soin de son père après un accident de voiture)

  • - Du 21 janvier 2013 au 6 avril 2013 (pour prendre soin de son père malade)

  • - Du 19 septembre 2014 au 21 novembre 2014 (Tichia avait alors été mis en liberté, ce que le demandeur ignorait)

[11]  Le dernier voyage mentionné précédemment était initialement censé prendre fin le 2 novembre 2014. Toutefois, le demandeur a été hospitalisé du 2 octobre 2014 au 6 octobre 2014 et du 31 octobre 2014 au 3 novembre 2014 après avoir été agressé dans deux villes différentes.

[12]  Le demandeur a signalé chacune de ces deux agressions subies en octobre à la police locale, mais il a appris subséquemment que les enquêtes avaient été fermées en raison de l’absence de preuves et de l’absence de témoins.

[13]  Le demandeur a déclaré à la SPR qu’il avait appris, après les agressions de 2014, que Tichia avait été mis en liberté en décembre 2013. Il a confirmé qu’il n’avait pas vérifié si Tichia était encore en prison auprès de son ami avant le voyage qu’il avait effectué en 2014; il pensait que cela n’était pas nécessaire parce qu’il avait supposé que Tichia resterait en prison pendant la totalité de sa peine d’emprisonnement de 12 ans, jusqu’en 2020.

[14]  Le demandeur a soutenu qu’il ne serait pas retourné en Géorgie s’il avait su que Tichia était libre. Il n’est pas retourné en Géorgie depuis son dernier voyage, en 2014.

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[15]  La question générale en l’espèce consiste à savoir si la décision est raisonnable. Le demandeur présente quatre arguments. Il affirme que la décision est déraisonnable parce que la SPR a commis une erreur quand elle a conclu que :

  • - Les circonstances n’avaient pas changé, conformément à l’alinéa 108(1)e);

  • - Le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de l’État conformément à l’alinéa 108(1)a);

  • - Le demandeur s’était volontairement réclamé de nouveau de la protection de l’État conformément à l’alinéa 108(1)a);

  • - Le demandeur pouvait se réclamer de nouveau de la protection de l’État, en dépit du fait que l’agent de persécution était un acteur non étatique.

[16]  Récemment, dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a examiné de façon approfondie le droit régissant le contrôle judiciaire des décisions administratives. La Cour suprême a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle judiciaire d’une décision administrative, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas au vu des faits en l’espèce : Vavilov, au par. 23.

[17]  Citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême a aussi confirmé dans Vavilov qu’une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible, et la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qui a été rendue, notamment sur sa justification : Vavilov, au par. 15. 

[18]  La Cour suprême prescrit également qu’une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige alors de la cour de révision qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision : Vavilov, au paragraphe 85.

V.  Analyse de la décision

[19]  La SPR a jugé le demandeur crédible. Lorsqu’elle a relevé une contradiction dans son témoignage, la SPR a accepté l’explication donnée par le demandeur à ce sujet.

[20]  La SPR a analysé les dispositions énoncées à l’article 108 de la LIPR. Elle a conclu que les seules dispositions applicables étaient les alinéas 108(1)a) et 108(1)e), lesquels concernent respectivement le fait de se réclamer de nouveau de la protection d’un pays et un changement de circonstances.

[21]  Pour le demandeur, il ressort essentiellement de cette conclusion que l’alinéa 108(4) prévoit que, s’il a perdu l’asile en application de l’article 108, il ne perd pas son statut de résident permanent. Une conclusion aux termes de l’alinéa 108(1)a) entraîne la perte de sa qualité de personne protégée, et l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR prévoit que, le cas échéant, il perd son statut de résident permanent.

A.  Alinéa 108(1)e) de la LIPR

[22]  Le demandeur a affirmé devant la SPR que s’il a perdu l’asile, la perte est fondée uniquement sur l’alinéa 108(1)e), et cela s’est produit en 2008 lorsque Tichia était en prison.

[23]  La SPR a raisonnablement rejeté cette affirmation.

[24]  La SPR a conclu que, selon la jurisprudence de la Cour, pour que l’alinéa 108(1)e) s’applique, il doit y avoir un changement de circonstances important, effectif et durable qui rend la crainte du réfugié déraisonnable et sans fondement. Malgré un changement de circonstances important lorsque Tichia était en prison, la SPR a conclu que le changement était de longue durée, mais qu’il était temporaire. Le changement n’était pas durable. À une date donnée, les circonstances redeviendraient celles qui avaient tout d’abord amené le demandeur à solliciter l’asile.

[25]  La SPR a ensuite conclu que si la protection accordée au demandeur prenait fin pendant l’emprisonnement de Tichia, pendant une période de temps définie, le résultat serait déraisonnable pour le demandeur. C’était parce que, lorsque Tichia serait libéré de prison, il serait aussi libre de persécuter le demandeur comme il le faisait auparavant, mais le demandeur n’aurait pas de protection puisque sa demande d’asile serait réputée avoir été rejetée aux termes de l’alinéa 108(1)e), si la disposition s’appliquait.

[26]  La SPR a souligné que l’alinéa 108(1)e) était la seule disposition relative à la perte de l’asile qui n’exige pas que la personne protégée prenne certaines mesures positives. Si les circonstances changent, la personne protégée peut perdre l’asile sans qu’elle ait fait quoi que ce soit. Par exemple, si Tichia mourait, ou s’il était condamné à la prison à vie pour une autre affaire, ces changements pourraient être suffisamment durables pour éliminer la crainte du demandeur.

[27]  La SPR a aussi souligné qu’elle n’avait pas d’autre élément de preuve sinon celui voulant que Tichia serait libéré en 2020 au plus tard. De plus, aucun élément de preuve ne montrait que les circonstances avaient changé suffisamment au point où Tichia ne chercherait plus à confronter le demandeur. Or, il se trouve que, lorsque Tichia a été libéré de prison auparavant, il avait continué à chercher à faire du tort au demandeur.

[28]  La SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas perdu l’asile au titre de l’alinéa 108(1)e) parce que le changement de circonstances n’était pas suffisamment durable pour justifier la perte permanente de l’asile du demandeur.

[29]  Le demandeur soutient que, s’il a perdu l’asile, c’était parce que le changement de circonstances est arrivé au moment où Tichia a été condamné à 12 années de prison. Il soutient que la SPR a commis une erreur en concluant que la sentence infligée à Tichia n’était pas « durable » parce que les termes « important, effectif et durable » sont des qualificatifs, et non pas des critères.

[30]  Pour étayer sa position, le demandeur invoque Youssef c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF n413 (QL) [Youssef]. Il affirme que dans Youssef, la Cour a statué que, lorsque la demande d’asile repose sur des circonstances personnelles qui ont changé, il peut ne pas être possible d’établir si le changement est « durable ». Il ajoute que lorsque l’agent de persécution est un acteur non étatique, et que le changement concerne la situation personnelle, et non pas la conjoncture politique, le critère relatif au caractère durable, effectif et réel ne s’applique pas. Il suffit que le changement de circonstances fasse en sorte que le demandeur d’asile n’a plus de raison de craindre la persécution.

[31]  Dans Youssef, la Cour a expressément conclu que, qu’il s’agisse d’un changement dans la conjoncture politique ou dans la situation personnelle, c’est une question de fait où l’on pouvait conclure que la crainte initiale n’existait plus : Youssef au paragraphe 21.

[32]  La Cour a déjà rejeté la tentative d’établir une distinction, en ce qui concerne le critère permettant de conclure qu’un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays, particulièrement le volet du caractère durable, selon que l’agent de persécution est un acteur étatique ou non étatique.

[33]  Dans Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1287 [Okojie], la juge Strickland a décrit au paragraphe 32 les raisons pour lesquelles le critère ne fait pas la distinction entre les acteurs étatiques et les acteurs non étatiques :

[32]  En somme, lorsqu’elle a examiné la demande relative à la perte de l’asile, la SPR n’ignorait pas que l’agent de persécution de la demanderesse était un acteur non étatique. La SPR s’est plutôt demandée si les actes posés par la demanderesse même satisfaisaient au critère en trois volets pour conclure au fait de se réclamer de nouveau de la protection du Nigéria, lequel critère n’établit pas de distinction entre les agents de persécution étatiques et non étatiques. La SPR a conclu qu’elle n’avait pas réfuté la présomption du fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité découlant du fait qu’elle avait obtenu et utilisé des passeports nigérians et qu’elle s’était volontairement, intentionnellement et vraiment réclamée de nouveau de la protection du Nigéria.

[34]  Dans Okojie, la juge Strickland a aussi conclu que la jurisprudence conforte la distinction entre la protection de l’État et la protection diplomatique : Okojie au paragraphe 30 et les affaires qui y sont citées.

[35]  Les faits et les arguments essentiels soulevés dans Okojie sont pratiquement les mêmes que ceux qui sont présentés en l’espèce. Je suis convaincue qu’Okojie répond aux arguments présentés par le demandeur sur les changements dans la conjoncture politique par rapport aux changements dans la situation personnelle et sur les acteurs étatiques par rapport aux acteurs non étatiques.

[36]  De plus, le défendeur soutient que le demandeur sollicite de manière injustifiée une analyse temporelle des éléments de preuve – le demandeur affirme que la SPR aurait dû examiner la première date à laquelle la perte de l’asile se serait produite, soit au moment où Tichia était en prison. Il invoque Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1060 [Lu], quant au principe voulant que la SPR n’est pas limitée à une analyse temporelle de la question de savoir quand il y a eu perte de l’asile pour la première fois, parce que le fait d’exiger une analyse temporelle limiterait le pouvoir discrétionnaire de la SPR d’une manière que n’a pas prévu le législateur.

[37]  Je souscris à l’observation du défendeur et au raisonnement de la juge Walker dans Lu sur cet élément. La juge Walker a clairement conclu dans Lu que la LIPR n’impose aucune limite à la SPR « quant à la manière, sur le plan temporel ou autre, dont elle doit évaluer une demande de constat de perte d’asile » et que si le législateur avait voulu limiter le pouvoir discrétionnaire de la SPR, il aurait pu le faire : Lu au paragraphe 34.

[38]  À la lumière de ce qui précède, et après avoir examiné le dossier sous-jacent ainsi que la jurisprudence, je suis convaincue que la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que l’alinéa 108(1)e) ne s’appliquait pas au demandeur.

[39]  Le demandeur a soutenu à l’audience que les conclusions que la SPR a tirées aux termes des alinéas 108(1)a) et e) en l’espèce sont toutes deux importantes. Il a instamment soutenu que si la Cour estimait que l’analyse effectuée aux termes de l’alinéa 108(1)e) était incorrecte, elle devrait renvoyer la décision. Puisque j’ai conclu que l’analyse de la décision effectuée par la SPR était raisonnable, il n’est pas nécessaire que j’examine cet argument.

B.  Alinéa 108(1)a) de la LIPR

[40]  La SPR a établi que le demandeur s’était de nouveau réclamé de la protection de la Géorgie. Elle a reconnu que les trois conditions pour qu’une personne se réclame de nouveau de la protection du pays étaient : 1) la personne protégée doit agir volontairement; 2) elle doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel elle s’est réclamée de nouveau de la protection du pays; 3) elle doit avoir effectivement obtenu cette protection.

[41]  Le demandeur soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle il s’était de nouveau réclamé de la protection de l’État est erronée pour trois raisons : 1) la SPR a commis une erreur de droit en concluant que le fait de se réclamer de nouveau de la protection d’un pays n’exige pas qu’une protection de l’État ait effectivement été obtenue, 2) la SPR a de façon déraisonnable conclu que le demandeur s’était intentionnellement réclamé de la protection du pays; 3) le fait que l’agent de persécution était un acteur non étatique revêtait de l’importance.

(1)  La SPR n’a pas commis d’erreur dans son analyse du fait de se réclamer de nouveau de la protection d’un pays et de la protection de l’État

[42]  En ce qui concerne l’exigence d’avoir effectivement obtenu une protection de l’État pour conclure que l’intéressé s’est réclamé de nouveau de la protection du pays, le demandeur souligne que la SPR a conclu qu’il avait été agressé violemment et hospitalisé à deux reprises en Géorgie. Il précise aussi que la SPR a accepté son témoignage voulant qu’il avait demandé la protection de l’État auprès de la police, mais que celle-ci ne l’avait pas protégé et n’avait pas non plus fait enquête.

[43]  Compte tenu de ce qui précède, le demandeur conteste la conclusion de la SPR selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays.

[44]  La SPR a souligné que, lorsqu’elle analyse le fait de se réclamer de nouveau de la protection d’un pays, elle ne se fonde pas sur le même critère concernant une protection de l’État adéquate ou efficace appliqué durant une audience relative à la demande d’asile. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, elle a conclu que la protection en l’espèce est la protection diplomatique. Elle a conclu que, en se rendant en Géorgie, à l’aide d’un passeport géorgien, le demandeur avait accepté la protection des autorités du pays pendant ses séjours, même s’il n’était pas satisfait de la façon dont la police avait donné suite à ses plaintes.

[45]  La jurisprudence conforte cette conclusion de la SPR. Elle montre qu’un demandeur qui obtient un passeport de son pays de nationalité soulève une présomption réfutable du fait de s’être réclamé de nouveau de la protection de son pays. En dépit du fait qu’il incombe au défendeur d’établir qu’il y a présomption selon les faits de l’espèce, il revient au demandeur de démontrer par la suite, selon la prépondérance des probabilités, que la présomption a été réfutée : Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 [Abadi] aux par. 16 et 17.

[46]  Invoquant Seid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1167 [Seid], le défendeur soutient que, parce que le demandeur a obtenu un passeport de la Géorgie et l’a utilisé pour aller [traduction] « chez lui », afin de réfuter la présomption qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection de ce pays, il devait montrer que le voyage était nécessaire en raison de circonstances exceptionnelles, ce qu’il n’a pas fait.

[47]  Le demandeur affirme que la jurisprudence ne conforte pas l’affirmation selon laquelle il n’avait pas à obtenir effectivement la protection de l’État s’il bénéficiait de la « protection diplomatique » assurée par un passeport délivré par son pays d’origine.

[48]  Le demandeur affirme que le fait d’obtenir un tel passeport n’établit pas suffisamment la protection de l’État réelle. Il soutient que, dans Din c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2019 CF 425, (Din), le juge Russell a conclu que la SPR avait confondu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays et l’obligation de démontrer la protection effective, et qu’une erreur similaire avait été commise en l’espèce.

[49]  Après avoir analysé la décision Din, je suis arrivée à une conclusion différente de celle du demandeur.

[50]  Comme dans la majorité des affaires d’immigration et de statut de réfugié que doit trancher la Cour, la décision Din est un cas d’espèce. Plus particulièrement, elle concernait l’omission de la SPR de même prendre en compte la preuve abondante présentée par M. Din pour réfuter la présomption voulant qu’il s’était de nouveau réclamé de la protection de son pays. Cette preuve comprenait notamment le fait qu’il était un musulman ahmadi, donc qu’il était toujours caché quand il séjournait au Pakistan, qu’il ne se rendait pas à la mosquée ou au cimetière, et qu’il vivait constamment dans la peur.

[51]  Le demandeur en l’espèce n’a pas présenté d’arguments aussi solides. Comme il en sera question dans la section qui suit, la SPR a pris en compte les raisons que le demandeur avait données pour démontrer qu’il s’agissait de circonstances exceptionnelles. Elle a conclu, raisonnablement, que ces raisons ne réfutaient pas la présomption.

[52]  En dernière analyse, dans Din, le juge Russell a confirmé qu’« il est bien établi que c’est seulement "dans certaines circonstances exceptionnelles" que le fait pour un réfugié de se rendre dans le pays de sa nationalité sous le couvert d’un passeport délivré par ce même pays n’entraînera pas la perte de l’asile » : Din au paragraphe 46.

[53]  Dans le même paragraphe, après avoir reconnu que des circonstances exceptionnelles se présentent parfois, le juge Russell a conclu que dans le cas de M. Din « nous ne savons pas encore s’il s’agit d’un cas d’exception, car la SPR n’a pas examiné les conditions applicables de façon raisonnable ».

[54]  Les « conditions applicables » qui n’ont pas été examinées dans Din consistaient dans la preuve abondante qui avait été produite à l’appui du troisième élément du critère – M. Din a-t-il effectivement obtenu cette protection? La preuve faisait notamment état du fait qu’il était toujours caché lorsqu’il était au Pakistan, que ses frères étaient opposés à sa religion, qu’il vivait constamment dans la peur au Pakistan et qu’il n’avait jamais dit à personne qu’il venait au Pakistan.

[55]  Pour ce qui est de savoir si le demandeur avait eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays, en dépit du fait qu’il a affirmé le contraire, il a bel et bien voyagé sous le couvert d’un passeport géorgien et il a renouvelé ce passeport pendant qu’il était en Géorgie. Les conséquences pour un demandeur de s’être déplacé sous le couvert de son propre passeport, délivré par son pays de nationalité, ont aussi été analysées dans Seid. Au paragraphe 20, le juge LeBlanc, qui était alors membre de la Cour, a conclu que l’utilisation de ce passeport peut à la fois attester l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays et une protection effective :

[20]  Pourtant, tant en vertu du Guide que suivant la jurisprudence de la Cour, il y a présomption, forte pour certains, qu’un réfugié qui retourne dans son pays d’origine à l’aide d’un passeport émis par ce pays s’est intentionnellement de nouveau réclamé de la protection dudit pays et qu’il a obtenu la protection effective de celui-ci. Cette présomption, toujours suivant le Guide et la jurisprudence de cette Cour, ne peut être repoussée que dans les cas où le réfugié fait la preuve de la présence de circonstances exceptionnelles expliquant qu’il se soit ainsi réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité (Guide aux para 123-124; Abadi au para 18; Maqbool au para 34).

[Non souligné dans l’original.]

[56]  Il incombe au demandeur de produire une preuve suffisante pour réfuter une telle présomption : Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459, au paragraphe 42. Le demandeur doit donc démontrer que des circonstances exceptionnelles l’ont incité à se rendre à en Géorgie les cinq fois où il y était allé. La SPR a pris en compte les circonstances décrites par le demandeur et a conclu qu’aucune d’elles n’était exceptionnelle.

[57]  Les raisons données par le demandeur pour rentrer en Géorgie étaient, pour trois voyages, qu’il devait prendre soin de son père qui avait des problèmes de santé.

[58]  La SPR a conclu que le demandeur n’était pas obligé de rentrer en Géorgie pour prendre soin de son père pour trois raisons.

[59]  La première était que sa sœur, qui était en Géorgie, pouvait aider leur père. S’ajoute à cette raison la deuxième : le demandeur aurait pu fournir un soutien financier depuis le Canada.

[60]  La raison qui est peut-être la plus convaincante pour démontrer que le demandeur n’avait pas à retourner en Géorgie pour prendre soin de son père est la déclaration que le demandeur avait faite devant la SPR voulant qu’il ne serait pas retourné s’il avait pensé que Tichia était encore en liberté.

[61]  L’argument du demandeur ne s’accorde pas non plus avec la jurisprudence. Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2015 CF 1154 (Nilam), la juge Mactavish, qui était alors membre de la Cour, a pris en compte l’argument voulant que le fait de rendre visite à un parent malade était reconnu à l’échelle internationale comme une « circonstance exceptionnelle » pouvant réfuter la présomption que l’intéressé s’était réclamé de nouveau de la protection du pays et était appuyé par le paragraphe 125 du Guide des réfugiés. La juge Mactvish a souligné que le paragraphe 125 concernait toutefois la personne qui se rend dans le pays dont elle a la nationalité avec un titre de voyage délivré par le pays d’accueil. En l’espèce, comme dans Nilam, le demandeur a voyagé muni de son passeport géorgien, et non pas d’un passeport canadien.

[62]  Je suis d’avis que la SPR a raisonnablement conclu selon les éléments de preuve que le demandeur n’était pas forcé par des circonstances exceptionnelles de retourner en Géorgie. La prise en compte par la SPR des éléments de preuve concernant Tichia, jumelée à la capacité du demandeur de contribuer financièrement aux soins médicaux de son père et à la capacité de sa sœur de prendre soin de son père, s’unissent pour former un raisonnement et une analyse intrinsèquement cohérents et rationnels qui sont justifiés, intelligibles et transparents comme l’exigent les arrêts Dunsmuir et Vavilov.

[63]  N’ayant pas produit d’autres éléments de preuve de circonstances exceptionnelles, le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de réfuter la présomption qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays lorsqu’il a utilisé son passeport pour aller en Géorgie, qu’il y était en fait allé à de multiples occasions et qu’il avait renouvelé son passeport à son premier voyage.

(2)  Intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays et risque

[64]  En plus des arguments qu’il a présentés sur le fait de s’être de nouveau réclamé de la protection de son pays qui ont été abordés précédemment, le demandeur soutient que le risque à prendre en compte n’est pas seulement un risque prospectif. La SPR devait apprécier la question de savoir si le demandeur avait bénéficié de la protection de l’État auparavant. Le demandeur prétend qu’on ne peut pas se « réclamer de nouveau » de la protection de l’État si on ne s’en est jamais « réclamé ».

[65]  Cet argument et d’autres de même nature ont constamment été rejetés par la Cour, qui a souligné qu’il confondait l’absence de protection de l’État sous-tendant la demande d’asile et la protection diplomatique, qui s’applique au moment de déterminer si la personne s’est de nouveau réclamée de la protection de son pays : Okojie au paragraphe 30, citant Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074 au paragraphe 13 et Lu au paragraphe 60.

[66]  De plus, il a été souligné que la question de savoir si un demandeur serait exposé à un risque de persécution s’il retournait dans son pays de nationalité n’est pas un facteur pertinent dans une audience relative à la perte de l’asile : Abadi au paragraphe 20, citant Balouch c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2015 CF 765 au paragraphe 19.

(3)  Intention de se réclamer de nouveau de la protection de l’État et acteur non étatique

[67]  En ce qui concerne le fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays, le demandeur établit une distinction entre les acteurs étatiques et les acteurs non étatiques ainsi qu’entre une personne protégée qui n’est pas disposée à solliciter la protection de l’État et une personne protégée qui ne peut pas le faire.

[68]  Le demandeur avance le même argument que celui qui a été avancé dans Okojie : lorsque l’agent de persécution est un acteur non étatique, il s’agit d’un fait important qui se rapporte à son intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays. Puisque son agent de persécution était un acteur non étatique, il ne pouvait se réclamer de nouveau de la protection, parce qu’il n’en avait jamais bénéficié en premier lieu.

[69]  Je ne suis pas convaincue que l’argument présenté par le demandeur est fondé.

[70]  Je souligne qu’il existe une différence factuelle notable entre le cas du demandeur et les faits de la décision Okojie. Dans le cas du demandeur, le parent de Tichia était un acteur étatique qui était à la tête de la police administrative et qui était aussi un agent de persécution qui avait agressé le demandeur.

[71]  De plus, il semble que le demandeur tente d’importer une analyse de la protection de l’État propre à une audience sur une demande d’asile dans une audience sur la perte de l’asile.

VI.  Résumé et conclusion

[72]  Le fait de se rendre dans son pays de nationalité sous le couvert du passeport délivré par ce pays crée une forte présomption que l’on se réclame de nouveau de la protection de ce pays. Pour réfuter la présomption, le demandeur doit démontrer que ce voyage « a été rendu nécessaire en raison de circonstances exceptionnelles » : Seid au paragraphe 15; Nilam au paragraphe 26.

[73]  La SPR a pris en compte les explications que le demandeur a fournies relativement à ses voyages et a raisonnablement conclu, selon les éléments de preuve, qu’il n’avait pas réfuté la présomption.

[74]  En contrôle judiciaire, il incombait au demandeur, en tant que partie contestant la décision, de montrer que celle-ci était déraisonnable. Pour ce faire, il devait convaincre la Cour que les lacunes ou les déficiences invoquées étaient suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov au paragraphe 100.

[75]  J’estime que le demandeur ne s’est pas acquitté de ce fardeau. La SPR a étayé son analyse et la conclusion selon laquelle l’alinéa 108(1)a) s’appliquait au demandeur en invoquant les dispositions législatives et la jurisprudence existantes. De plus, elle a conclu que l’alinéa 108(1)e) ne s’appliquait pas suivant une analyse raisonnable des faits et du droit. Dans chaque cas, la SPR a exposé comment et pourquoi elle avait tiré ces conclusions. La décision est justifiée à la lumière des faits figurant dans le dossier sous-jacent.

[76]  Les motifs sont transparents et intelligibles. Conformément aux conditions énoncées dans Vavilov, la SPR a valablement tenu compte des questions et préoccupations centrales soulevées par le demandeur : Vavilov au paragraphe 127.

[77]  En tant que cour de révision, je dois m’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » : Vavilov au paragraphe 125. À la lumière de la décision dans son ensemble et compte tenu du dossier sous-jacent, ainsi que des principes énoncés dans Vavilov, je suis convaincue, pour tous les motifs énoncés précédemment, que la décision est raisonnable.

[78]  La demande est rejetée, sans dépens, pour tous les motifs énoncés précédemment.

[79]  Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale à certifier.

 


JUDGMENT DANS LE DOSSIER IMM-4005-19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4005-19

 

INTITULÉ :

LASHA CHOKHELI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 janvier 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JUILLET 2020

 

COMPARUTIONS :

Tara McElroy

Charles Steven

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ian Hicks

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :  

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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