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Date : 20200728


Dossiers : T‑1055‑19

T‑1433‑19

Référence : 2020 CF 795

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Norris

Dossier : T‑1055‑19

ENTRE :

BELL CANADA

demanderesse

et

AMANDA D. HUSSEY

défenderesse

Dossier : T‑1433‑19

ET ENTRE :

AMANDA HUSSEY

demanderesse

et

BELL CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le 16 juin 2017, Bell Canada a congédié Amanda Hussey de son poste de gérante de l’un de ses points de vente, alléguant un motif valable. Mme Hussey a déposé une plainte de congédiement injuste contre Bell sur le fondement de l’article 240 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2. La plainte a été renvoyée à un arbitre nommé par le ministre du Travail. L’instance devant l’arbitre a été divisée en deux volets : l’évaluation du bien‑fondé de la plainte de congédiement injuste et la détermination de la réparation à accorder si la plainte était maintenue.

[2]  Après six jours d’audience, dans une décision datée du 10 janvier 2019, l’arbitre a conclu que Mme Hussey avait été injustement congédiée. Après une autre journée d’audience sur la question de la réparation, dans une décision datée du 2 juin 2019, l’arbitre a accordé à Mme Hussey des dommages‑intérêts de 68 340 $. Il a rejeté la demande de Mme Hussey visant sa réintégration et le versement d’un salaire rétroactif jusqu’à la date de réintégration. Il a également ordonné à Bell de payer les frais juridiques de Mme Hussey sur la base d’une indemnisation partielle, qui s’élevaient à 48 085,27 $.

[3]  Les deux parties ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre sur la question de la réparation sur le fondement de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Dans le dossier T‑1433‑19 de la Cour, Mme Hussey conteste le montant des dommages‑intérêts et des frais juridiques qui lui a été accordé. Elle soutient également que la façon dont l’arbitre a abordé les deux volets de l’instance a entraîné un manquement à l’équité procédurale. Dans le dossier T‑1055‑19 de la Cour, Bell conteste l’adjudication des frais juridiques à Mme Hussey. Fait intéressant, Bell ne conteste pas la conclusion de congédiement injuste, et Mme Hussey ne conteste pas le refus d’ordonner sa réintégration sur le fond.

[4]  Vu le chevauchement évident des deux demandes de contrôle judiciaire, il a été ordonné qu’elles soient instruites conjointement.

[5]  Pour les motifs qui suivent, les deux demandes seront rejetées.

II.  CONTEXTE

[6]  Mme Hussey a été embauchée initialement par Bell au sein de sa division Virgin Mobile le 10 septembre 2010. Elle a travaillé comme représentante commerciale dans l’un de ses magasins à Toronto. À l’été 2011, elle a été transférée dans un magasin Virgin Mobile de Peterborough, où elle a continué de travailler comme représentante commerciale. En 2013, elle a été promue gérante adjointe, puis gérante du magasin. En janvier 2017, elle a été promue gérante du magasin Virgin Mobile à Oshawa, puis, en mai 2017, elle a été promue gérante d’un magasin à l’enseigne de Bell à Lindsay.

[7]  Durant l’emploi de Mme Hussey pour Bell, certaines personnes étaient préoccupées par le fait qu’elle omettait parfois de pointer son arrivée et son départ comme l’exigeait l’entreprise. Certaines personnes étaient également préoccupées par le fait qu’elle arrivait souvent en retard et qu’elle partait avant la fin de sa journée de travail. Par conséquent, Mme Hussey a reçu un avertissement écrit en date du 29 novembre 2016. À l’époque, elle était gérante du magasin de Peterborough. Malgré ces préoccupations, et malgré qu’elle ne respectait toujours pas les exigences de son emploi après novembre 2016, Mme Hussey a été promue deux autres fois avant d’être congédiée en juin 2017. Aucune autre mesure disciplinaire n’a été prise à part l’avertissement écrit du 29 novembre 2016.

[8]  La décision de congédier Mme Hussey n’a été prise qu’à la suite de plaintes du personnel au sujet de son rendement en tant que gérante du magasin de Lindsay.

[9]  En application du paragraphe 242(3) du Code canadien du travail, l’arbitre a conclu que Mme Hussey avait été injustement congédiée. L’arbitre a conclu que, « [q]uelles que soient les fautes de Mme Hussey (et elle en a commis de nombreuses), Bell était clairement tenue d’appliquer une discipline progressive et elle ne l’a pas fait ». Selon l’arbitre, bien qu’il ne doutait pas que Mme Hussey « a profité au maximum de l’indulgence de la supervision qu’elle recevait et qu’elle s’est comportée, dans l’ensemble, comme si les politiques n’existaient pas [...], le principe de la discipline progressive exige beaucoup plus que la remise d’une lettre d’avertissement, suivie six mois plus tard du congédiement ». L’arbitre a ajouté ce qui suit : « Si Bell voulait faire en sorte que Mme Hussey prenne les politiques au sérieux, elle aurait dû en faire beaucoup plus pour renforcer ses attentes. » En somme, l’arbitre a conclu que le défaut de Bell de prendre des mesures disciplinaires progressives et d’appliquer uniformément les politiques sur lesquelles elle s’est fondée pour justifier le congédiement de Mme Hussey appuyait la conclusion selon laquelle le congédiement « ne devrait pas être maintenu ».

[10]  Après avoir énoncé cette conclusion, l’arbitre a ajouté ce qui suit dans sa décision du 10 janvier 2019 :

J’ai entendu preuves et arguments sur la question de savoir si la réintégration est la réparation appropriée (entre autres); toutefois, j’entends reporter cette décision. Je renvoie plutôt toute la question des réparations aux parties, en précisant que je reste compétent pour trancher tous les aspects afférents si les parties ne peuvent s’entendre.

[11]  Lorsque les parties lui ont fait savoir qu’elles n’arrivaient pas à s’entendre sur la réparation qu’il convenait d’accorder, l’arbitre a convoqué une autre audience, qui a eu lieu le 23 avril 2019. Il n’existe aucune trace de cette audience et, comme nous le verrons plus loin, les parties ne s’entendent pas sur un aspect important de ce qui s’est produit ce jour‑là.

[12]  L’arbitre a tranché la question de la réparation dans une décision du 2 juin 2019.

[13]  En réponse à une demande de renseignements de l’avocat de Mme Hussey, l’arbitre a rendu une troisième décision, datée du 19 juin 2019, dans laquelle il a confirmé sa décision selon laquelle Mme Hussey n’avait pas droit à un salaire rétroactif.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[14]  Pour comprendre la décision de l’arbitre sur la question de la réparation, il est utile de se pencher d’abord sur la façon dont Mme Hussey a formulé sa demande de réparation lorsque son congédiement a été jugé injuste.

[15]  Dans ses observations écrites présentées à l’arbitre le 23 avril 2019, Mme Hussey a formulé ses demandes de réparation comme suit :

[traduction]

  1. Réintégration;

  1. ou, subsidiairement, des dommages‑intérêts de 486 450 $ tenant lieu de réintégration;

  1. Salaire rétroactif jusqu’à la date de réintégration;

  2. Dommages‑intérêts majorés de 25 000 $;

  3. Dommages‑intérêts punitifs de 25 000 $;

  4. Frais juridiques complets de 87 376,10 $, plus les intérêts.

[16]  Tout d’abord, en ce qui concerne la question de la réintégration, Mme Hussey s’est appuyée sur la décision Banque de Montréal c Sherman, 2012 CF 1513 (au par. 11), et a proposé de tenir compte des sept facteurs suivants, qui doivent être pris en considération lorsque la réintégration est demandée comme mesure de réparation à la suite d’un congédiement injuste :

  • a) La détérioration des relations personnelles entre le plaignant et la direction ou d’autres employés;

  • b) La disparition de la relation de confiance qui doit exister, en particulier lorsque le plaignant occupe un poste élevé dans la hiérarchie de son entreprise;

  • c) La contribution du plaignant à la faute justifiant que son congédiement donne lieu à une moindre sanction;

  • d) Une attitude de la part du plaignant menant à croire que la réintégration n’améliorerait pas la situation;

  • e) L’incapacité physique du plaignant de commencer à travailler immédiatement;

  • f) L’abolition du poste occupé par le plaignant au moment de son congédiement;

  • g) D’autres événements subséquents au congédiement rendant la réintégration impossible, comme une faillite ou des mises à pied.

[17]  Mme Hussey a soutenu que, dans la mesure où ils s’appliquaient à son cas, ces facteurs militaient en faveur de sa réintégration. L’arbitre a appliqué ces mêmes facteurs, mais a tiré une conclusion différente.

[18]  Puisque le bien‑fondé de cette décision n’est pas contesté dans les présentes demandes, il suffit de citer seulement les deux conclusions suivantes de l’arbitre relativement à la demande de réintégration.

[19]  Premièrement, en ce qui concerne le quatrième facteur, soit l’attitude de Mme Hussey, l’arbitre a tiré la conclusion suivante :

Ce facteur, plus que tout autre, milite contre la réintégration de la plaignante. Tout au long de son témoignage (et après avoir été congédiée depuis environ dix‑huit mois ou plus), la plaignante n’a jamais offert la moindre excuse, et n’a démontré aucun remords à l’égard de sa conduite. Elle a seulement reconnu à contrecœur que, si elle était réintégrée à son poste, il faudrait peut-être qu’elle améliore son comportement quant à la nécessité de pointer à son arrivée et à son départ. Elle n’a rien dit à propos de ses arrivées tardives, de ses départs hâtifs, ou des autres problèmes qui ont mené à son congédiement. Je ne suis nullement convaincu que son comportement et son attitude changeraient considérablement si elle était réintégrée à son poste.

[20]  Deuxièmement, l’arbitre a formulé ainsi son évaluation globale des raisons pour lesquelles la réintégration n’était pas une réparation appropriée :

Ayant examiné tous ces facteurs, je ne suis pas enclin à réintégrer Mme Hussey à son poste. En outre, lorsqu’on l’a questionnée sur sa conduite, particulièrement en contre-interrogatoire, elle a excusé son comportement ([traduction] « c’est différent sur le terrain » ou [traduction] « je croyais que j’avais une certaine latitude pour m’écarter des politiques »), sans le moindre fondement factuel et uniquement dans l’objectif d’éviter d’assumer sa responsabilité à l’égard de ses actions. Elle a peut‑être été une bonne représentante aux ventes, voire certainement, mais elle n’était pas à la hauteur pour superviser d’autres employés, comme le démontrent le volume et la teneur des plaintes qu’elle a générées chez ceux‑ci.

[21]  Après avoir déterminé que la réintégration ne convenait pas, l’arbitre s’est penché sur la question des dommages‑intérêts tenant lieu de réintégration. Il a souligné que Mme Hussey l’avait prié d’adopter « l’approche à durée déterminée » que d’autres arbitres avaient adoptée en application du Code canadien du travail. Selon cette approche, les dommages‑intérêts sont calculés en supposant que, si l’employé congédié n’avait pas été licencié, il aurait continué de travailler pour l’entreprise à partir de la date de son congédiement jusqu’à la date prévue de sa retraite. L’approche à durée déterminée permet de réduire le montant de la rémunération prévue calculé de cette façon s’il y a lieu de croire que l’employé n’aurait pas conservé son emploi aussi longtemps (par exemple, s’il semblait probable qu’il serait congédié de nouveau ou qu’il quitterait son emploi plus tôt que prévu pour des raisons de santé). Les réductions pour certaines autres éventualités sont également permises. Se fondant sur cette approche, Mme Hussey a réclamé des dommages‑intérêts de 486 450 $, [traduction] « le montant qui permettrait de l’indemniser pleinement, comme si elle avait continué de travailler chez Bell et qu’elle avait été promue directrice régionale », a‑t‑elle affirmé.

[22]  L’arbitre n’a pas adopté l’approche à durée déterminée, estimant que « les taux de réduction appliqués par les arbitres qui ont adopté l’approche à durée déterminée sont rigoureusement trop spéculatifs à [son] goût ». Il était préoccupé par le fait que la conduite future des employés injustement congédiés dont dépendait le calcul des dommagesintérêts relevait, « au mieux, d’une supposition informée ». Il a également souligné que, de toute façon, l’issue des décisions citées où l’approche à durée déterminée avait été appliquée « ne [diverge] pas substantiellement des dommages‑intérêts versés dans le contexte d’une approche de common law », qui consiste à calculer l’indemnité en fonction d’un préavis raisonnable établi à la lumière des années de service. Cela dit, l’arbitre a déclaré qu’il souscrivait à la « prémisse » de l’approche à durée déterminée selon laquelle une employée comme Mme Hussey, si elle avait été réintégrée, aurait bénéficié de la protection contre le congédiement sans motif valable prévue à l’article 240 du Code canadien du travail, ce dont il fallait tenir compte au moment de calculer les dommages‑intérêts à lui accorder.

[23]  En ce qui concerne les années de service, le salaire et les avantages sociaux de Mme Hussey, l’arbitre lui a accordé l’équivalent de huit mois de salaire. Il lui a également octroyé quatre mois supplémentaires de salaire pour tenir compte de la protection contre le congédiement sans motif valable à laquelle elle aurait eu droit en cas de réintégration. Avec les intérêts, le montant total s’élevait à 68 340 $. Bien qu’il ait tenu compte du fait que Mme Hussey avait trouvé un autre emploi à la suite de son congédiement, l’arbitre n’a pas estimé que, en l’espèce, il convenait d’effectuer des déductions pour cette raison.

[24]  L’arbitre a également conclu que, en l’espèce, il ne convenait pas d’accorder des dommages‑intérêts majorés ou punitifs. Il a conclu que Bell « n’a pas adopté une conduite fondée sur de la mauvaise foi, mais a plutôt commis une erreur en omettant de suivre les principes de la discipline progressive ». En ce qui concerne les répercussions du congédiement sur Mme Hussey, l’arbitre a conclu qu’« [a]ucun élément de preuve, médical ou autre, n’étaye le point de vue selon lequel le congédiement de la plaignante lui a occasionné un préjudice plus grave que tout autre employé congédié ».

[25]  L’arbitre a ensuite conclu que, malgré « les contestations vigoureuses » de Bell, Mme Hussey avait droit aux dépens, mais pas au montant qu’elle avait demandé. Il a déduit les coûts associés à la présence de l’avocat adjoint à l’audience, concluant que l’affaire ne justifiait pas la participation de deux avocats. Il a également appliqué le principe de la proportionnalité en matière d’adjudication de dépens. Au final, l’arbitre a déterminé qu’il convenait d’indemniser partiellement Mme Hussey et de lui accorder 67 % du montant total des coûts admissibles.

IV.  NORME DE CONTRÔLE

[26]  Les parties font valoir, et je suis d’accord, que les questions soulevées dans les présentes demandes font intervenir deux normes de contrôle distinctes.

[27]  Premièrement, la question de savoir s’il convient d’annuler la décision de l’arbitre en raison d’un manquement aux exigences d’équité procédurale est tranchée selon la norme de la décision correcte. Je dois procéder à ma propre analyse et fournir ce que je juge être la bonne réponse à la question de savoir si la procédure appliquée par l’arbitre respectait le niveau d’équité requis dans toutes les circonstances. Cela revient pratiquement à appliquer la norme de contrôle de la décision correcte : voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux par. 34 et 50; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 43; Chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux par. 33‑56; et Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27, au par. 31.

[28]  Deuxièmement, le fond de la décision de l’arbitre sur la question de la réparation est évalué selon la norme de la décision raisonnable : voir Wilson c Énergie atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, aux par. 15‑16 (la juge Abella), au par. 70 (la juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner et Gascon) et au par. 71 (le juge Cromwell).

[29]  Selon l’arrêt Vavilov, la norme de la décision raisonnable est désormais la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer, sous réserve de certaines exceptions précises « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (au par. 10). À mon avis, rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable en l’espèce.

[30]  Le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au par. 83). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Les motifs du décideur doivent être lus à la lumière du dossier et en tenant compte du contexte administratif dans lequel ils ont été fournis (Vavilov, aux par. 91‑95). Lorsqu’elle décide si une décision est raisonnable, la cour de révision « doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au par. 99).

V.  ANALYSE

A.  Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[31]  Les parties conviennent que l’arbitre a divisé l’instance en deux volets, soit l’évaluation du bien‑fondé de la plainte de congédiement injuste et la question de la réparation à accorder si la plainte est maintenue. Elles conviennent également que, le 23 avril 2019, l’arbitre a demandé à l’avocat de Mme Hussey pourquoi il proposait de présenter un autre témoignage de vive voix de la part de sa cliente ce jour‑là. Toutefois, hormis ce qui précède, les parties ne s’entendent pas sur ce qui s’est passé à l’audience du 23 avril 2019.

[32]  Dans son affidavit à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, Mme Hussey affirme ce qui suit au sujet de l’audience du 23 avril 2019 sur la question de la réparation :

[traduction]

[7]  [...] Ce jour‑là, j’avais l’intention de témoigner au sujet de mon inconduite en milieu de travail, de préciser le contexte dans lequel cela s’était produit, d’exprimer mes remords, de décrire la façon dont le congédiement m’avait troublé et de souligner mes efforts d’atténuation.

[8]  Lorsque mon avocat, James LeNoury, a informé l’arbitre que j’allais témoigner pour l’aider à déterminer la mesure de réparation appropriée, l’arbitre a initialement refusé d’entendre mon témoignage. Il a déclaré qu’il était rendu à l’étape de l’argumentation seulement, et non de la preuve. Il a ajouté que j’avais déjà eu l’occasion de témoigner sur la question de la réparation au cours des jours d’audience précédents.

[9]  M. LeNoury a affirmé que je n’avais jamais témoigné au sujet des mesures de réparation appropriées. L’arbitre m’a finalement permis de témoigner, mais a déclaré qu’il accorderait un poids négligeable à mon témoignage au cours de cette journée. [Souligné dans l’original.]

[33]  Mme Hussey n’a pas raconté le témoignage qu’elle a réellement fourni (par opposition à celui qu’elle avait l’intention de fournir) le 23 avril 2019. Cependant, elle souligne que son avocat a fourni (apparemment sans objection) diverses pièces documentaires se rapportant à la question de la réparation. Les documents sont joints comme pièces à son affidavit et comprennent des demandes d’emploi qu’elle a présentées après son congédiement par Bell, des talons de chèque de l’emploi qu’elle a obtenu, ainsi que des dossiers médicaux.

[34]  Mme Hussey n’a pas été contre‑interrogée au sujet de son affidavit.

[35]  Toujours à l’appui de sa demande, Mme Hussey a fourni l’affidavit de Jason Wong, l’avocat adjoint qui a accompagné M. LeNoury à toutes les audiences, sauf, malheureusement, celle du 23 avril 2019.

[36]  M. Wong affirme que les parties ont terminé la présentation de la preuve sur le bien‑fondé de l’allégation de congédiement injuste le 28 novembre 2018. En ce qui concerne la question précise de savoir si, à ce moment‑là, Mme Hussey avait présenté des éléments de preuve liés à la question de la réparation, M. Wong affirme ce qui suit :

[traduction]

[7]  Durant son interrogatoire principal, la demanderesse n’a pas été invitée à témoigner au sujet des mesures de réparation envisageables, à expliquer le contexte dans lequel son inconduite s’est produite, à exprimer ses remords, à décrire la façon dont le congédiement lui a nui ou à décrire ses efforts d’atténuation. De plus, elle n’a présenté aucun élément de preuve documentaire à l’appui de sa demande de réparation, dans l’éventualité où il était décidé qu’elle avait été injustement congédiée.

[37]  M. Wong ne dit pas si des éléments de preuve se rapportant à la question de la réparation ont été présentés durant le contre‑interrogatoire ou le réinterrogatoire de Mme Hussey. Il ne dit pas non plus si certains des éléments de preuve que Mme Hussey a fournis jusqu’à ce que la présentation de la preuve sur le bien‑fondé de l’allégation de congédiement injuste soit terminée pourraient également être pertinents quant à la question de la réparation, même si, à cette étape, ils n’avaient pas été présentés à cette fin.

[38]  Selon M. Wong, à la fin de la journée du 28 novembre 2018, l’arbitre a informé les parties que le prochain jour d’audience (le 6 décembre 2018) serait réservé aux observations finales sur le bien‑fondé de l’allégation de congédiement injuste. Il affirme également que l’arbitre a demandé aux parties d’être prêtes à énoncer les mesures de réparation qu’il pourrait accorder dans l’éventualité où il concluait que Mme Hussey avait été injustement congédiée. L’arbitre n’a pas demandé aux parties d’être prêtes à présenter des éléments de preuve sur la question de la réparation le jour suivant.

[39]  M. Wong affirme que l’audience du 6 décembre 2018 s’est déroulée conformément aux directives formulées précédemment par l’arbitre. Les parties ont présenté leurs observations finales sur le bien‑fondé de la plainte de congédiement injuste. L’avocat de Bell était d’avis qu’il fallait rejeter la plainte, alors que l’avocat de Mme Hussey était d’avis qu’il fallait la maintenir. M. Wong souligne que l’avocat de Mme Hussey a aussi [TRADUCTION] « précisé les mesures de réparation dont sa cliente pouvait se prévaloir si l’arbitre concluait que le congédiement était injuste ». Il ne dit pas si l’avocat de Bell a abordé la question des mesures de réparation possibles le 6 décembre 2018.

[40]  M. Wong n’a pas été contre‑interrogé relativement à son affidavit.

[41]  À l’appui de sa position concernant la demande de contrôle judiciaire de Mme Hussey, Bell a déposé l’affidavit de Maria Valente‑Fernandes, l’avocate qui l’avait représenté dans le cadre de l’instance devant l’arbitre. Mme Valente‑Fernandes a été contre-interrogée relativement à son affidavit.

[42]  À la lumière de l’affidavit de Mme Valente‑Fernandes et de son contre‑interrogatoire, je constate que les éléments qui suivent sont pertinents quant aux questions dont je suis saisi.

[43]  Premièrement, Mme Valente‑Fernandes ne conteste pas la façon dont M. Wong a décrit les directives fournies par l’arbitre le 28 novembre 2018 ni sa description du déroulement de l’instance du 6 décembre 2018.

[44]  Deuxièmement, Mme Valente‑Fernandes convient que l’instance avait été divisée en deux volets, mais affirme que, contrairement à la preuve par affidavit de Mme Hussey et de M. Wong, lorsque l’arbitre a rendu sa décision sur le bien‑fondé de la plainte de congédiement injuste le 10 janvier 2019, il avait entendu le témoignage de Mme Hussey concernant la question de la réparation. Plus précisément, durant le volet de l’instance portant sur le bien‑fondé de la plainte, l’arbitre avait entendu le témoignage de Mme Hussey qui démontrait le manque de remords de cette dernière. Selon Mme Valente‑Fernandes, il s’agit du témoignage résumé par l’arbitre dans sa décision sur la question de la réparation et cité aux paragraphes 19 et 20 ci‑dessus.

[45]  Troisièmement, le 23 avril 2019, lorsque l’avocat de Mme Hussey a informé l’arbitre qu’il avait l’intention de présenter des éléments de preuve se rapportant à la question de la réparation, y compris le témoignage de Mme Hussey au sujet de ses remords, l’arbitre a répondu qu’il accorderait un [TRADUCTION] « poids négligeable » au témoignage de Mme Hussey sur ses remords. Comme Mme Hussey n’avait exprimé aucun remords jusqu’à présent, tout témoignage exprimant des remords maintenant ne serait pas très convaincant. (Il semble que Mme Valente‑Fernandes paraphrase les propos de l’arbitre plutôt que de les citer). Selon Mme Valente‑Fernandes, contrairement à ce qu’affirme Mme Hussey dans son affidavit, l’arbitre n’a pas dit qu’il accorderait un poids négligeable à l’ensemble de son témoignage du 23 avril 2019. Le commentaire de l’arbitre se limitait plutôt à tout élément de preuve que Mme Hussey pourrait présenter ce jour‑là au sujet de ses remords.

[46]  Enfin, selon Mme Valente‑Fernandes, le 23 avril 2019, Mme Hussey a témoigné pendant environ deux ou trois heures, et l’arbitre n’a jamais interrompu son témoignage pour quelque raison que ce soit.

[47]  À la lumière de ce contexte factuel, Mme Hussey soutient que, le 23 avril 2019, l’arbitre n’a pas respecté les exigences en matière d’équité procédurale, car il a préjugé le témoignage qu’elle a présenté ce jour‑là sur les mesures de réparation appropriées pour remédier à son congédiement injuste.

[48]  D’après la preuve dont je dispose, je ne suis pas convaincu que la façon dont l’arbitre a procédé le 23 avril 2019 constitue un manquement à l’équité procédurale.

[49]  Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour suprême du Canada a conclu (au par. 22) que « les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur ». En outre, les valeurs qui sous‑tendent l’obligation d’équité « relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision » (au par. 28).

[50]  Dans ses observations, Mme Hussey accorde beaucoup d’importance à la déclaration de l’arbitre dans la décision du 10 janvier 2019 selon laquelle il avait « entendu preuves et arguments sur la question de savoir si la réintégration est la réparation appropriée (entre autres) ». Cependant, cette déclaration ne peut pas raisonnablement soutenir la conclusion selon laquelle l’arbitre croyait (à tort) qu’il avait déjà examiné tous les éléments de preuve se rapportant à la question de la réparation. Tout au plus, la déclaration donne à penser que l’arbitre croyait avoir déjà examiné certains éléments de preuve pertinents. (Nul ne conteste que, le 6 décembre 2018, l’arbitre avait entendu certains arguments sur les mesures de réparation appropriées dans l’éventualité où il décidait de maintenir la plainte de congédiement injuste). Fait important, dans les observations écrites sur la question de la réparation qu’elle a déposées à l’audience du 23 avril 2019, Mme Hussey ne semble pas indiquer que l’arbitre a commis une telle erreur dans sa décision du 10 janvier 2019. En outre, même si l’arbitre avait cru à tort avoir déjà examiné tous les éléments de preuve que les parties souhaitaient présenter relativement à la question de la réparation, et même s’il le croyait toujours lorsque l’audience a commencé le 23 avril 2019, cette erreur a été corrigée lorsque Mme Hussey a été autorisée, sans restriction, à fournir des éléments de preuve se rapportant à la question de la réparation ce jour‑là.

[51]  Je suis enclin à préférer le témoignage de Mme Valente‑Fernandes selon lequel la préoccupation exprimée par l’arbitre le 23 avril 2019 concernait seulement tout autre élément de preuve que Mme Hussey pourrait fournir au sujet de ses remords. En l’absence d’éléments de preuve contraire précis, je ne suis pas disposé à conclure que l’arbitre a préjugé tous les éléments de preuve que Mme Hussey a présentés ce jour‑là, y compris les éléments de preuve qui n’étaient devenus pertinents qu’une fois la plainte de congédiement injuste maintenue (p. ex. les efforts déployés par Mme Hussey pour atténuer les répercussions financières de son congédiement). Il convient de souligner que le dossier ne précise pas que, à la suite des commentaires de l’arbitre avant la présentation de la preuve le 23 avril 2019, l’avocat de Mme Hussey a soulevé l’objection que l’arbitre avait préjugé le témoignage de Mme Hussey, en tout ou en partie.

[52]  Dans la présente demande, Mme Hussey n’a rien fourni pour contredire le témoignage de Mme Valente‑Fernandes selon lequel les éléments de preuve liés à l’absence de remords sur lesquels l’arbitre s’était fondé dans sa décision du 2 juin 2019 sur la question de la réparation (voir les paragraphes 19 et 20 ci‑dessus) ont en fait été présentés pendant l’audience sur le fond, c’est‑à‑dire avant l’audience du 23 avril 2019 (en fait, avant l’audience du 6 décembre 2018). Rien ne donne à penser que, le 23 avril 2019, Mme Hussey a fourni d’autres éléments de preuve concernant ses remords et que l’arbitre y a ensuite accordé moins de poids au moment de déterminer les mesures de réparation auxquelles elle avait droit. En fait, rien n’indique que l’arbitre a tenu compte de quelque façon que ce soit des éléments de preuve liés aux remords lorsqu’il a déterminé la réparation appropriée. Comme je l’ai déjà dit, je préfère le témoignage de Mme Valente‑Fernandes selon lequel le commentaire de l’arbitre au sujet de l’appréciation de la preuve se limitait à tout élément de preuve lié aux remords que Mme Hussey pourrait présenter le 23 avril 2019. Comme rien ne démontre que, le 23 avril 2019, Mme Hussey a dit autre chose à propos de ses remords que ce qu’elle avait dit auparavant, je ne puis conclure que les commentaires formulés par l’arbitre au début de l’audience du 23 avril 2019 ont entraîné un manquement aux exigences d’équité procédurale.

[53]  De plus, même en présumant, aux fins de la discussion, que l’arbitre avait initialement déclaré qu’il accorderait moins de poids à l’ensemble du témoignage de Mme Hussey le 23 avril 2019, rien ne permet de conclure que la décision relative à la réparation repose sur une appréciation défavorable de ce témoignage. À aucun moment dans ses motifs l’arbitre n’affirme accorder moins de poids aux éléments de preuve présentés par Mme Hussey le 23 avril 2019. Mme Hussey, à qui revient le fardeau de la preuve à cet égard, n’a pas relaté le témoignage de vive voix qu’elle a livré le 23 avril 2019. En l’absence de tels éléments de preuve contextuels qui pourraient soulever des doutes quant aux motifs ayant mené l’arbitre à ordonner les mesures de réparation qu’il a ordonnées, il n’y a aucune raison de ne pas accepter ces motifs sans réserve. En outre, si l’on considère ces motifs à première vue, il n’y a aucune raison de penser que l’arbitre est parvenu au résultat auquel il est parvenu en raison d’une appréciation défavorable du témoignage de Mme Hussey le 23 avril 2019, peu importe ce qu’il a pu dire avant que cette dernière soit appelée à témoigner. Dans une telle situation, même en examinant le dossier dont je suis saisi sous l’angle le plus favorable à la position de Mme Hussey, je ne suis pas convaincu que la façon dont l’arbitre a procédé a entraîné une iniquité envers elle.

[54]  Ce motif de contrôle doit être rejeté.

B.  Le refus d’accorder un salaire rétroactif est‑il déraisonnable?

[55]  Après la publication de la décision du 2 juin 2019 sur les mesures de réparation, l’avocat de Mme Hussey a écrit à l’arbitre pour souligner que la question du salaire rétroactif n’avait pas été examinée et pour lui demander [TRADUCTION] « de corriger ce qui semble être une erreur involontaire dans [la] décision ».

[56]  Dans sa décision du 19 juin 2019, l’arbitre a déclaré qu’il n’avait pas fait abstraction de la question du salaire rétroactif. Il a expliqué qu’il avait « accordé à la plaignante les dommages‑intérêts sous forme d’indemnité de départ », mais que « explicitement [il n’a] pas voulu accorder à la plaignante le salaire rétroactif en plus des dommages‑intérêts ». De plus, même s’il connaissait la décision sur laquelle Mme Hussey s’était fondée, dans laquelle un employé congédié s’était vu accorder un salaire rétroactif et des dommages‑intérêts futurs à la place d’une réintégration (Re Lakehead University c Lakehead University Faculty Association, 2018 CanLII 112409 (ON LA)), l’arbitre ne souscrivait pas à l’approche adoptée dans cette affaire. Quoi qu’il en soit, il a jugé que les circonstances de cette affaire étaient uniques et ne s’appliquaient pas à l’espèce.

[57]  Mme Hussey soutient que la décision de l’arbitre de ne pas accorder de salaire rétroactif est déraisonnable parce qu’il n’a fourni aucun motif à cet égard. Je ne suis pas d’accord.

[58]  Même si, contrairement à ce qu’il a affirmé dans sa décision du 19 juin 2019, l’arbitre n’a pas abordé « explicitement » la question du salaire rétroactif dans sa décision du 2 juin 2019, et malgré le fait qu’il aurait peut‑être dû le faire, la raison pour laquelle il n’a pas accordé de salaire rétroactif est évidente. Mme Hussey avait demandé sa réintégration et un salaire rétroactif jusqu’à la date de sa réintégration. Comme l’arbitre n’a pas ordonné sa réintégration, rien ne justifiait de lui accorder un salaire rétroactif jusqu’à la date de sa réintégration. La condition préalable à l’octroi d’un salaire rétroactif n’existait pas.

[59]  Comme je l’ai déjà dit, Mme Hussey a fait valoir que, si elle n’était pas réintégrée, elle demanderait des dommages‑intérêts tenant lieu de réintégration. Elle n’a pas demandé des dommages‑intérêts tenant lieu de réintégration et un « salaire rétroactif » en plus des dommages‑intérêts réclamés. Dans la mesure où la décision du 2 juin 2019 aurait pu raisonnablement laisser planer un doute sur la raison pour laquelle Mme Hussey n’avait pas reçu de salaire rétroactif (et il n’aurait pas dû y en avoir), ce doute a été dissipé par la décision du 19 juin 2019.

[60]  Selon moi, la plainte de Mme Hussey au sujet de la décision de ne pas accorder de salaire rétroactif est en fait une plainte déguisée au sujet du montant des dommages‑intérêts que l’arbitre a accordé. Je vais maintenant me pencher sur cette question.

C.  Le montant des dommages‑intérêts accordé est‑il déraisonnable?

[61]  Le paragraphe 242(4) du Code canadien du travail prévoit que, lorsqu’un arbitre conclut qu’un employé a été congédié injustement, il peut, par ordonnance, enjoindre à l’employeur :

[62]  Comme la Cour suprême l’a souligné dans l’arrêt Wilson, cette disposition confère à l’arbitre « de larges pouvoirs lui permettant d’accorder la réparation convenable » (au par. 6). Dans la mesure où l’arbitre exerce ce pouvoir discrétionnaire raisonnablement, la cour de justice doit faire preuve de déférence à cet égard (Vavilov, au par. 85).

[63]  La réintégration comme mesure de réparation, prévue à l’alinéa 242(4)b) du Code canadien du travail, peut permettre « d’indemniser pleinement » l’employé congédié, mais celui‑ci n’est pas présumé avoir droit à cette réparation; la question de savoir s’il convient d’accorder cette réparation, ou toute autre mesure de réparation prévue au paragraphe 242(4), dépend des circonstances propres à chaque espèce (Énergie atomique du Canada Ltée c Sheikholeslami, 1998 CanLII 9047 (CAF), [1998] 3 CF 349; Sherman, au par. 19; Transport Dessaults inc. c Arel, 2019 CF 8, aux par. 74 et 83; Kouridakis c Banque Canadienne Impériale de Commerce, 2019 CF 1226, aux par. 44‑45).

[64]  En l’espèce, après avoir conclu que la réintégration ne convenait pas, l’arbitre s’est penché sur la question des dommages‑intérêts tenant lieu de réintégration. La seule objection que Mme Hussey a soulevée concernant le montant des dommages‑intérêts accordé est que l’arbitre s’est appuyé sur un facteur non pertinent, à savoir le principe de common law relatif au préavis raisonnable. Je ne suis pas d’accord.

[65]  Rien n’indique que l’arbitre croyait (à tort) que ses pouvoirs en matière de réparation se limitaient à l’octroi de dommages‑intérêts en vertu du principe de common law relatif au préavis raisonnable. Comme ses motifs détaillés le montrent clairement, il a compris l’ensemble des mesures de réparation dont pouvait se prévaloir Mme Hussey en vertu du paragraphe 242(4) du Code canadien du travail (voir Wilson, au par. 64). Plus important encore, il a compris que son pouvoir d’accorder des dommages‑intérêts ne se limitait pas au montant de l’indemnité de départ auquel Mme Hussey aurait eu droit en common law (voir Wolf Lake First Nation c Young, 1997 CanLII 5057 (CF), 130 FTR 115, aux par. 51 et 53 (1re inst.)). De plus, il a compris les protections contre les congédiements sans motif valable dont jouissent les employés en vertu du Code et leur a accordé de l’importance. Bien que, prise isolément, l’affirmation de l’arbitre dans sa décision du 19 juin 2019 selon laquelle il a accordé des « dommages‑intérêts sous forme d’indemnité de départ » puisse être problématique, elle est loin d’être déterminante lorsqu’elle est interprétée dans le contexte global de la décision du 2 juin 2019 : voir Kouridakis, au par. 92. Après avoir déterminé que la réintégration ne convenait pas en l’espèce (conclusion qui, je le répète, n’est pas contestée sur le fond), l’arbitre a exercé son pouvoir discrétionnaire et a calculé l’indemnité qu’il convenait d’accorder en application de l’alinéa 242(4)a). Je n’ai aucune raison de modifier le montant de l’indemnité en question.

D.  L’adjudication des dépens est‑elle déraisonnable?

[66]  Les deux parties font valoir, pour des raisons différentes, que l’adjudication des dépens à Mme Hussey sur la base d’une indemnisation partielle est déraisonnable.

[67]  Tout d’abord, en ce qui concerne l’objection de Bell, cette dernière soutient que la seule explication fournie par l’arbitre pour adjuger les dépens à Mme Hussey — « La plaignante était représentée par un avocat tout au long des sept jours d’audition et, malgré les contestations vigoureuses de l’avocat de Bell, elle a droit aux dépens » — ne respecte pas les exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Bell soutient qu’il ne s’agit absolument pas d’une explication, ce qui la laisse complètement dans le noir quant à la raison pour laquelle, malgré ses « contestations vigoureuses », Mme Hussey a eu droit aux dépens.

[68]  Je ne suis pas d’accord.

[69]  Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (au par. 86; en italiques dans l’original).

[70]  Une décision sera déraisonnable « lorsque, lus dans leur ensemble, les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle » ou s’« il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central » (Vavilov, au par. 103).

[71]  Au paragraphe 94 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême explique pourquoi le dossier présenté au décideur administratif peut constituer une partie importante du contexte dans lequel il faut lire les motifs de ce dernier :

La cour de révision doit également interpréter les motifs du décideur en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus. Elle peut considérer, par exemple, la preuve dont disposait le décideur, les observations des parties, les politiques ou lignes directrices accessibles au public dont a tenu compte le décideur et les décisions antérieures de l’organisme administratif en question. Cela peut expliquer un aspect du raisonnement du décideur qui ne ressort pas à l’évidence des motifs eux‑mêmes; cela peut aussi révéler que ce qui semble être une lacune des motifs ne constitue pas en définitive un manque de justification, d’intelligibilité ou de transparence. Ainsi, les parties adverses ont pu faire des concessions pour éviter que le décideur n’ait à trancher une question. De même, un décideur a pu suivre une jurisprudence administrative bien établie sur une question qu’aucune partie n’a contestée au cours de l’instance. Ou encore, un décideur a pu adopter une interprétation énoncée dans une politique d’interprétation publiée par l’organisme administratif dont il fait partie.

[Non souligné dans l’orignal.]

[72]  La compétence des arbitres qui agissent en vertu du Code canadien du travail pour adjuger les dépens est bien établie : voir Banca Nazionale Del Lavoro of Canada Ltd c Lee‑Shanok (1988), 87 NR 178, [1988] ACF no 594 (CA) (QL), et Banque de Nouvelle‑Écosse c Randhawa, 2018 CF 487, aux par. 54‑58). Dans le cadre de l’instance devant l’arbitre, Mme Hussey a cité des décisions administratives dans lesquels il a été conclu que, comme dans d’autres formes de litiges civils, la règle générale veut que les dépens suivent l’issue de l’affaire et que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, ils doivent être adjugés à la partie qui a gain de cause sur la base d’une indemnisation partielle, parfois aussi appelée dépens partie‑partie : voir Nation Munsee‑Delaware c Crystal Flewelling, 2017 CanLII 40980 (CA LA)). À la lumière des motifs de l’arbitre, nous savons tous que Bell s’est opposée à ce que les dépens soient adjugés à Mme Hussey, mais je ne sais pas sur quel fondement. Fait important, rien dans le dossier de la présente demande de contrôle judiciaire ne donne à penser que, dans ses observations sur les dépens à l’intention de l’arbitre, Bell a contesté la règle générale selon laquelle les dépens suivent l’issue de l’affaire.

[73]  Comme la Cour suprême l’a expliqué dans l’arrêt Vavilov, les « principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (au par. 127). Le fait qu’un décideur « n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, au par. 128).

[74]  Bell sait pourquoi elle a contesté le droit de Mme Hussey aux dépens, mais elle ne m’a rien présenté qui puisse étayer l’argument selon lequel les brefs motifs de l’arbitre justifiant l’adjudication de dépens à Mme Hussey ne tiennent pas vraiment compte d’une question ou d’une préoccupation centrale qu’elle a soulevée. Interprétés dans le contexte du principe général selon lequel les dépens suivent l’issue de l’affaire, et étant donné qu’aucune preuve ne démontre que Bell a contesté ce principe, les brefs motifs de l’arbitre suffisent à expliquer pourquoi il a adjugé les dépens à Mme Hussey, la partie qui a eu gain de cause relativement à la plainte de congédiement injuste. Bien que l’arbitre aurait certainement pu rappeler à Bell les raisons de son opposition à l’adjudication de dépens et expliquer les raisons pour lesquelles, malgré cette objection, il accordait les dépens à Mme Hussey, son défaut de le faire ne rend pas sa décision déraisonnable pour autant.

[75]  Par souci d’exhaustivité, je souligne que, dans ses observations écrites liées à sa demande de contrôle judiciaire, Bell a soutenu que l’adjudication des dépens sur la base d’une indemnisation partielle était déraisonnable, puisque l’arbitre n’avait pas conclu que des circonstances exceptionnelles justifiaient une telle adjudication. Cependant, les décisions sur lesquelles Bell s’est appuyée pour soutenir cet argument (p. ex. Cheng c Target Event Production Ltd, 2010 CAF 255, aux par. 34‑39, et Randhawa, aux par. 59‑65) portent sur le défaut d’expliquer l’adjudication des dépens sur la base avocat‑client, ce qui n’est pas la formule qu’a adoptée l’arbitre en l’espèce. À juste titre, cet argument n’a pas été invoqué à l’instruction de la présente demande.

[76]  S’agissant de la contestation par Mme Hussey des dépens qui lui ont été accordés, dans ses observations écrites, elle a soutenu qu’il était déraisonnable pour l’arbitre de lui accorder un montant inférieur à ses coûts réels. Cependant, dans sa plaidoirie, son avocat a légèrement modifié son point de vue et n’a plus contesté la décision de l’arbitre de déduire les coûts associés à l’avocat adjoint. Il a toutefois maintenu qu’il était déraisonnable pour l’arbitre d’accorder à Mme Hussey un montant inférieur à une pleine indemnisation pour le reste de ses frais juridiques.

[77]  Là encore, je ne suis pas d’accord.

[78]  À l’appui de sa position, Mme Hussey n’invoque rien de plus que le principe selon lequel, suivant le Code canadien du travail, un employé injustement congédié doit être « pleinement indemnisé ». Elle ne cite aucune référence établissant qu’un tel principe de réparation très général l’emporte sur le principe bien établi régissant les ordonnances de dépens dont nous venons tout juste de parler et selon lequel, en l’absence de circonstances exceptionnelles, la partie qui a gain de cause n’a droit qu’à une indemnisation partielle de ses frais juridiques. Comme la Cour d’appel fédérale l’a expliqué dans l’arrêt Cheung, le « principe fondamental est que l’adjudication des dépens représente un compromis entre l’indemnisation de la partie ayant gain de cause et l’imposition d’une charge qui ne soit pas indue à la partie déboutée » (au par. 34). Bien que ce commentaire ait été formulé dans un contexte juridique différent, il reflète un principe appliqué lors de la taxation des dépens dans le cadre de diverses formes de litiges civils. Mme Hussey ne m’a donné aucune raison de croire que ce principe ne s’applique pas également à l’adjudication des dépens en application du paragraphe 242(4) du Code canadien du travail. En effet, comme le prévoit la décision Nation Munsee‑Delaware, sur laquelle Mme Hussey s’est ellemême fondée, en vertu du Code, « une indemnisation partielle est la norme et l’indemnisation intégrale est réservée aux circonstances exceptionnelles ».

[79]  L’adjudication des dépens était à la discrétion de l’arbitre. Il a exercé ce pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable et conformément aux principes bien établis. Je n’ai aucune raison d’intervenir.

VI.  CONCLUSION

[80]  Pour ces motifs, les deux demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

[81]  Comme les parties ont toutes deux gain de cause, elles devraient assumer leurs propres dépens à l’égard des présentes demandes.


JUGEMENT dans les dossiers T‑1055‑19 et T‑1433‑19

LA COUR STATUE que :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour de septembre 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1055‑19

 

INTITULÉ :

BELL CANADA c AMANDA D HUSSEY

ET DOSSIER :

T‑1433‑19

INTITULÉ :

AMANDA HUSSEY c BELL CANADA

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 3 JUILLET 2020 À OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 28 JUILLET 2020

COMPARUTIONS :

Corrado De Stefano

 

POUR BELL CANADA

 

James A. LeNoury

 

POUR AMANDA D HUSSEY

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR BELL CANADA

 

LeNoury Law

Toronto (Ontario)

 

POUR AMANDA D HUSSEY

 

 

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