Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200708


Dossier : IMM-4441-19

Référence : 2020 CF 749

Montréal (Québec), le 8 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

SONIA GARCES CANGA

Demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

  1. Aperçu

[1]  La demanderesse, Madame Sonia Garces Canga, est une citoyenne de la Colombie qui vivait en exil au Chili. En mai 2019, un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] au motif que Mme Garces Canga ne serait pas exposée à un risque de persécution, à un risque de torture, ou à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités si elle retournait dans son pays d’origine, la Colombie [Décision]. Dans sa Décision, l’agent ERAR a conclu que Mme Garces Canga n’avait pas fourni suffisamment de preuves probantes pour étayer ses craintes et établir l’existence d’une possibilité raisonnable de persécution selon l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] ou d’un risque personnalisé selon l’article 97 de la LIPR. Au surplus, l’agent a déterminé que Mme Garces Canga n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle la Colombie pouvait adéquatement la protéger.

[2]  Mme Garces Canga sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la Décision. Elle soutient que l’agent ERAR aurait violé les principes d’équité procédurale en omettant de convoquer une audience et qu’il aurait commis une erreur dans son appréciation du risque sous l’article 96 de la LIPR, en ne prenant pas en considération la preuve au dossier. Elle demande à la Cour d’annuler la Décision et de soumettre son dossier à un autre agent ERAR pour qu’il soit réexaminé.

[3]  La demande de Mme Garces Canga soulève deux questions : (i) l’agent ERAR a-t-il commis une erreur et manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de convoquer une audience? ; (ii) la Décision de l’agent ERAR est-elle déraisonnable?

[4]  Après avoir examiné la preuve présentée à l’agent ERAR et le droit applicable, je ne trouve aucune raison d’infirmer la Décision. D’une part, je suis convaincu qu’aucune audience n’était nécessaire en l’espèce, car l’agent ERAR a jugé que la preuve soumise par Mme Garces Canga était simplement insuffisante pour appuyer sa demande de protection, et n’a pas mis en doute sa crédibilité. D’autre part, les motifs de l’agent ERAR sur l’appréciation de la preuve au dossier possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent en regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’y a aucun motif pour justifier l’intervention de la Cour, et je dois donc rejeter la demande de contrôle judiciaire.

  1. Contexte factuel

    1. Les faits

[5]  Les faits pertinents à la présente demande de contrôle judiciaire peuvent se résumer comme suit. Je mentionne au départ que la demande d’asile faite par Mme Garces Canga à son arrivée au Canada n’a pas été évaluée par la Section de la protection des réfugiés [SPR], ayant été jugée irrecevable en raison de l’accord entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs. En effet, Mme Garces Canga avait transité par les États-Unis avant d’entrer au Canada. C’est pourquoi l’option de faire une demande d’ERAR lui a été offerte.

[6]  Au soutien de sa demande de protection, Mme Garces Canga a indiqué qu’elle craignait pour sa vie en cas de retour en Colombie parce qu’elle aurait participé à l’arrestation d’une criminelle colombienne notoire dénommée Fanny Grueso Bonilla, alias la Chilly. De plus, elle alléguait qu’elle serait à risque de persécution en raison de son origine afro-colombienne et de son rôle comme présidente de la Fondation pour le développement de la population afro-colombienne [Fondation]. En fait, ces différents volets à la source de la demande de protection de Mme Garces Canga sont étroitement liés car, selon ses dires, c’est son profil à titre de présidente afro-colombienne de la Fondation qui aurait amené la Chilly à solliciter son assistance.

[7]  Originaire de la Colombie, Mme Garces Canga vivait au Chili en exil. Alors que Mme Garces Canga était présidente de la Fondation, la Chilly l’aurait contactée, à titre de représentante de la communauté afro-colombienne, et lui aurait remis son carnet d’identité afin que Mme Garces Canga puisse l’aider à obtenir l’asile au Chili. La Chilly était connue comme une criminelle importante reliée aux réseaux de narcotrafiquants et aux Forces armées révolutionnaires de Colombie [FARC], et était activement recherchée par Interpol à l’époque. Mme Garces Canga, qui avait de bons contacts avec la consule colombienne au Chili, aurait dénoncé à cette dernière, lors d’une réunion, qu’elle a été approchée par la Chilly. Le colonel Nelson Rincon, alors présent à cette réunion, aurait demandé la collaboration de Mme Garces Canga afin qu’elle puisse infiltrer la Chilly dans le but de procéder à son arrestation. Mme Garces Canga aurait accepté de collaborer avec les autorités chiliennes et colombiennes pour procéder à l’arrestation de la Chilly, en échange d’une nouvelle identité et d’une possibilité d’asile au Canada, aux États-Unis ou en France.

[8]  En septembre 2014, la Chilly est arrêtée et l’arrestation est alors filmée par la police et diffusée sur les réseaux sociaux. Dans la vidéo, Mme Garces Canga est aperçue sans menottes, ce qui laisse planer des rumeurs à l’effet qu’elle aurait été à l’origine de cette arrestation et aurait agi comme informatrice pour la police.

[9]  Suite à l’arrestation de la Chilly, Mme Garces Canga aurait contacté le colonel Rincon pour que, comme convenu, il puisse l’aider à obtenir l’asile au Canada. Le colonel aurait profité de sa détresse pour lui demander des faveurs sexuelles et lui faire des attouchements. Mme Garces Canga aurait alors pris contact avec la consule pour dénoncer les agissements du colonel. Mme Garces Canga allègue que, suite à cet événement, elle aurait commencé à recevoir des menaces de mort de l’ambassade. Mme Garces Canga aurait aussi déposé une plainte contre le colonel à la Commission des droits de la personne du Chili, mais sa plainte aurait été rejetée en raison d’une absence de preuves.

[10]  C’est alors que Mme Garces Canga décide de changer de région au Chili et de se rendre à Arica, où une organisation de jésuites l’aide à fuir le pays. Mme Garces Canga transite par le Pérou, le Mexique puis les États-Unis, pour finalement se rendre au Canada.

  1. La Décision ERAR

[11]  Dans la Décision de mai 2019, l’agent ERAR refuse la demande de Mme Garces Canga, estimant que cette dernière ne serait pas exposée à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée en Colombie. L’agent ERAR précise que l’ensemble des éléments de preuve déposés par Mme Garces Canga ont été pris en considération dans l’étude de sa demande d’ERAR mais que, puisque la preuve déposée ne soulève pas de questions de crédibilité, une audience n’est pas nécessaire. L’agent ERAR arrive à cette conclusion après avoir relevé que, n’ayant pas été entendue par la SPR, la crédibilité de Mme Garces Canga n’a jamais été évaluée.

[12]  L’issue de la Décision repose sur l’insuffisance de la preuve pour soutenir les prétentions et le récit de Mme Garces Canga.

[13]  L’agent ERAR traite d’abord de la demande d’asile que Mme Garces Canga dit avoir déposée au Chili. Toutefois, l’agent ERAR note que Mme Garces Canga ne fournit aucune preuve concernant la demande elle-même ou sur son fondement. De plus, aucune preuve ne démontre que Mme Garces Canga aurait fui son pays en raison d’une menace d’extorsion, que sa demande d’asile aurait été exclue, ou encore qu’elle aurait subi des violences aux mains de son ex-conjoint.

[14]  L’agent ERAR aborde ensuite les différentes allégations formulées par Mme Garces Canga au soutien de sa demande de protection. Mme Garces Canga, je le rappelle, craignait un retour en Colombie pour trois motifs présentés dans son dossier ERAR. D’abord, elle est une femme d’origine afro-colombienne et affirme que cette communauté est victime de violence en Colombie. Ensuite, Mme Canga était présidente de la Fondation et appréhendait de retourner en Colombie en raison de son implication comme activiste sociale pour la communauté afro-colombienne. Enfin, Mme Canga a infiltré un groupe criminel à la demande des autorités colombiennes et chiliennes pour identifier et arrêter la Chilly, et avait reçu des assurances de protection des autorités colombiennes qui n’ont pas été honorées.

[15]  En ce qui a trait à la crainte fondée sur l’implication de Mme Garces Canga dans la communauté afro-colombienne, l’agent ERAR examine les différents documents déposés par Mme Garces Canga (dont une carte d’affaires et un acte constitutif de la Fondation) mais conclut que ces preuves sont insuffisantes pour conclure à un risque au sens des articles 96 et 97 de la LIPR. L’agent reconnaît que Mme Garces Canga avait une forme d’implication pour représenter sa communauté mais estime que la documentation est de facture générale, n’est pas déterminante et ne permet pas, à elle seule, de conférer à Mme Garces Canga le profil d’activiste décrit dans les documents soumis et qui soit de nature à l’exposer à un danger advenant son retour en Colombie.

[16]  Au sujet de l’arrestation de la Chilly, après avoir examiné la preuve au dossier, l’agent ERAR conclut que Mme Canga n’a déposé aucune preuve probante pouvant soutenir ses allégations à l’effet qu’elle aurait joué un rôle déterminant dans cette arrestation. L’essentiel des preuves soumises se limitait à des messages Whataps qui n’étaient pas concluants et ne pouvaient suffire, selon l’agent, pour démontrer que Mme Garces Canga collaborait avec les autorités. De plus, l’agent ERAR note que Mme Garces Canga aurait pu présenter des preuves irréfutables confirmant son implication dans l’arrestation, tels la vidéo de l’arrestation publiée sur les réseaux sociaux, le document d’identité de la Chilly qu’elle disait avoir en sa possession, ou des preuves de ses activités d’infiltration. Faute de preuves probantes, l’agent ERAR détermine qu’il ne peut accorder de poids à l’allégation voulant que Mme Garces Canga ait été un acteur principal dans l’arrestation de la Chilly, et que ce serait là un motif pour la mettre en danger.

[17]  L’agent note par ailleurs un document indiquant que l’unité d’aide aux victimes et témoins du procureur a mis en place des mesures de protection pour assurer la sécurité de Mme Garces Canga. Cependant, ce document ne permet pas, à ses yeux, de relier la protection dont on y parle à l’arrestation de la Chilly. Aussi, l’existence du témoignage de Mme Garces Canga et de la protection en découlant n’établissent pas un « risque personnalisé ». L’agent conclut plutôt que cette preuve démontre que le gouvernement colombien prend au sérieux le témoignage de Mme Garces Canga et adopte les mesures nécessaires pour protéger ses citoyens.

[18]  Dans la dernière partie de ses motifs, l’agent ERAR traite de la protection de l’État colombien et détermine que Mme Garces Canga ne s’est pas déchargée de son fardeau de renverser la présomption de la capacité de l’État d’assurer sa protection. Quant à son appartenance à la communauté afro-colombienne, l’agent ERAR reconnaît qu’en raison de son appartenance à ce groupe social, Mme Garces Canga a dû vivre de la discrimination. Cependant, l’agent considère que cette dernière n’a pas démontré un risque personnalisé aux fins de l’octroi de la demande d’ERAR.

  1. La norme de contrôle

[19]  Depuis l’arrêt Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire d’une décision administrative repose dorénavant sur une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas (Vavilov au para 16). Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27 ; Vavilov aux para 10, 17). Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce.

[20]  La jurisprudence a reconnu, avant l’arrêt Vavilov, que les demandes d’ERAR portent sur des questions mixtes de faits et de droit et que la norme de contrôle applicable à l’évaluation de la preuve par les agents ERAR est celle de la décision raisonnable (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 36 ; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032 au para 15 ; Fares c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 797 au para 19). Par conséquent, il ne fait pas de doute que la norme de la décision raisonnable continue de s’appliquer à cette question.

[21]  En ce qui concerne la décision de tenir une audience dans le contexte d’une demande d’ERAR, la jurisprudence de la Cour concernant la norme de contrôle applicable a été variable et a épousé différentes approches pour caractériser la question en jeu (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 12-16). Certaines décisions appliquent la norme de la décision correcte parce que la question est considérée comme une question relative à l’équité procédurale, tandis que d’autres appliquent la norme de la décision raisonnable parce que la question est considérée comme une question mixte de droit et de faits concernant l’interprétation de la LIPR.

[22]  Dans le contexte d’une demande d’ERAR, le droit à une audience trouve sa source à l’alinéa 113b) de la LIPR et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement]. Ces dispositions se lisent respectivement comme suit :

113 Il est disposé de la demande comme il suit :

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

(…)

(…)

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

(…)

(…)

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[23]  L’article 167 du Règlement prévoit donc expressément qu’une audience est requise lorsque les trois facteurs énumérés sont présents : la preuve doit concerner la crédibilité du demandeur, elle doit être importante dans la prise de la décision, et elle pourrait justifier l’acceptation de la demande d’ERAR. À mon avis, lorsque la question soulevée dans le cadre d’un contrôle judiciaire est de savoir si un agent ERAR aurait dû accorder une audience, la norme de la décision raisonnable s’applique : la décision sur cette question dépend en effet de l’interprétation et de l’application par l’agent de sa loi habilitante, à savoir l’alinéa 113b) de la LIPR qui prévoit qu’une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis, en fonction des facteurs précis prévus à l’article 167 du Règlement. Il n’est désormais plus contesté, avec l’arrêt Vavilov, que la norme de la décision raisonnable s’applique lorsqu’une question en est une d’interprétation législative au cœur de l’expertise d’un décideur administratif. En l’espèce, c’est d’autant plus vrai que les prétentions de Mme Garces Canga portent sur le premier des facteurs précisés à l’article 167 du Règlement, à savoir s’il y avait des éléments de preuve qui soulevaient une question importante de crédibilité.

[24]  Toutefois, je m’arrête pour noter qu’à tout événement, mes conclusions demeureraient les mêmes si j’examinais la question de la tenue d’une audience sous l’angle du devoir d’équité procédurale et que j’appliquais la norme plus sévère de la décision correcte, aux termes de laquelle aucune déférence ne serait accordée à l’agent ERAR.

[25]  Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85 ; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[26]  Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). J’observe que cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus (Dunsmuir aux para 27, 47-49). Cela dit, la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle la cour serait elle-même parvenue si elle s’était trouvée dans les souliers du décideur.

  1. Analyse

A.  Il n’y avait pas d’obligation de convoquer une audience

[27]  Mme Garces Canga allègue dans un premier temps que l’agent ERAR n’aurait pas respecté les principes de l’équité procédurale en refusant de convoquer une audience, une erreur d’autant plus notoire qu’elle n’avait jamais bénéficié d’une audience et que sa crédibilité n’avait jamais été évaluée par les autorités canadiennes d’immigration (Garza Galan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 135 aux paras 17, 20, 23). En somme, Mme Garces Canga maintient qu’une audience était requise en application de l’alinéa 113b) de la LIPR et de l’article 167 du Règlement parce que des questions importantes de crédibilité étaient au cœur de sa demande d’ERAR. Selon Mme Garces Canga, cette omission de tenir une audience justifie, à elle seule, l’accueil de sa demande de contrôle judiciaire.

[28]  Je ne saurais faire droit aux prétentions de Mme Garces Canga. Je suis plutôt d’avis que, comme en fait foi la Décision, l’agent ERAR n’a pas tiré de conclusion sur la crédibilité de Mme Garces Canga mais a plutôt conclu que les éléments de preuve soumis étaient insuffisants et n’avaient pas la valeur probante requise pour établir ses allégations de risque aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR. Le texte de l’article 167 du Règlement et la jurisprudence établissent clairement que le droit à une audition dans le cadre de la procédure ERAR n’existe qu’en autant que la crédibilité soit l’élément clé sur lequel l’agent fonde sa décision (Sylla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 ACF no 589 au para 6). Or, ce n’est manifestement pas le cas ici.

[29]  Il importe de rappeler, d’entrée de jeu, qu’il incombe aux personnes qui demandent une ERAR d’établir, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elles sont des personnes à protéger (Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 708 au para 19 ; Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson] au para 22). Il leur revient, à cette fin, d’« avancer [leurs] meilleurs arguments » (« to put [their] best foot forward ») (Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422 au para 49). En d’autres termes, un demandeur d’ERAR se doit de placer devant l’agent « tous les éléments de preuve qui permettront à ce dernier de prendre une décision », l’agent n’ayant aucun rôle à jouer dans la présentation de la preuve et, surtout, n’ayant aucune obligation d’aviser le demandeur des lacunes ou de l’insuffisance de sa preuve (Lupsa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 311 aux para 12-13).

[30]  À l’ouverture de sa Décision, l’agent ERAR indique simplement que la « preuve déposée ne soulève pas de questions de crédibilité », et estime dans ces circonstances « qu’une audience n’est donc pas nécessaire en vertu de l’article 167 du Règlement ». Contrairement à ce que soutient Mme Garces Canga, je ne suis pas persuadé que cette justification puisse être qualifiée de déficiente ou traduise un défaut de la part de l’agent de considérer adéquatement sa demande d’audience. Certes, les propos sont brefs et laconiques, mais ils expliquent clairement la raison – soit l’absence de question importante de crédibilité – pour laquelle l’agent a décliné la demande d’audience de Mme Garces Canga. Il ne s’agit pas ici d’une situation où, comme c’était le cas dans la décision Montesinos Hidalgo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1334 [Hidalgo] citée par Mme Garces Canada, l’agent s’est contenté de cocher une case au formulaire et a laissé à la Cour l’impression de ne pas avoir réfléchi à la question et d’avoir fourni des motivations insuffisantes (Hidalgo para 20-22). Ici, l’agent a clairement référé à l’absence de question de crédibilité soulevée par la demande de protection de Mme Garces Canga, affirmation qu’il a étoffée par la suite au fil de ses motifs en identifiant le manque de preuves probantes sur tous les volets du récit de Mme Garces Canga.

[31]  Habituellement, lorsqu’il s’agit de trancher des demandes d’ERAR, il n’est pas courant de tenir des audiences. Toutefois, tel que le prévoit le paragraphe 113b) de la LIPR, une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Les facteurs prescrits sont énoncés à l’article 167 du Règlement et prévoient qu’une audience sera généralement requise s’il y a un problème sérieux de crédibilité concernant la preuve qui est au cœur de la décision et qui, si elle est acceptée, justifierait que la demande soit acceptée. D’ailleurs, cette disposition fait écho à l’arrêt Singh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 RCS 177, dans lequel la Cour suprême du Canada a souligné que, lorsqu’une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition. La cour de révision doit donc chercher à savoir si, peu importe son libellé, la décision d’un agent ERAR de rejeter les déclarations d’un demandeur était fondée sur une conclusion concernant la crédibilité ou si elle reposait plutôt sur le caractère insuffisant de la preuve.

[32]  Mme Garces Canga affirme que, malgré le langage utilisé par l’agent ERAR dans la Décision, son rejet de sa demande d’ERAR était fondée sur des conclusions de crédibilité déguisées, et non sur l’insuffisance de la preuve ou sur le fait que la preuve n’a pas été corroborée. Dans ses soumissions, Mme Garces Canga s’appuie généreusement sur la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 [Ahmed], où le juge Norris avait discuté de la distinction entre les questions d’insuffisance des éléments de preuve et les questions de crédibilité d’un demandeur. Au paragraphe 31, il s’était exprimé comme suit :

Les évaluations de la crédibilité peuvent être un facteur important lorsqu’il est question de soupeser une preuve. Cependant, un décideur peut également conclure qu’une preuve est insuffisante sans qu’il faille en évaluer la crédibilité. Un critère utile dans le présent contexte est le suivant : il appartient à la cour de révision de se demander si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve.

[33]  Dans Ahmed, la Cour avait conclu que les raisons pour lesquelles l’agent a rejeté la demande n’étaient compréhensibles que si celui‑ci avait des doutes qui avaient directement trait à la crédibilité du demandeur ‑ plus précisément, des doutes quant à la véracité d’énoncés qui figuraient dans les déclarations solennelles du demandeur et qui, s’ils étaient tenus pour avérés, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection (Ahmed au para 33). Dans de telles circonstances, l’obligation d’équité procédurale exigeait la tenue d’une audience.

[34]  Dans le cas de Mme Garces Canga, je considère toutefois que nous sommes plutôt dans le premier cas de figure évoqué par la décision Ahmed, à savoir une situation où les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, ne justifiaient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. L’agent ERAR a apprécié la valeur probante de la preuve de Mme Garces Canga, sans tirer de conclusion sur la crédibilité, et conclu que la preuve en question était insuffisante, en soi, pour établir que les événements en question avaient eu lieu.

[35]  Je reconnais que la conclusion par laquelle un décideur déclare que la preuve présentée est insuffisante pour étayer une allégation peut parfois cacher une conclusion défavorable voilée quant à la crédibilité. J’admets en outre qu’il y a plusieurs décisions de la Cour ayant déterminé que les conclusions d’agents ERAR sur l’insuffisance d’éléments de preuve n’étaient ni plus ni moins que des constatations implicites, déguisées ou voilées sur la crédibilité. Toutefois, déterminer si une constatation d’insuffisance de preuve est, en fait, une constatation de crédibilité déguisée dépend directement des faits en cause. Parfois, c’est le cas, parfois ce ne l’est pas. Cela dépend du langage utilisé dans les motifs, de l’analyse des faits particuliers au dossier ainsi que du contexte de la décision. Comme c’est le cas pour toute question faisant l’objet d’un contrôle judiciaire, le point de départ est la décision proprement dite, ce qu’elle énonce et ce qu’elle signifie réellement. La Cour doit bien sûr regarder au-delà des termes expressément utilisés dans la décision de l’agent pour décider si, en fait, la crédibilité du demandeur est en cause.

[36]  S’il est parfois difficile de faire la distinction entre une conclusion d’insuffisance de preuve et une conclusion de manque de crédibilité, je suis d’avis que ce n’est pas le cas ici. Tout au long de sa Décision, l’agent ERAR a relevé l’absence de preuves, de documentation et d’information fournis par Mme Garces Canga. Il a caractérisé la preuve fournie d’insuffisante à plusieurs reprises, sans jamais soulever la crédibilité des propos de Mme Garces Canga ou exprimer des doutes quant à son témoignage. Les constatations de l’agent ERAR sont formulées et rédigées expressément en termes d’insuffisance de preuve, et l’examen de l’analyse de l’agent et du dossier ne permet pas de dire que ses conclusions étaient plutôt liées à la crédibilité. Il ne s’agit pas d’une situation où le langage utilisé par l’agent est obscur et où l’analyse effectuée peut donner lieu à différentes interprétations. Il ne s’agit pas non plus d’une situation où, à première vue, la décision de l’agent ERAR semble être fondée sur une conclusion de crédibilité déguisée, et où l’analyse de la preuve peut seulement être comprise comme une appréciation indirecte de crédibilité. À mon avis, le cas de Mme Garces Canga se distingue donc des précédents comme Ahmed, Cho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1299 ou Abdillahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 422 mentionnés dans ses soumissions.

[37]  L’agent ERAR s’est constamment exprimé en termes d’absence ou d’insuffisance de preuves probantes. Non seulement les conclusions de l’agent ERAR concernant le témoignage de Mme Garces Canga sont-elles formulées expressément et à maintes reprises en termes de « suffisance de la preuve », mais je ne trouve aucune expression ou déclaration donnant à penser que l’agent avait des doutes à l’égard de la crédibilité de Mme Garces Canga. L’agent n’a jamais fait allusion à des incohérences dans les déclarations de Mme Garces Canga et n’a jamais laissé entendre qu’elle n’a pas été honnête. Aucun passage ne soulève d’ambiguïté ou ne crée d’incertitude. Aucune expression ni aucun commentaire ne fait référence à des variantes dans le récit de Mme Garces Canga, ni à des affirmations contradictoires, ni à la remise en question de la véracité de ses propos. Nulle part dans la Décision n’est-il fait mention de sa crédibilité, expressément ou implicitement. Et, d’ailleurs, l’avocate de Mme Garces Canga n’a pas référé la Cour à aucune mention de ce genre.

[38]  À mon avis, l’argument selon lequel l’agent ERAR a mis en cause la crédibilité de Mme Garces Canga ne résiste pas à l’analyse et n’est tout simplement pas fondé. Étant donné qu’aucune « question importante » concernant la crédibilité de Mme Garces Canga n’était en cause, son affirmation selon laquelle l’agent ERAR aurait agi de façon déraisonnable ou contraire à la loi en ne convoquant pas une audience est sans mérite.

[39]  Il ne faut pas confondre une conclusion défavorable quant à la crédibilité et une conclusion relative à l’insuffisance de preuve probante. Comme que je l’ai indiqué dans Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1068, au para 35, « [u]ne conclusion défavorable sur la crédibilité est différente d’une conclusion quant à l’insuffisance de la preuve ou quant au défaut du demandeur de s’acquitter du fardeau de la preuve ». On ne peut présumer, dans les cas où un agent d’immigration conclut que la preuve ne démontre pas le bien-fondé de la demande, que l’agent n’a pas cru le demandeur (Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 59, au para 32).

[40]  Le terme « crédibilité » est souvent utilisé à tort dans un sens élargi pour signifier que les éléments de preuve ne sont pas convaincants ou suffisants. Il s’agit toutefois de deux concepts différents. L’évaluation de la crédibilité est liée à la fiabilité de la preuve. Lorsqu’on conclut que la preuve n’est pas crédible, on détermine que l’origine de la preuve (par exemple, le témoignage du demandeur) n’est pas fiable. La fiabilité de la preuve est une chose ; cependant, la preuve doit aussi avoir une valeur probante suffisante pour satisfaire à la norme de preuve applicable. L’évaluation de la suffisance porte sur la nature et la qualité des éléments de preuve qu’un demandeur doit présenter pour obtenir réparation, sur leur valeur probante et sur l’importance que le juge des faits doit accorder aux éléments de preuve, qu’il s’agisse d’une cour ou d’un décideur administratif.

[41]  Le juge des faits peut décider d’accorder peu ou pas de poids à la preuve et conclure que la norme de preuve prescrite par la loi n’a pas été satisfaite. Dans le même ordre d’idées, la présomption de véracité ou de fiabilité des déclarations faites par les demandeurs d’asile, telle qu’exprimée dans Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), ne peut être considérée comme une présomption que la preuve est satisfaisante et suffisante. Même s’ils sont présumés crédibles et fiables, les éléments de preuve d’un demandeur d’asile ne peuvent être présumés suffisants, en soi, pour établir les faits selon la prépondérance des probabilités. Cette question doit être tranchée par le juge des faits. Lorsque l’analyse met en lumière des lacunes dans les éléments de preuve, il appartient au juge des faits de déterminer si le demandeur a satisfait au fardeau de la preuve. Ce faisant, le juge des faits ne met pas en doute la crédibilité du demandeur. Le juge des faits cherche plutôt à déterminer, en présumant que les éléments de preuve présentés sont crédibles, s’ils sont suffisants pour établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits allégués (Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305 aux para 17-18).

[42]  Dans la décision Ferguson, le juge Zinn a fourni un résumé utile du lien entre poids, suffisance et crédibilité de la preuve. Comme la Cour l’indique au paragraphe 27, lorsqu’un juge des faits évalue le poids et la suffisance de la preuve, il dit simplement que « la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle-même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée ». Il n’est pas nécessaire que la preuve satisfasse au critère de fiabilité (i.e., une preuve crédible) pour en évaluer le poids et le caractère suffisant. Le juge des faits peut très bien évaluer le poids et la valeur probante des éléments de preuve sans en examiner au préalable la crédibilité (Ferguson au para 26). Cela se produira lorsque le juge des faits estime qu’on doit accorder peu ou pas de poids à la preuve, même si celle-ci a été considérée comme fiable, ou encore lorsqu’il est jugé que la preuve n’est pas directement pertinente quant aux faits allégués ou qu’elle n’est pas fiable pour des raisons autres que la crédibilité.

[43]  Dans le cas de Mme Garces Canga, l’agent ERAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves tangibles pour prouver qu’elle courait un risque en Colombie en raison de son appartenance au groupe social des femmes afro-colombiennes ou de sa participation à l’arrestation de la Chilly. Une telle décision ne remet pas en question la crédibilité de Mme Garces Canga. Je ne trouve aucun indice dans la Décision de l’agent ou dans le dossier de la demande d’ERAR à l’appui d’une conclusion selon laquelle Mme Garces Canga aurait présenté une preuve que l’agent n’a pas crue. Au contraire, comme l’indiquent expressément les motifs de l’agent ERAR, la Décision était fondée sur la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y avait pas d’éléments de preuve convaincants à l’appui d’une conclusion favorable à Mme Garces Canga. Ayant conclu que l’agent ERAR n’a pas fondé sa décision sur des conclusions de crédibilité déguisées, les arguments d’équité procédurale avancés par Mme Garces Canga dans cette demande de contrôle judiciaire tombent du même coup.

[44]  Lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’équité procédurale et l’obligation d’agir équitablement, la question n’est pas tant de savoir si la décision était « correcte », mais plutôt de déterminer si, en tenant compte du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur était équitable et a donné aux parties le droit de se faire entendre ainsi que la possibilité d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre. Aussi, même si je devais considérer que le droit à une audience dans le contexte d’une demande d’ERAR est d’abord une question relative à l’équité procédurale, une audience n’est pas nécessairement requise au nom du « droit d’être entendu » ou de la « possibilité pleine et équitable de répondre ». Cela devient un droit lorsqu’il serait injuste de trancher une question, en particulier une question de crédibilité, sans donner à la partie concernée l’occasion de se défendre en personne. Telle n’est pas la situation ici. Dans les circonstances de l’espèce, même si l’affaire est examinée sous l’angle de l’équité procédurale, l’agent ERAR n’était pas obligé de tenir une audience puisque la crédibilité n’était aucunement en jeu. Contrairement à ce qu’affirme Mme Garces Canga, il ne s’agit pas d’une situation où elle ne connaissait pas le fardeau de preuve qu’elle devait satisfaire ou n’avait pas une possibilité entière et équitable de répondre. Il s’agit plutôt d’un cas où le processus suivi par l’agent ERAR a atteint le niveau d’équité requis par les circonstances de l’affaire.

[45]  Mme Garces Canga avait droit à une décision raisonnable et à un processus équitable, et c’est ce qu’elle a obtenu de l’agent ERAR.

B.  La Décision était raisonnable, y compris sur l’application de l’article 96

[46]  Sur le plan du mérite de la Décision, Mme Garces Canga plaide dans un second temps que l’agent ERAR aurait commis une erreur de droit dans son appréciation du volet de sa demande fondée sur l’article 96 de la LIPR, en exigeant la preuve d’un risque personnalisé. L’agent ERAR se serait ainsi trouvé, selon Mme Garces Canga, à traiter ce volet de la demande ERAR comme s’il s’agissait d’une demande formulée en vertu de l’article 97 et à confondre les deux critères. Or, affirme Mme Garces Canga, il n’y a aucune exigence quant à une crainte personnelle de persécution en vertu de l’article 96.

[47]  Dans la même foulée, Mme Garces Canga allègue aussi que l’agent aurait rejeté sa demande d’ERAR sans prendre en considération toute la preuve au dossier. Elle soutient que la preuve documentaire démontrait que la communauté afro-colombienne est stigmatisée, et qu’en raison de son appartenance au groupe social des femmes afro-colombiennes, elle craignait avec raison d’être persécutée. De plus, Mme Garces Canga soutient que l’agent a omis de considérer si l’effet cumulatif de la discrimination subie par les afro-colombiens équivalait à de la persécution. Elle ajoute que son implication en tant que leader dans la communauté en conjonction avec la preuve documentaire étaient suffisants pour conclure qu’elle faisait face à une possibilité sérieuse de persécution. Mme Garces Canga maintient donc que l’agent ERAR aurait mal évalué la preuve et n’aurait pas suffisamment motivé sa Décision.

[48]  Je ne souscris pas aux arguments de Mme Garces Canga et ses propos ne me persuadent pas que l’analyse sous l’article 96 aurait été escamotée par l’agent ERAR dans la Décision.

[49]  Il est bien établi que les éléments requis pour établir le bien-fondé d’une revendication aux termes de l’article 97 de la LIPR diffèrent de ceux prévus à l’article 96. Aux fins de l’article 97, le décideur administratif doit se demander si le renvoi du demandeur d’asile pourrait l’exposer personnellement aux risques et menaces qui y sont spécifiés. Le risque doit être personnalisé et doit être établi selon la balance des probabilités ; il est prospectif et ne comporte aucune composante subjective (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 1 au para 33 ; Alcantara Moradel c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 404 [Moradel] aux para 22-23; Jarada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 409 [Jarada] aux para 26-28). En revanche, lorsque la revendication est fondée sur l’article 96, le demandeur d’asile n’a pas nécessairement à prouver qu’il a été lui-même persécuté dans le passé ou qu’il le serait à l’avenir ; il lui suffit de démontrer que la crainte qu’il entretient résulte non pas d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à son endroit, mais d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à l’endroit des membres d’un groupe auquel il appartient. Il lui suffit aussi de prouver qu’il existe une possibilité raisonnable que le risque de préjudice associé à cette crainte survienne, c’est-à-dire qu’il existe davantage qu’une simple possibilité que ce risque se matérialise (Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 au para 17 (CAF) ; Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559 au para 29).

[50]  Toutefois, un demandeur d’asile qui prétend avoir été persécuté pour un motif énoncé dans la Convention doit tout de même doit établir à la fois l’existence d’une crainte subjective d’être persécuté et le fait que sa crainte est objectivement justifiée (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689). Le demandeur d’asile doit donc démontrer qu’il appartient bel et bien au groupe dont les membres sont exposés au risque de persécution qui est craint (Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1061 au para 28 ; Conka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 532 au para 17 ; Fi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1125 au para 16).

[51]  Pour satisfaire à la définition de « réfugié au sens de la Convention » qui figure à l’article 96 de la LIPR, le demandeur d’asile doit démontrer qu’il satisfait à tous les éléments mentionnés dans cette définition, à commencer par l’existence d’une crainte subjective et objective de persécution (Yusuf c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 629 (CA) ; Jean-Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 au para 15 ; Somasundaram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1166 au para 21). Et il appartient au demandeur d’établir un lien entre les éléments de preuve documentaire de nature générale et la situation qui lui est propre (Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331 au para 17 ; Jarada au para 28). Un demandeur doit ainsi établir un lien entre lui et la persécution pour un motif prévu dans la Convention. Cette persécution doit être dirigée contre lui, soit « personnellement », soit en tant que « membre d’une collectivité », et le demandeur doit craindre, avec raison, d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. En outre, l’existence de la persécution en vertu de l’article 96 peut être établie par un examen du traitement de personnes qui sont dans une situation semblable à celle du demandeur et celui-ci n’a pas à prouver qu’il a été persécuté dans le passé ou qu’il serait persécuté à l’avenir.

[52]  Mme Garces Canga a donc raison de dire qu’il n’est pas nécessaire de démontrer qu’elle a été ciblée personnellement ou persécutée antérieurement pour établir l’existence d’un risque au sens de l’article 96 (Olah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 921 au para 14). Mais, il ne suffit pas de simplement mentionner la situation générale prévalant au pays sans établir de liens avec la situation personnelle d’un demandeur. Aux termes de l’article 96 et de l’article 97, l’évaluation du risque d’être persécuté ou de subir un préjudice auquel pourrait être exposé un demandeur s’il était retourné dans son pays doit être reliée à la situation du demandeur. Ce n’est pas parce que la preuve documentaire démontre que la situation dans un pays est problématique du point de vue du respect de certains droits de la personne que l’on doit nécessairement en déduire un risque pour un individu donné.

[53]  Or, selon l’agent ERAR, Mme Garces Canga n’a pas fait cette démonstration en l’espèce. Comme l’a relevé l’agent, le risque auquel font face les afro-colombiens renvoyés dans leur pays concerne d’abord et avant tout des activistes ayant un certain profil, tels des activistes engagés dans des causes environnementales ou de défense des droits des peuples indigènes. Selon l’appréciation de la preuve faite par l’agent, la documentation soumise par Mme Garces Canga sur sa Fondation et ses activités ne permettait pas de conclure qu’elle avait un tel profil d’activiste. L’agent ERAR a conclu que les preuves documentaires décrivaient les conditions de personnes qui n’avaient pas une situation similaire à celle de Mme Garces Canga et que cette dernière n’avait pas tissé un lien entre les preuves de la situation en Colombie et ses circonstances particulières en tant que membre de la communauté afro-colombienne.

[54]  Je ne partage donc pas l’avis de Mme Garces Canga à l’effet que l’agent ERAR n’aurait pas apprécié la demande de protection de Mme Garces Canga en fonction de la persécution qu’elle appréhende en raison de son appartenance à un groupe social et suivant le cadre d’analyse propre à l’article 96 de la LIPR. Mme Garces Canga reproche à l’agent ERAR d’avoir parlé de « risque personnalisé » à quelques reprises. Le fait que l’agent ERAR ait employé les termes « risque personnalisé » ne veut pas dire qu’il confondait les deux critères des articles 96 et 97. Une demande basée sur l’article 96 requiert un fondement à la fois subjectif et objectif, et la preuve doit être liée à la situation personnelle du demandeur. L’emploi d’expressions telles que « personnellement exposé à un risque », « un risque personnalisé », « le risque doit être individualisé » ne signifie pas nécessairement que l’article 96 se trouve fusionné avec l’article 97. Les articles 96 et 97 exigent tous deux que le risque concerne la personne qui demande l’asile, qu’un lien soit fait avec la situation personnelle du demandeur. Ici, il n’y avait pas de preuve au niveau d’un lien avec la situation personnelle de Mme Garces Canga, et en quoi elle serait exposée à un risque suite à son retour en Colombie.

[55]  Je concède que l’agent ERAR aurait peut-être pu mieux séparer et camper son analyse des critères des articles 96 et 97 de la LIPR. Il eût été souhaitable que l’agent s’en explique de façon plus étoffée dans la Décision. Cependant, lorsque les motifs de la Décision sont considérés, comme il se doit, dans leur ensemble, ils ne permettent pas selon moi de conclure que l’agent a confondu les critères applicables à chacun des deux volets de la demande d’ERAR. L’agent ERAR a déterminé que Mme Garces Canga n’a pas démontré qu’elle « serait à risque advenant un retour en Colombie », et qu’elle n’a pas démontré qu’elle « risque d’être exposée personnellement soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ». Dans la Décision, l’agent réfère explicitement au risque indiqué à l’article 96 au niveau des considérations communes à tous les motifs de protection, et au fait que le risque doit être personnel ou que d’autres individus dans une situation similaire courent le même risque. La Décision mentionne le risque de persécution sous l’article 96 de la LIPR, le risque de torture en vertu de l’alinéa 97(1)a) et la menace à la vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en vertu de l’alinéa 97(1)b).

[56]  Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision. Ils doivent être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov au para 97 ; Société canadienne des postes au para 31).

[57]  Dans le cas de Mme Garces Canga, je suis satisfait que les motifs de l’agent justifient la Décision de manière transparente et intelligible (Vavilov aux para 81, 136 ; Société canadienne des postes aux para 28-29). Ils démontrent à mon avis que l’agent a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux para 105-107). En bout de piste, rien dans les erreurs alléguées par Mme Garces Canga ne m’amène « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 123).

[58]  J’ajoute qu’il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient parfaits ou même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles. La norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Cette norme exige que la cour de révision commence par la décision et la reconnaissance du fait que le décideur administratif a la responsabilité première d’effectuer les déterminations factuelles. De telles conclusions commandent la déférence. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, s’il existe une explication logique et cohérente justifiant le résultat obtenu, elle s’abstient d’intervenir. Au surplus, on doit se garder, lors du contrôle judiciaire de la décision d’un décideur administratif, de se livrer « à une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov au para 102). Malheureusement pour Mme Garces Canga, c’est le piège dans lequel elle semble être tombée en tentant de trouver dans la Décision des entorses à l’appréciation du risque sous l’article 96 de la LIPR.

[59]  La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov au para 100). En l’espèce, je suis satisfait que l’on peut suivre le raisonnement de l’agent ERAR sans buter sur une faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique. La Décision ne souffre d’une lacune grave qui viendrait brider l’analyse et qui serait susceptible de porter atteinte aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Au final, les arguments avancés par Mme Garces Canga expriment son désaccord sur l’appréciation de la preuve effectuée par l’agent ERAR et invitent en fait la Cour à préférer son opinion et son redécoupage de la preuve à l’analyse faite par l’agent. Or, ce n’est pas là le rôle d’une cour de révision en matière de contrôle judiciaire.

  1. Conclusion

[60]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Garces Canga est rejetée. Je ne vois rien dans le dossier qui pourrait suggérer que le droit de Mme Garces Canga d’être entendue ait été violé ou que le processus décisionnel suivi par l’agent ERAR ait été injuste. À tous égards, l’agent a respecté les exigences en matière d’équité procédurale dans le traitement de la demande de Mme Garces Canga et dans sa décision de ne pas tenir une audience. De plus, je ne décèle rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par l’agent et dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par l’agent possède tous les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle.

[61]  Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-4441-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER:

IMM-4441-19

 

INTITULÉ

SONIA GARCES CANGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE:

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE:

LE 4 juin 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS:

LE 8 JUILLET 2020

 

COMPARUTIONS:

Me Stéphanie Valois

 

Pour le demandeRESSE

 

Me Suzon Létourneau

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

 

Pour le demandERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.