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Date : 20200724


Dossier : IMM-6421-19

Référence : 2020 CF 787

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2020

En présence de l'honorable juge Shore

ENTRE :

A.H.A. ET AL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Préambule

[1]  Le concept de possibilité de refuge intérieur [PRI] est inhérent à la définition de « réfugié » : un demandeur d’asile doit être un réfugié d’un pays, et non d’une région d’un pays (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 à la page 710 [Rasaratnam]). Le critère en deux volets pour déterminer s’il existe une PRI est bien établi dans la jurisprudence. D’abord, la Section d’appel des réfugiés [SAR] doit conclure que, selon la prépondérance des probabilités, il n’y a aucun risque sérieux qu’un demandeur d’asile soit persécuté ou personnellement soumis à l’un des risques définis à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [LIPR] dans la région désignée comme PRI. Ensuite, la SAR doit être satisfaite qu’en tenant compte de l’ensemble des circonstances, dont celles qui sont propres aux demandeurs, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour le demandeur d’asile de s’y relocaliser (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 CF 589 aux pages 593 et 597 [Thirunavukkarasu]).

[2]  Le test pour l’établissement d’une PRI est disjonctif, et il appartient au demandeur d’asile de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans tout le pays. Ainsi, une fois qu’une PRI a été identifiée, le demandeur d’asile doit démontrer qu’il y serait persécuté ou autrement à risque en vertu de l’article 97 de la LIPR, ou qu’il serait autrement déraisonnable qu’il doive s’y relocaliser. Un seul de ces deux éléments est suffisant pour conclure à l’absence d’une PRI.

II.  Nature de l’affaire

[3]  Les demandeurs demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la SAR qui a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui avait rejeté la demande d'asile des demandeurs, citoyens du Mexique, au motif que les demandeurs n’avaient pas démontré de risque prospectif et qu’ils avaient une PRI au Mexique.

[4]  La demanderesse principale, A.H.A. [demanderesse], son frère, son conjoint et ses deux enfants mineurs [collectivement les demandeurs] allèguent craindre la persécution de la part d’E.H.G., le père de la demanderesse. Ce dernier aurait physiquement et verbalement agressé ses propres enfants et leurs proches. Ils prétendent qu’E.H.G. aurait des liens avec des organisations criminelles et des policiers corrompus.

[5]  En 2009, la mère de la demanderesse et de son frère a fui E.H.G. pour venir demander le statut de réfugié au Canada. Devant cette Cour, le juge Harrington a conclu que la décision de la SPR qui concluait à la présence d’une PRI était déraisonnable (Enriquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 183). Dans ses motifs, le juge Harrington note qu’E.H.G. est camionneur transmexicain et qu’il a des contacts avec la police à travers le pays. Par deux fois, la mère de la demanderesse avait fui E.H.G. pour être subséquemment retrouvée avec l’aide des policiers. Elle avait été forcée de retourner avec E.H.G. avant de finalement fuir le Mexique pour de bon.

[6]  En appel, la SAR a essentiellement confirmé la conclusion de la SPR quant à la possibilité d’une PRI. Bien que notant des « ambiguïtés » dans les motifs de la SPR quant à la crédibilité des demandeurs et la protection de l’État mexicain, la SAR considère que ces conclusions ne sont pas déterminantes eu égard à la présence d’une PRI et qu’elle n’avait conséquemment pas besoin de les étudier.

[7]  La SAR a conclu qu’E.H.G. n’avait pas d’intérêt à retrouver les demandeurs s’ils se relocalisaient dans l’État de Durango : la SAR estime que les menaces et agressions envers les demandeurs de la part d’E.H.G. avaient, avant tout, pour but de retracer l’ex-épouse d’E.H.G., la mère et grand-mère des demandeurs. Étant donné que celui-ci a refait sa vie, qu’il sait qu’elle est au Canada, les demandeurs n’auraient pas de risque prospectif. C’est d’autant plus vrai que l’emploi de camionneur d’E.H.G. ne le fait voyager que dans les États adjacents à l’État de Veracruz où vivait toute la famille.

III.  Analyse

[8]  Devant cette Cour, les demandeurs contestent essentiellement la raisonnabilité des conclusions de la SAR eu égard à l’existence d’une PRI dans l’État de Durango au Mexique.

[9]  Suivant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, cette Cour doit d’abord examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à une conclusion. La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti.

[10]  Le décideur apprécie et évalue la preuve qui lui est soumise; à moins de circonstances exceptionnelles, cette Cour ne doit pas modifier ses conclusions de fait (Vavilov, ci-dessus, au para 125). Ceci étant dit, « le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, ci-dessus, au para 126).

[11]  Le concept de PRI est inhérent à la définition de « réfugié » : un demandeur d’asile doit être un réfugié d’un pays, et non d’une région d’un pays (Rasaratnam, ci-dessus, à la page 710). Le critère en deux volets pour déterminer s’il existe une PRI est bien établi dans la jurisprudence. D’abord, la SAR doit conclure que selon la prépondérance des probabilités il n’y a aucun risque sérieux qu’un demandeur d’asile soit persécuté ou personnellement soumis à l’un des risques définis à l’article 97 de la LIPR dans la région désignée comme PRI. Ensuite, la SAR doit être satisfaite qu’en tenant compte de l’ensemble des circonstances, dont celles qui sont propres aux demandeurs, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour le demandeur d’asile de s’y relocaliser (Thirunavukkarasu, ci-dessus, aux pages 593 et 597).

[12]  Le test pour l’établissement d’une PRI est disjonctif, et il appartient au demandeur d’asile de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans tout le pays. Ainsi, une fois qu’une PRI a été identifiée, le demandeur d’asile doit démontrer qu’il y serait persécuté ou autrement à risque en vertu de l’article 97 de la LIPR, ou qu’il serait autrement déraisonnable qu’il doive s’y relocaliser. Un seul de ces deux éléments est suffisant pour conclure à l’absence d’une PRI.

[13]  En l’espèce, cette Cour conclut que la conclusion de la SAR est déraisonnable au regard du premier volet du test pour l’établissement d’une PRI. La conclusion de la SAR quant à l’intérêt d’E.H.G. à retrouver les demandeurs omet la dynamique familiale empreinte de violence et d’harcèlement. De la preuve au dossier, il est faux de conclure que les agressions envers les demandeurs avaient seulement pour objectif de retracer la mère des demandeurs. Du témoignage de la demanderesse, il ressort que la violence familiale existe depuis leur tendre enfance. Si elle s’est réduite dans les dernières années, rien ne permet de conclure que celle-ci n’existera plus. Les demandeurs ont été jugés crédibles, et ceux-ci ont témoigné craindre pour leur vie, craindre qu’E.H.G. les violente. Doit-on le rappeler, en l’absence de raison de douter de leur crédibilité leur témoignage est présumé véridique (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, 1 A.C.W.S. (3d) 167). Leur crainte devait être prise en considération.

[14]  La conclusion de la SAR est d’autant plus déraisonnable qu’elle omet commodément les évènements du 8 avril 2015. En effet, la SAR considère déterminant qu’E.H.G. a refait sa vie avec une autre femme depuis 2011, ce fait démontrant à lui seul le changement de motivation d’E.H.G. Or, quatre ans plus tard, E.H.G. s’est présenté à la résidence des demandeurs en les agressant pour exiger qu’ils quittent la maison pour qu’il puisse y habiter. À deux autres reprises en 2015, E.H.G. s’est présenté aux demandeurs, parfois en état d’ébriété, toujours avec violence. Clairement, les motivations d’E.H.G. sont multiples et changeantes, de l’enfance des demandeurs aux évènements plus récents de 2015, en passant par la période où il recherchait la mère des demandeurs. À toutes ces périodes, une constante demeure : la violence envers les demandeurs. La SAR aurait dû la prendre en considération.

[15]  En tout état de cause, tel que le juge Harrington l’a noté, E.H.G. a la capacité de retrouver les demandeurs partout au Mexique avec l’aide d’amis criminels ou de policiers. Son emploi l’amène aussi à voyager un peu partout. Que ce soit plus généralement dans les États limitrophes à Veracruz ne change rien : la réalité est qu’il voyage à travers le pays (confirmé par la décision du juge Harrington) et que nul ne sait exactement où il voyage. Très certainement, les demandeurs ne sauraient être en sécurité au Mexique si E.H.G. décidait de les retrouver. Étant donné la dynamique de violence familiale s’étendant sur des décennies, cette Cour considère déraisonnable de conclure qu’E.H.G. aurait soudainement perdu tout intérêt pour les demandeurs.

[16]  Étant donné la conclusion précédente, il n’est pas nécessaire d’analyser le deuxième volet du test de détermination d’une PRI.

IV.  Conclusion

[17]  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision retournée pour reconsidération par un panel de la SAR autrement constitué.

[18]  L’intitulé de cause est amendé pour rendre les noms des demandeurs confidentiels.

[19]  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT au dossier IMM-6421-19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire soit retournée pour considération à nouveau par un panel de la SAR autrement constitué;

  2. L’intitulé de cause est amendé pour rendre les noms des demandeurs confidentiels;

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6421-19

 

INTITULÉ :

A.H.A. ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 juillet 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 juillet 2020

 

COMPARUTIONS :

Claudia Molina

 

Pour leS demandeurS

 

Suzanne Trudel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet Molina Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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