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Date : 20200820


Dossier : IMM-6856-19

Référence : 2020 CF 758

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 20 août 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

AYEMERE ONUWAVBAGBE, ANGELA IFEOMA ONUWAVBAGBE, OSERIEMEN KOSISOCHUKWU ONUWAVBAGBE, BRIAN OSEIKHUEMEN ONUWAVBAGBE, ISABELLA OSEMEGHONGHON ONUWAVBAGBE, EBOSETALE DAVID-DANIEL ONUWAVBAGBE ET ELLIS OSEZELE ONUWAVBAGBE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], laquelle a conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Lagos, au Nigéria, et que, par conséquent, ils n’étaient ni des réfugiés au sens la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

Le contexte

[2]  Les demandeurs sont une famille, constituée du demandeur principal, de son épouse [l’épouse] et de leurs cinq enfants mineurs. Ils sont tous citoyens du Nigéria. Les renseignements généraux qui suivent sont extraits des formulaires Fondement de la demande d’asile [FDA] originaux du demandeur principal et de son épouse.

[3]  Le demandeur principal et son épouse se sont rencontrés en 2004. Ils prétendent que la famille du demandeur principal s’est opposée à leur désir de se marier, insistant pour que l’épouse subisse d’abord une mutilation génitale féminine [MGF]. Le couple a plutôt commencé à vivre ensemble à Benin City.

[4]  En 2006, l’épouse a été agressée sexuellement par des inconnus alors qu’elle se trouvait chez elle, à Benin City. En 2007, l’épouse était en voiture avec leur fille en bas âge lorsqu’une voiture s’est intentionnellement écrasée dans la leur. L’épouse a été blessée et des agresseurs inconnus ont tenté sans succès d’enlever l’enfant. Les demandeurs déclarent croire que des membres du clan du demandeur principal ont perpétré ces agressions en raison du refus de faire subir une MGF à l’épouse et à l’enfant en bas âge.

[5]  Après l’agression de 2007, la famille a déménagé à Abuja. Le demandeur principal et l’épouse se sont mariés à Abuja. Le demandeur principal travaillait dans l’immobilier, et l’épouse travaillait comme administratrice pour l’Organisation des Nations Unies. L’épouse a également aidé l’entreprise immobilière du demandeur principal. Ils prétendent que les membres du clan du demandeur principal ont continué de faire pression sur la famille pour qu’elle retourne dans le village natal du demandeur principal, dans l’État d’Edo, et que l’épouse et leur fille en bas âge subissent une MGF. Pendant qu’il était à Abuja, le demandeur principal a été agressé. Les demandeurs déclarent croire que les agresseurs étaient membres du clan du demandeur principal et que les agressions étaient motivées par le refus continu de la famille d’accéder aux demandes concernant la MGF.

[6]  En 2010, les demandeurs ont déménagé à Barkin Ladi, un village situé dans la région de Jos, au Nigéria. Le demandeur principal y a travaillé comme agriculteur. L’épouse a aidé l’entreprise agricole et se rendait chaque semaine à Abuja pour y travailler. Ils ont construit une maison et ont eu d’autres enfants. En 2018, les éleveurs foulanis ont commencé à camper près de Barkin Ladi et à faire paître du bétail sur les terres agricoles locales. Les demandeurs prétendent qu’ils se sont exprimés avec vigueur contre les Foulanis et qu’ils sont donc devenus des cibles. En juin 2018, les éleveurs foulanis ont attaqué un enterrement chrétien à Barkin Ladi, brûlé une grande partie du village, y compris la maison des demandeurs, et tué des villageois. Le demandeur principal prétend que son nom était, avec celui du révérend Adamu, [traduction] « parmi les personnes inscrites sur une liste de gens à assassiner » par les Foulanis.

[7]  Les demandeurs prétendent que les éleveurs foulanis ont occupé leurs terres et que, environ deux mois après l’attaque à Barkin Ladi, ils ont tué le révérend Adamu et sa famille.

[8]  Immédiatement après l’attaque, les demandeurs sont retournés à Abuja. Là encore, la famille du demandeur principal exigeait que son épouse et ses filles en bas âge subissent une MGF, en plus de les menacer de mort s’ils ne retournaient pas dans son village, à cette fin, avant le 12e anniversaire de sa fille aînée, en novembre 2018.

[9]  Les demandeurs ont obtenu des visas de visiteur pour les États-Unis. Ils ont pris l’avion pour se rendre là‑bas le 10 septembre 2018, sont entrés au Canada le 14 septembre 2018 et ont présenté une demande d’asile le 20 septembre 2018. Dans une décision datée du 26 juin 2019, la SPR a rejeté leur demande.

[10]  La SPR a conclu que la question déterminante était que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Lagos. Quant au risque que présentaient les éleveurs foulanis, la SPR a conclu qu’il était peu probable que les éleveurs recherchent et retrouvent les demandeurs à Lagos. La SPR a également conclu que la preuve objective indiquait que les familles qui craignaient les MGF pouvaient déménager à Lagos sans être retrouvées, que les parents qui habitaient à Lagos devraient être en mesure de refuser les demandes ou les pressions pour faire subir une MGF à leurs enfants, si c’était leur choix, et que la preuve objective ne confirmait pas que les femmes étaient enlevées et forcées de subir une MGF. En outre, il serait raisonnable que les demandeurs déménagent à Lagos.

[11]  Les demandeurs ont interjeté appel devant la SAR. Dans une décision datée du 23 octobre 2019, la SAR a confirmé la décision de la SPR. La décision de la SAR fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[12]  La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Lagos.

[13]  En ce qui concerne le premier des deux volets du critère de la PRI, la SAR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, ni les éleveurs foulanis ni le clan du demandeur principal ne présenteraient un risque sérieux de persécution ou de préjudice pour les demandeurs s’ils déménageaient à Lagos.

[14]  La SAR a résumé les motifs sur lesquels la SPR s’était fondée pour conclure que les éleveurs foulanis présentaient un risque, de la façon suivante :

[traduction]

·  Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve de violence connexe dans l’État de Lagos, et il est peu probable que les éleveurs foulanis désirent continuer de rechercher le demandeur principal là-bas;

·  Lagos est une ville urbaine et côtière, située à des centaines de kilomètres des pâturages traditionnels des Foulanis, et il est peu probable que les problèmes découlant du conflit général impliquant les éleveurs se déplacent dans un endroit si au sud;

·  Le demandeur principal avait un profil limité dans sa communauté, et son profil n’était pas le même que celui du prêtre catholique et activiste tué par les Foulanis dans une autre région du Nigéria;

·  Le risque est lié à l’emplacement du conflit dans le Nord-Est du Nigéria, tandis que Lagos est située dans le Sud-Ouest du Nigéria.

[15]  La SAR a ensuite noté l’affirmation des demandeurs selon laquelle le Sud-Ouest du Nigéria était assiégé par les éleveurs foulanis. La SAR a accepté le fait que le conflit s’était étendu vers le sud. Cependant, elle a conclu qu’aucun des éléments de preuves objectifs présentés par les demandeurs — deux articles de journaux — ne donnait à penser que le conflit s’était étendu à Lagos même. La SAR a procédé à un examen indépendant de la preuve objective récente, y compris un rapport publié par l’International Crisis Group, intitulé Stopping Nigeria’s Spiralling Farmer-Herder Violence [Mettre fin à la montée en flèche de la violence entre agriculteurs et éleveurs au Nigéria], et n’a rien trouvé qui donnait à penser que les risques associés au conflit entre les éleveurs et les agriculteurs s’étaient étendus à Lagos.

[16]  La SAR a également convenu avec la SPR que le profil du demandeur principal dans la communauté ne donnait pas à penser que les éleveurs foulanis le poursuivraient, étant donné son témoignage selon lequel ils avaient pris possession de sa propriété, et que le risque qu’ils présentaient était lié à l’emplacement du conflit à Jos.

[17]  Quant au risque provenant du clan du demandeur principal, la SAR a conclu que le clan ne présenterait aucun risque de persécution ou de préjudice pour les demandeurs à Lagos. Les demandeurs avaient vécu à Barkin Ladi depuis 2010 sans subir de tort de la part du clan du demandeur principal, et les demandeurs n’avaient présenté aucun élément de preuve montrant que le clan les retrouverait à Lagos. En outre, la preuve objective indiquait que les parents qui habitaient à Lagos, particulièrement les gens instruits et aisés comme le demandeur principal et l’épouse, devraient être en mesure de refuser les demandes ou les pressions pour faire subir une MGF à leurs enfants. La preuve objective n’appuie pas l’allégation selon laquelle il existe un risque d’enlèvement et de MGF forcée, sans le consentement des parents. La SAR a accepté le fait que la preuve objective montrait également qu’un parent opposé à la MGF dans les communautés qui la pratiquaient pouvait subir de la discrimination et de l’ostracisme du fait d’aller à l’encontre des traditions culturelles ou familiales.

[18]  En ce qui concerne le deuxième volet du critère de la PRI, la SAR a conclu qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable ni excessivement dur pour les demandeurs de déménager à Lagos, la PRI proposée. Sa conclusion est fondée sur les constatations suivantes :

·  Voyage : les demandeurs peuvent se rendre à Lagos en toute sécurité.

·  Langue : tous les demandeurs parlent l’anglais, la langue officielle du Nigéria.

·  Éducation et emploi : les demandeurs adultes sont mieux placés que la moyenne des citoyens nigérians pour trouver un emploi. Le demandeur principal a 21 ans d’études, dont un baccalauréat ès arts en histoire, un diplôme en travail social et une maîtrise ès arts en études de la paix et des conflits. Il a travaillé pendant 10 ans dans l’immobilier et l’agriculture, en gérant ses propres entreprises. L’épouse a 19 années d’études et 10 ans d’expérience professionnelle en tant qu’administratrice. De plus, les demandeurs n’ont soulevé aucune préoccupation quant à la recherche d’un emploi ou d’un logement à Lagos.

·  Religion : les demandeurs sont chrétiens, et rien dans la preuve n’indique qu’ils rencontreraient des difficultés excessives dans la pratique de leur religion à Lagos, où la religion chrétienne est généralement pratiquée.

·  Identité autochtone : les demandeurs n’ont soulevé aucune préoccupation au sujet de l’identité autochtone, et la preuve objective indiquait que ce facteur était moins important à Lagos que dans d’autres régions du Nigéria.

·  Soins de santé : les demandeurs n’ont soulevé aucune question quant à la disponibilité des soins de santé.

·  Directives concernant la persécution fondée sur le sexe : la SAR a pris en compte les directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe, mais a fait remarquer que la situation des demanderesses pouvait être distinguée des éléments de preuve objectifs concernant la discrimination, la violence et l’inégalité fondées sur le sexe au Nigéria, puisqu’elles étaient à l’aise financièrement, qu’elles étaient anglophones et qu’il était plus probable que le contraire qu’elles aient un accès raisonnable à l’éducation, aux soins médicaux et à l’emploi. La SAR a également analysé les répercussions de l’agression sexuelle subie en 2006 par l’épouse, ainsi que sa peur connexe. La SAR a déclaré que, bien qu’elle n’ait pas écarté les répercussions de l’agression, la SPR a conclu qu’au vu de la preuve, l’agression avait eu peu de répercussions négatives sur sa vie et sa carrière à Abuja, ainsi que sur son emploi au Canada.

  • Criminalité : les niveaux de criminalité à Lagos ne sont pas élevés au point qu’il serait objectivement déraisonnable pour les demandeurs d’y déménager.

La question en litige et la norme de contrôle

[19]  Il n’y a qu’une seule question en litige en l’espèce : à savoir si la SAR a commis une erreur en concluant que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Lagos.

[20]  Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux par. 16 et 17 [Vavilov]; Adeniji-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418, au par. 11). Le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable signifie que la Cour doit se demander si la décision est intelligible, transparente et justifiée, et si la décision « est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au par. 99).

Analyse

[21]  Dans ses motifs, la SAR a correctement défini le critère à deux volets de la PRI (Rasaratnam c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, [1991] ACF no 1256, aux par. 6 et 9 (CAF) (QL); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, [1993] ACF no 1172, aux par. 2, 5, et 12 à 15 (CAF) (QL); voir aussi Gallo Farias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1035, au par. 34). La SAR a également fait remarquer à juste titre que les deux volets du critère devaient être satisfaits et que le fardeau de la preuve incombait au demandeur, qui devait établir qu’il ne disposait pas d’une PRI viable; il s’agit d’un lourd fardeau. Le demandeur doit présenter « une preuve réelle et concrète » de l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité dans la PRI (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164, au par. 15; Ohwofasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 266, aux par. 23 et 28).

[22]  La SAR a également fait remarquer qu’une PRI au Nigéria est souvent envisagée par la SPR et par la RAD, et que les documents pertinents sur le pays, y compris le rapport Country Information and Guidance sur le Nigéria du Home Office du Royaume-Uni, et la jurisprudence démontrent que le déménagement interne au Nigéria est généralement considéré comme viable pour les demandeurs d’asile qui craignent des acteurs non étatiques. Cependant, en fin de compte, la question de savoir si un demandeur a démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y aurait une possibilité sérieuse d’être persécuté dans la PRI proposée devra être tranchée en fonction des éléments de preuve qu’il aura présentés concernant sa situation particulière, en gardant à l’esprit les principes généraux que la SAR avait précédemment énoncés. La SAR a également énoncé les facteurs souvent pris en compte pour trancher la question de savoir si une PRI est raisonnable dans la situation particulière d’un demandeur. Elle a ensuite analysé la situation des demandeurs en fonction de ces principes.

[23]  Les demandeurs ne contestent pas ces principes généraux, mais soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte de leur situation particulière et qu’elle a conclu de façon déraisonnable que Lagos leur offrait une PRI viable.

Le risque présenté par les éleveurs foulanis

[24]  Les demandeurs soutiennent qu’ils ont fourni une preuve documentaire et testimoniale démontrant que les éleveurs foulanis ciblaient un groupe organisé par le demandeur principal, dont ce dernier était le dirigeant, et que tous les membres du groupe avaient été tués, certains dans d’autres États, à l’exception du demandeur principal. Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son appréciation du profil du demandeur principal. Ils soutiennent qu’il était très connu dans sa communauté et faisait partie du groupe de personnes qui, selon les croyances des éleveurs foulanis, auraient abattu du bétail; il a donc été ciblé. Ils soutiennent qu’ils ont fourni des éléments de preuve indiquant que d’autres personnes avaient été tuées par les éleveurs, y compris dans des États situés dans la région du Sud-Ouest du Nigéria, et que Lagos est située près de ces États. Par conséquent, la preuve établissait que le risque auquel étaient exposés les demandeurs ne se limitait pas à l’emplacement du conflit dans le Nord-Est du Nigéria. En outre, l’emploi du demandeur principal est celui d’agriculteur, de sorte qu’il est plus probable qu’il entre en contact avec les éleveurs foulanis, et la preuve documentaire montre que les éleveurs se rendraient aux marchés de la ville pour vendre leur bétail.

Analyse

[25]  La SAR a fait remarquer que la SPR avait conclu, pour les motifs susmentionnés, que le déménagement des demandeurs à Lagos, en dehors de la zone locale de conflit et de violence, atténuerait considérablement les risques découlant de l’attaque des éleveurs foulanis en 2018.

[26]  Bien que les demandeurs aient affirmé que le conflit avec les éleveurs foulanis s’était étendu à Lagos, la SAR a fondé sa conclusion selon laquelle les Foulanis ne présentaient aucun risque de persécution ou de préjudice pour les demandeurs à Lagos en partie sur le fait que cela n’était pas étayé par la preuve objective. À cet égard, la SAR a souligné qu’aucun des deux articles de journaux présentés par les demandeurs à l’appui de leur allégation ne montrait que le risque s’était étendu à Lagos. Les demandeurs ne contestent pas cela. De plus, bien que la SAR ait convenu que le conflit entre les éleveurs et les agriculteurs, qui sévissait dans le Centre-Nord, s’est étendu vers le sud, son examen de la preuve objective récente, y compris un rapport de l’International Crisis Group, ne donnait aucunement à penser que les risques associés au conflit entre les éleveurs et les agriculteurs touchaient la métropole du Nigéria.

[27]  Bien que les demandeurs présentent plusieurs arguments visant à démontrer que le conflit ne se limite pas au Nord-Est du Nigéria et que des attaques ont eu lieu dans d’autres États dans la région du Sud-Ouest, ils n’invoquent aucun élément de preuve documentaire relatif à des attaques par des éleveurs dans l’État ou la ville de Lagos. En effet, à l’audience devant moi, ils ont reconnu que le dossier ne contient aucune preuve documentaire d’attaques par les éleveurs dans l’État ou la ville de Lagos. Outre le témoignage du demandeur principal devant la SPR qui, de façon générale, déclarait que les éleveurs étaient partout — ils étaient très organisés et vendaient de la viande dans les marchés (et, donc, dans les villes) —, les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve d’attaques par les éleveurs à Lagos. Par conséquent, à mon avis, la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que, s’ils déménageaient à Lago, ils seraient exposés à plus qu’une simple possibilité de risque, en raison du conflit général lié à l’utilisation de terres, à Jos, entre les éleveurs et les agriculteurs. Leur argument à cet égard tient de la spéculation.

[28]  Ce qui est moins clair, c’est la question de savoir si la SAR a raisonnablement tenu compte de la preuve du demandeur principal selon laquelle son profil avait personnellement fait de lui une cible et l’exposerait à un risque à Lagos.

[29]  Dans sa décision, la SPR a fait remarquer que le demandeur principal avait témoigné au sujet de personnes de Barkin Ladi qui avaient été tuées par les éleveurs depuis que lui et sa famille avaient fui ce village. Il avait indiqué qu’il s’était joint à un comité qui aidait les personnes à se protéger et qu’il était en première ligne de la lutte contre les éleveurs foulanis. Il craignait d’être également ciblé et assassiné. La SPR a fait remarquer que peu de ces faits étaient mentionnés dans son formulaire FDA. Lorsque la SPR a interrogé le demandeur principal au sujet du comité, celui-ci a déclaré que le comité n’était pas armé et n’avait fait qu’informer les résidents de ce qui se passait. Cependant, on leur faisait porter le blâme pour le bétail qui était abattu. La SAR a déclaré que, bien que la preuve objective ait indiqué que les éleveurs étaient très peu présents ailleurs, les demandeurs adultes avaient témoigné que les éleveurs pouvaient retrouver des personnes n’importe où, en raison de leur degré d’organisation, et avaient souligné que le meurtre d’un prêtre catholique dans une autre région du Nigéria était la preuve que cela pourrait aussi arriver aux demandeurs. La SPR a conclu qu’il y avait peu de lien entre le profil des demandeurs et celui d’un prêtre catholique activiste, et que la question était plutôt de savoir si l’auteur du préjudice, qui, selon les demandeurs, pouvait être tout éleveur de la région, s’intéressait aux demandeurs ou désirait toujours les rechercher dans l’ensemble du Nigéria. La SPR a conclu que le demandeur principal avait un profil limité dans sa communauté et qu’il était plus probable que le contraire que le risque allégué soit lié à l’emplacement du conflit dans le Nord-Est du Nigéria.

[30]  La SAR a convenu avec la SPR que le profil du demandeur principal dans la communauté ne donnait pas à penser que les éleveurs foulanis le poursuivraient, étant donné son témoignage selon lequel ils avaient pris possession de sa propriété à Jos, et que le risque que présentaient les éleveurs était lié à l’emplacement du conflit à Jos. La SAR a déclaré que le fait que le demandeur principal croyait que les éleveurs foulanis de Jos le retrouveraient à Lagos n’établissait pas que ce serait le cas, et que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau de démontrer, avec une preuve crédible et digne de foi, qu’ils seraient exposés à plus qu’une simple possibilité de persécution ou de préjudice de la part des éleveurs foulanis à Lagos.

[31]  Il est utile d’ouvrir ici une parenthèse avant d’aller plus loin pour examiner la preuve au dossier concernant le profil du demandeur principal.

[32]  Dans son formulaire FDA initial, le demandeur principal mentionne les éleveurs foulanis qui campaient à Barkin Ladi et terrorisaient les résidents en faisant paître leur bétail sur les terres agricoles et en détruisant les récoltes. Il déclare ceci : [traduction] « Nous étions contre de telles pratiques, parce que nos terres agricoles étaient notre source de subsistance; l’église était contre, parce que 99 p. 100 des fermiers étaient chrétiens. Nous nous exprimions avec vigueur contre les Foulanis, parce qu’ils prenaient le contrôle de nos terres agricoles, ce qui faisait de nous des cibles. » Il déclare, sans indiquer la source, qu’après l’attaque, il a entendu que son nom et celui du révérend Adamu figuraient parmi ceux qui devaient être tués. Deux mois plus tard, les éleveurs ont attaqué à nouveau à Barkin Ladi et ont assassiné le révérend Adamu et sa famille, ainsi qu’une autre famille appartenant à l’église. Le demandeur principal déclare que, lors de la deuxième attaque, les éleveurs ciblaient des familles qui avaient échappé à la première attaque.

[33]  Comme l’a fait remarquer la SPR, le formulaire FDA initial ne mentionne aucun comité de sept personnes, qui auraient toutes été assassinées par les éleveurs en raison de leur participation au comité; certains de ces meurtres auraient eu lieu dans des régions autres qu’à Barkin Ladi.

[34]  Cependant, la SAR ne mentionne pas le formulaire FDA modifié du demandeur principal, daté du 4 juin 2019, qui modifie ou précise le contenu du formulaire FDA initial. En ce qui concerne la façon dont le demandeur principal est devenu la cible des éleveurs, il déclare qu’à la suite d’une réunion de l’église, il a discuté des meurtres endémiques commis par les éleveurs foulanis avec le révérend Adamu, le pasteur Isaac, M. Tankwa, le révérend Akawu, Vincent Damina et Chris Donwo, et qu’ils ont décidé d’organiser une manifestation pour informer le monde du problème. Il est difficile de savoir si la manifestation a eu lieu. Le formulaire FDA modifié mentionne que les personnes étaient organisées en groupes, de sorte que personne n’exploitait les terres agricoles seul et qu’un [traduction] « groupe d’autodéfense communautaire » a été mis sur pied, lequel faisait sonner une grande cloche toutes les 10 minutes. De plus :

[traduction]

[…] De nous sept, je suis la seule personne vivante, du fait qu’ils ont tué le révérend Adamu Gyang Wurim, le pasteur Isaac, M. Tankwa, le révérend Michael Akawu, le révérend Vincent Damina et Chris Donwo. Le révérend Mechael Akawu et M. Tankwa ont été tués à Abuja, parce que leurs noms figuraient également sur la liste des personnes à assassiner des éleveurs. Ils prétendent que nous avons poussé les gens à faire des choses, en plus de participer à l’abattage de leurs vaches.

[35]  La transcription de l’audience devant la SPR indique que, lorsque la SPR a demandé au demandeur principal pourquoi les éleveurs le cibleraient toujours, sa réponse fut la suivante :

[traduction]

Ils accordent beaucoup de valeur à leurs vaches. Plus que toute autre chose. Disons qu’ils ont affirmé que des personnes organisées avaient abattu 300 de leurs vaches. Que je faisais partie des personnes qui avaient fait cela.

[36]  Lorsqu’on l’a interrogé sur les raisons pour lesquelles les éleveurs essaieraient de le retrouver à Lagos, il a déclaré ce qui suit :

[traduction]

D’accord. Nous qui avons formé le comité à Jos, nous sommes sept. Et nous sommes mat (phonétique). De nous sept, six sont maintenant morts, je suis la seule personne encore vivante. Ceux qui ont été assassinés, ils étaient à différents endroits. Certains dans l’État de Kogi. Certains à Abuja. Et certains dans l’État d’Ondo. Un dans l’État d’Ondo.

[37]  Lorsque le demandeur principal a été interrogé par son conseil, ce dernier lui a demandé ce que faisaient les sept membres du comité à Jos. Sa réponse fut qu’ils avaient participé à l’organisation des personnes quant à la façon de se protéger contre les éleveurs foulanis. Il était le dirigeant et [traduction] « les organisait sur la façon d’aller d’une ferme à l’autre ». Il a prôné l’idée qu’au lieu d’aller travailler dans des fermes individuellement, ils devraient se rendre en groupes dans chacune de leurs fermes, à tour de rôle. La SPR a poursuivi en lui demandant si le comité était un groupe organisé. Le demandeur principal a déclaré qu’ils ne faisaient que se réunir tous ensemble. Ils n’étaient pas armés. Lorsqu’on lui a demandé comment ils comptaient repousser une attaque des éleveurs, le demandeur principal a répondu qu’ils n’étaient pas armés pour les repousser. Ils disposaient de cloches qu’ils devaient sonner lorsque les éleveurs venaient pour permettre aux agriculteurs de s’échapper. Elles faisaient plus office d’avertissement. La SAR a ensuite demandé pourquoi les éleveurs foulanis continueraient d’avoir un problème avec cela, puisque le comité ne faisait que sonner des cloches à titre d’avertissement. Le demandeur principal a répondu ce qui suit :

[traduction]

R  Eh bien, ils — ils nous ciblent, les gens massacrent leurs 300 vaches.

Q  Pourquoi feraient-ils cela?

R  Nous n’avons abattu aucune vache. S’ils veulent tuer des personnes, ils leur donneront — ils les étiquetteront avec quelque chose.

[38]  Une lettre datée du 8 avril 2019 du révérend Joshua Davoc de la Church of Christ in Nation (COCIN) a également été déposée au dossier. Cette lettre traite du demandeur principal en tant que membre de cette église à Barkin Ladi, ainsi que de la persécution des chrétiens au Nigéria. Elle mentionne que la communauté internationale devrait répondre au génocide des chrétiens, dont des centaines sont tués chaque jour par les éleveurs foulanis au Nigéria. La lettre mentionne que, contrairement au demandeur principal, la plupart des chrétiens inscrits sur la liste des personnes à assassiner des Foulanis n’ont pu s’échapper et ont été retrouvés où ils se cachaient dans l’Est et le Sud du Nigéria, où ils ont été tués. Elle énumère neuf familles ou personnes :

  le révérend Adamu et sa famille, à Jos;

  M. et Mme Isaac, à Jos;

  Tay Jose, dans l’État de Kogi;

  Felix Baki, dans l’État de Kogi;

  Mary Kwaghe, à Abuja;

  Pinga Love, dans l’État d’Edo;

  Christian Shausa, à Aboekuta;

  Nganda Tsavbee, dans l’État d’Engu;

  Jillius Giwa, dans l’État d’Oyo.

[39]  La lettre ne mentionne aucun comité ou le fait que les personnes énumérées ont été tuées parce qu’elles étaient membres d’un comité. Dans son formulaire FDA modifié, le demandeur principal a indiqué que deux des familles avaient été tuées en raison du fait qu’elles faisaient partie du comité qu’il a décrit.

[40]  Les éléments de preuve susmentionnés concernant le motif du ciblage allégué ne sont pas corroborés, qu’il s’agisse du profil du demandeur principal et de sa participation à un comité communautaire informel visant à mettre en place un système plus sécuritaire d’exploitation agricole en commun et d’avertissement, de l’abattage de bétail et/ou du christianisme. De plus, ni la SPR ni la SAR n’ont tiré de conclusions quant à la crédibilité des demandeurs.

[41]  À mon avis, bien que les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en qualifiant de faible plutôt qu’élevé le profil du demandeur principal dans la communauté, la question de savoir si la SAR a commis une erreur dans son appréciation du profil du demandeur principal est en fait une question de savoir si la SAR a omis de tenir compte des éléments de preuve alléguant que, en tant que membre du comité, il serait personnellement ciblé. Cette preuve indiquait que le demandeur principal était le dirigeant ou un membre d’un groupe de personnes qui, selon son allégation, avaient toutes été ciblées et tuées par les éleveurs foulanis, après l’attaque initiale, dans divers États du Nigéria, et pas seulement près de Jos — l’emplacement du conflit lié à l’utilisation de terres — en raison de leur appartenance à ce comité. Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel le témoignage du demandeur principal ne donnait pas à penser que le risque de persécution était personnel ou que sa famille et lui étaient exposés à ce risque. Je fais également remarquer que, dans les observations qu’ils ont présentées à la SAR, les demandeurs ont déclaré que le formulaire FDA modifié montrait que les éleveurs ciblaient particulièrement le demandeur principal et six autres personnes. À mon avis, la SAR se devait de tenir compte de cette preuve au moment de rendre sa décision.

[42]  En effet, la preuve présentée par le demandeur principal, selon laquelle les éleveurs foulanis ont poursuivi d’autres membres du comité ailleurs qu’à Jos, soulève la question de savoir s’il est véritablement possible que le demandeur principal soit poursuivi jusqu’à Lagos, en raison de son profil allégué de dirigeant du comité. À mon avis, la SAR a commis une erreur en omettant d’apprécier cette preuve, qui porte sur le risque prospectif.

[43]  Cela ne veut pas dire que la SAR n’aurait pas pu raisonnablement arriver à la conclusion qu’elle a tirée. Par exemple, elle aurait pu conclure que les éléments de preuve sur ce point n’étaient pas crédibles, ou, indépendamment de la preuve, qu’il était encore peu probable que les éleveurs foulanis puissent agresser le demandeur principal à Lagos ou qu’ils le fassent. C’est plutôt le défaut de tenir compte de ces éléments de preuve importants et pertinents qui rend la décision déraisonnable.

[44]  Après avoir tiré cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres observations du demandeur selon lesquelles la SAR a conclu de façon déraisonnable que le clan du demandeur principal ne présenterait aucun risque de persécution ou de préjudice aux demandeurs à Lagos. Cependant, à mon avis, en l’absence d’une preuve claire et convaincante quant à la façon dont le clan du demandeur principal retrouverait la famille à Lagos, compte tenu en particulier du témoignage du demandeur principal selon lequel les demandeurs étaient déjà ostracisés et ne communiquaient pas avec sa famille, ainsi que de la preuve documentaire objective, la décision de la SAR était raisonnable. Plus précisément, après un examen de la preuve objective, elle a raisonnablement conclu qu’à Lagos, les parents semblaient avoir la capacité de refuser la MGF; que le consentement du parent était important; que rien n’indiquait qu’il existait un risque d’enlèvement et de MGF forcée; que la pratique des MGF dépendait du niveau d’éducation et du statut économique de la famille — les familles plus éduquées et aisées, comme les demandeurs, résistent plus à la pratique.

[45]  De même, à mon avis, les observations des demandeurs à l’égard du deuxième volet du critère de la PRI ne peuvent pas non plus être retenues.

[46]  Comme il a été mentionné plus haut, au moment d’examiner la question de savoir si les conditions à Lagos, la PRI proposée, sont telles que, vu l’ensemble de la situation des demandeurs, il serait raisonnable pour eux de tenter de s’y réfugier, la SAR a tenu compte d’un certain nombre de facteurs. Il s’agissait du voyage, de la langue, de l’éducation et de l’emploi, du logement, de la religion, de l’identité autochtone, de la disponibilité des soins de santé, du sexe et de la criminalité. Malgré les observations des demandeurs à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, dont plusieurs n’ont pas été soulevées devant la SPR, je conclus que la SAR n’a commis aucune erreur dans son appréciation de ces facteurs. Après avoir apprécié les conclusions de la SPR en tenant compte des arguments des demandeurs, et après avoir effectué son propre examen, la SAR a conclu qu’elle était convaincue que les demandeurs n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que le déménagement à Lagos serait excessivement dur ou objectivement déraisonnable dans la situation particulière des demandeurs. À mon avis, compte tenu de la preuve dont disposait la SAR, sa conclusion à cet égard était raisonnable.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6856-19

LA COUR DÉCLARE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La Cour fédérale casse la décision de la SAR et renvoie à l’affaire pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

  2. Aucune question n’a été proposée en vue de la certification et l’affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6856-19

 

INTITULÉ :

AYEMERE ONUWAVBAGBE, ANGELA IFEOMA ONUWAVBAGBE, OSERIEMEN KOSISOCHUKWU ONUWAVBAGBE, BRIAN OSEIKHUEMEN ONUWAVBAGBE, ISABELLA OSEMEGHONGHON ONUWAVBAGBE, EBOSETALE DAVID-DANIEL ONUWAVBAGBE ET ELLIS OSEZELE ONUWAVBAGBE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence au moyen de Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 juin 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 10 juillet 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

Le 20 AOÛt 2020

COMPARUTIONS :

Andrew Z. Wlodyka

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Tasneem Karbani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Direction Legal LLP

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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