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Date : 20200722


Dossier : IMM-2566-19

Référence : 2020 CF 782

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

HU MING WANG et

KUN TENG WANG

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada le 3 avril 2019 (la décision), par laquelle elle a conclu que la demanderesse principale, Mme Hui Ming Wang, n’avait pas établi son identité à titre de citoyenne de la Chine et que le Bureau de la sécurité publique (le BSP) ne la cherchait pas, ainsi que son fils mineur, le codemandeur. La demanderesse principale a soutenu qu’elle avait hébergé sa cousine chez elle pendant environ trois semaines, après que le BSP eut fait une rafle dans son groupe de Falun Gong.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II.  Le contexte factuel

[3]  Après que la mère de la demanderesse principale l’eut informée que le BSP s’était rendu chez elle, avait arrêté la cousine, fouillé son domicile puis l’avait informée qu’elle était aussi soupçonnée de pratiquer le Falun Gong ou, à tout le moins, d’en héberger une adepte, elle s’est cachée chez son oncle maternel. Le lendemain, le BSP s’est rendu au domicile des parents de la demanderesse principale avec un mandat d’arrestation. Le BSP a condamné le domicile de la demanderesse principale et, une semaine plus tard, la scolarité de son fils a été suspendue parce qu’elle avait hébergé une criminelle.

[4]  Les demandeurs sont arrivés au Canada avec l’aide d’un passeur.

[5]  La demanderesse principale a soutenu devant la SPR que sa cousine était toujours en prison et était maltraitée. Elle soutient également que le BSP la poursuit toujours.

III.  La question en litige et la norme de contrôle

[6]  La question déterminante en l’espèce est l’analyse déraisonnable par la SPR des documents d’identité présentés par la demanderesse principale.

[7]  Récemment, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a examiné de façon approfondie le droit régissant le contrôle judiciaire de décisions administratives. Elle a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle judiciaire d’une décision administrative, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas au vu des faits en l’espèce : Vavilov, au par. 23.

[8]  Citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov a aussi confirmé qu’une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible, et que la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qui a été rendue, notamment sur sa justification : Vavilov, au par. 15.

IV.  L’analyse

[9]  La SPR a conclu qu’il y avait trois questions déterminantes : l’identité, la crédibilité et l’identification de la demanderesse principale en tant que personne recherchée par le BSP pour avoir vraisemblablement hébergé une fugitive. En outre, la SPR a établi que la question de l’identité est liée à celle de la crédibilité, et que le témoignage sous serment d’un demandeur est présumé être véridique, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter.

[10]  En outre, la SPR a souligné qu’il incombe au demandeur de produire des documents acceptables établissant son identité et qu’il doit pour cela faire un effort important et véritable.

[11]  La SPR a fait mention de l’article 106 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) ainsi que de l’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (les « Règles »). Selon l’article 106, lorsqu’elle évalue la crédibilité d’un demandeur, la SPR doit tenir compte de la question de savoir si le demandeur possède des documents acceptables établissant son identité et, dans la négative, s’il peut raisonnablement en donner la raison et a pris les mesures voulues pour s’en procurer.

[12]  L’article 11 des Règles donne effet à l’article 106 en exigeant du demandeur qu’il transmette des documents acceptables qui permettent d’établir son identité et les autres éléments de sa demande. Il prévoit qu’un demandeur qui ne fournit pas de documents acceptables doit expliquer pourquoi il ne les a pas fournis et quelles mesures il a prises pour se procurer de tels documents.

[13]  Dans la partie de son formulaire de renseignements personnels (FRP) portant sur les documents d’identité, la demanderesse principale a précisé [traduction] « qu’elle fournirait » sa carte d’identité de résident (CIR) et son certificat de résidence (Hukou). Elle a fourni le passeport de son fils et a précisé que son propre passeport, qui n’était pas authentique, avait été fourni par le passeur et conservé par ce dernier.

[14]  La SPR a interrogé la demanderesse principale sur les raisons pour lesquelles elle n’a pas fourni sa CIR. Elle a déclaré qu’elle soupçonnait le BSP de l’avoir emportée lors de la fouille de son domicile. La SPR a demandé pourquoi elle avait indiqué dans son FRP qu’elle serait fournie. Elle a répondu [traduction] « je ne sais pas ».

[15]  La SPR a fait remarquer que la CIR était le document le plus important pour établir l’identité d’un citoyen chinois, car la CIR de première et de deuxième génération comporte un certain nombre de caractéristiques de sécurité. Le tribunal était d’avis qu’il était encore plus important de fournir une CIR en l’absence d’un véritable passeport. Il a également souligné que la demanderesse principale n’avait même pas fourni de copie de sa CIR. Il a rejeté ses soupçons selon lesquels le BSP aurait pu prendre sa carte, et a conclu qu’en ne la soumettant pas, la demanderesse principale avait contredit la déclaration faite dans son FRP selon laquelle elle la fournirait.

[16]  Cette conclusion de la SPR était raisonnable et étayée par la preuve.

[17]  La demanderesse principale avait présenté son Hukou et son permis de conduire pour prouver son identité. Après avoir pris note de ce fait, la SPR a simplement déclaré, sans analyse ni autre commentaire, que « ces documents n’établissent pas l’identité de la demandeure d’asile principale ».

[18]  La SPR n’a pas déclaré qu’elle avait examiné le Hukou ou le permis de conduire, ni qu’ils semblaient frauduleux pour quelque raison que ce soit. Elle n’a pas précisé pourquoi le Hukou était insuffisant pour confirmer son identité. Elle n’a pas non plus expliqué pourquoi le permis de conduire ne constituait pas une preuve de son identité. Pourtant, chaque document indiquait à première vue que la demanderesse principale était une résidente permanente de la Chine.

[19]  Sans aucune appréciation de ces documents ni aucune explication de la conclusion vague qu’ils ne constituaient pas une preuve d’identité, la Cour ne sait pas comment ni pourquoi la SPR est parvenue à cette conclusion.

[20]  Sans une telle analyse, la conclusion de la SPR n’est ni transparente, ni intelligible, ni justifiée. Il n’y a pas de raisonnement à la fois rationnel et logique pour étayer la conclusion de la SPR. En outre, la SPR a tiré une conclusion péremptoire qui n’aide pas la Cour à comprendre le raisonnement qui sous-tend le rejet de cette preuve d’identité. Ainsi, elle est déraisonnable : Vavilov, au paragraphe 102.

[21]  La conclusion tirée par la SPR et l’absence de prise en compte des documents d’identité vont également à l’encontre de la jurisprudence qui établit que la SPR est tenue de prendre en compte et d’apprécier l’ensemble de la preuve présentée par un demandeur lors de la détermination de l’identité : Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 537 au paragraphe 20, et les affaires qui y sont citées.

[22]  La SPR a reconnu que la demanderesse principale avait fourni un certificat de naissance, un Hukou et des dossiers scolaires pour son fils, mais le tribunal ne les a pas examinés parce qu’il a conclu que l’identité de la demanderesse principale était la question en litige. Si la SPR avait examiné le certificat de naissance du demandeur mineur, elle aurait constaté que la demanderesse principale était présentée comme sa mère. Il indique également qu’elle était une résidente permanente de la Chine.

[23]  La SPR n’était pas tenue d’accepter le certificat de naissance comme une preuve valide, mais elle devait se pencher sur le fait que, faisant partie de la preuve dans son ensemble, ce document établissait l’identité et la nationalité de la demanderesse principale.

V.  Conclusion

[24]  Bien que la Cour doive faire preuve de retenue envers la SPR en ce qui a trait aux questions de crédibilité et d’identité, en cas de grave préjudice ou de répercussions personnelles importantes pour le demandeur, à savoir qui menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige que la SPR fournisse ce que la Cour suprême a qualifié de « justification adaptée », en expliquant dans ses motifs en quoi les conséquences de sa décision sont justifiées au regard des faits et du droit : Vavilov, aux paragraphes 133 et 135.

[25]  Lorsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision ne satisfait pas, en règle générale, à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité : Vavilov, au par. 98.

[26]  Pour tous les motifs exposés ci-dessus, je conclus que la décision est déraisonnable et doit être annulée. L’affaire sera renvoyée à la SPR afin qu’un autre commissaire procède à un nouvel examen.

[27]  Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale à certifier.

[28]  Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2566-19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande est accueillie et la décision est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour d’août 2020.

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-2566-19

 

 

INTITULÉ :

HU MING WANG ET KUN TENG WANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 JANVIER 2020

JUGeMENT et motifs :

la juge ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 JUILLET 2020

 

COMPARUTIONS :

SHELLEY LEVINE

 

POUR LES DEMANDEURS

MARGHERITA BRACCIO

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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