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Date : 20200708


Dossier : IMM-4254-19

Référence : 2020 CF 748

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ISABEL MARIA DE CAMPOS GREGORIO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Isabel Maria De Campos Gregorio est une citoyenne du Portugal. En 2013, elle a été déclarée coupable au Portugal d’une infraction équivalente à l’infraction canadienne de falsification. En 2011, alors qu’elle travaillait comme caissière de banque, elle a aidé deux personnes à effectuer des virements bancaires frauduleux d’un montant total supérieur à 10 000 euros. Un tribunal portugais a conclu qu’elle avait commis l’infraction en toute connaissance de cause, et qu’elle avait personnellement profité de ce stratagème. Ses coaccusés ont été reconnus coupables de diverses infractions et condamnés à de longues peines de prison. Mme De Campos Gregorio a été condamnée à une amende de 1 000 euros.

[2]  Mme De Campos Gregorio a été congédiée de son emploi à la banque. Elle a continué à travailler au Portugal en tant que conseillère financière et vendeuse. Elle est venue au Canada en 2015 et a épousé un résident permanent canadien en 2017.

[3]  Mme De Campos Gregorio est entrée au Canada munie d’un visa de visiteur. Elle a par la suite demandé la prorogation de son visa à quatre reprises, entre 2016 et 2017, mais a été déboutée chaque fois. Elle a obtenu un permis de travail au Canada valide du 4 juillet 2018 au 4 juillet 2020 et elle a travaillé comme aide-cuisinière dans un restaurant.

[4]  En mars 2018, Mme De Campos Gregorio et son mari ont demandé à ce qu’elle devienne résidente permanente du Canada au titre de la catégorie des époux.

[5]  La condamnation criminelle de Mme De Campos Gregorio a été révélée aux autorités canadiennes de l’immigration pour la première fois en juillet 2018, lorsqu’elle a présenté une « Annexe A » et un certificat de casier judiciaire portugais en relation avec sa demande de résidence permanente. Selon Mme De Campos Gregorio :

[traduction] Je ne savais pas que je devais faire part de cette information à mon ancienne représentante lorsque nous avons présenté la demande de parrainage d’un époux, jusqu’à ce qu’elle m’explique toutes les exigences. J’ai présenté mon certificat de police, donc je n’essayais pas de cacher quoi que ce soit.

[6]  Mme De Campos Gregorio est actuellement interdite de territoire au Canada pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. En novembre 2018, elle a présenté une demande de réadaptation aux termes de l’alinéa 36(3)c) de la LIPR.

[7]  Le 24 juin 2019, un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de Mme De Campos Gregorio. Il a estimé qu’une conclusion de réadaptation n’était pas fondée, et que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales.

[8]  Mme De Campos Gregorio sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent.

[9]  L’agent n’a pas tenu compte du facteur le plus important dans une demande de réadaptation criminelle, à savoir si l’étranger va récidiver. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[10]  L’agent a conclu que Mme De Campos Gregorio est interdite de territoire au Canada pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Mme De Campos Gregorio a reconnu qu’elle avait été déclarée coupable au Portugal d’une infraction qui l’a rendue inadmissible au Canada, mais elle a nié avoir participé consciemment et volontairement à cette infraction. L’agent a fait remarquer que la demande de réadaptation n’était [traduction] « pas une occasion de réexaminer le verdict de culpabilité rendu par les autorités compétentes au Portugal ».

[11]  L’agent a souligné que le tribunal portugais avait jugé que les répercussions de l’infraction sur la victime étaient graves. Elle a été dépouillée de toutes ses économies et a dû emprunter de l’argent pour se nourrir. La valeur des transactions frauduleuses dépassait 10 000 euros. Il s’agissait de nombreux versements sur plusieurs jours. Le tribunal portugais a conclu que Mme De Campos Gregorio avait personnellement profité de l’infraction en acceptant des paiements illicites de l’un des coaccusés. Ces derniers ont été accusés de nombreuses autres infractions, dont certaines concernaient des activités ressemblant au crime organisé. La condamnation date de 2013, et était donc relativement récente.

[12]  L’agent a estimé que de conclure à la réadaptation n’était pas justifié.

[13]  Mme De Campos Gregorio ne conteste pas l’évaluation faite par l’agent des motifs d’ordre humanitaire. Par conséquent, il est inutile d’examiner cet aspect de la décision de l’agent.

III.  La question en litige

[14]  La seule question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si le rejet par l’agent de la demande de réadaptation présentée par Mme De Campos Gregorio était raisonnable.

IV.  Analyse

[15]  La Cour effectue le contrôle de la décision de l’agent en fonction de la norme de la décision raisonnable. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], par. 100).

[16]  La Cour doit examiner avec une attention respectueuse tant le raisonnement suivi par le décideur que le résultat, et doit s’intéresser avant tout aux motifs de la décision (Vavilov, par. 83-84). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, par. 85).

[17]  Mme De Campos Gregorio affirme que l’agent n’a pas tenu compte de la probabilité qu’elle récidive, et n’a donc pas abordé le facteur le plus important dans une demande de réadaptation. Elle s’appuie sur la décision Lau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1184 [Lau], dans laquelle le juge Richard Mosley a fait droit à une demande de contrôle judiciaire pour les motifs suivants (par. 24) :

L’agente n’a pas tenu compte du facteur le plus important dans le contexte d’une demande de réadaptation, à savoir si l’étranger récidivera : Thamber c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CF 1re inst. 177, au paragraphe 16. La réadaptation ne signifie pas qu’il n’y a plus aucun risque d’activité criminelle, mais que le risque est considéré être « très peu probable » : guide opérationnel de CIC « ENF-2/OP 18 18 – Évaluation de l’interdiction de territoire ». La période pendant laquelle le demandeur n’a commis aucun crime est un facteur important dans une demande de réadaptation : Thamber, précité, aux paragraphes 14, 17 et 18.

[18]  Mme De Campos Gregorio fait valoir que l’agent a également omis de reconnaître que sa situation a considérablement changé depuis qu’elle a commis l’infraction en question, en s’appuyant de nouveau sur Lau (par. 26) :

Pour prendre une décision relativement à une demande d’approbation de la réadaptation, il convient de tenir compte de facteurs clés tels que les suivants : la nature de l’infraction, les circonstances dans lesquelles elle a été commise, le temps écoulé depuis l’infraction et les infractions antérieures ou postérieures : Gonzalez Aviles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1369, au paragraphe 18. À mon avis, l’agente n’a tenu compte d’aucun de ces facteurs, sauf pour ce qui est des récidives.

[19]  Mme De Campos Gregorio affirme que l’agent n’a pas tenu compte des éléments suivants :

  • (a) les événements qui ont donné lieu à sa condamnation criminelle au Portugal se sont produits en 2011;

  • (b) elle n’a dû payer qu’une amende de 1 000 euros, alors que ses coaccusés ont été condamnés à de longues peines de prison ou à des périodes de probation;

  • (c) elle a payé la totalité de l’amende;

  • (d) elle a exprimé des remords concernant les répercussions de l’infraction sur la victime, bien qu’elle ait insisté sur le fait qu’elle n’y avait pas participé en connaissance de cause;

  • (e) elle n’a eu aucune autre condamnation, ni avant ni après;

  • (f) ses amis et sa famille, qui sont tous au courant de sa condamnation criminelle, se sont portés garants de sa bonne conduite.

[20]  Le défendeur rétorque que l’agent a examiné tous les documents présentés par Mme De Campos Gregorio, y compris les lettres exprimant du soutien à son égard et confirmant sa bonne conduite. Selon le défendeur, l’agent a raisonnablement conclu que l’infraction était grave, que ses répercussions sur la victime étaient importantes, que le montant des fonds impliqués dans la fraude était considérable, que l’infraction n’était pas un événement isolé et que Mme De Campos Gregorio avait [traduction] « été de connivence avec des personnes qui sont étroitement et directement impliquées dans des activités ressemblant au crime organisé ».

[21]  Le défendeur soutient que Lau n’est plus juridiquement valable, car la directive à laquelle on renvoie, « ENF 2 - Évaluation de l’interdiction de territoire », a été remplacée par le « Guide d’instruction [IMM 5312] ».

[22]  De plus, le défendeur fait valoir que la période pendant laquelle une personne n’a pas commis de crime n’est pertinente que comme condition préalable à la présentation d’une demande de réadaptation, citant l’article 17 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, (DORS/2002-227). L’article 17, combiné à l’alinéa 36(3)c) de la LIPR, a pour effet qu’une personne ne peut présenter une demande de réadaptation que si cinq ans se sont écoulés depuis l’achèvement de la peine, et qu’aucun autre crime n’a été commis. Les personnes qui n’ont pas commis de crime au cours des dix dernières années sont « présumées réadaptées ».

[23]   Selon le Guide d’instruction [IMM 5312], la « [r]éadaptation signifie que vous menez une vie stable et qu’il est peu probable que vous soyez mêlés à nouveau à des activités criminelles » [je souligne]. En outre, selon les instructions à l’intention des demandeurs, sur le site Web du Centre d’aide du Gouvernement du Canada, « [p]our être considéré comme en réadaptation, vous devez démontrer à un agent d’immigration que vous n’êtes pas susceptible de participer à une nouvelle activité criminelle » [je souligne].

[24]  Malgré le changement relatif à la directive et aux instructions applicables, je suis convaincu que Lau fait toujours jurisprudence. La directive et les instructions actuelles demeurent prospectives, et se concentrent sur la question de savoir s’il est « peu probable que vous soyez mêlés à nouveau à des activités criminelles », ou sur le fait que « vous n’êtes pas susceptible de participer à une nouvelle activité criminelle », ce qui est compatible avec le sens commun du terme « réadaptation ».

[25]  Ce principe a été maintenu par la Cour dans sa récente jurisprudence. Dans l’affaire Tahhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1279, le juge Alan Diner a accueilli une demande de contrôle judiciaire pour les motifs suivants (par. 21) :

[…] le fait qu’il faille conjecturer sur l’opinion de l’agent à l’égard du risque de récidive entache irrémédiablement sa décision. Comme le souligne le juge Mosley dans la décision Lau, le risque de récidive est le facteur principal à évaluer dans le cadre d’une demande de réadaptation. Comme nous l’avons déjà mentionné, même si la loi ne définit pas le terme « réadaptation », celui‑ci s’entend, selon le bon sens, de la probabilité que le demandeur revienne à son ancien mode de vie. Autrement dit, les agents disposent sans aucun doute d’un large pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit des demandes de réadaptation, mais ils doivent à tout le moins, et expressément, évaluer si l’étranger est susceptible de récidiver. Comme ce fut le cas dans l’affaire Lau, en l’absence de cette évaluation, la décision ne peut pas résister au contrôle judiciaire et doit être renvoyée pour nouvel examen.

[26]  En outre, le juge James O’Reilly a accueilli une demande de contrôle judiciaire pour des motifs similaires dans l’affaire Ramirez Velasco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 543 [Ramirez Velasco], aux paragraphes 8 et 9 :

À mon avis, bien que le délégué ait mentionné un certain nombre de facteurs pertinents, il n’a pas utilisé ces facteurs pour tirer une conclusion sur la probabilité que M. Ramirez commette d’autres crimes — soit la question principale qu’il devait trancher (Tahhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1279, au paragraphe 21). Les facteurs négatifs invoqués par le délégué pourraient facilement mener à la conclusion que M. Ramirez a commis une erreur de jugement grave — mais unique — en se créant une fausse identité pour entrer et demeurer au Canada. Cette conclusion ne voudrait pas nécessairement dire qu’il risque de commettre d’autres crimes à l’avenir.

À mon avis, il n’était pas suffisant de la part du délégué de simplement soupeser les facteurs atténuants et les facteurs aggravants comme on le fait, par exemple, pour une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans le cas d’une demande de réadaptation, le délégué doit se fonder sur ces facteurs pour évaluer le risque que le demandeur commette d’autres infractions. En l’espèce, le délégué n’a pas effectué pareille évaluation et, par conséquent, sa conclusion était déraisonnable.

[27]  En l’espèce, l’agent a commis la même erreur que celle qui a fait en sorte que la demande dans Ramirez Velasco a été accueillie. L’agent a énuméré un certain nombre de facteurs, tant positifs que négatifs, puis a énoncé sa conclusion, sans procéder à une quelconque analyse. Mme De Campos Gregorio avait droit à une explication quant à savoir pourquoi, selon l’agent, sa situation ne justifiait pas de conclure à la réadaptation (Alem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 148, par. 14). L’affaire nécessitait que l’on évalue différents facteurs, ainsi que la probabilité que Mme De Campos Gregorio récidive.

[28]  Comme l’explique le juge Diner dans l’affaire Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1280 au paragraphe 11, « [t]out examen du risque de récidive tient nécessairement compte de la nature des antécédents criminels et de ce qui s’est produit depuis, et de la question de savoir s’il existe des indicateurs qu’une telle conduite se reproduira ». Ces dernières considérations n’apparaissent manifestement pas dans la décision de l’agent.

V.  Conclusion

[29]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin qu’il statue à nouveau sur celle-ci. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin qu’il statue à nouveau sur celle-ci.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de juillet 2020.

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4254-19

 

INTITULÉ :

ISABEL MARIA DE CAMPOS GREGORIO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE tORONTO ET oTTAWA

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JUIN 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 JUILLET 2020

 

COMPARUTIONS :

Athena Portokalidis

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Suzanne Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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