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                                                                                                                                            Date : 20020221

                                                                                                                                  Dossier : IMM-622-02

                                                                                                               Référence neutre : 2002 CFPI 188

Entre :

                                                                      IGOR IVANOV

                                                                    IRINA SOKOVA

                                                                    DIANA SOKOVA

                                                                                                                                                     demandeurs

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                        défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE KELEN

[1]         Les demandeurs, originairement en provenance d'Estonie, sollicitent un sursis à l'exécution d'une mesure de renvoi qu'ils ont reçue le 24 janvier 2002. Les autorités de l'Immigration avaient l'intention de renvoyer les demandeurs du Canada le 13 février 2002. La présente demande de sursis a été déposée et a été entendue par téléconférence le 12 février 2002.


[2]         Le 24 janvier 2001, la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu que les demandeurs n'étaient pas, selon la définition de la Loi sur l'immigration, des réfugiés au sens de la Convention. Une demande d'autorisation de contrôle judiciaire a été déposée devant la Cour fédérale. Cette demande a été rejetée par M. le juge Lemieux le 24 avril 2001. Le 27 novembre 2001, les demandeurs ont présenté, suivant le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, une demande pour considérations spéciales fondée sur des raisons d'ordre humanitaire (demande CH) afin que leur demande d'immigration puisse être traitée de l'intérieur du Canada. Les demandeurs ont reçu le 24 janvier 2002, alors que leur demande était encore pendante au ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration, l'ordre de se présenter pour leur renvoi vers les États-Unis le 13 février 2002.

[3]         Les demandeurs sont les membres d'une famille d'Estonie, soit la mère, sa fille et le mari de la mère. La mère est Estonienne, mais son mari et sa fille ne le sont pas à cause des circonstances politiques et historiques d'Estonie. Le mari de la mère est considéré par le gouvernement estonien comme étant un citoyen russe parce que ses parents étaient russes et qu'il est né en Estonie durant l'occupation russe. Il n'a jamais vécu en Russie et n'est pas citoyen russe. La citoyenneté de la fille n'est pas claire.

[4]         Les demandeurs sont entrés au Canada en provenance des États-Unis le 3 mai 2000 et ont immédiatement présenté une revendication du statut de réfugié. Suivant une entente de réciprocité avec les États-Unis, les demandeurs y seront renvoyés étant donné qu'ils sont entrés au Canada en provenance des États-Unis. Toutefois, les demandeurs n'ont aucun statut juridique leur permettant de demeurer aux États-Unis. Par conséquent, ils seront hébergés dans un centre pour réfugiés dans l'attente de leur expulsion. Dans l'éventualité où les demandeurs n'auraient pas le droit d'entrer en Estonie pour les motifs précédemment énoncés, ils pourront simplement se rendre de nouveau à la frontière canadienne dans trois mois et présenter une nouvelle revendication du statut de réfugié. (Cette procédure est désignée comme étant les « revendications du statut de réfugié à répétition » .)

[5]         Les demandeurs ont demandé que l'agente d'immigration chargée de l'exécution, Tracey Elia, reporte leur expulsion jusqu'à la fin de l'année scolaire (c'est-à-dire jusqu'au 30 juin 2002) afin qu'ils puissent de nouveau obtenir le droit de vivre en Estonie, que leur fille puisse finir sa deuxième année d'études à Barrie, en Ontario, que leur demande CH soit traitée et qu'ils évitent d'être renvoyés aux États-Unis où ils n'ont aucun statut juridique ni de liens établis. Le délai jusqu'au 30 juin 2002 permettra aux demandeurs de retourner en Estonie en tant que famille et évitera qu'ils soient renvoyés vers les États-Unis.


[6]         L'agente d'immigration chargée de l'exécution a refusé de différer l'exécution de la mesure de renvoi et les demandeurs ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire à l'égard de la décision de l'agente. Les demandeurs ont en outre déposé la présente demande de suspension provisoire de l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à la fin du mois de juin 2002.

CRITÈRE POUR L'OBTENTION D'UN SURSIS

[7]              M. le juge Pelletier (maintenant juge à la Section d'appel) dans la décision Wang c. M.C.I., [2001] 3 C.F. 682, [2001] A.C.F. no 295 (CFPI) déclare que le critère de la « question sérieuse » , dans les affaires de contrôle judiciaire d'une décision d'un agent d'immigration qui refuse de différer l'exécution d'une mesure de renvoi en raison d'une demande CH pendante, doit être plus rigoureux que le critère en trois volets énoncé dans l'arrêt Toth c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 123 (C.A.F.). Le juge Pelletier a déclaré au paragraphe 10 :

Par conséquent, je suis d'avis que dans les affaires où une requête de sursis est présentée à la suite du refus de l'agent chargé du renvoi d'en différer l'exécution, le juge saisi de l'affaire doit aller plus loin que l'application du critère de la « question sérieuse » et examiner de près le fond de la demande sous-jacente.


[8]    Les demandeurs doivent démontrer non seulement qu'il existe une question sérieuse, une probabilitéde préjudice irréparable et que la balance des inconvénients les favorise, mais aussi qu'ils ont des chances d'obtenir gain de cause. En outre, les conséquences habituelles d'un renvoi, comme le déménagement et la séparation d'avec un environnement établi, ne sont pas considérées comme étant des motifs appropriés qui permettent de conclure à un préjudice irréparable. Les circonstances qui s'appliquent à un demandeur doivent être telles que la conséquence probable d'un renvoi rendrait inutile tout gain de cause subséquent lors d'une demande CH, dans le cas par exemple oùun demandeur est renvoyé dans un pays où il sera probablement torturé, emprisonnéou tué. De façon subsidiaire, il doit être démontré à la Cour que les circonstances spéciales qui s'appliquent au demandeur justifient un sursis à l'exécution du renvoi.

LES REVENDICATIONS DU STATUT DE RÉFUGIÉ À RÉPÉTITION

[9]    La question des « revendications du statut de réfugié à répétition » à laquelle j'ai référé précédemment a été traitée comme question préliminaire par Mme le juge McGillis dans Jmakina c. M.C.I.[1999] A.C.F. no 1680 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 29, et est pertinente en l'espèce. Mme le juge McGillis a déclaré :

Il est évident que l'expulsion des requérants aux États-Unis constitue un exercice inutile et inefficace à la suite duquel les requérants présenteront une nouvelle demande vaine pour revendiquer le statut de réfugié. Plutôt que de s'engager dans ce jeu en expulsant les requérants pour la deuxième fois aux États-Unis et en approuvant implicitement la présentation de revendications à répétition, le ministère devrait simplement trancher les demandes en instance de parrainage dans la catégorie de la famille et de résidence permanente. Pour trancher ces demandes, le ministère devra déterminer si le mariage de la requérante à un citoyen canadien est légitime ou s'il a étécontracté dans le but de contourner les lois en matière d'immigration. Si le ministère juge ce mariage légitime, les requérants seront vraisemblablement autorisés à demeurer au Canada en leur qualité de membres de la catégorie de la famille. Toutefois, si le ministère rejette les demandes de parrainage et de résidence permanente au motif que le mariage a étécontracté dans le but de contourner les lois en matière d'immigration, les requérants devront être expulsés dans leur pays d'origine, soit le Kazakhstan, en temps opportun, afin d'éviter de nouvelles dépenses aux contribuables canadiens. Les revendications du statut de réfugiéà répétition portent gravement ombrage à notre régime d'immigration, imposent un fardeau inutile aux contribuables canadiens, retardent l'audition des revendications fondées et constituent un abus scandaleux de nos frontières. [Non souligné dans l'original.]


La situation dans l'affaire ci-dessus mentionnée, telle qu'elle est énoncée par le juge McGillis, est similaire à celle des demandeurs en l'espèce. En outre, la question litigieuse du statut juridique des demandeurs en Estonie s'y ajoute. La preuve documentaire soumise par les demandeurs révèle que le statut juridique du mari de la demanderesse et de la fille de cette dernière est tel qu'ils pourraient ne pas pouvoir entrer de nouveau en Estonie. Bien que le défendeur ait à propos fait remarquer qu'en fait la famille s'expose à être expulsée non pas vers l'Estonie mais vers les États-Unis, elle est dans une situation qui l'amènera à présenter des « revendications à répétition » , ce que critique le juge McGillis. J'approuve la recommandation du juge McGillis qui, dans l'affaire Jmakina, a jugé qu'il serait préférable pour le Canada d'expulser les demandeurs vers leur pays d'origine, dans la présente affaire l'Estonie, plutôt que, sachant qu'ils présenteront vraisemblablement une nouvelle revendication du statut de réfugié dans quatre-vingt-dix jours, de les renvoyer vers les États-Unis.

QUESTION SÉRIEUSE POUR LAQUELLE LES DEMANDEURS POURRAIENT VRAISEMBLABLEMENT OBTENIR GAIN DE CAUSE

(A) Considérations spéciales

[10]       Je suis d'avis, à l'instar du juge Pelletier dans l'affaire Wang, précitée, que les demandeurs ont soulevé une question sérieuse pour laquelle ils pourraient vraisemblablement obtenir gain de cause. Le juge Pelletier a dit aux paragraphes 10 et 11 :

[...] pour obtenir gain de cause dans le cadre du contrôle judiciaire sous-jacent, le demandeur doit démontrer que la décision de ne pas différer l'exécution doit faire l'objet d'un contrôle par suite d'une erreur de droit, d'une erreur quant à la compétence, d'une conclusion de fait erronée tirée de façon arbitraire ou d'un déni de justice naturelle : Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, paragraphe 18.1(4) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5].

[...] Par conséquent, je suis d'avis que dans les affaires où une requête de sursis est présentée à la suite du refus de l'agent chargé du renvoi d'en différer l'exécution, le juge saisi de l'affaire doit aller plus loin que l'application du critère de la « question sérieuse » et examiner de près le fond de la demande sous-jacente.

[...] Ce n'est pas que le critère en trois volets ne s'applique pas, c'est que le volet du critère qui porte sur la question sérieuse se transforme en critère de vraisemblance que la demande sous-jacente soit accueillie, étant donné que l'octroi de la réparation recherchée dans la demande interlocutoire accordera au demandeur la réparation qu'il sollicite dans le cadre du contrôle judiciaire.


La jurisprudence établit que bien qu'une demande CH pendante ne constitue pas en soi un motif pour obtenir un sursis à l'exécution d'une mesure de renvoi, il peut exister des « considérations spéciales » qui font qu'un sursis sera accordé. Je suis convaincu qu'il existe en l'espèce des « considérations spéciales » qui, prises de façon cumulative, justifient manifestement le sursis, comme l'omission de l'agente d'avoir exercé son pouvoir discrétionnaire de procéder à un sursis ou l'erreur de droit commise par l'entrave de son pouvoir discrétionnaire d'accorder un sursis.

(B) Demande CH - Aucun statut juridique en Estonie

[11]       Il est raisonnablement vraisemblable que la demande CH soit accueillie au motif que les demandeurs peuvent établir les difficultés particulières qu'ils subiront s'ils sont forcés de quitter le Canada alors que leur demande d'établissement est en cours de traitement. Les demandeurs n'ont aucun statut juridique aux États-Unis. Deux des trois demandeurs (le mari de la demanderesse et la fille de cette dernière) n'ont aucun statut juridique en Estonie.

(C) Avis de prendre des dispositions pour retourner en Estonie

[12]       Les demandeurs ont reçu un avis les informant qu'ils seront renvoyés du Canada prochainement si la demande CH qu'ils ont présentée est rejetée, ou est encore pendante, et qu'ils doivent donc prendre des dispositions pour légaliser leur statut juridique afin de pourvoir se rendre en Estonie avant que le renvoi ait lieu. Pour ce motif, il est raisonnablement possible de différer l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'au 30 juin 2002, ce qui donnera aux demandeurs suffisamment de temps pour s'organiser, pour légaliser leur statut juridique et pour se rendre en Estonie.


LE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE

[13]       Dans une demande de sursis, la question du préjudice irréparable consiste pour les demandeurs à établir qu'ils subiraient un préjudice irréparable si le sursis n'était pas accordé. Dans la décision Melo c. Canada (MCI), [2000] A.C.F. no 403, (C.F. 1re inst.), le juge Pelletier a expliqué que le « préjudice irréparable » fait référence à beaucoup plus qu'aux conséquences nuisibles auxquelles on peut en règle générale s'attendre à la suite d'une expulsion. Le juge Justice Pelletier a déclaré au paragraphe 21 :

« Ce sont là les conséquences déplaisantes et désagréables d'une expulsion. Mais pour que l'expression « préjudice irréparable » conserve un peu de sens, elle doit correspondre à un préjudice au-delà de ce qui est inhérent à la notion même d'expulsion.    Être expulsé veut dire perdre son emploi, être séparé des gens et des endroits connus. L'expulsion s'accompagne de séparations forcées et de coeurs brisés. »

[14]       L'avocat des demandeurs a allégué que le renvoi de la fille de la demanderesse au milieu de sa deuxième année d'études constitue un préjudice irréparable. Pris comme l'une des circonstances cumulatives en l'espèce, le fait de retirer la fille de l'école au milieu de l'année scolaire est un facteur pertinent dans l'établissement d'un préjudice irréparable, notamment dans le cas où un sursis jusqu'au 30 juin 2002 éviterait les conséquences défavorables d'une expulsion vers les États-Unis avant que les demandeurs aient pu légaliser leur statut juridique afin qu'ils puissent retourner en Estonie.

LA PRÉPONDÉRANCE DES INCONVÉNIENTS

[15]       Je suis convaincu qu'un sursis, pendant une période de quatre mois, de l'exécution de la mesure de renvoi prise contre les demandeurs n'entraînera aucun inconvénient pour le ministre. Si un tel inconvénient existait, il serait moins important que celui que subiraient les demandeurs s'ils étaient renvoyés aux États-Unis.


[16]       Pour les motifs énoncés, la demande de sursis à l'exécution de la mesure de renvoi est accueillie et j'ordonne par la présente un sursis intérimaire à l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'au 30 juin 2002.

« Michael A. Kelen »

Juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 21 février 2002

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                    IMM-622-02

INTITULÉ :                               IGOR IVANOV, IRINA SOKOVA, DIANA SOKOVA

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :           Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :             Le 12 février 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : MONSIEUR LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :         Le 21 février 2002

COMPARUTIONS :

Mark Rosenblatt                                                                             POUR LES DEMANDEURS

Neeta Logsetty                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mark Rosenblatt                                     POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)                     

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                        POUR LE DÉFENDEUR


                                                                                                                                            Date : 20020213

                                                                                                                                  Dossier : IMM-622-02

Ottawa (Ontario), le mercredi 13 février 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

ENTRE :

                                                                      IGOR IVANOV

                                                                    IRINA SOKOVA

                                                                    DIANA SOKOVA

                                                                                                                                                     demandeurs

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                        défendeur

                                                                     ORDONNANCE

VU LA REQUÊTE présentée au nom des demandeurs afin d'obtenir un sursis à l'exécution de la mesure de renvoi prise à leur égard;

APRÈS avoir lu les documents qui ont été soumis à la Cour;

                        APRÈS avoir entendu les avocats des parties par conférence téléphonique;

ET POUR les motifs à être énoncés;


LA COUR ORDONNE PAR LA PRÉSENTE :

1.                    La présente demande de sursis à l'exécution de la mesure de renvoi est accueillie;

2.                    Un sursis intérimaire à l'exécution de la mesure de renvoi est accordé jusqu'au 30 juin 2002.

« Michael A. Kelen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.

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