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Date : 20200616


Dossier : T­1377­19

Référence : 2020 CF 696

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie­Britannique), le 16 juin 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

JARED MORIN

demandeur

et

NATION CRIE D’ENOCH, COMITÉ D’APPEL EN MATIÈRE D’ÉLECTIONS ET SHANE PEACOCK

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un comité d’appel en matière d’élections, constitué en vertu de la loi électorale de la Nation Maskêkosihk (Nation crie d’Enoch no 440) (la loi électorale de la NCE), relativement aux élections tenues le 17 juillet 2019 pour élire le chef et les membres du conseil de bande de la Nation crie d’Enoch. Le comité d’appel en matière d’élections a annulé l’élection du 10e conseiller et a ordonné la tenue d’une élection partielle. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F­7.

Contexte

[2]  Le 25 septembre 2018, la majorité des électeurs de la Nation crie d’Enoch ont approuvé la loi électorale de la NCE. La loi a été adoptée et elle a été intégrée aux lois de cette Première Nation.

[3]  Le demandeur, M. Jared Morin, est membre de la Nation crie d’Enoch. Il s’est présenté à un poste de conseiller de bande aux élections du 17 juillet 2019.

[4]  Le défendeur, M. Shane Peacock, est aussi un membre de la Nation crie d’Enoch qui s’est présenté à un poste de conseiller de bande aux élections du 17 juillet 2019.

[5]  La partie 4 de la loi électorale de la NCE porte sur la nomination d’un président d’élection. Bien que le dossier dont je dispose ne contienne aucune preuve concernant la nomination d’un tel président pour les élections du 17 juillet 2019, il n’est pas contesté que M. Marvin Yellowhorn (le président d’élection) a rempli ce rôle.

[6]  La preuve par affidavit contenue dans le dossier du demandeur indique que le vote a débuté à 9 h le matin du 17 juillet 2019 et qu’il s’est terminé à 20 h le même jour. Le dépouillement du scrutin pour les postes de conseillers a alors été effectué. Selon ce décompte, Jared Morin et Shane Peacock avaient tous les deux obtenu 319 votes. Le dépouillement des votes pour le poste de chef a ensuite été effectué. Au cours de ce dépouillement, un bulletin de vote pour les postes de conseillers a été trouvé dans une boîte de scrutin destinée aux votes pour le poste de chef. Ce bulletin de vote était en faveur de Jared Morin. Comme certains candidats briguaient le poste de chef ou un poste de conseiller, le résultat de l’élection au poste de chef pouvait avoir une incidence sur le résultat de l’élection au 10e poste de conseiller. Le dépouillement des votes pour le poste de chef s’est terminé à 5 h 30 le 18 juillet 2019.

[7]  Le président d’élection a décidé qu’une pause serait prise et que le nouveau dépouillement commencerait à 13 h. Après le nouveau dépouillement, Jared Morin et Shane Peacock avaient tous les deux obtenu 319 votes. Le directeur du scrutin a déclaré qu’il y avait égalité des voix et, conformément à l’article 17.2 de la loi électorale de la NCE, les noms de M. Morin et de M. Peacock ont été mis dans un chapeau. Le nom tiré du chapeau était celui de Jared Morin. Le président d’élection a déclaré M. Morin élu au 10e poste de conseiller. J’ajouterais qu’il y a une certaine incertitude dans le dossier dont je dispose quant au sort et à la validité du vote qui a été trouvé dans une boîte de scrutin destinée aux votes pour le poste de chef.

[8]  Le 23 juillet 2019, l’avocat de M. Peacock a déposé un mémoire de l’appelant au comité d’appel, désignant le président d’élection, Jared Morin ainsi que le chef et le conseil de la Nation crie d’Enoch comme intimés; il a aussi déposé un affidavit à l’appui, souscrit le même jour par Mme Tanya Cardinal, représentante officielle de M. Peacock à l’élection. Dans son mémoire, l’appelant affirme que le président d’élection a traité incorrectement le bulletin de vote trouvé dans la boîte de scrutin destinée aux votes pour le poste de chef pendant le dépouillement des votes. Plus précisément, il affirme que le bulletin de vote aurait dû être annulé et qu’il n’aurait pas dû compter. Dans un tel cas, M. Peacock aurait obtenu 319 votes et M. Morin aurait obtenu 318 votes, il n’y aurait pas eu égalité des voix et il n’aurait pas été nécessaire de tirer au sort pour départager les candidats. L’appelant affirme également dans son mémoire que la décision du président d’élection de [traduction] « retarder » le nouveau dépouillement des bulletins de vote pour les postes de conseillers jusqu’à 13 h le 18 juillet 2019 contrevenait à l’article 17.1 de la loi électorale de la NCE, qui exige qu’un nouveau dépouillement soit effectué immédiatement. De plus, il affirme que les violations alléguées des dispositions de la loi électorale de la NCE (les art. 13.3, 13.4, 14.1, 14.2, 15.5 et 17.1) peuvent avoir eu une incidence sur le résultat de l’élection (art. 20.13) et que, par conséquent, un nouveau dépouillement devrait être effectué en vertu du sous‑alinéa 22.3.5b)(ii) de l’annexe G de la loi électorale de la NCE, et le bulletin contesté devrait être exclu. Subsidiairement, une élection partielle pour le 10e et dernier poste de conseiller devrait être ordonnée conformément à l’alinéa 20.17b).

[9]  Le dossier certifié du tribunal (le DCT) contient un document intitulé [traduction] « Procès­verbal de la réunion du 24 juillet 2019 du comité d’appel en matière d’élections de la Nation crie d’Enoch ». Le document indique qu’une décision a été prise à l’unanimité et que le président a convenu de rédiger un projet de réponse pour le comité d’appel en matière d’élections [traduction] « (accepté le 25 juillet par le comité d’appel) ». Le procès­verbal n’est pas signé. Le DCT contient également un document non daté et non signé intitulé [traduction] « Appel des résultats de l’élection », qui indique que l’élection du 10e conseiller est annulée et qu’une élection partielle est requise. Ces documents constituent la décision faisant l’objet du contrôle.

Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  Tel qu’il est indiqué ci-dessus, le DCT contient deux documents concernant la décision d’appel relative à l’élection. Le premier est intitulé [traduction] « Procès­verbal de la réunion du 24 juillet 2019 du comité d’appel en matière d’élections de la Nation crie d’Enoch ». Le document indique que le président du comité, M. Joshua Nichols, a déclaré la séance ouverte à 17 h 6 le 24 juillet 2019, et que Mme Judi Malone et M. Kieran Quirke y ont assisté (ce dernier par téléconférence). Il indique également qu’avant la réunion les membres du comité ont examiné le document présenté par l’appelant, reçu le 23 juillet 2019, et qu’ils ont commencé à discuter des articles 13.3, 13.4, 14.2, 15.5 et 17.1 et de l’alinéa 20.17b) de la loi électorale de la NCE, ainsi que du sous­alinéa 22.3.5b)(ii) de l’annexe G de la loi. Une décision a été prise à l’unanimité, et le procès‑verbal indique que M. Nichols a convenu de [traduction] « rédiger un projet de réponse pour examen par le comité d’appel en matière d’élections (accepté le 25 juillet par le comité d’appel) ». La séance a été levée à 17 h 24. Le procès­verbal n’est pas signé.

[11]  Le deuxième document est intitulé [traduction] « Appel des résultats de l’élection »; il n’est pas daté ni signé. Le document indique que le comité d’appel en matière d’élections a reçu l’appel déposé par Shane Peacock le 23 juillet 2019. Il explique la position de M. Peacock, puis il énonce ce qui suit :

[traduction]

Analyse et décision

Selon l’article 17.1 de la loi électorale, [traduction] « en cas d’égalité des voix pour le poste d’Okimaw (chef) ou pour le dixième (10e) et dernier poste de Wiyasiwew (conseiller), le président d’élection procède immédiatement au nouveau dépouillement des bulletins de vote valides pour les candidats qui sont à égalité ».

De par son libellé, la disposition exige explicitement que le président d’élection procède immédiatement au nouveau dépouillement. Si une telle exigence est imposée, c’est qu’un nouveau dépouillement tardif dans le cas d’une égalité compromet la transparence et donc la légitimité du processus électoral. Lorsque le directeur des élections a choisi de déroger à la loi électorale et de tenir le nouveau dépouillement plus tard, le résultat de l’élection a été compromis. Cette décision a donné lieu à des allégations concernant le décompte d’un bulletin de vote annulé et la manipulation des bulletins de vote.

Dans de telles circonstances, un nouveau dépouillement n’est pas une réparation appropriée, car il ne règle pas clairement les questions en litige relatives aux bulletins de vote. L’objet de l’article 17.1 est de régler les cas d’égalité des voix de la façon la plus transparente possible afin que la légitimité du processus électoral soit préservée. Par conséquent, le comité décide que le résultat de l’élection au 10e poste de conseiller est annulé et qu’une élection partielle doit être tenue.

Questions en litige et norme de contrôle applicable

[12]  Je tiens à souligner que, bien que l’intitulé de la cause et plusieurs des observations et des documents des parties font mention du comité d’appel de la Nation crie d’Enoch, du comité d’appel de la Nation d’Enoch ou du comité d’appel, la loi électorale de la NCE parle du comité d’appel en matière d’élections. Par conséquent, c’est ce terme qui est utilisé dans les présents motifs. De plus, à l’audience sur la présente affaire, j’ai soulevé la question auprès des avocats, et il a été convenu que l’intitulé de la cause devait être modifié de façon à refléter le nom exact du comité, c’est­à­dire le comité d’appel en matière d’élections. Mon ordonnance ci-dessous le reflète.

M. Morin

[13]  Le demandeur formule les questions suivantes :

  1. Qui siégeait au comité d’appel en matière d’élections?
  2. Qui était responsable de la sélection des membres du comité?
  3. Pourquoi aucune des parties visées n’a été informée du fait qu’il y avait eu un appel?
  4. Sur quels motifs l’appel était­il fondé?
  5. Pourquoi le demandeur n’a­t­il pas pu présenter ses propres observations?

Nation crie d’Enoch et comité d’appel en matière d’élections

[14]  Un dossier de réponse a été déposé au nom de la Nation crie d’Enoch et du comité d’appel en matière d’élections. Les observations écrites figurant dans ce dossier indiquent que le rôle d’un tribunal administratif dans une procédure de contrôle judiciaire se limite à la formulation d’observations sur sa compétence pour rendre l’ordonnance ou la décision en question (Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CAF 267, au par. 4, citant l’arrêt Northwestern Utilities Ltd c Edmonton, [1979] 1 RCS 684, aux p. 709 et 710, 7 Alta LR (2d) 370 (Northwestern)). Par conséquent, comme aucune question de compétence n’a été soulevée en l’espèce, le comité d’appel en matière d’élections ne formule aucune observation. À cet égard, je souligne seulement que le rôle d’un tribunal administratif dont la décision fait l’objet d’un contrôle, le cas échéant, est limité (Frank c Tribu des Gens­du­Sang, 2018 CF 1016, aux par. 48 et 49). Il est limité par le principe du caractère définitif et le principe de l’impartialité (Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 246, aux par. 16 et 17). La « compétence » ne comprend pas non plus le défaut d’un décideur administratif de respecter les règles de justice naturelle (Northwestern, p. 711). Par conséquent, la décision du comité d’appel en matière d’élections de ne pas présenter d’observations dans les circonstances est tout à fait appropriée.

[15]  Dans ses observations écrites, la Nation crie d’Enoch déclare qu’elle ne prend pas position sur le fond de l’appel sous­jacent du demandeur. Elle cherche plutôt à veiller à ce que la loi électorale de la NCE soit respectée et à fournir à la Cour la jurisprudence pertinente applicable aux questions juridiques dont la Cour est saisie. La Nation crie d’Enoch décrit les enjeux de la façon suivante :

  1. Le comité d’appel en matière d’élections de la Nation crie d’Enoch a­t­il violé le droit de M. Morin à l’équité procédurale en tranchant l’appel de M. Peacock sans l’aviser et sans lui donner le droit d’être entendu?
  2. S’il y a eu violation du droit de M. Morin à l’équité procédurale, quelle est la réparation appropriée?
  3. La Cour a­t­elle compétence pour accorder des dommages pécuniaires dans le cadre d’un contrôle judiciaire?

M. Peacock

[16]  M. Peacock n’était pas désigné comme défendeur lorsque la demande de contrôle judiciaire a été présentée. Il a présenté une requête par la suite pour être ajouté comme personne directement touchée par l’ordonnance demandée dans la demande. Le 1er novembre 2019, sa requête a été accueillie par ordonnance de la protonotaire Ring. Le 19 mai 2020, le nouvel avocat de M. Peacock a écrit à la Cour pour l’informer d’un changement d’avocat et du fait que M. Peacock ne déposerait pas de documents de réponse et n’assisterait pas à l’audience. Dans la lettre, l’avocat déclare que M. Peacock adopte et approuve le résumé des faits et du droit que contiennent les observations écrites de la Nation crie d’Enoch et qu’il reconnaît que le comité d’appel en matière d’élections n’a pas avisé le demandeur de l’appel qu’il avait interjeté et ne lui a pas non plus donné la possibilité de présenter des observations à cet égard, ce qui était peut­être incompatible avec l’obligation d’équité procédurale du comité envers M. Morin. De plus, il déclare qu’une réparation appropriée pourrait être d’annuler la décision du comité d’appel en matière d’élections et de renvoyer le fond de l’appel au comité pour réexamen, avec avis à M. Morin.

[17]  Dans la lettre, l’avocat ajoute, entre autres choses, que même si M. Peacock n’a pas l’intention de présenter d’arguments officiels, il confirme qu’il comprend que M. Morin ne conteste pas véritablement le caractère raisonnable du fond de la décision rendue par le comité d’appel ni l’interprétation par ce dernier de la loi électorale de la NCE. L’avocat indique également que M. Peacock a décidé de ne pas participer au processus pour cette raison et aussi parce qu’il comprend qu’aucun motif raisonnable justifiant que la Cour déclare M. Morin élu au 10e poste de conseiller n’a été formulé, et il présente diverses autres observations.

[18]  M. Peacock ne peut pas jouer sur les deux tableaux. S’il avait voulu, à titre de défendeur, utiliser son droit de déposer un dossier de requête, y compris des observations écrites, il aurait dû le faire. Il ne peut pas déclarer qu’il ne participe pas au processus, et présenter des observations au moyen d’une lettre à la Cour. Je ne tiendrai pas compte de cet aspect de la lettre de son avocat.

[19]  Je souligne que la demande de contrôle judiciaire a été entendue par vidéoconférence (Zoom). Avant l’audience, par courriel daté du 1er juin 2019, l’avocat de M. Peacock a reconfirmé que M. Peacock ne participerait pas à l’audience en tant que partie, mais qu’ils souhaitaient tous les deux observer l’audience en silence. Par conséquent, M. Peacock et son avocat ont été admis comme observateurs à l’audience sur Zoom.

Décision

[20]  À mon avis, le contrôle judiciaire soulève une question clairement déterminante : le comité d’appel en matière d’élections a­t­il porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale?

[21]  Les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 43; Canada c Première Nation d’Akisq’nuk, 2017 CAF 175, au par. 19; Gadwa c Première Nation Kehewin, 2016 CF 597, au par. 19, conf par 2017 CAF 203 (Gadwa). Le principe a été confirmé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov, au par. 23). La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 1999 CanLII 699 (CSC) (Baker), et, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au par. 54 (Canadien Pacifique)).

[22]  Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers le décideur administratif. De plus, il revient à la cour de révision d’établir si les droits à l’équité procédurale du demandeur ont été violés (Canadien Pacifique, aux par. 33 à 56; Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27, au par. 31; Connolly c Canada (Revenu national), 2019 CAF 161, au par. 57).

[23]  Bien que, pour les motifs qui suivent, le manquement à l’obligation d’équité procédurale envers M. Morin soit déterminant en l’espèce, la décision du comité d’appel en matière d’élections était également déraisonnable, car elle contrevenait à la loi électorale de la NCE. La décision n’était pas justifiée au regard du dossier dont était saisi le comité d’appel en matière d’élections ou des contraintes juridiques pertinentes qui avaient une incidence sur la décision (Vavilov, aux par. 15 et 99; Gadwa, au par. 17).

Question préliminaire

[24]  La Nation crie d’Enoch soutient que certains paragraphes de l’affidavit modifié de Jared Morin, souscrit le 8 janvier 2020 (l’affidavit de M. Morin), ne devraient avoir aucun poids. Plus précisément, elle soutient que les paragraphes 3 à 9 et 37 ne sont pas pertinents pour les questions dont la Cour est saisie, que les paragraphes 11, 28, 30 et 31 présentent des arguments et non des éléments de preuve, et que M. Morin n’a aucune connaissance personnelle des faits qui sont énoncés aux paragraphes 10, 52 et 57.

[25]  Il est clairement établi dans la jurisprudence qu’en principe, la Cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire ne peut examiner que le dossier de preuve dont disposait le décideur. À quelques exceptions près, les éléments de preuve qui n’ont pas été soumis au décideur et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont pas admissibles. Les exceptions reconnues sont les suivantes : l’affidavit contient des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire, mais ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le décideur administratif; il porte à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qui n’apparaissent pas dans le dossier de preuve du décideur administratif, permettant ainsi à la Cour de s’acquitter de sa tâche d’examiner les questions d’équité procédurale; il fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré une conclusion donnée (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22, au par. 20; voir aussi Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux par. 19 à 25; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au par. 45).

[26]  À mon avis, le paragraphe 9 de l’affidavit de M. Morin, dans une certaine mesure, est censé appuyer l’allégation de M. Morin sur la partialité dans le choix des membres du comité d’appel en matière d’élections, et il est donc admissible. De même, certains passages des paragraphes 28 et 31 traitent de façon générale de l’absence présumée d’équité procédurale, et sont admissibles dans cette mesure et pour cette raison, bien que je reconnaisse que ces paragraphes contiennent également certains éléments d’argument. Les paragraphes 3 à 8, 11, 30 et 37 ne sont pas pertinents, et les paragraphes 10, 52 et 57 sont hypothétiques, en ce sens que M. Morin n’indique pas le fondement sur lequel reposent ses affirmations. Les passages irrecevables de l’affidavit de M. Morin seront écartés (voir Bande Indienne Coldwater c Canada (Procureur général), 2019 CAF 292, aux par. 13 et 14, 18 et 19, et 21; Nation Gitxaala c Canada, 2016 CAF 187, aux par. 88 à 91).

[27]  Cela dit, les paragraphes contestés n’ont aucune incidence. Le manquement à l’équité procédurale est clair pour les motifs énoncés ci­après.

Le comité d’appel en matière d’élections a­t­il porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale?

[28]  M. Morin soutient que le comité d’appel en matière d’élections a porté atteinte à son droit à l’équité procédurale parce qu’il n’a pas été avisé de l’appel et n’a pas eu la possibilité d’y répondre. De plus, il soutient que la décision était inéquitable sur le plan procédural et contrevenait à la loi électorale de la NCE, parce que le comité d’appel en matière d’élections n’a pas pris les dispositions nécessaires pour que les documents d’appel soient signifiés au président d’élection et n’a pas donné à ce dernier la possibilité de présenter un rapport écrit ou d’autres observations relativement à l’appel.

[29]  À mon avis, il ne fait aucun doute que la décision du comité d’appel en matière d’élections était inéquitable sur le plan procédural.

[30]  Dans son affidavit, M. Morin affirme que ni lui ni le directeur des élections n’ont été avisés de l’appel. Cela est confirmé par le DCT, qui ne contient aucun document indiquant que M. Morin ou le président d’élection ont été avisés de l’appel de M. Peacock ou ont eu la possibilité d’y répondre. La Nation crie d’Enoch ne conteste pas l’absence d’avis.

[31]  La Nation crie d’Enoch souligne plutôt que l’importance de l’autonomie d’une Première Nation dans son processus électoral a été reconnue par la Cour, qui devrait hésiter à intervenir à cet égard (Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2017 CF 156, au par. 28 (Bande indienne d’Adams Lake)). La Nation crie d’Enoch reconnaît également, cependant, qu’une obligation d’équité incombe à toute autorité publique qui prend une décision administrative touchant les droits d’une personne et que ce qui est nécessaire pour assurer l’équité procédurale varie d’un cas à l’autre, mais que les facteurs pertinents à prendre en considération ont été énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Baker, aux paragraphes 23 à 27.

[32]  La notion d’équité procédurale est éminemment variable, et son contenu est tributaire du contexte particulier et des circonstances de chaque cas (Baker, au par. 21). La question de savoir si l’obligation d’équité procédurale a été respectée dans un cas donné dépend de la nature de la décision recherchée, de la nature du régime législatif et des termes de la loi régissant l’organisme administratif, de l’importance de la décision, des attentes légitimes de la personne qui conteste la décision et du choix de procédure du décideur (Baker, aux par. 23 à 27).

[33]  Je souligne également que, de façon plus générale, l’arrêt Baker, au paragraphe 28, énonce ce qui suit :

Les valeurs qui sous­tendent l’obligation d’équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision.

[34]  Fait important, l’avis et la possibilité de présenter des observations ont été qualifiés d’exigences les plus fondamentales de l’obligation d’équité (Orr c Première Nation de Fort McKay, 2011 CF 37, au par. 12 (Orr); Gadwa, aux par. 48 à 53). De plus, la Cour d’appel fédérale a affirmé que, « [p]eu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre » (Canadien Pacifique, au par. 56).

[35]  À mon avis, le comité d’appel en matière d’élections a manifestement et clairement manqué à l’équité procédurale en omettant d’aviser le demandeur de l’appel et de lui donner la possibilité de répondre aux allégations de M. Peacock. Bien qu’une telle obligation ne soit pas précisée dans la loi électorale de la NCE, il s’agit d’une prémisse de base de l’équité procédurale dont on ne peut faire abstraction lorsqu’une personne, comme M. Morin, est directement et personnellement touchée par l’issue de l’appel (Orr, aux par. 10 à 13). Il s’agit en soi d’un motif suffisant pour conclure que le comité d’appel en matière d’élections a manqué à l’obligation d’équité procédurale à l’égard de M. Morin.

[36]  Toutefois, comme l’affirme M. Morin, le comité d’appel en matière d’élections a également commis une erreur en omettant d’aviser le président d’élection de l’appel et d’obtenir ses motifs écrits pour ses décisions électorales, en violation de la loi électorale de la NCE.

[37]  Selon l’article 20.7 de la loi électorale de la NCE, le président du comité d’appel en matière d’élections doit aviser le président d’élection du dépôt d’un appel, et le président d’élection doit transmettre dès que possible au président du comité les motifs écrits de sa décision. En l’espèce, le DCT, en ce qui concerne l’avis d’audience d’appel, indique que le comité d’appel en matière d’élections [traduction] « s’oppose à la communication des documents, car de tels documents n’existent pas ». En ce qui concerne toute correspondance avec le président d’élection, y compris l’avis d’appel, le comité d’appel en matière d’élections déclare qu’il [traduction] « s’oppose à la communication des documents, car il ne dispose d’aucune correspondance pertinente avec le président d’élection ». En fait, les seuls documents énumérés dans l’appel sont ceux présentés par M. Peacock. La Nation crie d’Enoch ne conteste pas le fait que le président d’élection n’a pas été avisé de l’appel.

[38]  Le comité d’appel en matière d’élections n’a pas respecté l’article 20.7 de la loi électorale de la NCE. De plus, il a pris sa décision sans recueillir les observations du président d’élection, responsable de l’organisation des élections. Ce facteur est important. Par exemple, cela signifie que le comité d’appel en matière d’élections a pris en considération uniquement les observations de l’avocat de M. Peacock et l’affidavit de la représentante officielle de M. Peacock à l’élection, y compris l’argument concernant la façon dont le président d’élection a traité le bulletin de vote pour un poste de conseiller qui avait été mis dans une boîte de scrutin destinée aux votes pour le poste de chef. L’avocat de M. Peacock a fait valoir que le fait que le bulletin de vote ait apparemment été inséré dans la mauvaise boîte de scrutin signifiait qu’il devait être annulé et qu’il ne devait pas être compté. L’avocat de M. Peacock a également affirmé que le bulletin de vote « trouvé » ne pouvait pas être identifié comme tel pendant le nouveau dépouillement. Le bulletin n’avait pas été remis dans la boîte de scrutin destinée aux votes pour le poste de chef, même si le président d’élection pensait qu’il l’avait été, et le bulletin de vote « trouvé » ne pouvait pas être distingué des autres bulletins de vote pour les postes de conseillers. L’avocat de M. Peacock a soutenu que l’ajout d’un bulletin de vote invalide pendant le nouveau dépouillement a entraîné l’égalité, déclarée par le président d’élection, et que le tirage au sort n’a eu lieu qu’en raison de l’ajout du bulletin invalide. En somme, ce que M. Peacock conteste, en réalité, c’est la validité du bulletin de vote « trouvé ».

[39]  Selon la loi électorale de la NCE, les électeurs qui ont exercé leur droit de vote doivent, en présence du président d’élection ou de son adjoint, déposer leur bulletin de vote dans la boîte de scrutin appropriée (art. 14.2). De plus, lors du dépouillement des bulletins de vote, le président d’élection doit rejeter les bulletins qui n’ont pas été paraphés par lui, qui ne donnent pas une indication claire de l’intention de l’électeur, qui contiennent des votes pour un nombre de candidats plus élevé que le nombre de postes disponibles à l’élection, ou qui portent une marque permettant d’identifier un électeur (art. 15.3). Tous les bulletins de vote ainsi rejetés ne doivent pas être comptés et, au verso de chaque bulletin rejeté, le président d’élection doit inscrire la mention « rejeté », noter la raison du rejet et parapher le bulletin (art. 15.4). Le président d’élection doit également compter séparément les bulletins valides remplis pour chaque candidat et préparer et signer une déclaration écrite indiquant la date de l’élection, le nombre total de votes exprimés, le nombre total de votes exprimés pour chaque candidat et le nombre total de bulletins rejetés (art. 15.5 et 15.6).

[40]  Le fait de mettre un bulletin de vote autrement valide dans la mauvaise boîte de scrutin ne semble pas faire partie des circonstances énoncées dans la loi électorale de la NCE qui feraient en sorte que le président d’élection déclarerait le bulletin invalide.

[41]  Le comité d’appel en matière d’élections n’a toutefois pas abordé cette question. Il a plutôt conclu que l’article 17.1 de la loi électorale de la NCE exigeait qu’un nouveau dépouillement soit effectué [traduction] « immédiatement » en cas d’égalité des voix. Il a interprété le terme [traduction] « immédiatement » de façon littérale et a déterminé que cela signifiait que le président d’élection aurait dû exiger des adjoints d’élection – qui travaillaient sans arrêt depuis environ 8 h le 17 juillet 2019 – qu’ils continuent de travailler à 5 h 30 le 18 juillet 2019 pour effectuer le nouveau dépouillement pour le poste de conseiller. Faisant abstraction du caractère raisonnable d’une telle interprétation compte tenu des circonstances dans lesquelles se trouvait le président d’élection, le comité d’appel en matière d’élections a également conclu, sans entendre le président d’élection, que le fait de tenir le nouveau dépouillement [traduction] « plus tard » a eu pour effet de compromettre l’élection, car la décision du président d’élection de procéder ainsi a donné lieu aux allégations concernant l’ajout d’un bulletin de vote annulé et la manipulation des bulletins de vote.

[42]  Si le président d’élection avait eu la possibilité de présenter un rapport, les renseignements contenus dans ce rapport n’auraient peut­être pas appuyé la conclusion du comité d’appel en matière d’élections. Par exemple, si le président d’élection avait expliqué pourquoi, à son avis, le bulletin de vote « trouvé » était valide, et s’il avait pu confirmer que le bulletin avait été compté lors du nouveau dépouillement même s’il ne pouvait être distingué des autres bulletins de vote pour les postes de conseillers, l’égalité déclarée aurait alors été valide. Si le bulletin de vote « trouvé » a par la suite été « perdu » et n’a pas été compté lors du nouveau dépouillement, cela aurait nui à M. Morin, mais il a accepté l’égalité déclarée. De plus, le bulletin de vote n’a pas été « trouvé » pendant le nouveau dépouillement ni à la suite de ce nouveau dépouillement, mais après le dépouillement initial des votes pour les postes de conseillers et pendant le dépouillement subséquent des votes pour le poste de chef. À ce moment, et avant le nouveau dépouillement tenu à 13 h, le président d’élection a déclaré le bulletin de vote valide.

[43]  Par conséquent, la conclusion du comité d’appel en matière d’élections selon laquelle la tenue du nouveau dépouillement [traduction] « plus tard » a eu pour effet de compromettre l’élection, car la décision de tenir le nouveau dépouillement à 13 h et non à 5 h 30 a donné lieu aux allégations concernant l’ajout d’un bulletin de vote annulé et la manipulation des bulletins de vote, est quelque peu suspecte. Les allégations relatives à un bulletin de vote annulé ont été faites au moment où le bulletin a été découvert, comme l’atteste clairement l’affidavit de Mme Tanya Cardinal, la représentante officielle de M. Peacock à l’élection. Le comité d’appel en matière d’élections disposait de l’affidavit de Mme Cardinal lorsqu’il a pris sa décision. Mme Cardinal déclare qu’elle a confronté le président d’élection et lui a dit que le bulletin de vote qui venait d’être découvert ne pouvait pas être ajouté aux votes pour les postes de conseillers, car il avait été mis dans la mauvaise boîte de scrutin et était donc annulé. Le président d’élection n’était pas d’accord. Mme Cardinal affirme que le président d’élection a une nouvelle fois rejeté son point de vue selon lequel le bulletin de vote était invalide et devait être mis de côté. Elle affirme que, après le dépouillement des votes pour le poste de chef, le président d’élection a commencé à ramasser les boîtes et il a mis le bulletin de vote « trouvé » dans une boîte réservée aux postes de conseillers pendant qu’elle lui parlait. Même si elle croyait que le président d’élection avait mis le bulletin de vote trouvé dans une boîte réservée aux postes de conseillers, au moment du nouveau dépouillement, le président d’élection a dit qu’il l’avait mis dans la boîte réservée au poste de chef dans laquelle il avait initialement trouvé le bulletin. Le bulletin de vote « trouvé » n’a toutefois été trouvé dans aucune boîte réservée au poste de chef ni à aucun autre endroit où le président d’élection a cherché. Ce dernier a ensuite pris toutes les boîtes de scrutin réservées aux postes de conseillers, et il a demandé aux adjoints de compter les votes figurant dans ces boîtes. Mme Cardinal affirme que, à sa connaissance, [traduction] « le bulletin de vote additionnel n’a jamais été trouvé et n’a pas pu être examiné, car personne n’a pu le distinguer des autres bulletins de vote blancs, et il n’était pas clair dans quelle boîte de scrutin, le cas échéant, il avait été placé pendant la nuit ». Ce dernier point est hypothétique et il semble contredire le témoignage de Mme Cardinal selon lequel elle a vu le président d’élection mettre le bulletin de vote dans une boîte de scrutin réservée aux postes de conseillers.

[44]  Quoi qu’il en soit, le différend quant à la validité du bulletin trouvé n’était pas attribuable à un nouveau dépouillement tardif. De plus, si le comité d’appel en matière d’élections avait avisé le président d’élection de l’appel, comme il était tenu de le faire, le président d’élection aurait pu fournir des renseignements sur la validité du vote en question et indiquer s’il a finalement été compté dans les résultats de l’élection pour les postes de conseillers.

[45]  De plus, bien que l’article 20.18 de la loi électorale de la NCE précise que le comité d’appel en matière d’élections doit se réunir et trancher l’appel au moins sept jours après la date à laquelle l’appel a été interjeté, l’article 20.19 ajoute que le comité d’appel, s’il a besoin de données et de faits plus détaillés au sujet de l’appel, a droit à un maximum de six semaines pour [traduction] « rendre une décision éclairée ». Pour prendre sa décision, le comité d’appel en matière d’élections peut par ailleurs tenir compte de tout élément de preuve qu’il juge pertinent, y compris les éléments de preuve obtenus au moyen de recherches personnelles (art. 20.20). Lorsqu’il rend sa décision, le comité d’appel en matière d’élections doit donner au conseil et à l’appelant les motifs écrits de sa décision, y compris des précisions sur les éléments de preuve sur lesquels il s’est fondé (art. 20.21).

[46]  L’annexe de la loi électorale de la NCE énonce les fonctions et les responsabilités du comité d’appel en matière d’élections. Parmi ses fonctions, le président du comité doit, sur réception d’un appel écrit et des frais requis, aviser le président d’élection du fait qu’un appel a été interjeté et lui demander : les bulletins de vote; la liste des électeurs; l’énoncé des résultats du président d’élection; tout document connexe démontrant une violation de la loi électorale de la NCE, y compris des irrégularités dans le mode de scrutin; et tout autre document requis par le comité d’appel en matière d’élections pour que ce dernier puisse statuer sur la validité de l’appel (al. 22.3.2a) et 22.3.2c)). Le comité d’appel en matière d’élections est tenu, dans les 72 heures suivant le dépôt d’un appel, de se réunir et de rendre sa décision concernant la validité de l’appel et l’option de prolongation prévue par la loi électorale de la NCE (al. 22.3.4b)). Pour prendre sa décision, le comité d’appel peut tenir compte de tout élément de preuve qu’il juge pertinent, y compris toute la correspondance et tous les documents présentés par le président d’élection et l’appelant (al. 22.3.4c)).

[47]  Tout cela pour dire que la loi électorale de la NCE prévoit non seulement que le président d’élection doit fournir par écrit les motifs de sa décision en cas d’appel (voir l’art. 20.7), mais aussi que le comité d’appel en matière d’élections peut obtenir les renseignements additionnels, y compris auprès du président d’élection, qui sont nécessaires à la prise d’une décision bien fondée. Toutefois, en l’espèce, le comité d’appel en matière d’élections n’a même pas informé le président d’élection de l’appel, il n’a pas obtenu les motifs écrits de sa décision, et il n’a tenu compte que des documents déposés par M. Peacock pour prendre sa décision. Le comité d’appel en matière d’élections a commis une erreur en omettant d’aviser le président d’élection de l’appel et en n’obtenant pas les motifs écrits de sa décision, ce qui contrevient à l’article 20.7 de la loi électorale de la NCE. Cela était déraisonnable et a rendu la décision du comité d’appel déraisonnable (Bande indienne d’Adams Lake, aux par. 23 à 25).

[48]  Je fais également remarquer que l’omission d’aviser le président d’élection – et, à tout le moins, d’avoir obtenu et examiné un rapport de sa part – a eu pour effet de contribuer à l’absence de manquement à l’équité procédurale à l’endroit de M. Morin. Le comité d’appel en matière d’élections a en effet fondé sa décision sur un dossier factuel partial et incomplet sans donner à M. Morin la possibilité de présenter ses arguments et d’exiger notamment le respect de l’article 20.7.

[49]  Je suis consciente que le comité d’appel en matière d’élections semble avoir fondé sa décision entièrement sur son interprétation de l’article 17.1 de la loi électorale de la NCE, qui, en cas d’égalité des voix entre certains candidats au poste de conseiller, prévoit que le président d’élection doit procéder [traduction] « immédiatement » au nouveau dépouillement des bulletins de vote, et que l’interprétation et l’application de la loi électorale d’une Première Nation représentent une question liée au caractère raisonnable (voir Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2016 CF 1399, au par. 11). La contestation de la décision du comité d’appel en matière d’élections par M. Morin ne portait toutefois pas sur ce point, et les parties ne l’ont pas abordé dans leurs observations. De plus, même si une telle interprétation était raisonnable compte tenu des circonstances dans lesquelles se trouvait le président d’élection, ce qui pourrait être contesté, mais je ne me prononce pas sur cette question, la décision demeure déraisonnable parce que le comité d’appel conclut que le défaut de procéder immédiatement au nouveau dépouillement des bulletins de vote, à 5 h 30, a donné lieu à l’allégation concernant l’ajout d’un bulletin de vote annulé. Cette conclusion est contraire à la preuve dont disposait le comité d’appel en matière d’élections. Selon les éléments de preuve, la question du bulletin de vote prétendument annulé s’est présentée au moment du dépouillement des votes pour le poste de chef, et le président d’élection aurait alors conclu que le bulletin de vote était valide. Les événements se sont produits avant le nouveau dépouillement « tardif ». En ce qui concerne les allégations concernant le traitement irrégulier des bulletins de vote en raison du nouveau dépouillement tardif, en l’absence des motifs écrits requis du président d’élection, ces allégations demeurent des allégations et n’appuient donc pas de façon valable la conclusion du comité d’appel en matière d’élections selon laquelle un nouveau dépouillement n’était pas une réparation appropriée dans les circonstances.

[50]   En somme, le comité d’appel en matière d’élections a manqué à son obligation d’équité procédurale envers M. Morin en ne l’avisant pas de l’appel, et il l’a ainsi privé de la possibilité de répondre aux allégations de l’appelant. Le comité d’appel a également commis une erreur en n’avisant pas le président d’élection de l’appel et en n’obtenant pas les motifs écrits de sa décision, ce qui contrevient à l’article 20.7 de la loi électorale de la NCE. Cette façon de procéder était déraisonnable et a rendu la décision du comité d’appel déraisonnable. Le comité d’appel en matière d’élections a également conclu de façon déraisonnable que le nouveau dépouillement « tardif » des votes pour les postes de conseillers était la cause de la contestation de la validité du bulletin de vote « trouvé ».

[51]  Ayant tiré cette conclusion, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres observations du demandeur. Toutefois, dans la mesure où le demandeur allègue que cinq anciens membres du conseil de la Nation crie d’Enoch constituaient ce qu’il appelle le [traduction] « quorum » et que cette entité a entravé l’élection ou l’appel de l’élection, j’estime que la preuve qu’il a présentée est insuffisante pour établir sa prétention. Par exemple, dans l’affidavit qu’elle a souscrit le 15 janvier 2020, Lisia Morin affirme que le comité d’éthique a constitué le comité d’appel en matière d’élections. Aucun des anciens conseillers qui selon le demandeur constituaient le [traduction] « quorum » n’était membre du comité d’éthique. De plus, en ce qui concerne les allégations de partialité faites par le demandeur, le simple fait que M. Quirke, un membre du comité d’appel en matière d’élections, soit également ami avec d’autres conseillers sur Facebook et avec M. Peacock est insuffisant, en soi, pour permettre de satisfaire au critère de crainte raisonnable de partialité énoncé par le juge de Grandpré, dissident, dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, à la p. 394, 1976 CanLII 2 (CSC) (voir, par exemple, Demaria c Law Society of Saskatchewan, 2015 SKCA 106, au par. 49).

Réparation

M. Morin

[52]  Dans son avis de demande, le demandeur cherche à obtenir une déclaration de la Cour portant qu’il est le 10e conseiller élu de la Nation crie d’Enoch. Il demande également qu’il soit rémunéré à titre de conseiller à compter de la date de l’élection et jusqu’à ce que l’affaire soit réglée par la Cour; qu’aucune élection, élection partielle ou élection de ballottage ne soit tenue dans la Nation crie d’Enoch jusqu’à ce que la question soit tranchée ou, subsidiairement, qu’un nouveau comité d’appel en matière d’élections de la Nation crie d’Enoch soit constitué et composé en totalité de nouveaux membres; que toute audience soit annoncée publiquement et que la date, l’heure et le lieu soient indiqués, et que toutes les parties visées et le président d’élection soient tenus de participer ou d’être présents; et que les dépens afférents à la présente demande lui soient adjugés. Dans ses observations écrites, il demande des mesures semblables, mais non identiques, et il demande en plus une ordonnance de dommages­intérêts généraux, particuliers et majorés ainsi que des dommages­intérêts punitifs et exemplaires contre le comité d’appel en matière d’élections. Subsidiairement, il demande une nouvelle audience devant un comité d’appel en matière d’élections impartial et dûment constitué.

Nation crie d’Enoch

[53]  La Nation crie d’Enoch soutient que la Cour fédérale n’a pas compétence pour accorder des dommages‑intérêts dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire (Brake c Canada, 2019 CAF 274, aux par. 23, 26 et 27 (Brake)) et que la demande de réparation pécuniaire ou de dommages­intérêts de M. Morin doit être rejetée. De plus, elle soutient qu’une telle réparation n’a pas été demandée dans l’avis de demande. Elle fait par ailleurs référence à la décision Maple Lodge Farms Ltd c Canada (Agence d’inspection des aliments), 2017 CAF 45, aux par. 51 et 52, en ce qui concerne les principes qui guident les tribunaux lorsqu’ils doivent décider s’il convient d’annuler la décision administrative et de renvoyer l’affaire au décideur pour nouvelle décision, ou si l’annulation de la décision ne servirait aucune fin pratique ou juridique puisque le décideur administratif ne saurait raisonnablement parvenir à un résultat différent (dans ce cas décision ne devrait pas être annulée).

Analyse

[54]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a conclu que le refus de renvoyer une affaire au décideur peut s’avérer indiqué lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien (Vavilov, par. 142). À mon avis, ce n’est pas le cas en l’espèce. Un résultat particulier n’est pas inévitable étant donné la question non résolue de la validité, du rôle et des conséquences du bulletin de vote « trouvé ». De plus, le président d’élection n’a pas pu expliquer ses décisions concernant le bulletin de vote « trouvé » et la tenue du nouveau dépouillement pour le poste de conseiller à 13 h le jour où le dépouillement du scrutin s’est terminé à 5 h 30. Autrement dit, compte tenu du dossier dont je dispose, particulièrement en l’absence de tout élément de preuve du président d’élection, je ne peux pas conclure qu’un nouveau comité d’appel en matière d’élections déciderait obligatoirement que M. Morin est le 10e conseiller dûment élu à l’élection du 17 juillet 2019.

[55]  Je prends acte des observations que l’avocat de M. Morin a faites lors de l’audience sur la présente affaire; il a indiqué qu’environ le tiers du mandat électoral est maintenant terminé et que M. Morin a été privé du poste de conseiller pendant cette période. Compte tenu de l’écart d’un vote, en l’absence d’éléments de preuve du président d’élection, comme je l’ai déjà mentionné, et compte tenu du dossier dont je dispose, je ne suis toutefois pas en mesure d’établir avec certitude si M. Morin a été dûment élu, comme il le prétend. Je ne suis pas non plus convaincue que les retards relatifs à l’audition du contrôle judiciaire étaient, comme l’affirme M. Morin, attribuables aux actes intentionnels des défendeurs et visaient à causer davantage d’iniquité.

[56]  En ce qui concerne les dommages­intérêts, le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales décrit les recours à la disposition de la Cour. Il s’agit de recours en droit administratif, notamment le certiorari, la prohibition et le mandamus, qui peuvent être exercés contre un tribunal administratif. Selon le paragraphe 18(3), ces recours ne peuvent être obtenus que par présentation d’une demande de contrôle judiciaire visée à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Par conséquent, bien que la Cour puisse annuler la décision du comité d’appel en matière d’élections, les réparations pécuniaires comme les dommages‑intérêts généraux, particuliers et majorés et les dommages­intérêts punitifs et exemplaires demandés par le demandeur ne peuvent normalement pas être accordés dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Le demandeur n’a pas proposé que la demande soit traitée comme s’il s’agissait d’une action, en vertu du paragraphe 18.4(2), ou qu’elle soit réunie à une action, en vertu de la règle 105 des Règles des Cours fédérales, DORS/98­106 (voir Lee c Canada (Procureur général), 2012 CAF 241; Meggeson c Canada (Procureur général), 2012 CAF 175, aux par. 33 et 34; et Brake, aux par. 23 et 26). À l’audience sur la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a d’ailleurs reconnu que la Cour n’avait pas compétence pour accorder des dommages-intérêts pécuniaires en l’espèce.

[57]  Pour ce qui est des dépens, étant donné que la Nation crie d’Enoch n’a pas contesté l’allégation de M. Morin selon laquelle le comité d’appel en matière d’élections a manqué à l’équité procédurale, et étant donné que M. Morin a obtenu gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire en ce sens que la décision du comité d’appel en matière d’élections sera annulée et que l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision, il convient de lui adjuger les dépens de sa demande à l’encontre de la Nation crie d’Enoch. À l’audience, j’ai demandé aux parties de discuter du montant des dépens à adjuger et, si elles parvenaient à s’entendre, d’en informer la Cour dans les cinq jours suivant l’audience. J’ai indiqué qu’en l’absence d’entente je prendrais la décision. Les parties ont par la suite indiqué qu’elles ne s’entendaient pas sur les dépens. J’exerce donc, conformément au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, mon pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens nominaux de 2 500 $, que la Nation crie d’Enoch doit payer à M. Morin (voir Tourangeau c Première Nation de Smith’s Landing, 2020 CF 184, aux par. 69 et 70). Comme M. Peacock n’a pas participé à l’audience, aucuns dépens ne sont adjugés à son encontre.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T­1377­19

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de façon à désigner correctement le comité d’appel en matière d’élections comme étant le défendeur, au lieu du comité des élections de la Nation crie d’Enoch.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 25 juillet 2019 par laquelle le comité d’appel en matière d’élections a annulé l’élection, le 17 juillet 2019, de M. Morin comme 10e conseiller de la Nation crie d’Enoch et exigé la tenue d’une élection partielle, est annulée.

  3. L’affaire sera renvoyée à un comité d’appel en matière d’élections différemment constitué, qui sera formé dans les 30 jours suivant la date de la présente décision, pour qu’il rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs.

  4. La Nation crie d’Enoch versera à M. Morin des dépens afférents à la présente demande de 2 500 $ tout compris.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour d’août 2020.

Julie Blain McIntosh, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T­1377­19

 

INTITULÉ :

JARED MORIN c NATION CRIE D’ENOCH, COMITÉ D’APPEL EN MATIÈRE D’ÉLECTIONS ET SHANE PEACOCK

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VIDÉOCONFÉRENCE PAR ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUIN 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 16 JUIN 2020

COMPARUTIONS :

Will L. Willier

POUR LE DEMANDEUR

Keltie Lambert

POUR LES DÉFENDEURS

(NATION CRIE D’ENOCH ET COMITÉ D’APPEL EN MATIÈRE D’ÉLECTIONS)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Will L. Willier

Avocat

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Keltie Lambert

Witten LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(NATION CRIE D’ENOCH ET COMITÉ D’APPEL EN MATIÈRE D’ÉLECTIONS)

Praveen Alwis

Engel Law Office

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

(SHANE PEACOCK)

 

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