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Date : 20200724


Dossier : IMM‑4636‑19

Référence : 2020 CF 790

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2020

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

LEA ZELDA THORNE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Lea Zelda Thorne, est citoyenne de l’Afrique du Sud. Elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 27 juin 2019 par la Section d’appel de l’immigration [la SAR]. Dans sa décision, la SAR a accueilli l’appel du défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] et a annulé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] qui avait conclu que la demanderesse était une réfugiée au sens de la Convention en raison de son appartenance à un certain groupe social, à savoir les femmes qui craignaient la violence physique et les agressions sexuelles en Afrique du Sud.

[2]  La question déterminante dont était saisie la SAR portait sur la possibilité de se prévaloir de la protection de l’État en Afrique du Sud. La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État parce qu’elle avait omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait, y compris celle liée à la réceptivité des autorités en Afrique du Sud aux plaintes antérieures de la demanderesse et de sa famille en 1987 et en 1997. La SAR n’a pas souscrit non plus à la conclusion de la SPR selon laquelle la croissance de l’industrie des services de sécurité privés en Afrique du Sud est la preuve de l’inefficacité de la protection de l’État. Enfin, la SAR a conclu que la SPR a écarté la jurisprudence pertinente de la SAR et de la Cour fédérale, qui aurait dû être très convaincante dans l’analyse de la protection de l’État par la SPR.

[3]  Après avoir refusé d’admettre la nouvelle preuve de la demanderesse et conclu que la décision de la SPR ne pouvait pas être maintenue, la SAR a effectué sa propre analyse indépendante de la protection de l’État en Afrique du Sud. Faisant remarquer qu’il n’y avait aucune preuve convaincante au dossier démontrant que les autorités en Afrique du Sud avaient laissé tomber la demanderesse durant la période qu’elle y a passée, la SAR a ensuite examiné la question de savoir si elle bénéficierait de la protection de l’État dans l’éventualité où elle retournerait en Afrique du Sud. La SAR a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel l’Afrique du Sud n’était plus une démocratie fonctionnelle. Même si la SAR a reconnu que l’Afrique du Sud faisait face à des défis importants pour régler la violence contre les femmes, elle a conclu que la demanderesse n’avait pas établi il y avait plus qu’une simple possibilité qu’elle soit victime de persécution ou de préjudice en Afrique du Sud en fonction de sa race ou de son sexe. La SAR a aussi conclu qu’une protection adéquate et efficace sur le plan opérationnel existait en Afrique du Sud, faisant remarquer en particulier que les personnes qui commettaient des viols ou des agressions contre les femmes sont retrouvées et traduites en justice par l’État. Au bout du compte, la SAR a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[4]  Bien qu’elle ait formulé ses arguments quelque peu différemment dans ses observations écrites, la demanderesse soutient essentiellement que la décision de la SAR est déraisonnable pour deux (2) raisons. Tout d’abord, elle soutient que la SAR a commis une erreur en refusant d’accepter la preuve qu’elle voulait déposer en appel. Ensuite, elle ne souscrit pas à l’évaluation par la SAR selon laquelle elle bénéficie de la protection de l’État en Afrique du Sud.

II.  Analyse

[5]  Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a soutenu que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle présumée à l’égard des décisions administratives (Vavilov, aux para 10, 16, 17). Aucune des exceptions décrites dans l’arrêt Vavilov ne s’applique en l’espèce.

[6]  Pour qu’une décision soit raisonnable, elle doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, au para 85). Elle doit posséder aussi « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[7]  À l’audition de l’appel par la SAR, la demanderesse a tenté de déposer quarante‑six (46) documents à titre de nouveaux éléments de preuve, composés plus deux cents (200) pages. Le ministre défendeur n’a pas déposé de nouveaux éléments de preuve. La SAR a refusé d’accepter la totalité de la preuve que la demanderesse voulait déposer en appel.

[8]  Le paragraphe 110(4) de la LIPR limite le type de preuve qui peut être présentée en appel devant la SAR. La personne en cause dans l’appel ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet de la demande. Si la nouvelle preuve satisfait aux exigences de cette disposition, la SAR doit alors évaluer la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel de la preuve [facteurs de Raza] pour déterminer si elle est admissible (Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, aux para 13-15; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, aux para 38-49; Pajarillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1654, au para 16 [Pajarillo]. Il revient à la partie qui présente de nouveaux éléments de preuve d’établir l’admissibilité de cette preuve. La partie doit fournir des observations complètes et détaillées concernant leur admissibilité et leur pertinence (Pajarillo, au para 18).

[9]  La demanderesse soutient que la SAR n’a pas tenu compte de certains de ses nouveaux éléments preuve parce qu’elle n’y a pas fait référence dans ses motifs. Elle renvoie au rapport annuel de 2016‑2017 de l’Independent Police Investigative Directorate [rapport de l’IPID], au rapport d’Amnistie Internationale intitulé « Afrique du Sud – 2017/2018 » et au rapport de Human Rights Watch intitulé « World Report 2018 – South Africa ».

[10]  L’argument de la demanderesse au sujet des rapports d’Amnistie Internationale et de Human Rights Watch est sans fondement. À l’audience, la demanderesse a reconnu que les rapports ne constituaient pas de nouveaux éléments preuve puisqu’ils avaient été soumis à la SPR. De plus, la SAR y a précisément renvoyé au paragraphe 48 de ses motifs.

[11]  Pour ce qui est du rapport de l’IPID, il est vrai que la SAR n’y fait pas précisément mention dans ses motifs. Après avoir abordé un certain nombre des documents présentés par la demanderesse, la SAR conclut que les « autres documents » de la demanderesse ne respectent pas le seuil de nouvelle preuve. Il semble que le rapport de l’IPID n’a pas non plus été présenté à la SPR.

[12]  Il aurait été préférable que la SAR précise dans ses motifs pourquoi le rapport de l’IPID n’était pas admissible, mais je suis convaincue que cette lacune ne suffit pas pour annuler sa décision. La Cour suprême du Canada a déclaré dans Vavilov qu’avant qu’une décision puisse être écartée, la partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision « que la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

[13]  Dans le cas qui nous occupe, je note que le rapport en question a été signé onze (11) mois avant que la demande de la demanderesse ne soit examinée par la SPR. Je note aussi que, bien que la demanderesse soutienne que le rapport n’a été disponible qu’après l’audience, elle n’a présenté aucun élément preuve à cet égard à la SAR ou à la Cour. De plus, elle n’a pas démontré comment le rapport satisfaisait aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR et aux facteurs élargis de Raza. En fait, il n’y a aucune mention du rapport dans ses observations devant la SAR. Enfin, la demanderesse n’a pas démontré à la Cour comment le rapport aurait pu être déterminant dans l’évaluation globale par la SAR de la protection de l’État en Afrique du Sud. Comme la demanderesse avait le fardeau d’établir l’admissibilité, et à défaut de toute observation sur la question, je suis convaincue que l’omission par la SAR de renvoyer précisément au rapport de l’IPID n’était pas suffisamment importante pour rendre la décision déraisonnable.

[14]  Je conclus aussi que la SAR n’avait pas à tenir une audience afin de donner à la demanderesse une possibilité de formuler des commentaires sur l’admissibilité de sa preuve. La demanderesse n’a pas démontré que les critères pour la tenue d’une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR étaient respectés.

[15]  La demanderesse ne souscrit pas non plus à l’analyse par la SAR portant sur l’existence de la protection de l’État. Elle soutient que la SAR a commis une erreur en transposant les conclusions de fait de la décision dans LF c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 534 [LF] et en les appliquant afin de déterminer si la protection de l’État existait en Afrique du Sud, le tout sans analyser les faits précis de sa situation. Selon la demanderesse, chaque cas doit être examiné en fonction de la preuve présentée à la SAR et, dans son cas, elle a présenté beaucoup d’éléments de preuve indiquant que l’Afrique du Sud est [traduction« à tout le moins incapable ou probablement refuse de protéger les femmes contre le viol ».

[16]  Les demanderesses dans LF étaient une grand‑mère et une petite‑fille sud‑africaines qui avaient subi des crimes violents dans ce pays et qui soutenaient que les autorités sud‑africaines refusaient ou étaient incapables de les protéger en raison de leur sexe. La SPR a conclu que les demanderesses étaient des réfugiées au titre de la Convention en tant que membres d’un groupe social particulier, soit celui des femmes confrontées à la violence sexuelle en Afrique du Sud. Le ministre a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR et a obtenu gain de cause [décision LF de la SAR]. Les demanderesses ont ensuite sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la SAR devant la Cour. La Cour a confirmé la décision de la SAR.

[17]  Revenant à l’affaire dont est saisie la Cour, je conclus que la demanderesse surestime le raisonnement dans la décision de la SAR dans son dossier. Au paragraphe 26 de ces motifs, la SAR souscrit simplement à l’argument du ministre selon lequel la SPR aurait dû examiner et distinguer les décisions de la SAR et de la Cour dans LF, étant donné que les allégations et la preuve dans les deux cas étaient similaires. Après avoir noté l’omission de la SPR de le faire, la SAR a ensuite effectué sa propre évaluation de la preuve portant sur la situation de la demanderesse et la documentation objective visant l’Afrique du Sud. Ce faisant, la SAR a renvoyé à un paragraphe de la décision LF de la SAR. La SAR a souligné que le document mentionné dans la décision LF de la SAR était le cartable national de documentation, point 5.2, qui avait été présenté à la SPR. La SAR a aussi souligné qu’elle adoptait le raisonnement figurant dans la décision LF de la SAR, qu’elle a jugé convaincant. La SAR a ensuite effectué sa propre analyse de la documentation objective et elle a conclu que la protection de l’État était offerte à la demanderesse en Afrique du Sud.

[18]  Étant donné que la demanderesse reconnaît que les allégations et les circonstances sont similaires dans les deux cas, je ne suis pas convaincue qu’il était déraisonnable pour la SAR d’adopter le raisonnement formulé dans la décision LF de la SAR. Les motifs de la SAR indiquent clairement qu’elle a effectué sa propre analyse et que l’appel a été tranché en fonction de la situation et de la preuve de la demanderesse devant la SAR.

[19]  L’examen du caractère raisonnable n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, au para 102). Bien que la demanderesse puisse ne pas souscrire à l’évaluation par la SAR de la preuve, il ne revient pas à la Cour d’apprécier ou de soupeser à nouveau la preuve pour parvenir à une conclusion favorable à la demanderesse (Vavilov, au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 59).

[20]  En terminant, je suis convaincue que, lorsqu’elle est lue de façon globale et contextuelle, la décision de la SAR répond à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question d’importance générale n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4636‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4636‑19

INTITULÉ :

LEA ZELDA THORNE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 février 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 24 JUILLET 2020

COMPARUTIONS :

Sandra A. Hakanson

POUR LA DEMANDERESSE

Edward Burnet

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ocana Law

Kelowna (Colombie‑Britannique)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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