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  Date : 20200619


Dossier : T‑541‑18

Référence : 2020 CF 714

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 juin 2020

En présence de monsieur le juge Southcott

RECOURS COLLECTIF AUTORISÉ

ENTRE :

EUGENE KELLY TIPPETT

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente décision concerne une requête déposée par le demandeur le 17 janvier 2020 en vue d’obtenir une ordonnance en vertu de l’article 233 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], exigeant que Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique [la Colombie‑Britannique], qui n’est pas partie au recours collectif, produise les documents qui, selon lui, sont pertinents quant aux questions en litige. La défenderesse, Sa Majesté la Reine (du chef du Canada), appuie la requête en partie. La Colombie‑Britannique s’oppose à la requête dans son intégralité.

[2]  Le recours collectif dont il est question en l’espèce concerne des allégations de violence dont ont été victimes les participants à ce qu’on appelait le « programme DASH » géré par le centre NCSM Quadra, en Colombie‑Britannique, dans les années 1980. Le programme a été créé comme solution de rechange à l’incarcération des jeunes contrevenants. Le NCSM Quadra était un centre de formation pour cadet de la marine administré par les Forces armées canadiennes [les Forces armées] près de Comox, sur l’île de Vancouver, en Colombie‑Britannique [Quadra].

[3]  Pour les motifs expliqués plus en détail ci‑dessous, la requête du demandeur est accueillie en partie. Dans mon ordonnance, j’exigerai que la Colombie‑Britannique produise les documents liés à la création, à l’exploitation et à l’administration du programme DASH géré à Quadra, y compris les documents liés à tous les jeunes qui ont participé au programme. Cependant, en ce qui concerne les documents visés par l’ordonnance de production, mais qui sont également protégés par la loi, visés par une revendication de privilège ou assujettis à un droit en matière de protection des renseignements personnels, la Colombie‑Britannique devra communiquer une liste de ces documents, mais pas des copies de ces documents. La liste devrait fournir aux parties des renseignements quant à l’existence de tels documents, ainsi que suffisamment de détails quant à leur nature, à la nature des renseignements qu’ils contiennent et à la raison pour laquelle une copie n’est pas communiquée, de façon à ce que les parties puissent évaluer les prochaines étapes et éventuellement poursuivre les démarches en vue de leur communication. Les parties pourraient notamment présenter une demande à un juge du tribunal pour adolescents afin d’avoir accès aux dossiers en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, LC 2002, c 1 [la LSJPA].

II.  Contexte

[4]  Le 15 décembre 1981, après avoir fait l’objet d’accusations d’introduction par effraction et de vol, le demandeur a été déclaré jeune délinquant (selon l’expression en usage à l’époque) par le tribunal de la jeunesse de Courtenay, en Colombie‑Britannique. Le demandeur a fait l’objet d’une ordonnance de probation de douze mois et était tenu de participer à ce qui était appelé dans son casier judiciaire le [traduction] « programme DASH ».

[5]  La participation du demandeur au programme exigeait qu’il soit envoyé à Quadra, en compagnie de certains autres jeunes, pour travailler à la construction d’une réplique d’un grand bateau qui devait être utilisé comme navire‑école pour les cadets. L’objectif était de permettre aux jeunes contrevenants d’acquérir des compétences et d’ainsi contribuer de manière significative à la société. Les jeunes contrevenants n’étaient pas eux‑mêmes des cadets.

[6]  Dans son recours, le demandeur affirme que l’un des officiers des Forces armées qui supervisaient le programme DASH a abusé de lui sexuellement, physiquement et psychologiquement. Le 20 mars 2018, le demandeur a déposé sa déclaration sous forme de recours collectif au nom d’un groupe envisagé de personnes qui ont été victimes de violence dans des circonstances similaires.

[7]  Le 26 novembre 2018, le demandeur a présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance autorisant l’action comme recours collectif. Le 26 juin 2019, j’ai rendu une ordonnance et exposé les motifs de cette ordonnance, dans laquelle j’ai autorisé l’action, y compris la définition du groupe visé, et relevé certains points communs [l’ordonnance d’autorisation]. Le groupe a été défini comme suit [le groupe] :

Toutes les personnes ayant participé au programme de peines pour les jeunes délinquants « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » offert au NCSM Quadra en Colombie‑Britannique et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient audit programme de peines pour les jeunes délinquants.

[8]  À l’instruction de la requête en autorisation, les parties ont convenu que toute ordonnance qui accueille la requête et autorise l’action comme recours collectif devrait reporter à plus tard les détails relatifs à l’envoi d’un avis aux membres du groupe, y compris en ce qui concerne la procédure d’exclusion. La présente affaire fait l’objet d’une gestion de l’instance, et les parties ont proposé conjointement que les détails relatifs à l’avis soient rédigés dans le cadre du processus de gestion de l’instance qui fera suite à la décision sur l’autorisation. J’ai souscrit à cette proposition, et c’est ce que prévoit l’ordonnance d’autorisation.

[9]  Durant le processus subséquent de gestion de l’instance, la défenderesse a mentionné qu’elle avait peu de documents en sa possession liés au programme DASH et aucun document permettant d’identifier les participants qui pourraient être membres du groupe. Les parties étaient toutes deux d’avis que la prochaine étape dans l’instance devait consister à déployer des efforts pour obtenir de tels documents auprès de la Colombie‑Britannique, y compris déposer une requête à cette fin en vertu de l’article 233 des Règles, au besoin. La présente requête en a découlé.

[10]  Le demandeur et la défenderesse estiment tous deux que la Colombie‑Britannique devrait être en possession des documents pertinents, affirmant que le programme DASH était une initiative conjointe des Forces armées et de la province de la Colombie‑Britannique. La section « Contexte » de l’ordonnance d’autorisation, qui donne une description du programme DASH, indique que, au début des années 1980 ou avant, le ministère de la Jeunesse et du Développement de l’enfant de la Colombie‑Britannique a établi un partenariat avec les Forces armées en vue d’offrir à Quadra un programme intitulé « Developing Adolescence Strengthening Habits » [« Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents »], aussi appelé « programme DASH » (au par. 4). Cette définition du programme DASH, à titre d’initiative à laquelle participaient à la fois la Colombie‑Britannique et les Forces armées, semblait satisfaire le demandeur et la défenderesse lors de l’instruction de la requête en autorisation.

[11]  Cependant, en réponse à la requête fondée sur l’article 233 des Règles, la Colombie‑Britannique conteste cette définition. Elle souligne que le demandeur s’appuie sur le rapport annuel de la direction des services correctionnels de la Colombie‑Britannique pour la période du 1er janvier 1979 au 31 mars 1980 [le rapport des services correctionnels], qui renvoie au rôle de la Colombie‑Britannique dans le cadre d’un programme intitulé « programme DASH ». La Colombie‑Britannique souligne entre autres que le rapport des services correctionnels emploie l’acronyme « DASH » pour désigner un programme intitulé « Developing Attitudes, Skills and Habits » [« Acquisition d’attitudes, de compétences et d’habitudes »] et non « Developing Adolescence Strengthening Habits » (le nom du programme à l’origine de l’action du demandeur). La Colombie‑Britannique estime que, d’après les faits, il n’y a aucun lien entre le programme « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » et le programme « Acquisition d’attitudes, de compétences et d’habitudes », décrivant le premier comme un programme administré par le gouvernement fédéral et l’autre comme un programme administré par la province. Elle affirme que rien ne permet de conclure que la Colombie‑Britannique est en possession de documents se rapportant aux questions en litige dans la présente action.

[12]  La Colombie‑Britannique a également soulevé des questions concernant la compétence de notre Cour pour exiger la communication de certains documents visés par la requête du demandeur. La Colombie‑Britannique fait valoir que certains des dossiers que le demandeur cherche à obtenir permettraient d’identifier des jeunes dont l’identité est protégée par la LSJPA ou par des lois qui l’ont précédée et que seul un [traduction] « juge du tribunal pour adolescents », et non la Cour fédérale, peut donner accès à ces documents. La défenderesse est d’accord avec la Colombie‑Britannique à cet égard.

[13]  Le demandeur reconnaît qu’un juge de notre Cour n’est pas un juge du tribunal pour adolescents comme le prévoit la LSJPA. Or, il fait valoir que les dossiers liés à ceux qui étaient auparavant appelés de « jeunes délinquants » ou de « jeunes contrevenants » qui ont participé au programme DASH dans les années 1980 ne sont pas protégés par la LSJPA. Le demandeur fait plutôt valoir que l’ancienne législation sur la justice pour les adolescents (soit la Loi sur les jeunes délinquants, LRC 1970, c J‑3 [la LJD], ou la loi qui l’a remplacée, la Loi sur les jeunes contrevenants, LRC 1985, c Y‑1 [la LJC]), s’applique et que ces lois n’interdisent pas la communication de dossiers dans la même mesure que le fait la LSJPA.

[14]  La défenderesse est également d’avis que la demande de production du demandeur est trop générale, en ce qu’elle est formulée selon des termes qui englobent des programmes qui ne se limitent pas au programme DASH géré à Quadra. La défenderesse n’est pas d’accord avec la Colombie‑Britannique pour dire que la province ne jouait aucun rôle dans le programme DASH. Elle s’appuie plutôt sur l’ordonnance d’autorisation, qui limite le groupe aux participants du programme DASH géré à Quadra et qui ne s’applique à aucun autre emplacement.

[15]  Sinon, la défenderesse appuie la requête du demandeur. Le demandeur et la défenderesse ont tous deux fourni à la Cour des ébauches d’ordonnance dans lesquelles ils énoncent leur position respective, y compris la façon dont ils proposent de protéger les renseignements confidentiels pouvant être communiqués en vertu de celles‑ci. Comme je l’ai déjà souligné, la Colombie‑Britannique s’oppose à la requête dans son intégralité.

III.  Questions en litige

[16]  Ayant examiné les divers arguments formulés par les parties à l’appui de leur position, ainsi que la formulation des questions en litige fournies respectivement par les parties, je conclus que les arguments peuvent être analysés en fonction des questions générales suivantes relevées par la Colombie‑Britannique :

  1. Le demandeur a‑t‑il satisfait au critère préliminaire applicable à la communication par un tiers visée à l’article 233 des Règles en démontrant que la Colombie‑Britannique est vraisemblablement en possession de documents pertinents?

  2. Dans l’affirmative, la Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la communication par un tiers?

IV.  Analyse

A.  Le demandeur a‑t‑il satisfait au critère préliminaire applicable à la communication par un tiers visée à l’article 233 des Règles en démontrant que la Colombie‑Britannique est vraisemblablement en possession de documents pertinents?

[17]  La présente requête est régie par le paragraphe 233(1) des Règles, qui est ainsi libellé :

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106

Federal Courts Rules, SOR/98-106

Production d’un document en la possession d’un tiers

Production from non-party with leave

233 (1) La Cour peut, sur requête, ordonner qu’un document en la possession d’une personne qui n’est pas une partie à l’action soit produit s’il est pertinent et si sa production pourrait être exigée lors de l’instruction.

233 (1) On motion, the Court may order the production of any document that is in the possession of a person who is not a party to the action, if the document is relevant and its production could be compelled at trial.

[18]  Dans la décision Hospira Healthcare Corporation c Kennedy Institute of Rheamatology, 2018 CF 992 [Hospira], confirmée par 2019 CAF 188 [Hospira CAF], invoquée tant par le demandeur que la Colombie‑Britannique, j’ai décrit comme suit l’analyse qu’il convient d’effectuer dans le cadre d’une requête fondée sur l’article 233 des Règles (au par. 13) :

[13]  Je ne suis pas en accord avec la position de Janssen selon laquelle l’analyse de la Cour au regard de l’article 233(1) devrait se limiter uniquement aux exigences qu’il énonce expressément. Comme le soutient Innomar, le libellé de l’article 233(1) est permissif, en indiquant que la Cour « peut » ordonner la production d’un document si les exigences expresses sont respectées. Je souscris à l’observation d’Innomar selon laquelle l’article accorde un pouvoir discrétionnaire à la Cour, qu’elle peut exercer à condition que les exigences expresses soient respectées, mais que les facteurs pris en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire peuvent outrepasser les exigences expresses de l’article.

[19]  La première question relevée par la Colombie‑Britannique concerne les exigences expresses de l’article 233 des Règles, c’est‑à‑dire que la partie requérante doit établir l’existence de documents en la possession d’un tiers, qui sont pertinents dans le cadre de l’action et qui pourraient être exigés lors de l’instruction. La Colombie‑Britannique est d’avis que le demandeur n’a pas respecté ce critère, car sa demande de production est rédigée de façon trop générale et qu’on ne peut pas savoir clairement combien de documents parmi ceux demandés, le cas échéant, se rapportent à l’action.

[20]  La requête du demandeur vise à obtenir la production de ce qui suit :

[traduction] Tous les documents (y compris les dossiers, les rapports, la correspondance, les notes de service, les photos, les films, les enregistrements sonores ou tout autre dossier de nature permanente ou semi‑permanente, qu’ils soient sur support papier ou conservés sur quelque appareil ou sur quelque médium que ce soit) sous le contrôle de Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique et relatifs ou se rapportant au programme « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents », aussi appelé le programme « DASH », à tout programme visant des défendeurs juvéniles auquel le programme « DASH », ses installations ou son personnel étaient liés ou à tout autre programme administré par la Colombie‑Britannique ou vers lequel la Colombie‑Britannique a aiguillé ou transféré des défendeurs juvéniles, qui fournissaient aux défendeurs juvéniles d’autres options de peine à purger dans la collectivité, y compris, entre autres, au programme DASH géré au NCSM Quadra entre environ 1979 et 1987.

[21]  Même si, de façon générale, la défenderesse appuie la requête du demandeur, elle propose la production plus limitée de ce qui suit :

[traduction] Tout document lié à la création, à l’exploitation et à l’administration du programme DASH au NCSM Quadra, en Colombie‑Britannique (le programme), y compris tout document lié à un jeune ayant participé au programme.

[22]  Comme la Colombie‑Britannique l’a souligné, pour être pertinent, le document demandé doit se rapporter au litige, être utile et être susceptible de faire avancer le débat (voir Pétrolière Impériale c Jacques, 2014 CSC 66 [Pétrolière Impériale], au par. 30). La Colombie‑Britannique affirme que l’ordonnance d’autorisation limite les revendications dans la présente action aux préjudices commis par les membres des Forces armées à Quadra. Elle souligne que Quadra est une base navale et qu’elle n’avait rien à voir avec la façon dont Quadra était géré ou avec la conduite des membres des Forces armées dans l’exercice de leurs fonctions.

[23]  La Colombie‑Britannique souligne que le demandeur s’est appuyé sur le rapport des services correctionnels. Elle fait toutefois valoir que cet élément de preuve ne permet pas de conclure qu’il y a un lien entre le programme « Acquisition d’attitudes, de compétences et d’habitudes » visé dans ce rapport et le programme « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » offert à Quadra. La Colombie‑Britannique souligne la différence entre les deux noms, le fait que le rapport des services correctionnels renvoie à des programmes offerts à d’autres endroits dans la province, et à l’absence de toute mention du programme offert à Quadra. Elle soutient aussi que les deux programmes ont des descriptions et des objectifs différents, le premier étant un programme sur l’art de vivre dans la nature et le second, un programme militaire.

[24]  Enfin, la Colombie‑Britannique renvoie à la conclusion dans l’ordonnance d’autorisation selon laquelle les éléments de preuve ne sont pas suffisants pour établir un certain fondement factuel relatif à l’existence de programmes de peines pour les jeunes délinquants, gérés par les Forces armées ou en collaboration avec elles, autres que le programme DASH offert à Quadra (au par. 57). La Colombie‑Britannique fait valoir que la Cour a déjà évalué si le rapport des services correctionnels fait état d’un lien entre le programme « Acquisition d’attitudes, de compétences et d’habitudes » visé dans ce rapport et le programme de Quadra et que le demandeur tente de modifier la conclusion de la Cour. La Colombie‑Britannique affirme que, en l’absence d’un tel lien, il n’y a aucune raison de conclure qu’elle possède des documents susceptibles de régler les questions opposant les parties.

[25]  La Colombie‑Britannique interprète mal la conclusion de la Cour dans l’ordonnance d’autorisation. La Cour n’a pas conclu qu’il n’y avait aucun lien entre les programmes provinciaux visés dans le rapport correctionnel et le programme DASH offert à Quadra. Elle a plutôt conclu qu’il n’y avait aucune preuve que les Forces armées avaient participé à un quelconque programme de peines pour les jeunes délinquants, à part celui offert à Quadra.

[26]  Je prends note de l’argument de la Colombie‑Britannique selon lequel le rapport correctionnel utilise l’acronyme « DASH » pour parler d’un programme différent de celui offert à Quadra. Je ne me rappelle pas que ce point a été soulevé durant l’instruction de la requête en autorisation. Il se pourrait que deux programmes différents aient existé, sans qu’il n’y ait de lien opérationnel entre eux, à part l’utilisation du même acronyme. Le peu d’éléments de preuve dont dispose actuellement la Cour fait en sorte qu’il est impossible de trancher cette question. Cependant, la combinaison du casier judiciaire du demandeur, qui indique que le tribunal de la jeunesse à Courtenay, en Colombie‑Britannique, l’a fait participer au « programme DASH », et le témoignage du demandeur sur sa participation subséquente au programme offert à Quadra, démontre que le programme administré à Quadra visait à servir de mesure de rechange aux peines traditionnelles, comme le programme DASH mentionné dans le rapport des services correctionnels. De toute évidence, le système de justice pénale pour les adolescents de la Colombie‑Britannique jouait un rôle dans le programme DASH à Quadra, et je m’attendrais à ce que la Colombie‑Britannique soit en possession des dossiers des participants à ce programme.

[27]  Par conséquent, j’estime que les éléments de preuve satisfont au critère prévu à l’article 233 des Règles et qu’ils démontrent que la Colombie‑Britannique est en possession de documents liés au programme DASH à Quadra. Il reste à savoir si les documents en question confirmeront l’affirmation de la Colombie‑Britannique selon laquelle le programme Quadra était distinct du point de vue opérationnel du programme DASH géré par la province. Cependant, c’est en partie afin de comprendre la nature du programme DASH à Quadra, y compris le rôle, l’intervention et la participation de la défenderesse dans sa conception, son exploitation et son administration, que le demandeur sollicite la production des documents demandés.

[28]  Contrairement à ce qu’affirme la Colombie‑Britannique, l’ordonnance d’autorisation ne limite pas les revendications dans la présente action aux préjudices commis par les membres des Forces armées à Quadra. Selon l’ordonnance d’autorisation, les revendications formulées au nom du groupe sont la négligence, y compris la négligence systémique, ainsi que des violations de la Charte canadienne des droits et libertés par la défenderesse. L’ordonnance d’autorisation soulève également des questions communes, à aborder dans le cadre du recours collectif, y compris la question de savoir si la défenderesse avait une obligation de diligence envers le groupe dans l’administration du programme DASH à Quadra et, le cas échéant, la nature d’une telle obligation, et la question de savoir si la défenderesse a manqué à cette obligation. Bien que la Colombie‑Britannique ne soit pas visée par les allégations formulées dans la présente action, les documents en sa possession peuvent aider à comprendre et, finalement, à régler ces questions.

[29]  Je vais maintenant aborder l’argument de la Colombie‑Britannique selon lequel la requête en production du demandeur est trop générale. Comme je l’ai déjà dit, la défenderesse souscrit à cet argument et, à cet égard, je suis d’accord pour dire que la portée de l’ordonnance d’autorisation est pertinente. L’ordonnance d’autorisation limite le groupe aux participants au programme DASH offert à Quadra. Il autorise aussi en tant que point commun la question de savoir si la défenderesse avait une obligation de diligence envers le groupe en question, y compris une obligation de diligence dans le cadre de l’administration du programme DASH à Quadra. En sollicitant la production de documents liés à d’autres programmes, la requête va au‑delà des limites de la pertinence des questions en litige dans la présente action.

[30]  J’ai aussi tenu compte de l’argument de la Colombie‑Britannique selon lequel la requête du demandeur pour obtenir tous les documents [traduction] « relatifs ou se rapportant au » programme est rédigée de façon trop générale et viserait des documents qui ne sont pas pertinents. La Colombie‑Britannique fait valoir que le demandeur devrait fournir les catégories précises de documents qu’il veut obtenir. J’accepte la réponse du demandeur à cet argument selon laquelle il ne sait pas et ne peut savoir quels documents précis ou catégories de documents précises la Colombie‑Britannique peut avoir en sa possession (voir, p. ex., Supynuk Estate c Hagen, 2015 SKQB 145 [Supynuk], au par. 34). Toutefois, j’estime que la demande telle qu’elle est rédigée par le demandeur est trop générale. Je préfère la version proposée par la défenderesse, qui fait référence à tous les documents [traduction] « liés à la création, l’exploitation et l’administration » du programme DASH à Quadra. Selon moi, ce libellé est bien adapté à l’intérêt du demandeur à comprendre le rôle, l’intervention et la participation de la défenderesse dans la conception, l’exploitation et l’administration du programme.

[31]  Le demandeur veut aussi obtenir des renseignements pour l’aider à identifier des personnes qui pourraient être membres du groupe. Je n’ai aucun mal à conclure que les documents permettant d’atteindre cet objectif sont pertinents. Bien que les documents de ce type soulèvent des préoccupations liées à la protection des renseignements personnels et aux protections prévues par la loi, je tiendrai compte de ces préoccupations en abordant la prochaine question dans la présente analyse.

 

[32]  Enfin, en ce qui concerne cette question en litige, je conclus que la Colombie‑Britannique est en possession de documents pertinents, mais que les limites des documents se rapportant aux questions en litige dans la présente action devraient être définies par la portée de la demande de production telle que formulée par la défenderesse.

B.  La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la communication par un tiers?

[33]  Comme je l’ai déjà souligné, l’article 233 des Règles confère un certain pouvoir discrétionnaire à la Cour, qu’elle peut exercer si les exigences expresses des Règles sont respectées. Les facteurs dont il faut tenir compte dans l’exercice de ce pouvoir peuvent aller au‑delà de ces exigences expresses. La Colombie‑Britannique relève plusieurs facteurs dont la Cour doit tenir compte au moment d’évaluer si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’exiger la production et la façon dont elle doit le faire. En tenant compte de certaines reformulations, j’évaluerai maintenant les facteurs en question.

1)  La question de savoir si le tiers a quelque chose à voir avec la question en   litige

[34]  Dans le contexte des ordonnances de type Norwich (une ordonnance prononcée contre un tiers à l’instance exigeant la communication de renseignements et de documents qui aident à identifier l’auteur du préjudice), la Cour suprême, dans l’arrêt Rogers Communications Inc. c Voltage Pictures LLC, 2018 CSC 38 [Rogers], a exigé que la partie requérante démontre, entre autres, que la personne devant faire l’objet d’un interrogatoire préalable a quelque chose à voir avec la question en litige et qu’elle n’est pas un simple spectateur (au par. 18). Comme il est indiqué dans l’arrêt Hospira, au paragraphe 20, je ne dis pas que la Cour devrait nécessairement adopter le critère pour obtenir une ordonnance de type Norwich dans le cadre de toutes les requêtes fondées sur l’article 233 des Règles. Cependant, comme le demandeur a donné suite aux observations de la Colombie‑Britannique à cet égard, je considérerai qu’il s’agit d’un facteur.

[35]  La Colombie‑Britannique affirme être un simple spectateur du présent litige entre les parties. Elle répète dans ses observations que rien ne démontre qu’un programme de détermination des peines provinciales a un quelconque lien avec le programme offert à Quadra. J’ai déjà tenu compte de ce point au moment d’évaluer si le demandeur a respecté les exigences expresses de l’article 233 des Règles et j’ai conclu qu’il existe au moins un lien, en ce que le système de justice pénale pour les adolescents de la Colombie‑Britannique jouait de toute évidence un rôle dans le programme DASH à Quadra.

[36]  Comme le demandeur le fait valoir, bien que la Colombie‑Britannique ne soit pas une partie au présent litige, la preuve révèle qu’elle a aiguillé le demandeur vers le programme à Quadra. Dans la mesure où ce facteur est pertinent quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour, il penche en faveur du prononcé de l’ordonnance de production.

2)  La question de savoir si le tiers est la seule source de renseignements

[37]  Je conviens que le fait de pouvoir obtenir les documents demandés auprès d’une partie au litige lors de la communication préalable habituelle est un facteur qui milite contre le prononcé d’une ordonnance de production (voir Hospira CAF, au par. 10).

[38]  La Colombie‑Britannique souligne que le demandeur a déposé la présente requête, avec l’appui de la défenderesse, avant même que la communication préalable ne soit terminée entre les parties. La défenderesse a joint à ses observations écrites l’ébauche de l’annexe 1 de son affidavit de documents, qui selon elle énumère les documents pertinents en sa possession, sous sa garde et sous son contrôle. La défenderesse fait valoir que cette annexe indique qu’elle possède peu de documents liés au programme DASH à Quadra et que les documents qu’elle peut produire ne recoupent pas les documents demandés à la Colombie‑Britannique dans la présente requête.

[39]  L’annexe 1 comprend les rapports annuels pour deux années consécutives de la direction générale des services correctionnels du ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique, trois rapports découlant de commissions d’enquête ou d’enquêtes, ainsi que trois dossiers du personnel. Je conviens que, si l’on considère l’annexe 1 à première vue, elle démontre que la défenderesse a recueilli peu de documents pertinents et qu’il est raisonnable de se tourner vers la Colombie‑Britannique pour obtenir d’autres documents, y compris des documents permettant d’identifier des personnes qui pourraient faire partie du groupe.

[40]  Toutefois, la Colombie‑Britannique fait valoir que rien n’établit si la défenderesse a effectué des recherches pour obtenir les documents pertinents, la façon dont elle a procédé et la mesure dans laquelle elle l’a fait. La Colombie‑Britannique affirme que la Cour devrait logiquement déduire que la défenderesse est la mieux placée pour fournir tous les renseignements qui existent au sujet des personnes ayant participé au programme DASH à Quadra. Elle renvoie la Cour à la décision Hospira, où la partie requérante a demandé la production de documents par un tiers avant même que la partie principale n’ait communiqué ses documents (au par. 28) :

[28]  Par conséquent, il est remarquable que la requête de Janssen ait été présentée et entendue avant qu’elle n’ait reçu la production documentaire initiale de Hospira et avant tout interrogatoire préalable. Je comprends qu’au fur et à mesure que se déroulent la production de documents et les interrogations entre les parties, les différends entourant les requêtes pour la production de documents supplémentaires et leur pertinence sont à même de prendre de l’ampleur. Toutefois, la possibilité de tels différends est inhérente au processus litigieux. Dans la mesure où ces différends surgissent, leurs paramètres seront vraisemblablement déterminés au moyen des documents produits et des interrogatoires préalables des parties, et tout différend non résolu, y compris, éventuellement, ceux liés à la production de documents par un tiers, pourront être tranchés par la Cour qui bénéficiera d’une meilleure définition accrue des questions en suspens. Je suis également d’avis que les prochaines étapes de l’instance, y compris les échéanciers associés à ces étapes, fourniront un cadre adéquat pour régler ces différends le temps venu.

[41]  Dans la décision Hospira, une des parties au litige avait une relation contractuelle avec le tiers et a déclaré que, en raison de cette relation, elle demanderait au tiers les renseignements en cause et produirait les renseignements en question à la partie requérante. Le tiers a aussi reconnu qu’il était obligé de fournir les renseignements en question en vertu du contrat. Par conséquent, j’ai conclu que la Cour ne devait pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner à un tiers de produire des documents, car une telle ordonnance n’était pas nécessaire puisque les parties étaient en mesure de produire les documents demandés. À mon sens, il y a lieu d’établir une distinction entre la décision Hospira et l’espèce, où la défenderesse a déclaré ne pas avoir en sa possession d’autres documents que ceux figurant à l’annexe 1, en plus de n’avoir aucune relation en matière de communication de renseignements avec la Colombie‑Britannique.

[42]  Je comprends que la défenderesse n’a présenté aucune preuve par affidavit pour établir la diligence avec laquelle elle a cherché les documents pertinents. En effet, l’ébauche de l’annexe 1 est jointe aux observations de l’avocat, plutôt qu’à un affidavit. La défenderesse aurait pu présenter un meilleur dossier pour établir les limites des documents en sa possession. Toutefois, j’accepte l’observation du demandeur selon laquelle, vu le rôle joué par l’avocat dans le processus d’identification des documents en vue de leur production, il est raisonnable de s’appuyer dans une certaine mesure sur ses observations. J’hésiterais à conclure qu’une preuve par affidavit décrivant en détail les recherches effectuées par une partie pour obtenir des documents est une condition préalable à l’ordonnance prévue à l’article 233 des Règles.

[43]  En parvenant à cette conclusion en l’espèce, je souligne que l’avocat de la Colombie‑Britannique a aussi fait valoir à la Cour dans ses observations orales que les recherches effectuées jusqu’à présent par la Colombie‑Britannique pour trouver des documents pertinents n’ont rien donné. Comme pour la défenderesse, aucune preuve n’a été déposée à l’appui de cette observation. Toutefois, l’avocat du demandeur encourage la Cour à accepter sans réserve les observations des deux parties, ce que je suis prêt à faire.

[44]  À l’heure actuelle, rien ne me permet de conclure que les documents demandés à la Colombie‑Britannique sont accessibles auprès d’une autre source. Je comprends que, selon les observations de l’avocat, la Colombie‑Britannique pourrait bien, comme la défenderesse, ne réussir que partiellement à trouver les documents pertinents. Cependant, selon ma compréhension des observations de l’avocat, des recherches ont été effectuées, mais ne sont pas terminées. Tout compte fait, j’estime que ce facteur est favorable au prononcé d’une ordonnance de production.

3)  La question de savoir si la demande de communication est définie de façon   objective

[45]  La Colombie‑Britannique fait valoir que, lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire, la Cour devrait tenir compte du fait que la partie requérante demande des documents précis plutôt que des catégories générales de documents. Elle s’appuie sur l’arrêt Rovi Guides, Inc. c Videotron S.E.N.C., 2019 CAF 321, au paragraphe 17 :

[17]  La Cour fédérale a reconnu, à juste titre, que même si les exigences des articles 233 et 238 avaient été respectées, elle conservait le pouvoir discrétionnaire de rejeter la requête des appelantes en se fondant sur des considérations qui ne sont pas mentionnées dans ces articles (voir l’arrêt Janssen, au paragraphe 10). La Cour fédérale a pris en considération plusieurs facteurs dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Elle a noté que l’article 233 porte sur des demandes de documents précis, par opposition à la demande des appelantes pour obtenir des catégories générales de documents. Faisant remarquer que certains aspects de la requête des appelantes étaient spéculatifs et que les appelantes reconnaissaient qu’elles ne pouvaient démontrer avec certitude que la prétendue violation avait eu lieu sans les renseignements demandés, la Cour fédérale s’est apparemment inquiétée du fait que la requête des appelantes n’était pas suffisamment ciblée. Elle avait le droit de s’en inquiéter.

[46]  Je conviens que la portée de la production demandée est un facteur pertinent et qu’il joue en défaveur du demandeur en l’espèce, puisque sa demande est générale. Cependant, j’ai déjà examiné ce point et reconnu que le demandeur ne sait pas, et ne peut savoir, quels documents précis ou catégories de documents précises la Colombie‑Britannique peut avoir en sa possession. Dans les circonstances de l’espèce, j’accorde peu de poids à ce facteur qui milite contre le prononcé d’une ordonnance de production. Toutefois, comme je l’expliquerai dans l’évaluation du prochain facteur, l’absence de tout détail concernant les documents demandés joue un rôle important dans mon analyse des intérêts en jeu liés à la protection de la vie privée et de la forme qu’il convient de donner à l’ordonnance de production.

4)  La question de savoir si les raisons d’intérêt public qui justifient la communication l’emportent sur les préoccupations liées à la vie privée

[47]  Dans l’arrêt Rogers, la Cour suprême juge aussi comme pertinente la question de savoir si l’intérêt public en faveur de la communication l’emporte sur l’attente légitime de respect de la vie privée (au par. 18). Selon moi, ce facteur est important dans la présente analyse, puisque la volonté du demandeur d’identifier des personnes qui pourraient faire partie du groupe fait intervenir deux intérêts très importants, mais opposés. En faveur du demandeur, il y a l’intérêt à ce que le recours collectif soit traité avec célérité, notamment en donnant un avis valide de l’action au groupe et en offrant aux membres du groupe l’occasion de s’exclure du recours collectif (voir, p. ex., Société canadienne des postes c Lepine, 2009 CSC 16, au par. 42). En revanche, le demandeur sollicite la communication de renseignements personnels qui pourraient être de nature très délicate, concernant la criminalité juvénile et des allégations de violence, et qui fait intervenir un important intérêt en matière de protection de la vie privée. La mise en balance de ces intérêts est un exercice qui dépend des faits de chaque affaire, qui peuvent être favorables à la non‑communication ou à la communication, en tout ou en partie, à la lumière des faits précis d’une affaire donnée (voir Supynuk, aux par. 28‑29).

[48]  En l’espèce, la requête du demandeur fait intervenir non seulement des intérêts liés à la vie privée et à la confidentialité, qui peuvent entrer en ligne de compte dès qu’on demande la communication de renseignements personnels, mais aussi des protections législatives liées aux casiers judiciaires d’adolescents et sans doute à des instances concernant la protection des enfants. La Colombie‑Britannique fait valoir que, en demandant des dossiers permettant d’identifier les membres du groupe, le demandeur sollicite des dossiers qui permettraient d’identifier des jeunes dont l’identité est protégée par la LJD, la LJC ou la LSJPA. En ce qui concerne les services de protection de l’enfance, la Colombie‑Britannique fait aussi valoir que la Family and Child Service Act, SBC 1980, c 11 [la Loi sur les services à l’enfance], peut limiter la communication des renseignements. Enfin, elle se dit préoccupée par le fait que la demande de production du demandeur n’offre aucune protection aux documents pouvant être protégés par le secret professionnel ou tout autre privilège reconnu par la loi.

[49]  Pour les motifs expliqués ci‑dessous, j’estime qu’il ne m’est pas nécessaire d’examiner en détail les protections offertes par la loi actuelle sur la justice pénale pour les adolescents, la LSJPA ou les lois qui l’ont précédée, la LJD et la LJC. De façon générale, la LSJPA impose des restrictions à la publication du nom d’un adolescent ou de tout autre renseignement de nature à révéler qu’il a fait l’objet de mesures prises sous le régime de la loi (art. 110). Plus important encore en l’espèce, la LSJPA contient aussi des dispositions régissant les dossiers qui peuvent être conservés aux fins de la loi et limitant l’accès à de tels documents (articles 114 à 129). Dans certaines circonstances, après une « période d’accès » initiale, l’accès à de tels dossiers peut être accordé par un « juge du tribunal pour adolescents », c’est‑à‑dire un juge désigné d’une cour désignée, comme le décide chaque province pour l’application de la LSJPA. Il est bien établi par les parties à la présente requête que la Cour fédérale n’est pas un tribunal pour adolescents.

[50]  Par conséquent, la Colombie‑Britannique fait valoir, et je suis d’accord, que la Cour n’a pas compétence pour rendre une ordonnance de production de dossiers protégés par la LSJPA. La défenderesse fait valoir que cette absence de compétence n’empêche pas la Cour d’ordonner la production de documents, même s’ils sont liés à la criminalité juvénile, qui ne sont pas visés par les protections législatives, comme des documents qui n’identifient pas un jeune en particulier comme un jeune ayant fait l’objet de mesures prises sous le régime de la LSJPA. Le demandeur fait valoir que les protections offertes par la LSJPA ne s’appliquent pas aux documents demandés en l’espèce, puisqu’il s’agit de dossiers historiques régis par des lois qui l’ont précédée (la LJD ou la LJC). Il est d’avis que les protections offertes par les anciennes lois sont moins solides que celles prévues par la LSJPA et ne s’appliquent pas aux dossiers liés au renvoi vers un programme comme le programme DASH.

[51]  Je trouve logique l’observation de la défenderesse selon laquelle, si un document précis n’est pas protégé par la LSJPA, il relève donc de la compétence de la Cour, sauf si d’autres protections législatives s’appliquent, et cette dernière peut ordonner sa production. Je suis moins convaincu par les arguments du demandeur, particulièrement en raison du fait que l’article 163 de la LSJPA précise que les articles 114 à 129 de la loi s’appliquent à l’égard des dossiers relatifs à l’infraction de délinquance prévue par la LJD et aux dossiers tenus en application des articles 40 à 43 de la LJC. Cependant, je refuse de me prononcer sur ces arguments. À mon avis, la Cour ne devrait pas se livrer à un exercice d’interprétation législative dans l’abstrait, sans éléments de preuve liés aux dossiers précis dont la communication est envisagée.

[52]  En effet, la même préoccupation se pose relativement aux documents pouvant être protégés par la loi à l’égard desquelles la Cour a compétence. Il est possible que la Loi sur les services à l’enfance et la loi qui lui a succédé, la Child, Family and Community Services Act, RSBC 1996, c 46 [la Loi sur les services communautaires], bien qu’elles accordent une protection aux dossiers créés dans le cadre du système de protection de l’enfance de la Colombie‑Britannique, habilitent tout tribunal du Canada à ordonner la communication de tels dossiers. Cependant, là encore, je refuse de me prononcer sur ce point dans l’abstrait. Il existe peut‑être des documents qui sont pertinents en l’espèce et protégés par la loi et dont, après avoir tenu compte des préoccupations liées à la compétence et des intérêts opposés, la Cour jugerait indiqué d’ordonner la communication à la lumière des protections en matière de confidentialité qui pourrait être intégrées dans l’ordonnance de production. Or, sans éléments de preuve quant au dossier précis en question, le vide factuel nous empêche d’évaluer sérieusement le droit à la vie privée applicable et, par conséquent, les intérêts opposés.

[53]  Dans ce contexte, je souligne que la défenderesse a proposé une forme d’ordonnance de production qui, avec certaines modifications, est susceptible de faire avancer le présent litige, tout en protégeant le droit à la vie privée qui ne peut toujours pas être évalué adéquatement. En ce qui concerne les documents visés par l’ordonnance de production, mais protégés par la LSJPA, la défenderesse propose que la Colombie‑Britannique communique la liste de ces documents (mais sans fournir de copies des documents) de façon à ne pas enfreindre les protections législatives. Cette liste pourrait fournir aux parties des renseignements quant à l’existence des documents et suffisamment de détails à leur sujet pour permettre aux parties d’évaluer les prochaines étapes et éventuellement poursuivre les démarches en vue de leur communication. En disposant de ces renseignements, les parties pourraient envisager de présenter une demande à un juge du tribunal pour adolescents relativement à tout document qu’elles jugent pertinent et nécessaire.

[54]  À mon sens, il faudrait appliquer la même méthode aux documents protégés par d’autres lois, comme la Loi sur les services à l’enfance ou la Loi sur les services communautaires, ou qui par ailleurs contiennent des renseignements personnels ou des renseignements visés par une revendication de privilège. Grâce à cette liste de documents, qui devra comporter suffisamment de détails pour permettre aux parties de comprendre la nature du document et les renseignements qui y figurent ainsi que la raison pour laquelle une copie n’est pas produite, y compris le motif précis (protection législative, revendication d’un privilège ou intérêt à protéger les renseignements personnels), les parties seront mieux placées pour évaluer s’il convient de présenter une demande de production. Dans le même ordre d’idées, le tribunal qui instruira la demande de production en bénéficiant de ces renseignements sera mieux outillé pour mettre en balance les intérêts opposés et trancher la demande.

[55]  Selon moi, les renseignements que le demandeur cherche à obtenir, pour identifier les membres du groupe, se trouvent fort probablement dans des dossiers qui exigent la présentation d’une demande auprès d’un juge du tribunal pour adolescents. Si une telle demande est présentée, pour éviter de multiples procédures, les parties devraient peut‑être envisager de réunir cette demande avec une demande d’exemption relativement à tout dossier des services de protection de l’enfance relevant de la compétence du juge en question. Si, à la lumière de la liste dont il est question précédemment, les parties veulent toujours exiger la production de documents relevant de la compétence de la Cour fédérale, elles peuvent aussi présenter une autre requête à la Cour.

[56]  Dans le contexte d’une telle requête en production à la Cour, une ordonnance de confidentialité sera probablement requise afin de limiter l’accès aux documents faisant intervenir les diverses catégories d’intérêts en matière de vie privée mentionnées dans les présents motifs et leur utilisation. Je souligne que la forme d’ordonnance de production proposée par la défenderesse exigerait que le demandeur et elle négocient une entente de confidentialité. À mon avis, comme les droits en matière de vie privée de tiers sont en cause, une ordonnance de confidentialité représente la meilleure solution. Cependant, je conviens que les parties (en consultation avec la Colombie‑Britannique) devraient reprendre les négociations pour convenir d’une forme d’ordonnance de confidentialité que la Cour devra prendre en considération. Ce point sera prévu dans mon ordonnance. La Cour pourrait faciliter de telles négociations grâce au processus de gestion de l’instance.

5)  La question de savoir si le tiers recevra une compensation raisonnable pour les dépenses occasionnées par son respect de l’ordonnance de production

[57]  La Colombie‑Britannique fait valoir qu’elle devrait recevoir une compensation raisonnable pour les dépenses occasionnées par son respect de toute ordonnance de production, en plus de ses frais juridiques (voir Rogers, au par. 18). Le demandeur propose que toute dépense engagée par la Colombie‑Britannique pour se conformer à l’ordonnance soit assumée par la Colombie‑Britannique ou par la défenderesse. La défenderesse est d’avis que la Colombie‑Britannique devrait assumer ces dépenses.

[58]  Le demandeur convient que, d’ordinaire, lorsque l’on demande à un tiers de produire des documents, le tiers aura droit à un remboursement de ses dépenses et de ses frais juridiques (voir BMG Canada Inc c John Doe, 2004 CF 488, au par. 32, conf. par 2005 CAF 193, au par. 35). Toutefois, le demandeur avance plusieurs arguments pour démontrer que la Colombie‑Britannique devrait assumer ses propres dépenses. Il fait valoir que, en tant qu’entité gouvernementale, la Colombie‑Britannique répond régulièrement à des demandes pour obtenir des documents gouvernementaux. Il affirme que la Colombie‑Britannique n’engagerait pas de coûts supplémentaires puisque, selon toute vraisemblance, le travail serait fait par des employés salariés. De plus, le demandeur s’appuie sur le recours collectif lié à la rafle des années 1960, où la Colombie‑Britannique a collaboré volontairement et sans frais avec le Canada pour trouver des documents liés au règlement du litige.

[59]  Dans le même ordre d’idées, la défenderesse fait valoir qu’il est courant pour les gouvernements d’agir en collaboration et d’assumer leurs propres dépenses lorsqu’ils recherchent des documents visés par un litige, comme c’est le cas dans le présent recours collectif, afin d’aider les membres du groupe à formuler leurs réclamations.

[60]  Je conviens que, dans le contexte d’un recours collectif faisant intervenir des allégations de violence historique, on pourrait s’attendre à ce qu’un gouvernement assume volontairement les dépenses engagées pour recueillir les éléments de preuve pertinents. Toutefois, la Colombie‑Britannique a refusé de le faire, et les parties n’ont pas invoqué de décisions pour démontrer que la Cour devrait imposer au tiers l’obligation de chercher et produire des documents sans obtenir de compensation pour ses dépenses. Dans l’arrêt Pétrolière Impériale, où une ordonnance de production liant une entité gouvernementale qui n’était pas partie au recours collectif a été confirmée, la Cour suprême a examiné si l’ordonnance imposait un fardeau financier administratif excessif au tiers (aux par. 85, 87).

[61]  Comme l’avocate de la Colombie‑Britannique le souligne, le seul élément de preuve offert par le demandeur au sujet du rôle de la Colombie‑Britannique dans la recherche de documents dans le litige sur la rafle des années 1960 est l’affidavit d’une assistante juridique à l’emploi de l’avocat du demandeur. Elle a affirmé qu’elle a été informée par l’avocat du demandeur que les provinces ont collaboré pour communiquer des documents des services sociaux. Or, cet élément de preuve ne précise pas qui a assumé les dépenses associées à une telle collaboration.

[62]  On ne peut pas non plus nécessairement présumer que la Colombie‑Britannique n’engagera pas de dépenses supplémentaires pour respecter l’ordonnance de production. Son avocat fait valoir que les recherches n’ont pas été fructueuses jusqu’à présent et s’est dit préoccupé par le fait que, vu la nature historique des documents demandés, il pourrait être nécessaire de retenir les services d’un archiviste. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre la Cour que des dépenses seront engagées et, s’il y a lieu, dans quelle mesure.

[63]  En revanche, je suis sensible à l’argument du demandeur selon lequel obliger un représentant demandeur, dans un recours collectif soulevant des allégations de violence institutionnelle historique, à assumer les coûts engagés par un gouvernement tiers pour trouver des documents pertinents pourrait démotiver des demandeurs d’entreprendre ce genre de procédure. Selon moi, cet argument vient appuyer la position du demandeur relativement aux dépenses liées à la production de documents par la Colombie‑Britannique, soit qu’elles devraient être assumées par la défenderesse.

[64]  La défenderesse a la capacité financière d’assumer de telles dépenses. Plus important encore, bien que le demandeur ait présenté la présente requête, la demanderesse appuie la requête, et celle‑ci peut à juste titre être qualifiée d’initiative conjointe pour obtenir des documents « gouvernementaux » historiques liés au programme DASH. Il n’est donc pas irrégulier que la défenderesse assume les dépenses engagées pour recueillir les documents liés à un programme gouvernemental auquel elle a participé et qui, dans le contexte de ce programme précis, se trouve à être en la possession d’un autre ordre de gouvernement.

[65]  En tirant cette conclusion, je suis conscient que, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas, l’article 334.39 des Règles prévoit qu’aucuns dépens ne sont adjugés contre une partie à un recours collectif. Selon mon interprétation de cette disposition, l’interdiction ne s’applique pas à une compensation pour des dépenses engagées par un tiers pour respecter une ordonnance de production visée à l’article 233 des Règles. Cependant, l’interdiction s’applique relativement aux coûts de la présente requête, pour laquelle aucuns dépens ne seront adjugés.

V.  Conclusion

[66]  Ayant tenu compte des facteurs relevés par la Colombie‑Britannique, je conclus que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire d’accueillir en partie la requête du demandeur et d’ordonner la production des documents par la Colombie‑Britannique selon des conditions qui sont conformes à l’analyse qui précède, comme le prévoit mon ordonnance ci‑dessous.


ORDONNANCE dans le dossier T‑541‑18

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Sous réserve du paragraphe 2 de la présente ordonnance, Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique [la Colombie‑Britannique] produit les documents suivants en sa possession :

    1. Tout document lié à la création, à l’exploitation et à l’administration du programme DASH offert au NCSM Quadra, en Colombie‑Britannique [le programme], y compris tout document lié aux jeunes ayant participé au programme;

    2. La définition du terme « document » utilisé au paragraphe 1a) de la présente ordonnance englobe notamment : les rapports, la correspondance, les notes, les notes de service et les photos, qu’ils soient sur support papier ou conservés sur quelque appareil ou sur quelque médium que ce soit.

  2. En ce qui concerne tout document dont la production est requise en vertu du paragraphe 1 de la présente ordonnance, mais qui est visé par l’une ou l’autre des conditions suivantes :

    1. il est protégé par les lois fédérales ou provinciales applicables, notamment la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, LC 2002, c 1, la Loi sur les jeunes délinquants, LRC 1970, c J-3, la Loi sur les jeunes contrevenants, LRC 1985, c Y-1, la Child, Family and Community Services Act, RSBC 1996, c 46, ou la Family and Child Service Act, SBC 1980, c 11;

    2. il contient des renseignements personnels;

    3. il fait l’objet d’une revendication de privilège par la Colombie‑Britannique;

la Colombie‑Britannique n’est pas tenue de fournir une copie du document, mais doit plutôt créer une liste qui divulgue l’existence dudit document, fournit des détails quant à la nature du document et des renseignements qui y figurent, et précise la raison prévue au paragraphe 2 pour laquelle une copie n’est pas fournie. La Colombie‑Britannique dresse la liste en question d’une façon qui n’enfreint pas les protections législatives ou les privilèges applicables et qui ne divulgue pas les renseignements personnels applicables.

  1. Sous réserve de toute requête de prorogation du délai, la Colombie‑Britannique se conforme à la présente ordonnance dans les soixante (60) jours suivant la date de l’ordonnance.

  2. La défenderesse rembourse à la Colombie‑Britannique les dépenses raisonnables occasionnées par son respect de la présente ordonnance.

  3. Si, après réception de la liste produite en vertu du paragraphe 2 de la présente ordonnance, les parties veulent toujours exiger la production de documents figurant sur la liste et relevant de la compétence de la Cour fédérale, elles peuvent en demander la production auprès de la Cour.

  4. Si les parties présentent une requête en production à la Cour, elles devront, en consultation avec la Colombie‑Britannique, reprendre les négociations pour convenir d’une forme d’ordonnance de confidentialité qui sera prise en considération par la Cour, en vue de protéger la confidentialité de tout document pouvant être produit.

  5. Aucuns dépens relatifs à la présente requête ne sont adjugés.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 31e jour d’août 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑541‑18

INTITULÉ :

EUGENT KELLY TIPPETT c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUIN 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

 

LE 19 JUIN 2020

COMPARUTIONS :

Anthony E.F. Merchant

Iqbal Barr

Anthony A. Tibbs

POUR LE DEMANDEUR

Sean Sass

Nicole Sample

POUR LA DÉFENDERESSE

Tara Callan

David Brownell

POUR LE TIERS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Merchant Law Group LLP

Avocats

Regina (Saskatchewan)

POUR LE DEMANDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Edmonton (Alberta) et

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LA DÉFENDERESSE

Ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique

Direction générale des services juridiques

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE TIERS

 

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