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Date : 20200707


Dossier : T‑272‑19

Référence : 2020 CF 750

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

BAYER INC.

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Bayer Inc [Bayer Canada], est une société canadienne et une filiale à propriété exclusive de Bayer AG [Bayer Allemagne]. Bayer Allemagne est la société mère publique d’un groupe multinational de sociétés qui œuvrent dans l’industrie pharmaceutique et l’industrie des sciences de la vie [collectivement, le groupe Bayer].

[2]  Depuis 2016, l’Agence du revenu du Canada [ARC] procède à la vérification des années d’imposition 2013 à 2015 de Bayer Canada. Une question qui a été soulevée dans la vérification est la façon dont Bayer Canada fixait le « prix de transfert » entre sa division des produits pharmaceutiques et les membres non‑résidents du groupe Bayer.

[3]  Le prix de transfert est le montant payé par Bayer Canada pour obtenir des biens et des services d’autres membres du groupe Bayer dans le monde entier. Les ententes de prix de transfert ne sont pas négociées sans lien de dépendance. Elles peuvent être utilisées pour maximiser les profits dans des ressorts à faible imposition tout en minimisant les profits dans les ressorts à imposition élevée. L’ARC n’allègue pas que Bayer Canada s’est livrée à un prix de transfert inadéquat, mais il s’agit d’un aspect de la vérification en cours.

[4]  Selon le paragraphe 247(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (LRC, 1985, c 1 (5e suppl.)) [la LIR], les sociétés doivent respecter le principe de lien de dépendance lorsque le prix de transfert est décidé. Cela signifie que les modalités des transactions commerciales ou financières entre les entités liées doivent être les mêmes que celles qui seraient appliquées si les parties avaient un lien de dépendance. Si les modalités diffèrent, il peut y avoir des conséquences fiscales.

[5]  Entre décembre 2017 et août 2018, l’ARC a présenté une série de demandes à Bayer Canada afin d’obtenir des copies des ententes qui avaient été négociées sans lien de dépendance concernant les activités qui ont été examinées dans la vérification. Bayer Canada a fait valoir que les documents demandés étaient sans pertinence quant à la vérification et n’étaient pas en sa possession et ne relevaient pas de son contrôle. Les discussions entre les parties ont donné lieu à une réduction et une amélioration de la demande, mais qui, en fin de compte, n’ont pas réglé l’impasse.

[6]  Le 14 novembre 2018, la ministre du Revenu national a envoyé une mise en demeure de fournir des renseignements ou des documents étrangers [la mise en demeure] en vertu du paragraphe 231.6(2) de la LIR. La mise en demeure avait une portée plus large par rapport aux demandes précédentes.

[7]  La mise en demeure exige que Bayer Canada produise ce qui suit :

[traduction]

[…] tous les contrats (avec modifications), contrats de licence, accords de redevances ou autres accords juridiques entre Bayer AG, ou tout autre membre du groupe Bayer, et un tiers, concernant les achats et/ou les ventes de produits pharmaceutiques, dans le cadre desquels de la publicité, de la promotion, de la vente au détail, de la commercialisation et/ou des fonctions de distribution ont eu lieu.

[8]  La mise en demeure précise que les renseignements fournis doivent comprendre les ententes entre Bayer AG ou d’autres membres du groupe Bayer et les 21 sociétés désignées de produits pharmaceutiques et des sciences de la vie qui exercent leurs activités sans lien de dépendance pour le groupe Bayer. La mise en demeure ne se limite pas aux modalités précisées. Elle ne se limite pas non plus aux contraintes de temps ou à la région géographique.

[9]  Bayer Canada demande le contrôle judiciaire de la mise en demeure en vertu du paragraphe 231.6(4) de la LIR.

[10]  L’article 236.1 de la LIR confère au ministre des pouvoirs très étendus pour recueillir des renseignements. C’est la prérogative de l’ARC de décider s’il est nécessaire de procéder à la vérification d’un contribuable et de décider de la portée de cette vérification. Il appartient à l’ARC de décider des renseignements nécessaires pour gérer les renseignements et appliquer et exécuter la LIR. Les pouvoirs du ministre ne sont toutefois pas illimités. Lorsque le législateur a adopté le paragraphe 231.6(4), il visait à protéger les contribuables contre le recours abusif à cette disposition en accordant au juge le pouvoir de contrôler la mise en demeure de fournir des renseignements ou des documents étrangers.

[11]  L’ARC n’a offert aucune explication pour l’élargissement considérable de la portée des renseignements demandés dans la mise en demeure. Aucune raison ou aucun raisonnement ne ressort du dossier. Le défaut de l’ARC d’expliquer son abandon des limites pragmatiques imposées quant à la portée des requêtes précédentes rend la mise en demeure déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Contexte

[12]  Le 7 décembre 2017, l’ARC a présenté la demande no 12 à Bayer Canada, laquelle est ainsi libellée :

[traduction]

Veuillez fournir toute entente en vigueur pendant la période de vérification et conclue entre tout membre du groupe Bayer et un tiers concernant les achats et/ou les ventes de produits pharmaceutiques dans le cadre desquels de la publicité, de la promotion, de la vente au détail, de la commercialisation et/ou des fonctions de type distribution ont eu lieu (collectivement appelées « fonctions de distribution »).

[13]  L’ARC a répété cette demande dans la demande no 15, présentée le 11 juin 2018.

[14]  Le 18 juillet 2018, des représentants de l’ARC et de Bayer Canada se sont rencontrés pour discuter des demandes. Le vérificateur en chef de l’ARC a expliqué que les documents demandés montreraient ce que Bayer Canada a payé pour les fonctions de distribution dans des opérations sans lien de dépendance, et permettraient à l’ARC d’évaluer les ententes de prix de transfert de Bayer Canada avec d’autres membres du groupe Bayer. Les représentants de Bayer Canada ont soutenu que les demandes étaient trop générales et que les renseignements compris dans les documents étaient sans pertinence quant à la vérification.

[15]  Le 21 août 2018, l’ARC a présenté à Bayer Canada la demande no 17, dans laquelle elle révisait comme suit ses demandes précédentes :

[traduction]

Conformément à notre discussion du 18 juillet 2018, nous aimerions vérifier les ententes conclues entre tout membre du groupe Bayer et un ou des tiers, en vigueur pendant les années d’imposition 2013 et 2014, qui exercent une partie ou la totalité des activités suivantes concernant les produits pharmaceutiques :

  sont situés dans un état membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE);

  font des recherches et du développement (stade du niveau d’essais cliniques II, III ou IV, inclusivement);

  font la vérification de la conformité (avis de conformité, vérification de l’étiquetage, etc.);

  soutiennent le produit pour les clients et le ministère;

  font des activités de contrôle et d’assurance de la qualité;

  s’occupent de commercialisations et de ventes régionales (p. ex., vente au détail, affaires médicales);

  gèrent la chaîne d’approvisionnement (p. ex., achat, distribution);

  négocient des prix avec des organismes de réglementation locaux;

  négocient des prix avec des organismes de financement publics (p. ex., des formulaires provinciaux) et privés (p. ex., des sociétés d’assurance).

Veuillez fournir un ensemble d’au moins 50 contrats qui respectent une partie ou la totalité des critères énumérés ci‑dessus et assurez‑vous que les activités prévues dans les accords soient mises en évidence afin que l’ARC puisse sélectionner des contrats pour un examen plus approfondi.

[16]  Bayer Canada a répondu à la demande par une lettre datée du 13 septembre 2018. Elle répétait son affirmation selon laquelle les documents demandés n’étaient pas assez pertinents quant à la vérification du prix de transfert. Bayer Canada a également soutenu qu’elle n’était pas en mesure de fournir des documents qui ne sont pas en sa possession et pour lesquels elle n’a aucun droit légal d’accès.

[17]  Une deuxième rencontre entre les représentants de l’ARC et de Bayer Canada a eu lieu le 26 septembre 2018, mais aucun progrès n’a été réalisé. La mise en demeure a été délivrée peu de temps après.

III.  Questions en litige

[18]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  • A. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  • B. La mise en demeure était‑elle équitable sur le plan de la procédure?

  • C. La mise en demeure était‑elle raisonnable?

  • D. Quelle est la réparation appropriée?

IV.  Discussion

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[19]  Il revient à la Cour de se prononcer sur l’équité procédurale. La norme à appliquer pour décider si le décideur a pris la décision dans le respect de l’équité procédurale est généralement celle de la décision correcte; toutefois, tenter de caser la question de l’équité procédurale dans une analyse relative à la norme de contrôle applicable est un exercice non rentable (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux par. 34 à 56, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79). La question fondamentale est celle de savoir si la demanderesse connaissait la preuve à réfuter et a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre.

[20]  La portée de la mise en demeure est susceptible de révision par la Cour selon la norme de la décision raisonnable. La Cour interviendra seulement si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au par. 100).

[21]  Dans les cas où aucun motif écrit n’est communiqué, la cour de révision doit examiner le dossier dans son ensemble pour comprendre la décision, et découvrira alors souvent une justification claire pour la décision (Vavilov au par. 137). Faute de motifs, l’analyse sera alors centrée sur le résultat plutôt que sur le raisonnement du décideur. Il ne s’ensuit pas pour autant que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est moins rigoureux dans ces circonstances; il prend seulement une forme différente (Vavilov, au par. 138).

B.  La mise en demeure était‑elle équitable sur le plan de la procédure?

[22]  Bayer Canada affirme que l’élargissement considérable de la portée de la mise en demeure montre que l’ARC n’a pas tenu compte des préoccupations légitimes qu’elle a soulevées. Bayer Canada soutient ce qui suit :

[traduction]

[…] il incombait à l’ARC de tenir compte avec diligence des préoccupations particulières de Bayer Canada et de ses circonstances particulières au regard des éléments suivants : le manque de pertinence des renseignements demandés quant aux transactions actuelles et à la détermination du prix de transfert de Bayer Canada, la portée excessive de ce qui a été demandé par rapport à une utilisation potentielle du matériel de ce genre, le temps et les efforts qui seraient nécessaires afin de satisfaire à l’essentiel de la mise en demeure.

[23]  Par conséquent, Bayer Canada soutient qu’on lui a refusé la possibilité raisonnable d’être entendue.

[24]  La ministre répond que la mise en demeure a été délivrée dans le cadre normal d’application et d’exécution de la LIR. La loi accorde au ministre de vastes pouvoirs de collecte de renseignements. La décision de présenter la mise en demeure n’était ni quasi‑judiciaire ni consultative et a conféré des droits procéduraux minimes sur Bayer Canada. Puisque la LIR prévoit un droit de contrôle judiciaire à la Cour, peu de protections procédurales étaient dues à Bayer Canada au moment où la décision de présenter la mise en demeure a été prise (citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au par. 24).

[25]  Selon la ministre, l’argument de Bayer Canada selon lequel celle‑ci n’a pas bien examiné ses demandes ou y a donné suite à tort présuppose que Bayer Canada avait le droit de présenter des demandes avant que la mise en demeure soit délivrée. La ministre a plutôt qualifié les rencontres des représentants et les échanges comme des efforts de bonne foi visant à résoudre le conflit à l’amiable. La ministre souligne que Bayer Canada a eu de nombreuses possibilités d’exprimer ses préoccupations pendant les rencontres du 18 juillet et du 26 septembre 2018. Malgré les efforts de l’ARC de réduire et d’améliorer les demandes de renseignements, le défendeur affirme qu’elles ont été rejetées « d’emblée ».

[26]  La ministre et ses vérificateurs ont [traduction] « le droit de déterminer la portée et les modalités de la vérification » (Canada (Revenu national) c Cameco Corporation, 2019 CAF 67, au par. 43). Dans l’arrêt Ark Angel Foundation c Canada (Revenu national), 2019 CAF 21 [Ark Angel], la Cour d’appel fédérale affirme ce qui suit au sujet du droit d’être entendu accordé à un contribuable faisant l’objet d’une vérification (au par. 73) :

La question est de savoir si [le contribuable] a eu la possibilité de répondre aux préoccupations de l’ARC. Il a été satisfait à cette obligation dès lors que le décideur a pris en compte les observations qui lui ont été présentées par [le contribuable]. À cet égard, « il faut présumer que le décideur a soupesé et considéré toute la preuve qui lui a été présentée, à moins que l’on fasse la preuve du contraire » (Boulos c Canada (Alliance de la fonction publique), 2012 CAF 193, par. 11).

[27]  Bayer Canada avait le droit de connaître les renseignements que l’ARC cherchait à obtenir et les conséquences de la non‑conformité. Cela a été fait au moyen des demandes no 12 et no 15, présentées le 7 décembre 2017 et le 11 juin 2018. Bayer Canada a eu la possibilité d’être entendue lors de la rencontre du 18 juillet 2018. Cela a entraîné la présentation, le 21 août 2018, de la demande no 17, laquelle comportait une révision des demandes antérieures. Une autre rencontre entre les représentants de l’ARC et de Bayer Canada a eu lieu le 26 septembre 2018.

[28]  Le risque que la ministre délivre la mise en demeure aurait été clairement compris par Bayer Canada, qui a été représentée par un avocat compétent toute la procédure. Les conséquences de la non‑conformité sont énoncées au paragraphe 231.6(8) :

Conséquences du défaut

(8) Si une personne ne fournit pas la totalité, ou presque, des renseignements ou documents étrangers visés par la mise en demeure signifiée conformément au paragraphe (2) et si la mise en demeure n’est pas déclarée sans effet par un juge en application du paragraphe (5), tout tribunal saisi d’une affaire civile portant sur l’application ou l’exécution de la présente loi doit, sur requête du ministre, refuser le dépôt en preuve par cette personne de tout renseignement ou document étranger visé par la mise en demeure.

Consequence of failure

(8) If a person fails to comply substantially with a notice served under subsection 231.6(2) and if the notice is not set aside by a judge pursuant to subsection 231.6(5), any court having jurisdiction in a civil proceeding relating to the administration or enforcement of this Act shall, on motion of the Minister, prohibit the introduction by that person of any foreign‑based information or document covered by that notice.

[29]  La mise en demeure a une portée beaucoup plus large que les demandes qui l’ont précédée. Néanmoins, comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ark Angel, un décideur est présumé avoir apprécié et examiné l’ensemble de la preuve présentée. Bayer Canada a eu de nombreuses possibilités d’exprimer ses préoccupations concernant la pertinence, la portée excessive et le fardeau de la conformité.

[30]  Par conséquent, je conclus que le délégué de la ministre a respecté le droit de Bayer Canada d’être entendue et a considéré le refus de Bayer Canada de fournir des renseignements avant que la mise en demeure soit délivrée. La vaste portée de la mise en demeure est davantage une question de caractère raisonnable qu’une question d’équité procédurale. Cette question est examinée ci‑après.

C.  La mise en demeure était‑elle déraisonnable?

[31]  La mise en demeure a été délivrée en vertu des paragraphes 231.6(1) et (2), qui prévoient ce qui suit :

Sens de « renseignement ou document étranger »

231.6 (1) Pour l’application du présent article, un renseignement ou document étranger s’entend d’un renseignement accessible, ou d’un document situé, à l’étranger, qui peut être pris en compte pour l’application ou l’exécution de la présente loi, y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi.

Obligation de fournir des renseignements ou documents étrangers

(2) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne résidant au Canada ou d’une personne n’y résidant pas mais y exploitant une entreprise de fournir des renseignements ou documents étrangers.

Definition of “foreign‑based information or document”

231.6 (1) For the purposes of this section, “foreign‑based information or document” means any information or document that is available or located outside Canada and that may be relevant to the administration or enforcement of this Act, including the collection of any amount payable under this Act by any person.

Requirement to provide foreign‑based information

(2) Notwithstanding any other provision of this Act, the Minister may, by notice served personally or by registered or certified mail, require that a person resident in Canada or a non‑resident person carrying on business in Canada provide any foreign‑based information or document.

[32]  Bayer Canada affirme que la mise en demeure est déraisonnable étant donné que le lien entre les renseignements demandés et l’objet de la vérification est ténu. Bayer Canada se plaint également que la portée de la mise en demeure est excessivement large.

[33]  Selon Bayer Canada, aucune exigence comparable ne figure dans la jurisprudence et la portée de la mise en demeure est sans précédent. Par exemple, dans la décision Soft‑Moc inc. c Canada (Revenu national), 2013 CF 291 [Soft‑Moc], conf. par 2014 CAF 10, la Cour a conclu que les tierces sociétés auxquelles des renseignements avaient été demandés avaient seulement effectué des opérations avec le contribuable et appartenaient entièrement au contribuable. En l’espèce, les renseignements demandés ne sont pas détenus par Bayer Canada et portent exclusivement sur des transactions auxquelles Bayer Canada n’était pas partie.

[34]  Compte tenu des conséquences de la non‑conformité précisées au paragraphe 231.6(8), Bayer Canada affirme qu’elle se trouve dans une [traduction] « position extrêmement difficile ». Si la Cour maintient la mise en demeure, Bayer Canada devra donc tenir compte des répercussions pour le litige hypothétique concernant le prix de transfert qui pourrait ne jamais avoir lieu.

[35]  La LIR prévoit ce qui suit au paragraphe 231.6(6) :

Précision

6) Pour l’application de l’alinéa (5)c), le fait que des renseignements ou documents étrangers soient accessibles ou situés chez une personne non‑résidente qui n’est pas contrôlée par la personne à qui l’avis est signifié ou envoyé, ou soient sous la garde de cette personne non‑résidente, ne rend pas déraisonnable la mise en demeure de fournir ces renseignements ou documents, si ces deux personnes sont liées.

Idem

(6) For the purposes of paragraph 231.6(5)(c), the requirement to provide the information or document shall not be considered to be unreasonable because the information or document is under the control of or available to a non‑resident person that is not controlled by the person served with the notice of the requirement under subsection 231.6(2) if that person is related to the non‑resident person.

[36]  Selon le défendeur, les lois canadiennes sur le prix de transfert et les lignes directrices administratives sont dans l’ensemble conformes à celles de l’OCDE. Les lignes directrices décrivent la façon dont la conformité au principe du lien de dépendance doit être évaluée. La seule conséquence de la non‑conformité à la mise en demeure est que Bayer Canada ne sera pas en mesure de se fier sur les renseignements lors de litiges ultérieurs. Si Bayer Canada n’a réellement aucun contrôle sur les renseignements ou accès à ceux‑ci, cela ne devrait donc pas avoir de l’importance.

[37]  Dans l’arrêt Saipem Luxembourg S.V. c Canada (Douanes et Revenu), 2005 CAF 218 [Saipem], la Cour d’appel fédérale a soutenu que « le caractère raisonnable » au sens du paragraphe 231.6(5) s’entend de la norme habituelle du caractère raisonnable, dont l’application exige que l’on comprenne « l’étendue de la demande et les raisons pour lesquelles elle a été faite » (au par. 31). Les documents demandés dans le cadre d’une mise en demeure de production de documents étrangers doivent être à la fois « pertinents et raisonnables » (Soft‑Moc au par. 82; Chad c Canada (Revenu national), 2019 CF 1456 [Chad] aux par. 8 à 12).

[38]  La question centrale consiste à savoir si les renseignements demandés en vertu du paragraphe 231.6(5) sont pertinents en ce qui concerne l’application et l’exécution de la LIR (Soft‑Moc, au par. 81). Il s’agit d’un seuil peu élevé, compte tenu des vastes pouvoirs du ministre pour recueillir des renseignements au cours d’une vérification (Canada (Revenu national) c Kitsch, 2003 CAF 307, au par. 29; Soft‑Moc, au par. 82).

[39]  C’est la prérogative de l’ARC de décider si elle va entreprendre une vérification et la forme que va prendre cette vérification (Saipem, au par. 36). Les renseignements peuvent être raisonnablement demandés dans une mise en demeure même s’ils s’avèrent non pertinents. Toutefois, un lien rationnel doit exister entre les renseignements demandés et l’application et l’exécution de la LIR (Saipem, au par. 26).

[40]  En l’espèce, la mise en demeure consiste à divulguer ce qui suit :

[traduction]

[…] tous les contrats (avec modifications), contrats de licence, accords de redevances ou autres accords juridiques entre Bayer AG, ou tout autre membre du groupe Bayer, et un tiers, concernant les achats et/ou les ventes de produits pharmaceutiques, dans le cadre desquels de la publicité, de la promotion, de la vente au détail, de la commercialisation et/ou des fonctions de distribution ont eu lieu.

[41]  Les renseignements demandés incluent toutes les ententes de distribution avec les 21 sociétés désignées qui exercent leurs activités sans lien de dépendance pour les sociétés du groupe Bayer. La liste comprend plusieurs grandes sociétés de produits pharmaceutiques et des sciences de la vie qui concurrencent mondialement avec le groupe Bayer.

[42]  L’affidavit établi sous serment par le vérificateur principal de l’ARC chargé du dossier n’affirme que ce qui suit au sujet du raisonnement concernant l’élargissement considérable de la portée de la mise en demeure :

[traduction]

30. Les renseignements demandés dans la mise en demeure sont pour les comparables internes qui servent à la vérification du prix de transfert des biens, des services ou des propriétés transférées entre la demanderesse et les parties non‑résidentes avec lesquelles elle a un lien de dépendance.

31. Les contrats conclus par Bayer AG avec les sociétés avec lesquelles elle exerce des activités de façon indépendante peuvent être pertinents pour décider si les arrangements entre Bayer Inc. et les parties non résidentes avec lesquelles elle a un lien de dépendance respectent le principe de lien de dépendance.

[43]  Aucune explication n’a été fournie justifiant l’absence de délais pour fournir les renseignements demandés dans la mise en demeure, bien que les demandes précédentes soient toutes limitées aux années d’imposition faisant l’objet de la vérification. Aucune explication n’a été fournie pour l’absence de limite sur le nombre d’ententes à être produites, les identités des parties contractantes, ou les régions géographiques auxquelles elles s’appliquent. La liste des 21 sociétés désignées de produits pharmaceutiques et des sciences de la vie sans lien de dépendance n’est pas exhaustive. On ne sait pas comment la liste a été élaborée. L’avocat du défendeur a simplement dit que, selon des recherches sur Internet, des ententes de distribution avec les 21 sociétés désignées existaient probablement.

[44]  L’art. 231.6 de la LIR confère au ministre de vastes pouvoirs pour recueillir des renseignements. C’est la prérogative de l’ARC de décider si elle va entreprendre une vérification, et de décider de la portée de cette vérification. Il appartient à l’ARC de décider quels renseignements sont nécessaires pour gérer et appliquer et exécuter la LIR. Les pouvoirs du ministre ne sont toutefois pas illimités. Lorsque le législateur a adopté le paragraphe 231.6(4), il cherchait à protéger du recours abusif à cette disposition législative par la possibilité de contester la mise en demeure par requête à un juge (Saipem, au par. 8; Merko c Ministre du Revenu national, [1991] 1 CF 239 (QL)).

[45]  La première demande de renseignements de l’ARC a été faite dans la demande no 12, datée du 7 décembre 2017, et à nouveau dans la demande no 15, datée du 11 juin 2018. Ces demandes visaient à obtenir [traduction] « [toute] entente en vigueur pendant la période de vérification et conclue entre tout membre du groupe Bayer et un tiers concernant les achats et/ou les ventes de produits pharmaceutiques dans le cadre desquels des [fonctions de type distribution] ont eu lieu ». La demande se limitait aux ententes en vigueur pendant la période de vérification.

[46]  À la suite des observations formulées au nom de Bayer Canada, l’ARC a réduit et amélioré la demande pour englober seulement les [traduction] « ententes conclues entre un membre du groupe Bayer et un ou des tiers en vigueur pendant les années d’imposition 2013 à 2014 », et concernant seulement certaines activités. Neuf critères ont été fournis, y compris l’emplacement dans un état membre de l’OCDE et l’exécution des tâches liées à la recherche, au développement et à la distribution. Il a été demandé à Bayer Canada de fournir un ensemble d’au moins 50 contrats qui respectaient quelques‑uns ou la totalité des critères afin de permettre à l’ARC de sélectionner certains contrats pour un examen plus approfondi.

[47]  L’ARC n’a fourni aucune explication pour l’élargissement considérable de la portée des renseignements demandés dans la mise en demeure. Aucune raison ou aucun motif ne ressort du dossier. Le défaut de l’ARC d’expliquer son abandon des limites pragmatiques imposées quant à la portée des requêtes précédentes rend la mise en demeure déraisonnable.

D.  Quelle est la réparation appropriée?

[48]  Les pouvoirs de la Cour lors de l’audition d’une demande présentée en vertu du paragraphe 231.6(4) de la LIR sont énoncés au paragraphe 231(6)(5) :

Pouvoirs de révision

 (5) À l’audition de la requête, le juge peut :

a) confirmer la mise en demeure;

b) modifier la mise en demeure de la façon qu’il estime indiquée dans les circonstances;

c) déclarer sans effet la mise en demeure s’il est convaincu que celle‑ci est déraisonnable.

Powers on review

 (5) On hearing an application under subsection 231.6(4) in respect of a requirement, a judge may

(a) confirm the requirement;

(b) vary the requirement as the judge considers appropriate in the circumstances; or

(c) set aside the requirement if the judge is satisfied that the requirement is unreasonable.

[49]  La Cour n’est pas bien placée pour décider quelle modification à la mise en demeure serait raisonnable et permettrait à l’ARC d’accomplir sa tâche de vérification. Aucune partie n’a proposé de modification à la mise en demeure qui serait mutuellement acceptable.

[50]  L’ARC s’est contentée de limiter sa demande de renseignements en fonction des neuf critères énoncés dans la demande no 17. L’avocat de Bayer Canada a souligné pendant l’audition de la présente demande que si la mise en demeure se limitait aux ententes conclues avec les 21 sociétés désignées de produits pharmaceutiques et des sciences de la vie, sa portée serait ainsi plus gérable.

[51]  Le ministre n’est pas limité en ce qui concerne le nombre de mises en demeure qu’il peut présenter en vertu du paragraphe 231.6(2) de la LIR. Apporter une modification à la mise en demeure existante afin de restaurer les critères déjà appliqués par l’ARC et limiter sa portée aux ententes conclues avec les 21 sociétés désignées de produits pharmaceutiques et des sciences de la vie n’empêchera pas que d’autres demandes de renseignements ou d’autres mises en demeure de fournir des renseignements soient présentées pendant que la vérification se poursuit. La seule contrainte imposée au ministre est celle qu’un lien rationnel doit exister entre les renseignements demandés et l’application et l’exécution de la LIR (Saipem, au par. 26).

V.  Conclusion

[52]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La mise en demeure est modifiée pour inclure les neuf critères énoncés dans la demande no 17 datée du 21 août 2018. De plus, la portée de la mise en demeure se limite aux ententes conclues avec les 21 sociétés désignées de produits pharmaceutiques et des sciences de la vie qui exercent leurs activités sans lien de dépendance avec le groupe Bayer.

[53]  Sur consentement des parties, Bayer Canada dispose de 60 jours à compter de la date du présent jugement pour se conformer à la mise en demeure, telle que modifiée par la Cour.

[54]  Comme les parties obtiennent en partie gain de cause, chacune supportera ses propres dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La mise en demeure est modifiée pour inclure les neuf critères énoncés dans la demande no 17 présentée le 21 août 2018.

  3. La portée de la mise en demeure est en outre limitée aux ententes conclues avec les 21 sociétés désignées de produits pharmaceutiques et de sciences de la vie sans lien de dépendance avec le groupe Bayer.

  4. Bayer Canada dispose de 60 jours à compter de la date du présent jugement pour se conformer à la mise en demeure, telle que modifiée par la Cour.

  5. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de juillet 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑272‑19

 

INTITULÉ :

BAYER INC. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 4 JUIN 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 7 JUILLET 2020

 

COMPARUTIONS :

Mark Tonkovich

J. Scott Wilkie

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Samantha Hurst

Jesse Epp‑Fransen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blake, Cassels & Gaydon LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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