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Date : 20200707


Dossier : IMM-4983-19

Référence : 2020 CF 747

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

LINTON ALEXANDER MCLEISH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Linton McLeish est un citoyen jamaïcain. En juillet 2018, il a présenté une demande de résidence permanente au Canada en tant que conjoint de fait de sa répondante, Cynthia Mitchell, une citoyenne canadienne. Le 25 juillet 2019, un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté la demande, parce que M. McLeish n’avait pas réussi à établir que lui et Mme Mitchell répondaient à la définition de conjoint de fait énoncée au paragraphe 1(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].

[2]  M. McLeish sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Il soutient que la décision n’est pas conforme aux exigences de l’équité procédurale et qu’elle est déraisonnable.

[3]  Pour les motifs exposés ci-après, je reconnais que la décision est déraisonnable. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument selon lequel la décision aurait été prise de manière inéquitable sur le plan procédural. La décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

II.  CONTEXTE

[4]  M. McLeish est né en Jamaïque en juillet 1979. Il est arrivé pour la première fois au Canada en août 2012 muni d’un permis de travail. En septembre 2012, il a commencé à travailler comme ouvrier agricole en Colombie-Britannique. Il a également effectué des travaux de construction.

[5]  M. McLeish est retourné en Jamaïque en novembre 2014, puis est entré de nouveau au Canada en mars 2015. Il semble qu’il soit revenu muni d’un permis de travail et qu’il soit ensuite resté au pays en tant que visiteur en vertu du paragraphe 183(6) du RIPR. Il semble qu’il n’ait aucun statut au Canada depuis avril 2016.

[6]  En novembre 2014, M. McLeish a épousé N.F., une citoyenne canadienne. Ils ont vécu ensemble à Maple Ridge, puis à Surrey, en Colombie-Britannique. Mme F. a présenté une demande en vue de parrainer M. McLeish, à titre d’époux, pour que ce dernier obtienne la résidence permanente. Toutefois, leur relation a pris fin de manière acrimonieuse après que M. McLeish eut été accusé d’avoir commis une agression armée contre Mme F. le ou vers le 7 juin 2017. (Le 30 octobre 2018, M. McLeish a plaidé coupable à l’accusation et a obtenu une absolution sous conditions). Quelque temps plus tard, Mme F. a retiré son parrainage de M. McLeish. Il appert que les deux ont divorcé aux environs de juillet 2018.

[7]  M. McLeish avait auparavant vécu en union de fait en Jamaïque de mai 2004 à mai 2011. Il a trois enfants – âgés respectivement de 15, 13 et 10 ans – qui vivent en Jamaïque avec leur mère. Les parents et les frères et sœurs de M. McLeish vivent également en Jamaïque.

[8]  Mme Mitchell est née à Vancouver en juin 1963. Elle a été mariée de 1991 à 2011, date à laquelle elle et son mari ont divorcé. Elle est la mère de trois enfants adultes. À l’époque pertinente, elle vivait à Mission, en Colombie-Britannique.

[9]  À l’appui de la demande de parrainage, Mme Mitchell a fourni une lettre dans laquelle elle décrit la genèse et l’évolution de sa relation avec M. McLeish. M. McLeish n’a lui-même fourni aucune information sur cette relation, outre ce qui est consigné dans les formulaires de demande.

[10]  Mme Mitchell affirme avoir rencontré M. McLeish pour la première fois en octobre 2016, chez sa mère à Burnaby, en Colombie-Britannique. M. McLeish s’y trouvait avec sa belle-mère de l’époque (la mère de Mme F.).

[11]  Par la suite, Mme Mitchell et M. McLeish se sont vus chez la mère de celle-ci [traduction« à quelques autres reprises ». M. McLeish s’est confié à Mme Mitchell au sujet de ses problèmes personnels, plus particulièrement ses problèmes conjugaux de l’époque et la demande de parrainage pendante présentée par son épouse. Mme Mitchell indique qu’à un moment donné (de toute évidence pendant la période des Fêtes de 2016), elle et sa mère ont offert un présent à M. McLeish : elles ont payé son compte en souffrance auprès de son consultant en immigration. M. McLeish voulait travailler; toutefois, il ne pouvait pas, car il n’avait pas de permis de travail. Il passait ses journées à s’occuper des enfants et des petits-enfants de Mme F. Mme Mitchell a donné à M. McLeish son numéro de téléphone cellulaire au cas où il aurait besoin d’aide.

[12]  Mme Mitchell affirme que le 10 juin 2017, M. McLeish l’a appelée pour lui dire que sa femme l’avait [traduction« mis à la porte et qu’il n’avait rien d’autre que les vêtements qu’il portait ». Elle dit qu’elle s’est rendue à Surrey en voiture et a ramené M. McLeish chez elle, à Mission. Le 3 juillet 2017, après quelques semaines de cohabitation, leur relation est devenue intime. Mme Mitchell affirme qu’ils cohabitent en tant que conjoints de fait depuis ce temps.

[13]  M. McLeish a présenté une nouvelle demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, cette fois-ci avec Mme Mitchell comme répondante. Sa demande a été reçue par IRCC le 30 juillet 2018. Puisque M. McLeish et Mme Mitchell ont indiqué qu’ils vivaient ensemble au moment où la demande a été présentée, pour être admissible à titre de conjoint de fait de sa répondante, M. McLeish devait établir que lui et Mme Mitchell vivaient dans une relation conjugale depuis au moins un an.

[14]  M. McLeish et Mme Mitchell ont suivi les instructions contenues dans une liste de vérification publiée par IRCC (IMM-5589) pour rassembler les documents justificatifs et pour effectuer la demande. (Ils ont également retenu les services d’un avocat pour les aider.) La liste de vérification énonce les exigences relatives au parrainage d’un conjoint de fait et indique divers documents devant être fournis par le demandeur principal (en l’espèce, M. McLeish) et par le répondant (en l’espèce, Mme Mitchell).

[15]  Une section de la liste de vérification concerne la « Preuve de lien de parenté avec le répondant ». On y indique ce qui suit : « Vous [M. McLeish, en tant que demandeur principal] devez fournir la preuve que la relation entre vous et votre conjoint est authentique ». On y indique ensuite ce qui suit pour le demandeur qui vit actuellement avec son répondant : « Vous devez fournir les documents suivants comme preuve de votre cohabitation actuelle ». Ces documents comprennent notamment les suivants :

  • Preuve de copropriété conjointe de la résidence.

  • Contrat de location indiquant que vous et votre répondant occupez un immeuble locatif.

  • Preuve de comptes communs de services publics (p. ex. électricité, gaz, téléphone, Internet), comptes conjoints de crédit ou comptes bancaires conjoints. (Soumettez au moins une facture commune.)

  • Assurance automobile qui montre que vous et votre répondant avez été déclarés à la compagnie d’assurances comme résidents de l’adresse de l’assuré.

  • Copies de documents gouvernementaux pour vous et votre répondant indiquant la même adresse (p. ex. permis de conduire). (Soumettez au moins un document gouvernemental pour chaque personne.)

  • Autres documents délivrés à vous ou à votre répondant qui indiquent la même adresse, que les comptes soient conjoints ou non (p. ex. factures de téléphone cellulaire, talons de paie, formulaires fiscaux, relevés bancaires ou de carte de crédit, polices d’assurance). (Soumettez au moins un document pour chaque personne.)

[16]  La liste de vérification précise que le demandeur principal doit choisir au moins deux de ces documents et cocher les cases correspondantes pour indiquer quels documents ont été produits. Toutefois, la liste de vérification prévoit également une autre case que le demandeur peut cocher à la place des documents susmentionnés. L’option qui s’offre au demandeur est libellée ainsi :

Je ne suis pas en mesure de fournir les documents demandés pour au moins deux des options ci dessus [sic]. À la place, je fournis une explication écrite indiquant pourquoi ces documents ne peuvent être fournis. Je fournis également toute autre preuve de cohabitation dont je dispose.

[17]  M. McLeish a coché cette case.

[18]  À l’appui de sa demande, M. McLeish a produit les éléments suivants en plus des formulaires requis :

  • Une lettre non datée de Mme Mitchell décrivant comment elle et M. McLeish se sont rencontrés, l’évolution de leur relation et leur relation de couple. La lettre décrit les autres documents qui ont été présentés à l’appui de la demande (tel qu’il est précisé ci-après). La lettre contient également la mention suivante, de toute évidence pour expliquer pourquoi les types de documents demandés dans la liste de vérification n’ont pas été fournis :

[traduction
Linton ne travaille pas, car il n’a pas de permis de travail, donc je paie toutes les factures, y compris les factures de services publics pour la résidence. Pour cette raison, Linton n’a pas non plus de documents qui lui sont adressés à notre résidence.

  • Des lettres de la mère de Mme Mitchell, de sa tante, de ses deux filles et d’un voisin immédiat confirmant la relation entre Mme Mitchell et M. McLeish.
  • Des relevés de transferts d’argent datés de juin 2017, d’août 2017, de décembre 2017, d’avril 2018 et de juin 2018 de Mme Mitchell à la mère et/ou aux enfants de M. McLeish en Jamaïque, dont le montant total s’élève à 840,00 $ CA.
  • Des factures détaillées pour deux numéros de téléphone différents à la résidence (tous deux au nom de Mme Mitchell) pendant plusieurs mois entre juin 2017 et juillet 2018. (Il semble que Mme Mitchell ait changé de fournisseur de services au début de 2018.) Les factures des deux numéros montrent de nombreux appels en Jamaïque qui, selon Mme Mitchell, témoignent des appels réguliers de M. McLeish à sa mère et à d’autres membres de sa famille. Notamment, le premier appel en Jamaïque a eu lieu le matin du 11 juin 2017 (durée de 26 minutes). C’était le lendemain du jour où Mme Mitchell affirme que M. McLeish s’est installé chez elle après s’être séparé de sa femme.
  • Un modèle de brochure pour le gîte que Mme Mitchell espérait exploiter depuis son domicile.
  • Trois photographies de Mme Mitchell et de M. McLeish ensemble.

[19]  Au cours des mois suivants, IRCC a demandé à M. McLeish de fournir divers documents ou renseignements supplémentaires, ce qu’il a fait. Toutefois, aucun des documents qu’il a fournis n’est pertinent en l’espèce.

[20]  Le 12 mars 2019, un agent d’IRCC a envoyé à M. McLeish une lettre relative à l’équité procédurale. Dans cette lettre, l’agent indiquait qu’après avoir examiné la demande, il craignait que M. McLeish ne satisfasse pas aux exigences pour immigrer au Canada. Plus particulièrement, l’agent informait M. McLeish qu’à la lumière de la [traduction« preuve limitée » qui lui avait été fournie, il n’était [traduction« pas convaincu que M. McLeish avait vécu avec sa répondante dans la même résidence au sein d’une relation conjugale pendant une période d’au moins un an avant le dépôt de sa demande ». L’agent précisait ensuite qu’une relation conjugale s’entend [traduction« d’un engagement mutuel à une vie commune et d’une union d’une certaine permanence où les deux parties sont interdépendantes et ont mis en commun leurs affaires sur le plan économique, social, émotionnel et physique ». L’agent soulignait qu’à la lumière [traduction« de la preuve limitée quant à leur cohabitation pendant une période d’un an », il n’était [traduction« pas convaincu que la relation entre M. McLeish et sa répondante répondait à la définition de relation de conjoints de fait ». L’agent prévenait alors le demandeur que s’il ne lui fournissait pas des renseignements supplémentaires pour dissiper ses doutes, cela [traduction« pourrait entraîner le rejet de sa demande ».

[21]  La lettre indiquait ensuite que les renseignements suivants étaient requis :

[traduction
Preuve de cohabitation : Documents prouvant que vous viviez avec votre répondante à la même résidence pendant une période d’au moins un an avant la date de dépôt de votre demande.

Éléments de preuve de cohabitation : Éléments de preuve établissant la cohabitation qui pourraient être utilisés pour confirmer si un conjoint ou un partenaire parrainé vit avec son répondant, notamment : cartes de crédit ou comptes bancaires conjoints, propriété conjointe de la résidence, bail d’habitation conjoint, reçus de location conjointe, factures conjointes de services publics (électricité, gaz, téléphone), documents importants des deux parties qui portent la même adresse, par exemple, pièces d’identité, permis de conduire, polices d’assurance.

[22]  Dans la lettre, l’agent a indiqué la date à laquelle les renseignements ou les documents demandés devaient être envoyés, puis il a précisé ce qui suit : [traduction« Si vous n’êtes pas en mesure de fournir tout ou partie des documents ou des renseignements demandés, veuillez expliquer pourquoi il en est ainsi ». Enfin, l’agent a mentionné ce qui suit : [traduction« Le défaut de fournir les documents demandés pourrait se solder par le rejet de votre demande de résidence permanente ».

[23]  Le 5 avril 2019, M. McLeish a envoyé les documents supplémentaires suivants à IRCC :

  • Une lettre de Mme Mitchell datée du 28 mars 2019. Dans cette lettre, Mme Mitchell décrit, entre autres, sa relation avec M. McLeish à nouveau. Elle tente également d’atténuer les préoccupations exprimées dans la lettre relative à l’équité procédurale concernant le manque de documentation. Elle réexplique la raison pour laquelle le nom de M. McLeish n’apparaît sur aucune facture de services publics, en précisant que [traduction« en ce qui concerne la question de mise en commun des obligations financières, le nom de Linton n’apparaît sur aucune facture envoyée à la résidence. Toutes les factures sont à mon nom depuis 1994. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle on s’attend à ce qu’il reçoive des factures mensuelles à son nom en l’absence de revenu. » Elle ajoute également ce qui suit : [traduction« Comme je suis propriétaire de ma maison, il n’y a pas de contrat de location ni de bail en vigueur. Je n’ai pas de polices d’assurance outre mon assurance habitation et mon assurance automobile. Mes enfants ne sont plus mineurs, de sorte que je n’ai pas besoin d’assurance-vie, car ma succession réglera les dettes que je pourrais avoir lors de mon décès. Je n’ajouterai pas le nom de Linton au titre de propriété de la résidence que je possède depuis 1994. J’y ai élevé mes enfants et il est prévu qu’ils en héritent un jour. » Puis, elle ajoute : [traduction« En ce qui concerne les permis de conduire et les documents d’identité de Linton, là encore, sans statut, il ne peut pas demander de permis de conduire ni de papiers d’identité canadiens. À ma connaissance, je ne peux pas lui obtenir de couverture médicale. »
  • Un relevé de TD Canada Trust daté du 3 avril 2019, indiquant que Mme Mitchell et M. McLeish détiennent deux comptes bancaires conjoints auprès de la banque, soit un compte de chèques et un compte d’épargne. Le solde du compte de chèques était légèrement supérieur à 50 $ et le solde du compte d’épargne, légèrement inférieur à 20 $. Le relevé n’indiquait pas quand le compte avait été ouvert ni par qui, mais les adresses inscrites de M. McLeish et Mme Mitchell y sont différentes.
  • Quatre lettres d’appui supplémentaires d’amis de Mme Mitchell confirmant la relation de cette dernière avec M. McLeish.
  • Six photographies additionnelles montrant Mme Mitchell et M. McLeish ensemble datant de 2017 et de 2018, sur lesquelles la date était inscrite manuellement.
  • Des renseignements concernant le règlement de l’accusation criminelle contre M. McLeish.
  • Trois autres relevés datés du 10 mars 2019, du 12 mars 2019 et du 21 mars 2019 concernant deux transferts d’argent internationaux de Mme Mitchell à la mère de M. McLeish et un transfert à son père, dont le montant total s’élève à 400 $ CA.

II.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[24]  La décision relative à la demande de parrainage a été communiquée à M. McLeish dans une lettre datée du 25 juillet 2019.

[25]  La lettre énonçait d’abord les exigences auxquelles M. McLeish devait satisfaire pour avoir qualité de conjoint de fait au Canada au titre de la LIPR et du RIPR, puis renfermait la substance de la décision aux deux paragraphes suivants :

[traduction
J’ai examiné votre dossier, y compris les renseignements supplémentaires qui ont été transmis le 5 avril 2019. Votre demande a été reçue le 30 juillet 2018 et une preuve de cohabitation au Canada avec votre répondante est requise pendant au moins un an avant cette date (soit du 30 juillet 2017 au 30 juillet 2018). Vous avez indiqué sur vos formulaires de demande que vous et votre répondante avez commencé à vivre dans une relation conjugale le 3 juillet 2017. Nonobstant la preuve de la relation présentée, aucune preuve de cohabitation n’a été fournie. Il convient de souligner que le relevé bancaire de TD Canada Trust daté du 3 avril 2019 relativement à un compte de chèques conjoint n’indique pas à quel moment vous avez été ajouté au compte et qu’il contient deux adresses différentes pour vous [soit une adresse à Surrey, en C.-B.] et votre répondante [soit l’adresse de Mme Mitchell à Mission, en C.-B.].

Je ne suis pas convaincu que vous aviez vécu avec votre partenaire dans une relation conjugale pendant une période d’au moins un an au moment où votre demande a été présentée. Par conséquent, vous ne répondez pas à la définition de conjoint de fait.

[26]  L’agent a également inscrit des notes relativement à la demande dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC]. Après avoir noté qu’une lettre relative à l’équité procédurale avait été envoyée à M. McLeish le 12 mars 2019, l’agent a énuméré les éléments envoyés en réponse (comme il est décrit ci-dessus). L’agent a ensuite noté ce qui suit : [traduction« Les documents supplémentaires produits en réponse à la [lettre relative à l’équité procédurale] ne fournissent pas de preuve suffisante de la cohabitation pendant au moins un an avant la date déterminante. La date déterminante en ce qui a trait à la demande est le 30 juillet 2018 et le demandeur principal [c.-à-d. M. McLeish] et sa répondante [c.-à-d. Mme Mitchell] n’ont pas fourni de preuve de cohabitation pour une période d’au moins un an avant cette date. Par conséquent, la cohabitation est inférieure à un an. » Pour ces motifs, l’agent a conclu que M. McLeish n’appartenait pas à la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada aux termes de l’alinéa 124a) du RIPR.

[27]  La demande de parrainage a donc été refusée.

III.  LA NORME DE CONTRÔLE

[28]  Les parties soutiennent que la décision de l’agent sur le bien-fondé de la demande de parrainage doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et je souscris à leur opinion.

[29]  Selon Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), la norme de contrôle présumée est désormais celle de la décision raisonnable, sous réserve de certaines exceptions spécifiques « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (au par. 10). À mon avis, rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable en l’espèce. De plus, d’après la norme de la décision raisonnable, une cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard du décideur en raison de la nature largement factuelle des décisions relatives aux demandes de parrainage familial.

[30]  L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision se doit d’être sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux par. 12 et 13). Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au par. 83). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Les motifs du décideur devraient être interprétés à la lumière du dossier et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils sont fournis (Vavilov, aux par. 91 à 95). Lorsque la cour de révision détermine si une décision est raisonnable, « [e]lle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au par. 99).

[31]  Dans une demande de parrainage familial, bien que le décideur ne soit pas tenu de fournir des motifs détaillés, les motifs fournis doivent être suffisants pour expliquer la décision. Comme l’a affirmé la Cour Suprême du Canada dans Vavilov, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (au par. 86, en italiques dans l’original).

[32]  De plus, lorsque « la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (Vavilov, au par. 133). Comme l’a expliqué la Cour suprême : « Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. Cela vaut notamment pour les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu » (ibid.). Pour reprendre les termes utilisés dans Vavilov, l’agent d’IRCC qui a tranché la présente affaire s’est vu confier des pouvoirs extraordinaires sur la vie de M. McLeish et de Mme Mitchell (cf. par. 135). Le corollaire de ce pouvoir est la « responsabilité accrue » qui échoit aux décideurs « de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit » (ibid.).

[33]  Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Pour obtenir gain de cause dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, il doit établir que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  ANALYSE

A.  La question préliminaire

[34]  À l’appui de la présente demande, M. McLeish a déposé un affidavit de Mme Mitchell, qui a été souscrit le 3 décembre 2019. L’affidavit contient des renseignements dont ne disposait pas le décideur – en particulier, les paragraphes 8, 9, 10, 11 et 12, les pièces B et C et des parties importantes de la pièce D. Selon la règle générale, sous réserve d’exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce, seuls les éléments qui ont été portés à la connaissance du décideur initial sont admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux par. 17 à 20, et Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux par. 13 à 28. Par conséquent, de nouveaux renseignements tels que ceux qui figurent dans l’affidavit de Mme Mitchell ne peuvent pas être invoqués pour contester le caractère raisonnable de la décision de l’agent. Je n’ai donc pas tenu compte de ces renseignements dans l’évaluation du bien-fondé de la présente demande.

B.  La décision est-elle déraisonnable?

[35]  Comme je l’ai expliqué précédemment, pour appartenir à la catégorie des conjoints de fait au Canada, M. McLeish devait démontrer qu’il avait vécu avec Mme Mitchell dans une relation conjugale pendant au moins un an avant la présentation de la demande de résidence permanente, c’est-à-dire depuis au moins le 30 juillet 2017. La compréhension par l’agent des définitions ou des critères applicables n’est pas contestée. La présente demande de contrôle judiciaire porte plutôt sur le caractère raisonnable de l’évaluation défavorable de la preuve de cohabitation faite par l’agent. Comme je vais l’expliquer, la décision de l’agent ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[36]  Tout d’abord, je constate qu’il y a une incohérence dans les motifs de l’agent lorsque l’on compare la lettre de décision envoyée à M. McLeish et les notes de l’agent dans le SMGC. D’une part, l’agent indique ce qui suit dans la lettre de décision : [traduction« Nonobstant la preuve de la relation présentée, aucune preuve de cohabitation n’a été fournie » (non souligné dans l’original). D’autre part, l’agent a inscrit ce qui suit dans le SMGC : [traduction] « Les documents supplémentaires produits en réponse à la [lettre relative à l’équité procédurale] ne fournissent pas de preuve suffisante de la cohabitation pendant au moins un an avant la date déterminante. » (non souligné dans l’original). Si l’agent s’est prononcé sur la demande en se fondant sur le fait qu’il n’y avait « aucune preuve » de cohabitation, il s’agirait d’une erreur manifeste, puisque des éléments de preuve de cohabitation ont été déposés à l’appui de la demande. Bien entendu, la question de savoir si ces éléments de preuve sont suffisants ou non est tout autre. Pour les besoins de la présente affaire, je suis prêt à accorder à l’agent le bénéfice du doute et à tenir pour acquis que la demande de parrainage a échoué en raison de l’insuffisance de la preuve de cohabitation. La difficulté, toutefois, réside dans le fait que l’agent n’a fourni aucun motif visant à expliquer pourquoi il en était ainsi.

[37]  Pour que sa demande de résidence permanente soit acceptée, M. McLeish devait notamment non seulement établir que lui et Mme Mitchell entretenaient une relation conjugale, mais également qu’ils vivaient ensemble en cette qualité depuis au moins un an : voir le paragraphe 12(1) de la LIPR, le paragraphe 1(1) du RIPR et l’alinéa 124a) du RIPR. M. McLeish soutient que l’agent a tranché ces deux questions contre lui et il conteste ces deux conclusions. Cependant, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, comme il est indiqué précédemment, la décision porte sur la question de la durée de la cohabitation de M. McLeish et de Mme Mitchell plutôt que sur l’authenticité de leur relation. Notamment, l’agent ne cite nulle part dans la lettre de décision ou dans les notes du SMGC l’alinéa 4(1)b) du RIPR, qui constitue le fondement de la conclusion selon laquelle un étranger n’est pas le conjoint de fait d’une personne si la relation n’est pas authentique.

[38]  En ce qui concerne la question de la cohabitation, M. McLeish n’a pas fourni le type d’éléments que l’on s’attendrait normalement à voir une personne fournir pour démontrer où elle vit (par exemple, une facture à son nom envoyée à l’adresse en question) et qu’elle a regroupé ses affaires avec celles d’une autre personne (par exemple, une preuve de copropriété conjointe de la résidence). Il a toutefois expliqué pourquoi il n’était pas en mesure de fournir de tels éléments de preuve. Il a fourni cette explication (par l’intermédiaire de Mme Mitchell) dans sa demande initiale et en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale. C’est un élément que la liste de vérification des documents et la lettre relative à l’équité procédurale envisageaient toutes deux, mais l’agent ne dit jamais pourquoi, comme cela a dû être le cas, il a jugé cette explication insuffisante. Même si l’agent note cette explication dans le SMGC, il n’en traite jamais dans les notes ou dans la lettre de décision. L’agent n’était pas tenu d’accepter l’explication, mais il devait indiquer pourquoi il ne l’avait pas acceptée et pourquoi, comme cela a dû être le cas, le fait de ne pas fournir les types d’éléments habituels pour établir la preuve de résidence ou le regroupement des affaires a été jugé défavorable à la demande, et ce, surtout compte tenu de l’importance de la décision tant pour M. McLeish que pour Mme Mitchell et des conséquences graves d’une décision défavorable (cf. Vavilov, aux par. 133 à 135).

[39]  De plus, bien que M. McLeish n’ait pas fourni le type de preuve que l’on s’attendrait normalement qu’une personne fournisse pour établir son lieu de résidence, il a fourni d’autres éléments de preuve démontrant que lui et Mme Mitchell vivaient ensemble dans la maison de cette dernière. En plus des deux déclarations de Mme Mitchell, M. McLeish a fourni des lettres provenant, entre autres, de deux des filles de Mme Mitchell et d’un voisin immédiat. Les auteurs de ces lettres ont tous attesté qu’ils savaient personnellement que M. McLeish vivait avec Mme Mitchell depuis juin 2017. Les relevés d’appels téléphoniques interurbains qu’il a fournis ont permis de corroborer (au moins dans une certaine mesure) cette preuve de cohabitation. Il est important de noter que la plupart de ces renseignements ont été fournis avec la demande initiale. Même si, dans la lettre relative à l’équité procédurale dans laquelle l’agent demandait à M. McLeish de fournir une preuve de cohabitation, l’agent prévenait M. McLeish qu’il craignait qu’il ne satisfasse pas aux exigences pour immigrer au Canada, le fondement de ces craintes – vraisemblablement, l’insuffisance de la preuve de cohabitation qui a été fournie – n’est pas expliqué. (Les notes du SMGC se rapportant à la lettre relative à l’équité procédurale n’apportent aucun éclaircissement supplémentaire sur le fondement des préoccupations de l’agent). Par conséquent, un examen de la décision finale à la lumière de la lettre relative à l’équité procédurale ne nous permet pas de mieux comprendre les raisons pour lesquelles la preuve initialement fournie par M. McLeish a été jugée insuffisante. Une fois de plus, l’agent n’était pas tenu de conclure que cette preuve était suffisante pour établir que, dans les faits, M. McLeish et Mme Mitchell avaient cohabité pendant la période requise, mais l’agent devait expliquer pourquoi il a jugé cette preuve insuffisante. Or, il ne l’a pas fait, et c’est pour cette raison que la décision ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[40]  M. McLeish n’a certainement pas aidé sa propre cause lorsqu’il a présenté des documents de TD Canada Trust montrant que, bien que lui et Mme Mitchell aient eu des comptes bancaires conjoints, deux adresses résidentielles différentes étaient associées à chacun d’eux. Par ailleurs, M. McLeish avait clairement indiqué dans le formulaire de l’annexe A – Antécédents/déclaration que l’adresse à Surrey figurant sur le relevé bancaire était son adresse résidentielle d’octobre 2015 à juillet 2016 (c’est-à-dire lorsqu’il vivait avec Mme F. et avant que lui et Mme Mitchell ne se rencontrent). Il avait également indiqué sur le même formulaire qu’il avait vécu à une autre adresse d’août 2016 à juin 2017 avant d’emménager avec Mme Mitchell. Dans ce contexte, il n’était pas raisonnable pour l’agent de conclure que les renseignements provenant de la banque suggéraient à elles seules que M. McLeish et Mme Mitchell ne vivaient pas ensemble à l’époque pertinente.

[41]  Comme il a déjà été mentionné, la décision relative à la demande de parrainage reposait sur la suffisance de la preuve de cohabitation pour la période requise. Compte tenu des lacunes que j’ai relevées dans la décision de l’agent, la décision doit être annulée et l’affaire doit être réexaminée par un autre décideur.

V.  CONCLUSION

[42]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision datée du 25 juillet 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur afin qu’il procède à un nouvel examen.

[43]  Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je suis d’accord pour dire que l’affaire ne soulève pas de telles questions.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4983-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent d’IRCC datée du 25 juillet 2019 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur afin qu’il procède à un nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour d’août 2020.

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4983-19

 

INTITULÉ :

LINTON ALEXANDER MCLEISH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 11 JUIN 2020 À OTTAWA, EN ONTARIO, (LA COUR) ET À VANCOUVER, EN COLOMBIE-BRITANNIQUE (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JUILLET 2020

 

COMPARUTIONS :

Uphar K. Dhaliwal

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kimberly Sutcliffe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dhanu Dhaliwal Law Corporation

Abbotsford (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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