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Date : 20200622


Dossier : IMM‑5105‑19

Référence : 2020 CF 717

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2020

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

OSKAR PAUL SCHULZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision datée du 19 juillet 2019 [la décision] par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande de prorogation du délai pour produire un appel contre la mesure de renvoi prise contre le demandeur, demande qui avait été présentée par le demandeur lui‑même. Le 2 août 2017, une mesure de renvoi a été prise contre le demandeur, un résident permanent du Canada, pour manquement à l’obligation de résidence prévue à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑dessous, la présente demande est accueillie, parce que la décision ne démontre pas un mode d’analyse conforme aux critères applicables pour accorder une prorogation du délai. Par conséquent, la décision est déraisonnable.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur est un citoyen allemand qui a obtenu la résidence permanente au Canada en même temps que ses parents en 2001 alors qu’il avait 17 ans. Par la suite, ses parents ont divorcé et son père est retourné en Allemagne. La santé de son père s’est détériorée au point où le demandeur est déménagé en Allemagne en 2012 pour prendre soin de lui.

[4]  Le demandeur est retourné au Canada le 27 mai 2017, alors que la santé de son père s’était améliorée. L’Agence des services frontaliers du Canada l’a interrogé au point d’entrée à l’aéroport international de Halifax à cette date et a établi un rapport en vertu du par. 44(1) de la LIPR. Le rapport indique qu’il existait des raisons de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour avoir manqué à l’obligation de résidence applicable au titre de l’article 28 de la LIPR (lequel oblige les résidents permanents à être physiquement présents au Canada pour au moins 730 jours pendant chaque période quinquennale).

[5]  Une mesure de renvoi a été prise par la suite à l’encontre du requérant le 3 août 2017. Conformément aux Règles de la section d’appel de l’immigration, DORS/2002‑230, prises en application de la LIPR, le demandeur avait 30 jours à compter de cette date (c.‑à‑d. jusqu’au 2 septembre 2017) pour déposer un appel devant la SAI. Le demandeur a déposé son avis d’appel, comprenant une demande de prorogation du délai, le 26 avril 2019. L’appel qu’il souhaite déposer ne conteste pas la validité juridique de la mesure de renvoi prise contre lui. Il souhaite plutôt invoquer la compétence de la SAI d’accueillir l’appel pour des motifs humanitaires, soit que son absence du Canada et son omission de se conformer à l’obligation de résidence découlaient de sa responsabilité de prendre soin de son père en Allemagne.

[6]  Bien que le demandeur ait préparé un avis d’appel immédiatement après avoir reçu la mesure de renvoi, il ne l’a pas déposé. Il a plutôt entrepris des démarches pour faire ce qu’il décrit comme la mise en état de son appel, y compris tenter d’obtenir une copie de son dossier d’immigration complet. En 2018, il a retenu les services d’un avocat, qui lui a conseillé de subir une évaluation psychologique. Un psychologue agréé, Jason Roth, a par la suite préparé deux rapports, datés du 7 août 2018 et du 2 janvier 2019 [les rapports Roth]. M. Roth a posé un diagnostic de trouble de la personnalité évitante et de trouble du spectre de l’autisme de niveau 1 chez le demandeur. La demande de prorogation du délai pour interjeter appel que le demandeur a présentée à la SAI comportait les rapports Roth et indiquait que son défaut de déposer la demande dans le délai imparti était attribuable à son état de santé.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[7]  La SAI a déclaré qu’afin d’accorder une prolongation de délai pour le dépôt d’un appel, il faut vérifier si le demandeur répond aux critères établis dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hennelly, [1990] ACF no 846 (QL) [Hennelly], à savoir une intention constante de poursuivre le recours; le recours a un certain mérite; le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du retard à exercer le recours et l’existence d’une explication raisonnable justifiant le retard à agir. La SAI a conclu que les trois premiers critères étaient respectés. Toutefois, en ce qui concerne le quatrième critère (l’existence d’une explication raisonnable pour le délai), la SAI a conclu que le demandeur n’avait pas fourni une explication raisonnable.

[8]  La SAI a renvoyé aux rapports Roth et aux observations du demandeur selon lesquelles il était dans l’incapacité psychologique d’envoyer l’avis d’appel. Toutefois, elle a conclu que plusieurs aspects de la vie du demandeur contredisaient directement l’affirmation selon laquelle il n’arrive pas à agir en présence de stress. La SAI a mentionné les activités du demandeur, y compris le fait de passer des examens universitaires, de répondre aux questions dans son entrevue en matière d’immigration, de s’occuper de son père, de prendre des mesures, comme écrire aux autorités de l’immigration et au législateur provincial, et de communiquer avec des avocats. La SAI a déclaré que, sans remettre en question les conclusions de M. Roth par rapport aux diverses problématiques psychologiques du demandeur, l’analyse des agissements de celui‑ci relève du rôle de la SAI. De l’avis de la SAI, la prétention du demandeur selon laquelle il était incapable d’agir devant une situation stressante ne constituait pas une explication raisonnable pour déposer un avis d’appel environ 20 mois après l’expiration du délai prévu.

[9]  La SAI a aussi fait observer que, même si les rapports Roth avaient été produits en août 2018 et en janvier 2019, le demandeur n’a déposé sa demande de prolongation du délai qu’en avril 2019. La SAI a conclu, tout en faisant état de l’explication du demandeur selon laquelle son père est décédé en février 2019 et que la mère de son conseil est décédée à une date indéterminée, que ces événements ne justifiaient pas le délai supplémentaire de près de quatre mois.

[10]  La SAI a conclu que le demandeur n’avait fourni aucune explication raisonnable du retard à déposer son avis d’appel et elle a rejeté sa demande de prolongation de délai, au motif qu’il n’avait pas respecté le critère de l’arrêt Hennelly.

IV.  Les questions en litige et norme de contrôle

[11]  Le demandeur soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

[12]  Les parties conviennent, et je suis du même avis, que la norme de contrôle applicable à ces deux questions est celle de la décision raisonnable.

V.  Analyse

[13]  Je souhaite noter brièvement, à titre procédural, que la présente demande de contrôle judiciaire a d’abord été attribuée au juge Boswell, qui l’a entendue le 13 février 2020. Toutefois, bien qu’il ait mis sa décision à cet égard en délibéré, le juge Boswell a pris un congé de maladie et la date à laquelle il reprendra ses fonctions judiciaires est actuellement incertaine. Ainsi, le 19 mai 2020, le juge en chef Crampton a rendu une ordonnance pour réattribuer l’affaire à un autre juge, comme le permet l’article 39 des Règles.

[14]  En tant que juge à qui l’affaire a été réattribuée, j’ai convoqué une séance spéciale le 16 juin 2020 pour donner aux parties à l’instance la possibilité de formuler des observations en ce qui concerne la question de savoir s’il est approprié ou non de trancher les questions en fonction des observations écrites et orales qui avaient déjà été présentées. Les parties ont indiqué conjointement qu’elles reconnaissaient qu’un tel processus était approprié, même si j’avais aussi la possibilité de leur demander des observations écrites supplémentaires dans l’éventualité où j’aurais d’autres questions à poser aux avocats. J’ai examiné les documents écrits et les observations orales et, n’ayant aucune question pour les avocats, voici l’analyse sous‑tendant ma décision.

[15]  Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur la première des questions en litige énoncées ci‑dessus. Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en ce qui concerne les critères appliqués pour évaluer la question de savoir si une prorogation du délai était justifiée. Le demandeur fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire que les quatre facteurs constitutifs du critère prescrit par l’arrêt Hennelly en ce qui concerne l’examen d’une demande de prorogation de délai soient satisfaits. La considération primordiale est plutôt celle de savoir si l’octroi d’une prorogation du délai serait dans l’intérêt de la justice (voir Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 [Larkman], au par. 62). Ainsi, il est possible qu’une demande de prorogation du délai soit accordée même si le tribunal conclut que la justification du délai n’est pas satisfaisante (voir Grewal c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 CF 263 (CA)).

[16]  Le demandeur fait observer que la SAI a conclu que les trois premiers critères avaient été respectés et qu’elle a rejeté la demande de prorogation uniquement en fonction du quatrième facteur, c.‑à‑d. qu’elle était insatisfaite de l’explication du retard à agir. Selon lui, cela démontre que la SAI considérait que le critère prescrit par l’arrêt Hennelly était conjonctif, c.‑à‑d. qu’elle exigeait que tous les facteurs soient respectés pour accorder une prolongation. Il soutient que la SAI devait plutôt mettre en balance les facteurs favorables et le seul facteur défavorable, puis décider si l’ensemble des circonstances justifiaient une prorogation du délai dans ce cas. Selon lui, en l’absence d’une telle analyse, la décision est déraisonnable.

[17]  Le défendeur n’a pas contesté la description par le demandeur des critères pertinents et leur application prévue. Toutefois, il soutient que la décision démontre que la SAI a appliqué ces critères d’une façon raisonnable. À son avis, rien dans la décision n’indique que la SAI a appliqué les critères de façon conjonctive. En fait, la SAI a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le poids à accorder à la preuve, afin d’établir la question ultime qui doit être tranchée (voir Nekoie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 363, au par. 33). Il soutient que le demandeur est simplement insatisfait de la décision et qu’il demande à la Cour de pondérer la preuve à nouveau.

[18]  Les parties s’entendent sur les critères que la SAI devait employer. La question que la Cour doit trancher est celle de savoir si la décision de la SAI témoigne d’une application raisonnable de ce critère à la preuve dont elle disposait. La norme de la décision raisonnable, que la Cour doit appliquer dans la présente demande de contrôle judiciaire, est guidée par l’exigence selon laquelle la Cour doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale. La Cour doit être convaincue qu’un mode d’analyse, dans les motifs avancés, pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au par. 102).

[19]  Selon l’interprétation par le défendeur de la décision, la SAI a pondéré l’absence d’une explication raisonnable du retard par rapport aux autres facteurs positifs de l’arrêt Hennelly et a conclu que l’absence d’une explication acceptable l’emportait, de sorte que la prorogation du délai ne devrait pas être accordée. Dans le cas d’une telle analyse, le défendeur aurait raison de soutenir qu’il ne revient pas à la Cour de modifier la pondération de la preuve effectuée par la SAI. Comme il a été mentionné dans la décision Lesly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 272, au paragraphe 21, toute omission de présenter une demande avec autant de diligence que ce à quoi on pourrait logiquement s’attendre militera fortement à l’encontre de l’octroi d’une prorogation.

[20]  Le problème avec la décision qui fait actuellement l’objet du contrôle est qu’elle ne contient pas une telle analyse, ni aucune analyse relative à la pondération des facteurs de l’arrêt Hennelly. Le défendeur note que, bien qu’il ne soit pas permis à une cour de révision de deviner le raisonnement d’un tribunal, elle a le droit « de relier les points sur la page » (voir Vavilov, au par. 97). Toutefois, même s’il est possible de relier les points de la façon avancée par le défendeur, il est à tout le moins tout aussi possible de penser que la décision démontre que la SAI a interprété le critère de l’arrêt Hennelly comme étant un critère conjonctif, comme le fait valoir le demandeur. La SAI n’effectue aucune pondération expresse des facteurs. En outre, lorsqu’elle exprime sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas respecté les critères établis par la jurisprudence, la SAI indique seulement qu’il n’a fourni aucune explication raisonnable pour justifier son retard à déposer son avis d’appel. La lecture de cette partie de la décision donne l’impression que SAI est arrivée à sa conclusion parce que l’absence d’une explication raisonnable était déterminante, et non parce qu’elle l’emportait sur les facteurs positifs.

[21]  Bien que la Cour ait le droit de relier les points dans la décision, les points de cette décision peuvent être reliés de plus d’une façon et, à mon avis, l’interprétation la plus probable est celle offerte par le demandeur. Bien entendu, lorsque le raisonnement d’un décideur a été établi, la Cour doit uniquement être convaincue que cette analyse pourrait raisonnablement mener le tribunal à la conclusion qu’il a tirée. La norme de la décision raisonnable envisage un éventail de résultats possibles et il ne revient pas à la Cour de modifier une décision qui parvient à un tel résultat. Toutefois, si la décision se prête à de multiples interprétations et s’il n’est pas possible pour la Cour d’être convaincue qu’un raisonnement acceptable a été employé, la retenue inhérente à la norme de la décision raisonnable n’immunise pas la décision contre le contrôle.

[22]  Je conclus que la décision ne démontre pas un mode d’analyse conforme aux critères applicables pour accorder une prorogation du délai. La décision ne respecte pas la norme de la décision raisonnable indiquée dans Vavilov et elle doit donc être annulée. Ayant tiré cette conclusion, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire, et il est inutile que j’examine l’autre question soulevée par le demandeur. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel et aucune question ne sera énoncée.


JUGEMENT DANS IMM‑5105‑19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel de l’immigration pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de juillet 2020

M. Deslippes



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