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Date : 20060316

Dossier : DES-04-01

Référence : 2006 CF 346

Halifax (Nouvelle-Écosse), le 16 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE W. ANDREW MACKAY

ENTRE :

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat en vertu

de l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985,

ch. I-2, maintenant réputé délivré en vertu du paragraphe 77(1)

de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés,L.C. 2001, ch. 27;

ET le renvoi de ce certificat à la Cour fédérale du Canada;

ET Mahmoud JABALLAH,

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

concernant la validité de la décision rendue le 23 septembre 2005

quant à la demande de protection

Introduction et contexte

[1]                Les présents motifs et l'ordonnance qui suit concernent ma conclusion, conformément au paragraphe 79(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 et ses modifications successives (la LIPR ou la Loi), confirmant la validité de la décision rejetant la demande de protection de M. Jaballah en vertu de l'article 112, prise par un représentant du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le MCI) le 23 septembre 2005. Cette décision et le présent contrôle judiciaire font partie du processus applicable en l'espèce, tel que prévu dans la LIPR, en vertu duquel la Cour doit déterminer si le certificat de sécurité délivré en août 2001 à l'égard de M. Jaballah est raisonnable.

[2]                La décision faisant l'objet du présent contrôle est la deuxième décision prise par un représentant du ministre relativement à la demande de protection présentée par M. Jaballah le 1er juillet 2002. La première décision, rendue le 30 décembre 2003, a été déclarée invalide (voir Re Jaballah, 2005 CF 399). Elle a été annulée et l'affaire a été renvoyée au ministre pour un nouvel examen; dans l'intervalle, les procédures en vue de déterminer si le certificat de sécurité relatif à M. Jaballah est raisonnable ont été suspendues conformément aux articles 79 et 80 de la LIPR.

[3]                Tel que mentionné à l'annexe A, la Cour a statué comme suit le 7 juillet 2005, à l'issue de la nouvelle procédure :

a)              la Cour confirme son jugement du 23 mai 2003 selon lequel la décision de l'agent d'ERAR d'août 2002 continue d'être réputée celle du ministre à propos du risque que courrait M. Jaballah s'il était renvoyé aujourd'hui en Égypte;

b)              les points soumis au réexamen du ministre, et devant être l'objet d'un rapport à M. Jaballah et à la Cour conformément au sous-alinéa 113d)(ii) de la LIPR et du paragraphe 172(2) du Règlement, sont le danger que M. Jaballah représente pour la sécurité du Canada s'il demeure dans ce pays, et la question de savoir si, malgré le risque qu'il court en cas de renvoi en Égypte, sa demande de protection devrait être refusée; et

c)              la décision du ministre sur la demande de protection devra être déposée au plus tard le 26 septembre 2005, après que M. Jaballah aura eu l'occasion de s'exprimer sur le dossier devant être étudié par le ministre ou son représentant. (La décision a été déposée subséquemment, conformément à l'ordonnance.)

[4]                Les procédures se sont étirées dans le temps, tel qu'indiqué à l'annexe A des présents motifs. Avant que la deuxième décision ne soit rendue à l'égard de la demande de protection de M. Jaballah, le 23 septembre 2005, des procédures interlocutoires ont été déposées à l'encontre d'une demande de mise en liberté présentée par M. Jaballah; ce dernier était détenu depuis le milieu du mois d'août 2001. Après la fin des plaidoiries concernant cette requête, la Cour a repris l'instance visant à évaluer le caractère raisonnable du certificat de sécurité, à l'égard des aspects suivants, dans un premier temps :

1)       La Cour a accepté d'examiner et a effectivement examiné l'information confidentielle dans la présente instance, information qui n'a pas été divulguée à M. Jaballah et à son avocat en vertu du paragraphe 78b) de la LIPR puisqu'il avait été déterminé que la divulgation de cette information porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. Suite à cet examen, d'autres renseignements ont été communiqués à M. Jaballah.

2)       La Cour a accueilli, sans contestation, une requête présentée au nom de M. Jaballah en vue d'obtenir la permission de déposer des éléments de preuve; les dates d'audience pour l'examen de ces éléments de preuve ont été fixées début février, en prévision du fait qu'à cette date, une décision finale aurait été rendue quant au présent contrôle judiciaire de la décision rejetant la demande de protection. L'avocat de M. Jaballah a fait valoir que ce délai était conforme aux remarques du juge Rothstein, qui s'exprimait au nom de la Cour d'appel fédérale dans Re Jaballah, 2004 CAF 257, [2004] A.C.F. n ° 1199 (CA), en particulier aux paragraphes 28 et 29, où il a écrit ce qui suit :

[28] [...] En vertu du paragraphe 79(2), la procédure doit comprendre tant l'examen du certificat que celui de la décision sur la protection. Selon le paragraphe 80(1), le juge doit décider : (1) du caractère raisonnable du certificat; (2) de la légalité de la décision du ministre en matière de protection.

[29] [...] En vertu du paragraphe 80(2), si le juge décide que la décision relative à la protection n'est pas légale, il suspend l'instance relative au certificat de sécurité jusqu'à ce que le MCI prenne une nouvelle décision concernant la demande de protection. Autrement dit, quand une demande de protection a été déposée, le juge désigné ne peut décider du caractère raisonnable du certificat de sécurité avant la décision du MCI sur la demande.

Je ne suis pas convaincu qu'aux termes de l'article 80 de la Loi, il soit nécessaire de statuer sur la validité de la décision relative à la demande de protection avant l'examen des nouveaux éléments de preuve concernant le caractère raisonnable du certificat de sécurité, qui doit être déposé avec la permission de la Cour, mais ce processus a été respecté, tel que demandé par l'avocat de M. Jaballah. Pour le dossier, soulignons que l'avocat des ministres a contesté ce processus mais sans trancher cette question de droit, précisons que l'instance s'est déroulée en deux étapes, l'examen de la validité de la décision quant à la demande de protection et l'examen du caractère raisonnable du certificat de sécurité, compte tenu des délais et des circonstances de l'espèce.

3)       La date de l'audience relative à l'examen des nouveaux éléments de preuve déposés au nom de M. Jaballah et aux plaidoiries sur le caractère raisonnable du certificat de sécurité, a été fixée en mai 2006, compte tenu de la difficulté de trouver une date ou les avocats des deux parties seraient disponibles.

4)       Comme l'indique l'annexe A, la Cour a entendu en décembre 2005 les plaidoiries sur la validité de la demande de protection, la question faisant l'objet des présents motifs. En outre, le 1er février 2006, la Cour a déposé ses motifs et délivré une ordonnance rejetant la demande de mise en liberté de M. Jaballah (voir 2006 CF 115). Le 10 février 2006, la Cour a déposé ses motifs et rendu une ordonnance rejetant une requête de M. Jaballah demandant au présent juge de se récuser en raison d'une crainte raisonnable de partialité, dans les futures procédures sur le caractère raisonnable du certificat de sécurité (voir 2006 CF 180). Soulignons que la requête en récusation ne portait pas précisément sur le contrôle de la décision rejetant la demande de protection, pour lequel la Cour a entendu les plaidoiries en décembre, bien avant que la requête ne soit déposée et que les événements soulevés au soutien de la requête en récusation ne surviennent.

[5]                Reprenant l'instruction des procédures relatives au caractère raisonnable du certificat de sécurité, j'examinerai la validité de la décision prise au nom du ministre quant à la demande de protection déposée par M. Jaballah, tel que prévu au paragraphe 79(2) et à l'article 80 de la LIPR. Ces dispositions sont libellées comme suit :

79. (2) Le ministre notifie sa décision sur la demande de protection au résident permanent ou à l'étranger et au juge, lequel reprend l'affaire et contrôle la légalité de la décision, compte tenu des motifs visés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales.

80. (1) Le juge décide du caractère raisonnable du certificat et, le cas échéant, de la légalité de la décision du ministre, compte tenu des renseignements et autres éléments de preuve dont il dispose.

(2) Il annule le certificat dont il ne peut conclure qu'il est raisonnable; si l'annulation ne vise que la décision du ministre il suspend l'affaire pour permettre au ministre de statuer sur celle-ci.

(3) La décision du juge est définitive et n'est pas susceptible d'appel ou de contrôle judiciaire.

79. (2) If a proceeding is suspended under subsection (1) and the application for protection is decided, the Minister shall give notice of the decision to the permanent resident or the foreign national and to the judge, the judge shall resume the proceeding and the judge shall review the lawfulness of the decision of the Minister, taking into account the grounds referred to in subsection 18.1(4) of the Federal Courts Act.

80. (1) The judge shall, on the basis of the information and evidence available, determine whether the certificate is reasonable and whether the decision on the application for protection, if any, is lawfully made.

(2) The judge shall quash a certificate if the judge is of the opinion that it is not reasonable. If the judge does not quash the certificate but determines that the decision on the application for protection is not lawfully made, the judge shall quash the decision and suspend the proceeding to allow the Minister to make a decision on the application for protection.

(3) The determination of the judge is final and may not be appealed or judicially reviewed.

[6]                Parce que M. Jaballah est une personne désignée dans un certificat de sécurité, sa demande de protection devait être examinée en vertu de l'alinéa 113d)(ii) de la Loi et de l'article 172 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, tel que modifié. La Loi précise que la demande doit être examinée selon les facteurs énoncés à l'article 97, quant au risque qu'encourt M. Jaballah en cas d'expulsion, et puisque ce dernier a été déclaré interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité nationale, il doit être déterminé s'il y a lieu de refuser sa demande en raison « du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada » (alinéa 113d)(ii)). Ces deux évaluations sont également mentionnées à l'article 172 du Règlement; cette disposition prévoit que dans un tel cas, l'évaluation des facteurs énumérés à l'article 97 de la Loi et une évaluation écrite fondée sur les facteurs mentionnés à l'alinéa 113d)(ii) de la Loi doivent être remises au demandeur avant qu'une décision ne soit rendue. Ces évaluations, ainsi que toute réponse déposée en temps opportun par le demandeur, doivent être prises en compte dans la décision.

[7]                En l'espèce, la procédure prescrite à l'article 172 du Règlement a été respectée et les arguments formulés au nom de M. Jaballah, en réponse à l'évaluation qui devait être remise au représentant du ministre pour examen, ont été reçus. Ces arguments ont été pris en compte et mentionnés dans la décision rejetant la demande de protection. Les éléments essentiels du principe d'équité procédurale semblent avoir été respectés dans la procédure ayant donné lieu à la décision en cause.

Le risque encouru par M. Jaballah s'il retourne en Égypte

[8]                Les renvois à l'évaluation des facteurs définis à l'article 97 concernent les conditions énoncées dans cette disposition à l'égard d'une personne à protéger, autrement dit, une personne qui, entre autres, serait personnellement exposée à un risque de torture interdit par la Convention contre la torture, dont la vie serait menacée ou qui serait exposée à un risque de traitement cruel ou inusité, si elle était renvoyée dans son pays d'origine. Dans le cas de M. Jaballah, un agent d'examen des risques avant renvoi (l'agent ERAR) a jugé, en août 2002, que la vie de M. Jaballah serait menacée ou qu'il serait exposé à un risque de torture ou de peine ou traitement cruel ou inusité advenant son renvoi en Égypte, son pays d'origine. Bien que cette évaluation ait été apparemment transmise par erreur, la Cour a finalement estimé que le délai écoulé avant qu'il ne soit statué sur la demande de protection de M. Jaballah, malgré l'insistance de la Cour, constituait un abus de procédure. La Cour a donc décidé que la décision de l'agent ERAR quant risque auquel M. Jaballah serait vraisemblablement exposé advenant son renvoi en Égypte était réputée être celle du ministre.

[9]                Cette conclusion n'a pas été remise en cause par la Cour d'appel fédérale lorsqu'elle a décidé, en juillet 2004, qu'il y avait lieu d'annuler la décision confirmant le caractère raisonnable du certificat de sécurité, essentiellement au motif que la Cour avait outrepassé sa compétence en passant directement à cette étape sans avoir préalablement examiné la validité de la décision statuant sur la demande de protection.

[10]            Ce sont les faits qui ont donné lieu à l'ordonnance de la Cour le 7 juillet 2005, telle que mentionnée au paragraphe [3] plus haut, statuant que la décision de l'agent ERAR rendue en août 2002 continuait d'être réputée celle du ministre, quant au risque auquel serait exposé M. Jaballah s'il était renvoyé en Égypte, à savoir que sa vie serait menacée ou qu'il serait exposé à un risque de torture ou de peine cruelle ou inusitée advenant son renvoi en Égypte. Ainsi, cette évaluation des risques n'est pas contestée dans la décision du représentant du ministre rendue le 23 septembre 2005, comme il ressort de cette décision, et elle n'est pas remise en cause en l'espèce.

[11]            Soulignons que certains renseignements, qui n'avaient pas été versés au dossier de la Cour précédemment, concernant le risque encouru par M. Jaballah, figurent pourtant dans les documents du dossier remis au représentant du ministre. Le premier de ces renseignements porte sur un avis de modification en date du 24 mars 2003, délivré par les autorités égyptiennes relativement à un précédent avis d'Interpol du mois de juillet 1999 et à des procédures judiciaires visant un homme de nationalité égyptienne, désigné comme suit : [traduction] « SAID N/P MAHMOUD EL SAYED GABALLAH SAID » , qui a plus tard été identifié comme étant Mahmoud Jaballah par un expert en empreintes digitales de la GRC. L'avis de modification précise que même si le premier avis mentionne que la peine maximale est la peine de mort, [traduction] « la sentence maximale sera vraisemblablement une condamnation aux travaux forcés à vie » .

[12]            Une deuxième question concernant le dossier porte sur l'ajout de renseignements actualisés sur le traitement des détenus aux mains des responsables de la sécurité égyptiens, de l'information sur le non-respect des droits de la personne en Égypte, contenue essentiellement dans les arguments soumis au nom de M. Jaballah au représentant du ministre, dans les rapports de Human Rights Watch, d'Amnistie Internationale et du Département d'État américain. Enfin, l'avocat de M. Jaballah a également déposé une chronologie des événements concernant M.Ahmad Abou El Maati, un citoyen canadien placé en détention en Syrie en novembre 2001, qui a été transféré en Égypte en janvier 2002, où il a été détenu et apparemment torturé jusqu'à sa remise en liberté, en janvier 2004. Dans une instance portant sur une infraction criminelle ou un délit, toute cette information serait considérée comme un ouï-dire mais dans le cas en l'espèce, il s'agit d'information pertinente dans la mesure où elle appuie la conclusion de l'agent ERAR d'août 2002, éventuellement confirmée par la Cour, selon laquelle M. Jaballah serait exposé à un risque de mort, de torture ou de peine cruelle ou inusitée s'il était renvoyé en Égypte.

Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[13]            Les questions en litige concernent la décision prise par le représentant du ministre en vertu de l'alinéa 113d)(ii) de refuser la demande de protection. Cette décision est fondée sur une évaluation selon laquelle le danger que représente M. Jaballah pour la sécurité du Canada justifie le refus de la demande de protection, malgré les risques encourus par M. Jaballah advenant son renvoi en Égypte. Pour en venir à cette conclusion, il fallait en premier lieu déterminer si M. Jaballah représente un risque pour la sécurité nationale du Canada et ensuite, pondérer ce risque avec le risque auquel M. Jaballah serait exposé s'il était renvoyé en Égypte.

[14]            Pour évaluer ces deux aspects de la décision, il y a lieu de considérer que les motifs énoncés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales constituent la norme de contrôle applicable. L'avocat de M. Jaballah soutient que même si la Cour doit faire preuve de retenue à l'égard de l'évaluation du danger pour la sécurité nationale, la conclusion opposant ce danger au risque auquel serait exposé M. Jaballah advenant son retour en Égypte devrait être examinée selon la norme de la décision correcte, compte tenu en particulier des graves risques qui pèsent sur lui.

[15]            Dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 281 N.R. 1, 208 D.L.R. (4th) 1, 18 Imm. L.R. (3d) 1, 37 Admin. L.R. (3d) 159 (C.S.C.), la Cour suprême du Canada a examiné la décision du ministre de renvoyer un réfugié, malgré une preuve prima facie que celui-ci serait exposé à un risque de torture s'il était renvoyé au Sri Lanka, son pays d'origine. La décision du ministre a été annulée au motif qu'il y avait eu manquement aux règles de l'équité procédurale dans les procédures ayant donné lieu à la décision mais la Cour a longuement commenté les questions constitutionnelles et les autres questions soulevées dans une situation où une personne menacée de renvoi pourrait être exposée à un risque de mort ou de torture. La Cour déclare que la décision du ministre voulant que cette personne représente un danger pour la sécurité du Canada doit faire l'objet d'une grande retenue, au vu des facteurs pris en compte dans l'analyse pragmatique et fonctionnelle réalisée dans le cadre de cet examen. La Cour s'exprime comme suit, au paragraphe 29 :

Nous souscrivons à l'opinion [...] selon laquelle le tribunal de révision doit faire preuve de retenue à cet égard et annuler la décision discrétionnaire seulement si elle est manifestement déraisonnable parce qu'elle aurait été prise arbitrairement ou de mauvaise foi, qu'elle n'est pas étayée par la preuve ou que la ministre a omis de tenir compte des facteurs pertinents. Le tribunal de révision ne doit ni soupeser à nouveau les différents facteurs ni intervenir uniquement parce qu'il serait arrivé à une autre conclusion.

[16]            L'avocat de M. Jaballah fait valoir que cette norme n'est pas appropriée dans la mesure où la décision oppose le danger pour la sécurité du Canada à la menace qui pèse sur M. Jaballah dans l'éventualité où il retourne en Égypte. Il affirme que les dispositions de la LIPR sont différentes du texte de loi qu'elle a remplacé (la Loi sur l'immigration) et qui était en cause dans Suresh. Plus particulièrement, il soutient que l'adoption de l'alinéa 3(3)f) de la LIPR, entré en vigueur en 2002, après que l'affaire Suresh ait été tranchée (exception faite de la décision de la Cour suprême), oblige la Cour à interpréter et à appliquer la Loi d'une manière qui soit conforme aux traités internationaux sur les droits de la personne auquel le Canada est signataire. Il plaide que cette disposition incorpore l'obligation du Canada en vertu de la Convention contre la torture, auquel le Canada a adhéré, de ne pas expulser une personne vers un pays où elle risque d'être torturée. Malgré toute l'importance de cette obligation et même s'il elle constitue un argument convaincant sur le plan de l'interprétation, il ne s'agit pas d'un élément déterminant pour l'application de la LIPR. (Voir De Guzman c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2005 CAF 436 (motifs du juge Evans, pour la Cour d'appel, au paragraphe 89; voir également Re Charkaoui, 2005 CF 1670, [2005] A.C.F. n ° 2038, motifs du juge Noël, aux paragraphes 26 à 44.)

[17]            À mon avis, toute obligation liant le Canada en vertu de la Charte ou des engagements internationaux du Canada et interdisant au Canada d'expulser une personne vers un pays où elle serait exposée à un risque de mort ou de torture, prend effet seulement à partir du moment où une décision d'expulsion a été prise. Or, la décision rejetant la demande de protection ne constitue pas une décision d'expulser M. Jaballah.

[18]            Suresh nous apprend que la norme de contrôle applicable à la décision du représentant du ministre déterminant que M. Jaballah constitue un danger pour la sécurité nationale du Canada, et à la décision voulant que ce danger soit plus grand que le risque de mort ou de torture auquel M. Jaballah serait exposé advenant son retour en Égypte, est celle de la décision manifestement déraisonnable. Le Parlement a conféré un vaste pouvoir discrétionnaire au ministre ou à son représentant, une personne spécialement qualifiée pour évaluer les facteurs, tant ceux qui concernent M. Jaballah que ceux qui concernent la sécurité du Canada, dans le cadre du processus visant à maintenir les normes d'immigration et à expulser les personnes qui semblent poser une menace pour la sécurité nationale. L'exercice de ce pouvoir discrétionnaire exige que la Cour de révision fasse preuve de retenue, à moins qu'il ne soit établi que ce pouvoir a été exercé de manière manifestement déraisonnable dans un cas donné.

[19]            J'examinerai maintenant la décision en cause selon cette norme de contrôle, de même que la conclusion voulant que M. Jaballah constitue un danger pour la sécurité nationale du Canada et la conclusion voulant que ce danger outrepasse le risque de mort ou de torture auquel M. Jaballah serait exposé advenant son retour en Égypte.

La décision en cause

[20]            Dans sa décision du 23 septembre 2005, à la partie I, le représentant du ministre donne une description des documents qu'il a examinés, y compris des rapports et des documents publics et confidentiels de même que les documents de référence et les annexes à l'appui. Parmi les documents examinés figurent également tous les éléments de preuve remis au ministre pour examen par l'avocat de M. Jaballah et par M. Jaballah lui-même depuis 2001. Le dossier dont disposait le représentant du ministre comprenait neuf volumes de documents et plus de 3 000 pages au total.

[21]            Une des lacunes constatées dans la première décision rendue en décembre 2003 à l'égard de la demande de protection, à savoir l'omission de tenir compte des documents de référence et des annexes sur lesquels sont fondés le premier rapport secret en matière de sécurité et le résumé public connexe, a été évitée et le représentant du ministre a effectivement pris en compte l'ensemble des documents en procédant à un nouvel examen, avant de rendre la décision en cause en l'espèce. Soulignons également qu'une deuxième lacune relevée dans la première décision du ministre, soit le fait que cette décision s'appuyait en partie sur une décision que j'avais rendue précédemment concernant le certificat de sécurité du ministre, laquelle a été subséquemment annulée par la Cour d'appel, n'a pas été répétée par le représentant du ministre puisque ce dernier n'en a pas tenu compte dans la deuxième décision.

[22]            Dans la partie II de la décision, relative aux faits, on trouve un bref résumé du parcours de M. Jaballah, ses voyages depuis l'Égypte vers l'Arabie saoudite en 1991, vers le Pakistan la même année, vers le Yémen en 1994, vers l'Azerbaïdjan en 1995 et finalement vers le Canada. Dans ce résumé, il est fait mention des événements que M. Jaballah allègue avoir vécus à plusieurs occasions en termes d'arrestations, de mise en détention et de torture avant qu'il ne quitte l'Égypte, quelques années avant son arrivée au Canada en 1996, avec son épouse et ses quatre enfants. Deux autres enfants sont nés durant leur séjour au Canada. Depuis, son épouse et les quatre enfants nés à l'étranger ont obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention mais durant la période où M. Jaballah a été maintenu en détention en vertu du certificat de sécurité délivré en août 2001, la revendication du statut de réfugié de M. Jaballah a été rejetée. Dans la partie III de la décision en cause, qui traite des questions de droit et de procédures, le représentant du ministre examine brièvement le contexte juridique des procédures ayant donné lieu à la deuxième décision relativement à la demande de protection.

[23]            Dans les parties IV et VI de sa décision, le représentent du ministre fait état de ses conclusions quant à l'évaluation des risques et de son analyse quant à la gravité de ces risques par rapport aux risques auxquels serait exposé M. Jaballah s'il devait retourner en Égypte. Ces éléments de la décision forment l'essentiel des préoccupations soulevées en l'espèce.

[24]            Dans la partie V de la décision, le représentant du ministre mentionne et reconnaît que l'évaluation ERAR réalisée en août 2002, telle que confirmée par la Cour en mai 2003, fait correctement état des risques encourus par M. Jaballah, soit le risque de mort ou de torture advenant son retour en Égypte. La partie VII, qui porte sur l'intérêt supérieur des enfants, et la partie VIII, concernant le renvoi vers un tiers pays sûr, sont courtes et exposent des questions accessoires à la principale question en litige en l'espèce; elles seront donc très brièvement examinées dans ces motifs.

L'évaluation du danger

[25]            Le représentant du ministre s'appuie sur la définition de la notion de « danger pour la sécurité du Canada » telle qu'énoncée par la Cour suprême du Canada dans Suresh, au paragraphe 90 :

[...] une personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada » si elle représente, directement ou indirectement, une grave menace pour la sécurité du Canada, et il ne faut pas oublier que la sécurité d'un pays est souvent tributaire de la sécurité d'autres pays. La menace doit être « grave » , en ce sens qu'elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable.

[26]            La décision en cause en l'espèce contient un court résumé de la preuve et des renvois aux sources lorsque celles-ci sont publiques. Elle fait mention de la participation de M. Jaballah à titre d'étudiant au groupe Badr, à l'Université Zagazig en Égypte, où il se trouvait au début des années 80, qui était alors considéré comme l'un des berceaux du fondamentalisme islamique. À l'époque, le gouvernement égyptien estimait que le groupe Badr était un groupe d'opposants au pouvoir et le fait que M. Jaballah en fasse partie lui a valu d'attirer l'attention des autorités; il a ainsi été placé en détention et torturé à plusieurs reprises au cours de cette décennie. En raison de ces difficultés, l'épouse de M. Jaballah a également été mise en détention et torturée.

[27]            La décision renvoie au témoignage de M. Jaballah devant la Section du statut de réfugié, notamment à ses propos concernant le voyage de sa famille en Arabie saoudite en 1991 et plus tard la même année à Peshawar au Pakistan, où M. Jaballah et son épouse ont tous deux été recrutés comme enseignants dans une école, avec l'aide de l'International Islamic Relief Organization, une importante organisation caritative établie en Arabie saoudite qui bénéficie du soutien du gouvernement saoudien. Certaines personnes de cette organisation auraient été liées à Al Qaïda. L'école où M. Jaballah a occupé le poste de directeur pendant une certaine période était reconnue pour avoir des liens avec des militants arabes très actifs en Afghanistan. Le représentant du ministre en a déduit que M. Jaballah était un sympathisant de la cause des Talibans et d'Al Jihad, une organisation terroriste égyptienne.

[28]            Les séjours ultérieurs de M. Jaballah au Yémen, où il est resté pendant un an à compter d'août 1994, et ensuite en Azerbaïdjan, où il est resté neuf mois à compter de septembre 1995, auraient été entrepris pour éviter de retourner en Égypte; durant cette période, il n'a occupé aucun poste régulier. Le représentant du ministre fait remarquer que M. Jaballah n'avait fourni aucune explication satisfaisante sur la manière dont il aurait financé les coûts de ce voyage, subvenu à ses besoins et à ceux de sa famille et acheté les faux passeports, y compris le passeport saoudien dont il s'est servi pour se rendre au Canada en 1996. Soulignons que dans son témoignage devant le juge Cullen en 1999, M. Jaballah a déclaré qu'il s'était servi des économies qu'il avait accumulées au Pakistan et que le salaire d'enseignante de son épouse avait permis de subvenir aux besoins de cette dernière de même qu'à ceux de leurs quatre enfants à Peshawar. Le Yémen et l'Azerbaïdjan étaient tous deux reconnus comme des pays utilisés par les organisations terroristes à l'époque et le représentant du ministre en a déduit que M. Jaballah était lié à ces organisations et qu'il avait bénéficié de leur soutien pendant la période où il y a séjourné.

[29]            Dans la décision, il est fait mention d'Al Jihad, une organisation égyptienne responsable du meurtre du président Sadat, de tentatives d'assassinat contre d'autres dirigeants égyptiens en 1993, de l'attentat à la bombe commis contre l'ambassade d'Égypte à Islamabad en 1995 et d'un complot en vue de détruire l'ambassade des États-Unis en Albanie en 1998. Al Jihad est une organisation terroriste dont les liens avec Al Qaïda ont été reconnus depuis quelques années; le gouvernement du Canada l'a d'ailleurs désignée comme telle en juillet 2002 (C.P. DORS/2002). Le représentant du ministre a donc conclu que les convictions radicales de M. Jaballah l'ont conduit à se joindre à Al Jihad et qu'il continue d'entretenir les mêmes convictions. Il mentionne l'avis d'Interpol de juillet 1999, dans lequel il est allégué, premièrement, que « Mahmoud Said » , [traduction] « est membre d'une organisation terroriste responsable de la logistique de plusieurs attaques perpétrées en Égypte » . Comme je l'ai mentionné plus haut (au paragraphe [11]), la GRC a déterminé en 2002, en se fondant sur l'analyse des empreintes digitales, que la personne désignée dans ce rapport est bel et bien M. Jaballah.

[30]            Le représentant du ministre examine ensuite les liens et les agissements de M. Jaballah au Canada; il mentionne notamment la preuve de sa participation, à partir du Canada, aux préparatifs des attentats à la bombe contre les ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie et de ses liens avec d'autres personnes connues pour entretenir des liens avec des organisations ou des causes terroristes. Ces relations auraient été entretenues par des communications verbales, par le biais d'appels locaux et internationaux et par des communications écrites par le biais de boîtes postales et d'ordinateurs personnels dotés d'un accès à Internet. Les relations qu'il a admis avoir entretenues avec certaines personnes au Canada ou à l'étranger qui occupaient un poste important dans l'organisation Al Qaïda ou dans d'autres organisations terroristes, sont exposées en détail. Le représentant du ministre en a déduit que le fait que M. Jaballah ait entretenu des relations avec ces personnes n'était pas une simple coïncidence. Selon lui, ces liens démontrent que M. Jaballah a toujours l'intention de participer à des projets terroristes et qu'il est toujours déterminé à développer et à agrandir son cercle de relations.

[31]            Dans la décision, le représentant du ministre mentionne un bulletin publié par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le 24 juin 2005, faisant état de « plusieurs cas » où des extrémistes remis en liberté ont repris les mêmes activités qu'avant leur détention. Dans ces cas, la mise en détention n'a eu aucun effet dissuasif ni n'a empêché de neutraliser ces extrémistes qui, croit-on, considèrent que les souffrances endurées au service de leur cause seront récompensées dans l'au-delà. De l'avis du SCRS, les extrémistes renouent avec leur réseau dès leur remise en liberté, demeurant tranquilles pour quelque temps parfois, mais sans jamais renoncer à leurs convictions sur le Jihad et l'usage de la violence. Lors d'une audience dans cette affaire, un témoin comparaissant pour le SCRS a reconnu que les statistiques disponibles indiquent que sur le nombre d'individus détenus et remis en liberté, ceux qui reprennent des activités terroristes sont relativement rares; néanmoins, parmi les individus dont on a suivi le parcours après leur remise en liberté, le pourcentage de ceux qui ont repris des activités inacceptables n'est pas négligeable.

[32]            Selon le représentant du ministre, M. Jaballah correspond au profil des individus décrits dans le bulletin du SCRS et compte tenu de son comportement au fil du temps, tant avant qu'après son arrivée au Canada, sa détention [traduction] « ne réduira pas la gravité ni l'étendue du danger qu'il représente pour le Canada » . De plus, le représentant du ministre pense que si l'on accordait plus de liberté à M. Jaballah en le faisant bénéficier d'une libération conditionnelle, ce dernier aurait davantage l'occasion de se livrer à d'autres activités terroristes.

[33]            Le représentant du ministre résume ensuite les arguments présentés par l'avocat de M. Jaballah, y compris les critiques formulées par l'avocat à l'égard d'une évaluation des restrictions préparées à l'intention du représentant du ministre et le bulletin du SCRS sur lequel s'appuie le représentant du ministre. Tous les arguments de l'avocat ne sont pas examinés dans la décision mais plusieurs d'entre eux y sont analysés, en particulier ceux que le représentant du ministre a jugé pertinents. Comme pour les remarques sur l'évaluation des restrictions, le représentant du ministre souligne que l'évaluation n'est que l'un des nombreux documents et sources d'information dont il a tenu compte pour rendre sa décision. Quant aux critiques relatives au bulletin du SCRS, le représentant du ministre affirme ce qui suit : [traduction] « Je reconnais que l'information qui figure dans le bulletin est de nature générale et que le cas de chaque individu doit être évalué selon les faits propres à sa situation. Dans le même temps, comme je l'ai mentionné plus haut, je pense qu'en raison de son comportement dans le passé, M. Jaballah correspond au profil décrit dans le bulletin. Cependant, ce n'est là qu'un seul facteur parmi tous les autres dont j'ai tenu compte pour parvenir à ma décision, laquelle est fondée sur l'ensemble de la preuve versée au dossier » .

[34]            En ce qui concerne le danger, vu que le Canada a été désigné comme une cible éventuelle par les organisations terroristes et que d'autres pays ainsi désignés ont été attaqués et vu que les autorités canadiennes semblent convaincues que M. Jaballah a été ou est toujours membre d'Al Jihad, étant donné ses activités et son comportement, le représentant du ministre a conclu que M. Jaballah représentait un danger pour la sécurité du Canada et un danger pour la sécurité des alliés du Canada dans la lutte contre le terrorisme.

L'évaluation du danger pour le Canada par opposition aux risques encourus par M. Jaballah

[35]            Lorsque le représentant du ministre procède à l'évaluation du danger pour la sécurité nationale du Canada par opposition aux risques encourus par M. Jaballah advenant son retour en Égypte, il fait référence à Suresh, au paragraphe 76, et rappelle que sauf en cas de circonstances extraordinaires, expulser un individu vers un pays où il sera exposé à un risque de mort ou de torture constitue un manquement aux droits fondamentaux protégés par l'article 7 de la Charte.

[36]            Dans la décision, le représentant du ministre se dit convaincu qu'à titre de membre d'Al Jihad, une organisation terroriste très active et dangereuse, M. Jaballah représente un danger pour le Canada et que ses activités et la nature de ses liens avant et après son arrivée au Canada démontrent que ce dernier continue d'adhérer aux causes terroristes et notamment, qu'il aurait joué un rôle ici au Canada dans la préparation des attentats à la bombe de 1998 commis contre les ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie. Le représentant du ministre fait ensuite mention de sa conclusion en ce qui concerne le bulletin du SCRS, à savoir que l'emprisonnement des extrémistes islamistes n'altère en rien leurs convictions. Il conclut que M. Jaballah constitue une très grave menace pour la sécurité du Canada et s'exprime en ces termes :

[traduction]
[...] certains éléments de preuve indiquent que la nature de la menace terroriste a évolué au cours des dernières années. Les gouvernements des pays à majorité musulmane ne sont plus au centre des activités. Les pays occidentaux, dont le Canada, sont désormais directement et publiquement visés. Comme le démontrent les attentats de Bali, de Madrid et de Londres, les activités sont désormais organisées et menées par des cellules locales plutôt que par une organisation centrale. Le fait que tous ces pays aient été publiquement désignés comme des cibles éventuelles par Al Qaïda mérite d'être souligné - comme le fait que toutes ces menaces ont été suivies par des attentats terroristes commis par des cellules locales dont les membres ont démontré par leurs agissements qu'ils adhéraient totalement à la philosophie extrémiste d'Al Qaïda. Le Canada figurait lui aussi sur cette liste. Je pense que les liens et les activités de M. Jaballah indiquent qu'il partage cette philosophie extrémiste et qu'à ce titre, il représente un très grave danger pour la sécurité du Canada.

[37]            Le représentant du ministre conclut en affirmant qu'il est convaincu que les faits en l'espèce satisfont au critère des « circonstances extraordinaires » définis par la Cour suprême dans Suresh et que la présence de M. Jaballah au Canada constitue une menace grave et exceptionnelle pour la sécurité du Canada, qui outrepasse les risques auxquels il serait exposés advenant son retour en Égypte » .

Autres questions examinées

[38]            Le représentant du ministre examine ensuite sommairement la question de l'intérêt supérieur des enfants, sur laquelle l'avocat aurait présenté très peu d'arguments. Rappelant le statut de l'épouse et des quatre enfants de M. Jaballah à titre de réfugiés au Canada et l'existence [traduction] « de solides arguments militant en faveur de leur établissement permanent au Canada, peu importe l'issue de la cause de M. Jaballah » et soulignant que les deux autres enfants du couple sont des citoyens canadiens ayant le droit de demeurer au Canada, le représentant du ministre reconnaît que tout dénouement malheureux pour M. Jaballah, advenant son retour en Égypte, serait contraire à l'intérêt supérieur des enfants. Néanmoins, l'intérêt supérieur des enfants ne suffit pas à faire contrepoids à sa conclusion voulant que la présence permanente de M. Jaballah au Canada constitue un danger pour la sécurité du pays, outrepassant vraisemblablement les risques auxquels serait exposé M. Jaballah s'il retournait en Égypte.

[39]            L'avocat de M. Jaballah a également présenté des arguments au représentant du ministre mais il n'a fourni aucune proposition précise sur un éventuel tiers pays sûr. Le représentant du ministre ne disposait tout simplement d'aucune information lui permettant de désigner un tel pays; il s'en est donc abstenu.

Évaluation des arguments présentés au nom de M. Jaballah

[40]            Il est plaidé au nom de M. Jaballah que le représentant du ministre a commis des erreurs à plusieurs égards dans sa décision. Premièrement, il aurait surestimé le danger que M. Jaballah représente pour le Canada en tirant des inférences à partir de simples liens qu'entretenait M. Jaballah avec certains groupes, certaines personnes ou certaines activités ou en se fondant sur une preuve générale qui ne concerne pas le cas précis de M. Jaballah, préparée pour la Section du statut de réfugié et utilisée pour l'examen de sa revendication du statut de réfugié ou préparée par le SCRS dans le cadre de son évaluation de la menace terroriste au Canada ou des terroristes en général. L'avocat soutient que la décision s'appuie sur un usage sélectif de certains éléments de preuve ou renseignements, ou de renseignements confidentiels obtenus par la torture en Égypte, quoiqu'il n'existe aucune preuve permettant de justifier de telles spéculations, et sur l'usage de stéréotypes puisque le représentant du ministre s'en remet à un profil général d'individus en détention et à la menace permanente qu'ils continueraient à représenter pour la sécurité, advenant leur remise en liberté, même conditionnelle.

[41]            L'avocat de M. Jaballah soutient que la conviction du représentant du ministre que [traduction] « les agissements de M. Jaballah dans le passé démontrent qu'il correspond au profil général décrit dans le bulletin » relève tout simplement de stéréotypes et de spéculations et non d'une preuve des activités propres de M. Jaballah. À mon avis, un profil descriptif général de plusieurs individus peut s'avérer une information utile dans l'évaluation des renseignements de sécurité, et l'utilisation d'un tel profil par le ministre ou son représentant, à condition qu'il ne s'agisse pas de la seule ou principale information à l'appui, lorsqu'il sert à évaluer la menace pour la sécurité nationale, n'est pas déraisonnable au point de justifier l'intervention de la Cour. En l'espèce, ce profil ne constitue pas le seul ou principal élément de preuve à l'appui.

[42]            À mon avis, ces arguments sur l'évaluation de la preuve et de l'information par le représentant du ministre concernent davantage le poids que le représentant du ministre a accordé à l'information sur laquelle il fonde sa décision, une question qui ne nécessite pas de contrôle des conclusions ou inférences qu'il a tirées quant aux faits. Je ne suis pas convaincu que ses conclusions et ses inférences ont été faites sans renvoi aux renseignements dont disposait le représentant du ministre ou que compte tenu de ces renseignements, ses conclusions et ses inférences peuvent être considérées comme étant arbitraires au sens défini à l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales.

[43]            L'avocat de M. Jaballah plaide que compte tenu des conséquences graves de la décision, la preuve devrait justifier les conclusions selon la prépondérance des probabilités, comme s'il s'agissait d'un recours civil, par analogie à la norme de preuve examinée par la Cour suprême du Canada dans Continental Insurance Co. c. Dalton Cartage Co., [1982] 1 R.C.S. 164. Ce n'est pas le cas en l'espèce.

[44]            En outre, rien ne justifie d'écarter les inférences faites par le représentant du ministre à partir de l'information au dossier, tant qu'elles sont raisonnablement appuyées par la preuve, même si la Cour n'aurait pas nécessairement tiré les mêmes inférences si elle avait évalué cette information. Comme le fait remarquer la Cour suprême du Canada dans Suresh (au paragraphe 90), alors qu'elle définit le danger pour la sécurité du Canada, « [l]a menace doit être "grave", en ce sens qu'elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve [...] » . À mon avis, des inférences raisonnables fondées sur des renseignements figurant au dossier satisfont au critère des soupçons objectivement raisonnables et la Cour doit faire preuve d'une retenue judiciaire à l'égard de la décision, puisqu'elle découle de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de la part du représentant agissant au nom du ministre, à qui le Parlement a confié la responsabilité d'examiner les affaires relatives à la sécurité nationale.

[45]            L'avocat de M. Jaballah fait en outre valoir que la conclusion du représentant du ministre quant au danger permanent qui pèse sur la sécurité nationale du Canada est fondée, du moins en partie, sur son évaluation de la crédibilité de M. Jaballah alors que ce dernier n'a pas été entendu de vive voix. La décision ne contient aucune mention précise concernant la crédibilité mais les déclarations de M. Jaballah sur ses relations et ses activités dans le passé, consignées dans les documents ou les transcriptions versés dans le dossier du représentant, n'ont pas toutes été jugées véridiques. Je ne suis pas convaincu que, dans la mesure où la décision reposait sur des conclusions ou des inférences autres que celles exprimées par M. Jaballah, une audition était nécessaire. (Voir Suresh, au paragraphe 121, où la Cour suprême fait remarquer que dans ce cas, il n'y avait pas lieu de tenir une audience.)

[46]            Enfin, l'avocat de M. Jaballah soutient que dans sa décision, le représentant n'expose pas de motifs suffisants pour justifier ses conclusions quant au danger que représenterait M. Jaballah pour le Canada ou quant à l'évaluation de la gravité de ce danger par rapport aux risques qu'encourrait M. Jaballah advenant son retour en Égypte. Plus particulièrement, il affirme que les motifs à l'appui sont insuffisants pour justifier la conclusion relative à l'évaluation du danger pour le Canada par opposition aux risques auxquels serait exposé M. Jaballah ou, autrement dit, les raisons pour lesquelles on doit considérer que les circonstances en l'espèce sont exceptionnelles, condition définie par la Cour suprême du Canada dans Suresh, pour justifier une décision d'expulsion vers un pays où le demandeur serait exposé à un risque de torture.

[47]            À mon avis, la décision contient des motifs suffisants à l'appui des deux principales conclusions et les motifs exposés sont suffisants pour justifier ces conclusions. Ainsi, en ce qui concerne la conclusion voulant que M. Jaballah constitue un danger pour la sécurité nationale du Canada, le représentant du ministre mentionne son appartenance à un groupe d'étudiants opposés au gouvernement égyptien, ce qui a attiré l'attention des autorités sur lui, son poste dans une école au Pakistan, reconnue pour avoir entretenu des liens avec des militants arabes ayant contribué à la guerre en Afghanistan, ses séjours au Yémen et en Azerbaïdjan, alors qu'il était au chômage, deux pays connus pour avoir été utilisés par des organisations terroristes à l'époque, tandis que M. Jaballah a été incapable de fournir des explications satisfaisantes concernant les sources de financement qui lui auraient permis de subvenir à ses besoins. Le représentant du ministre a conclu que M. Jaballah a déjà été un membre actif d'Al Jihad, une organisation terroriste égyptienne, qu'il est recherché par les autorités égyptiennes en tant que membre d'une organisation terroriste, qu'il s'est lié, avant et après son arrivée au Canada, à un certain nombre d'individus connus pour leur appartenance à des groupes terroristes internationaux, qu'il est soupçonné d'avoir joué un rôle dans les attentats à la bombe contre les ambassades des États-Unis en Afrique de l'Est, en 1998, soit après son arrivée au Canada, et qu'il est peu vraisemblable qu'il renonce à défendre des causes terroristes. À mon avis, les faits ainsi exposés ainsi que les inférences tirées quant au danger que représente M. Jaballah pour la sécurité du Canada sont raisonnables, compte tenu de la preuve et de l'information contenues dans le dossier du représentant. On ne peut pas dire que la conclusion que M. Jaballah constitue un danger pour la sécurité du Canada soit manifestement déraisonnable.

[48]            Quant à la conclusion selon laquelle le danger qui pèse sur la sécurité du Canada outrepasse les risques auxquels serait exposé M. Jaballah s'il retournait en Égypte, le représentant du ministre a déduit que ses principales activités au Canada, avant sa mise en détention en 2001, consistaient à défendre des causes terroristes. Ce facteur, ajouté au refus de M. Jaballah de reconnaître sa participation à l'organisation Al Jihad ou à d'autres organisations terroristes malgré sa détention continue, ont poussé le représentant du ministre à conclure qu'il était peu probable que M. Jaballah se réinsère dans la société canadienne avec l'intention de respecter les systèmes de droit et de gouvernement du Canada. Selon moi, il n'est pas très important que cette conclusion hypothétique s'avère juste ou non pour évaluer le danger que représente M. Jaballah pour le Canada par opposition aux risques auxquels il serait exposé advenant son retour en Égypte; par ailleurs, cette conclusion n'est pas un facteur de première importance dans la décision.

[49]            Les facteurs déterminants dans la décision sont la menace grandissante du terrorisme international, qui a placé les pays occidentaux, dont le Canada, en ligne de mire quant aux risques d'attentat ou quant aux menaces d'être pris pour cibles. S'ajoute à cela la nouvelle menace des activités terroristes menées par des cellules locales qui ne sont pas dirigées par une organisation centrale. L'ensemble constitue, d'après le représentant du ministre, des circonstances de danger exceptionnelles pour la sécurité du Canada. Selon le représentant, dans de telles circonstances, le danger pour la sécurité du Canada outrepasse les risques auxquels serait exposé M. Jaballah s'il devait retourner en Égypte, ce qui justifie de mettre fin à sa présence permanente au Canada.

[50]            De toute évidence, la menace du terrorisme international qui pèse sur le Canada est devenue plus pressante depuis quelques années et ne s'est donc pas atténuée. Le dossier contient une quantité suffisante d'information provenant de différentes sources publiques au Canada et à l'étranger, en ce qui concerne la menace terroriste envers les pays occidentaux et envers notre pays. Compte tenu de l'évaluation du représentant du ministre quant au danger que représente M. Jaballah et vu les circonstances actuelles en ce qui concerne la menace terroriste, la décision de refuser la demande de protection ne me semble pas manifestement déraisonnable.

[51]            Je pense qu'il n'y a pas lieu de trancher, dans la présente demande de contrôle judiciaire, la question de savoir si ces circonstances sont extraordinaires au sens où l'entendait la Cour suprême du Canada dans Suresh, à savoir qu'elles justifient d'expulser M. Jaballah vers un pays où il serait exposé à un risque de torture, bien que l'avocat de M. Jaballah ait soutenu le contraire. Dans la mesure où cet argument est fondé sur les incidences de l'alinéa 3(3)f) de la LIPR, j'ai déjà mentionné plus haut que selon la décision de la Cour d'appel dans De Guzman, un principe de droit international enchâssé dans un traité auquel le Canada est signataire, par exemple l'interdiction d'expulser une personne vers un pays où elle risque la mort ou la torture, peut être un élément pertinent pour interpréter le droit canadien mais il n'est en aucun cas un élément déterminant, à moins que ce principe ne soit directement incorporé dans une loi canadienne. L'interdiction en cause n'est pas directement incorporée dans la LIPR ni dans aucune autre loi.

[52]            Dans Suresh (au paragraphe 78), la Cour suprême du Canada a entrouvert la porte à la possibilité d'expulser une personne vers un pays où elle risque la torture, à titre d'exception à l'interdiction de refoulement prévue par la loi alors que dans cette affaire, le réfugié en cause était considéré comme un danger pour la sécurité du Canada. La Cour précise que des circonstances extraordinaires peuvent autoriser une telle mesure même si dans la plupart des cas, cette mesure constituerait un manquement aux droits garantis par l'article 7 de la Chartre. Bien que la Cour ait entrouvert cette possibilité, soit au terme du processus de pondération prévu à l'article 7 de la Charte, soit au regard de l'article premier de celle-ci, elle n'a tiré aucune conclusion dans ce cas. L'avocat de M. Jaballah plaide qu'en l'espèce, la décision du représentant du ministre ne donne aucune indication sur la méthode qu'il a choisie pour parvenir à la conclusion que le danger pour le Canada outrepasse les risques encourus par M. Jaballah advenant son retour en Égypte. Il ajoute qu'aux termes de la décision de la Cour suprême dans R. c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, la pondération entre les facteurs sociaux et les droits fondamentaux reconnus par l'article 7 de la Charte doit être réalisée en vertu de l'article 1, le fardeau incombant alors au ministre de prouver les fondements justifiant une exemption aux garanties prévues à l'article 7.

[53]            Je ne suis pas convaincu que le représentant du ministre soit tenu de donner son opinion sur des questions constitutionnelles non résolues, lorsqu'il pondère les droits fondamentaux et le danger pour la sécurité nationale, pondération qui, aux termes de Suresh, sera nécessaire seulement lorsque la décision consiste à expulser une personne vers un pays précis où elle serait exposée à un risque grave de mort ou de torture. Rappelons que Suresh portait sur le contrôle judiciaire d'une ordonnance d'expulsion et sur la procédure menant à une telle ordonnance.

La nature de la décision en cause

[54]            Dans l'affaire qui nous occupe, la thèse qui sous-tend les arguments plaidés au nom de M. Jaballah est que la décision en cause découle de la pondération du danger et des risques en l'espèce et qu'à ce titre, il s'agit d'une décision d'expulser M. Jaballah vers un pays où il serait exposé à un risque de torture. Il n'en est rien. La décision en cause concerne le refus d'accueillir la demande de protection présentée par M. Jaballah. Il est vrai que l'une des conditions pour qu'une personne soit reconnue comme une personne à protéger consiste à prouver qu'elle serait directement exposée à un risque de mort ou de peine ou traitement cruel ou inusité, advenant son expulsion vers son pays d'origine (LIPR, article 97), à moins que la demande ne soit refusée au motif, notamment, que cette personne constitue un danger pour la sécurité du Canada (LIPR, sous-alinéa 113(3)d)(ii)). La décision rejetant la demande de protection de M. Jaballah n'est pas une ordonnance d'expulsion ou de renvoi. C'est une décision refusant une demande du revendicateur d'être reconnu comme une personne à protéger.

[55]            Lorsqu'une décision rejetant une demande de protection est rendue, comme c'est le cas en l'espèce, elle constitue une étape du processus portant sur l'examen du caractère raisonnable du certificat de sécurité relatif à M. Jaballah. Si le certificat est jugé déraisonnable, il sera déclaré nul. Si le certificat est jugé raisonnable, M. Jaballah deviendra interdit de territoire au Canada et la décision prendra la forme d'une ordonnance de renvoi finale et sans appel, « sans qu'il soit nécessaire de procéder au contrôle ou à l'enquête » (LIPR, article 81).

[56]            Si la décision relative au certificat de sécurité prend la forme d'une ordonnance de renvoi et que M. Jaballah refuse de quitter le Canada de son plein gré, si j'ai bien compris la procédure prévue dans la LIPR et le Règlement connexe, l'ordonnance peut être mise en application mais elle n'est pas automatiquement exécutoire. Si la décision prend la forme d'une ordonnance d'expulsion ou est convertie en une telle ordonnance, d'autres décisions concernant le moyen de transport et les conditions du voyage devront être prises. À cette étape, les circonstances deviendraient identiques à la situation dans Suresh et c'est alors qu'il y aurait lieu de soulever les questions relatives à la constitutionnalité de la mesure d'expulsion vers un pays où le revendicateur serait exposé à un risque de mort ou de torture et de statuer sur ces questions. Je pense que ces questions revêtent une grande importance mais il n'est pas nécessaire de les trancher à cette étape des procédures.

[57]            Dans Re Charkaoui, 2005 CF 1670, [2005] A.C.F. n ° 2038, le juge Noël examinait les circonstances dans lesquelles une personne visée par un certificat de sécurité soulevait des questions constitutionnelles à l'égard du processus prévu dans la LIPR, dans l'attente d'une décision d'ERAR. Il fait observer ce qui suit, notamment, aux paragraphes 32 et 34 :

[32] [...] Il faut aussi retenir qu'il y a d'autres possibilités à envisager que le renvoi lorsqu'à la fois une personne représente un danger et qu'il y a risque de torture en cas de renvoi. Bien qu'il y ait risque de torture dans un pays, il se pourrait que le renvoi ait néanmoins lieu parce que le pays en question aurait négocié un protocole de renvoi incluant un plan de supervision de la détention satisfaisant. Dans un cas comme celui-là, il y aurait lieu de décider s'il y a ou non contravention à la Charte canadienne. [...]

[34] [...] il est pensable, compte tenu de la décision rendue par la Cour suprême dans Suresh, précitée, que les personnes qui sont visées par un certificat de sécurité, mais qui ne peuvent être renvoyées compte tenu du risque de torture pourraient faire l'objet d'un traitement particulier. Ces traitements pourraient passer ou non le test constitutionnel. Il n'appartient pas à cette Cour en l'espèce, de décider si ces traitements seraient ou non conformes à la Charte canadienne ou aux engagements internationaux du Canada. Au stade où en sont les présentes procédures, il s'agit d'une question hypothétique. [...] M. Charkaoui est en attente d'une évaluation ERAR et aucune mesure d'expulsion vers un pays où il y a risque de torture n'a été prise. [...]

[58]            En l'espèce, la décision rejetant la demande de protection de M. Jaballah n'est pas une décision de renvoyer M. Jaballah en Égypte. Il n'est pas inconcevable d'imaginer que si la décision est prise de le renvoyer, ce pourrait être vers un autre pays. Le représentant du ministre a mentionné la possibilité d'un tiers pays sûr, bien qu'aucun argument concernant un tel pays n'ait été soulevé devant lui. Je suis d'accord avec l'avocat de M. Jaballah lorsqu'il affirme que le ministre a une certaine responsabilité qui l'oblige à envisager une autre destination que l'Égypte, advenant la mise en oeuvre d'une mesure d'expulsion, responsabilité implicitement reconnue à l'article 241 du Règlement pris en vertu de la LIPR, où il est question de renvoyer une personne dans un autre pays que son pays d'origine.

[59]            L'avocat de M. Jaballah soutient que la Cour doit trancher maintenant les questions constitutionnelles soulevées par la décision en cause, comme s'il s'agissait d'une décision renvoyant M. Jaballah vers un pays où il serait exposé à un risque de mort ou de torture. Puisque, selon moi, la procédure prévue par la LIPR à cette étape ne donne pas lieu à une telle décision, toute conclusion que je pourrais tirer concernant les questions constitutionnelles serait un obiter dictum. La Cour suprême confirme que les questions constitutionnelles ou relatives à la Charte doivent être tranchées seulement si une telle décision est nécessaire et au surplus, seulement si la preuve à l'appui est suffisante. Voir Mahjoub c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et al., 2005 CF 156 (le juge Dawson), aux paragraphes 64 et 65.

[60]            Si le certificat de sécurité est jugé raisonnable en l'espèce et si une décision est rendue en vue de faire appliquer cette conclusion comme une ordonnance d'expulsion en renvoyant M. Jaballah vers l'Égypte, les faits seront suffisants pour statuer sur la question de savoir si la Charte autorise le renvoi du revendicateur dans un pays où il serait exposé à un risque de mort ou de torture si ce dernier a été interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité, même si le revendicateur n'est pas une personne à protéger en vertu de l'article 115 de la LIPR. Il s'agit d'une question constitutionnelle très importante, une question qui, si j'ai bien compris les conséquences de Suresh, mérite d'être examinée par les tribunaux de ce pays avant qu'une quelconque mesure d'expulsion ne soit prise en vue de renvoyer M. Jaballah en Égypte.

Conclusion

[61]            Conformément au paragraphe 79(2) de la LIPR et pour les motifs énoncés plus haut, je conclus que la décision du représentant du ministre de rejeter la demande de protection de M. Jaballah, rendue le 23 septembre 2005 en vertu de l'alinéa 113d)(ii) de la Loi, est conforme à la loi.

[62]            L'instance se poursuivra en ce qui concerne le certificat de sécurité visant M. Jaballah et ce dernier aura l'occasion de présenter des éléments de preuve et de faire valoir ses arguments concernant le caractère raisonnable du certificat, conformément à l'échéancier convenu lors d'une téléconférence avec les avocats des parties, échéancier qui sera confirmé dans une ordonnance distincte.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la décision du représentant du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration rejetant la demande de protection de M. Jaballah, en date du 23 septembre 2005, soit déclarée conforme à la loi, aux termes du paragraphe 79(2) de la LIPR.

« W. Andrew MacKay »

Juge suppléant

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


Annexe A

Contexte et résumé du dossier de l'instance relative aux certificats de sécurité concernant M. Jaballah.

I.                   Extraits des motifs de l'ordonnance publiée à 2006 CF 115 (date : 20060201), aux paragraphes 2, 3 et 4.

[2] M. Jaballah, un étranger de nationalité égyptienne, est en détention depuis le 14 août 2001, date à laquelle un certificat de sécurité a été délivré contre lui en vertu de l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration de 1978, aujourd'hui le paragraphe 77(1) de la LIPR. M. Jaballah et sa famille sont arrivés au Canada en 1996, puis ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention, revendication qui était encore pendante lorsqu'il a été incarcéré en 1999 au titre d'un certificat antérieur de sécurité qui a été plus tard annulé par monsieur le juge Cullen en novembre 2000. Il est demeuré au Canada en tant qu'étranger jusqu'au règlement de sa revendication du statut de réfugié. Cette revendication a été rejetée, mais la décision fut annulée par contrôle judiciaire en octobre 2000, et la revendication était encore pendante lorsqu'il a fait l'objet d'un deuxième certificat de sécurité délivré par les ministres, et c'est alors qu'il a été mis en détention, sans mandat, le 14 août 2001. Après nouvelle audition, la demande d'asile de M. Jaballah a été rejetée en avril 2003, mais les demandes de son épouse et de quatre de ses enfants ont été accueillies, et ils ont été reconnus comme réfugiés au sens de la Convention.

[3] Le second certificat, délivré par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général du Canada de l'époque, lequel est aujourd'hui appelé ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada, faisait état de leur opinion selon laquelle M. Jaballah est interdit de territoire pour des raisons de sécurité nationale. Il a été mis en détention, sans mandat ni ordonnance, en application du paragraphe 82(2) de la LIPR, et le certificat a été renvoyé à la Cour, et à moi en tant que juge désigné en application de la LIPR, pour décision sur le caractère raisonnable ou non du certificat.

[4] Cette décision a nécessité davantage de temps que quiconque aurait pu l'imaginer. Je résumerai très brièvement ici la procédure.

1)    En juillet 2002, M. Jaballah a demandé, en vertu de la LIPR, d'être déclaré personne à protéger et, en application du paragraphe 79(1) de la LIPR, la procédure se rapportant à l'examen du certificat a été suspendue.

2) En août 2002, un agent d'ERAR du ministère de l'Immigration a procédé à une évaluation des risques, laquelle fut communiquée à M. Jaballah. Dans cette évaluation, l'agent exprimait l'opinion que M. Jaballah serait exposé à un risque de torture, à une menace pour sa vie ou à des traitements cruels et inusités s'il était renvoyé en Égypte. La Cour a par la suite jugé que cette opinion ne représentait pas elle-même la décision requise du ministre en vertu de la LIPR et du Règlement en ce qui a trait à la demande de protection présentée par M. Jaballah.

3) Après que la Cour eut invité plusieurs fois, sans résultat, l'avocat du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration à obtenir une décision du ministre sur la demande de protection, la Cour a jugé, après audition d'une requête de M. Jaballah en ce sens, entendue en avril 2003, que, vu les circonstances, l'absence d'une décision ministérielle sur la demande de protection constituait selon la LIPR un abus de la procédure. La Cour a alors entrepris d'examiner le caractère raisonnable du certificat des ministres, et ce certificat a été déclaré raisonnable le 23 mai 2003 (voir Jaballah (Re), [2003] 4 C.F. 345, [2003] A.C.F. n ° 822, 2003 CFPI 640).

4)       Les ministres ont interjeté appel du jugement dans la mesure où il concluait à un abus de la procédure, et M. Jaballah a déposé un appel incident ainsi qu'un appel distinct à l'encontre de la conclusion selon laquelle le certificat était raisonnable.

5)       Le 20 novembre 2003, la Cour a entendu une requête déposée au nom de M. Jaballah, en vue de sa mise en liberté, conformément au paragraphe 84(2) de la LIPR, après qu'il fut demeuré en détention durant plus de 120 jours après le jugement déclarant raisonnable le certificat. Cette requête a été rejetée (voir Jaballah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 20, 2004 CF 299).

6)       Le 30 décembre 2003, M. Jaballah était informé par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration que sa demande de protection présentée en juillet 2002 était refusée. La Cour a été informée du résultat, mais non de la décision, par lettre reçue le 6 janvier 2004. M. Jaballah a demandé le contrôle judiciaire de cette décision du ministre, demande qui n'avait pas été instruite avant l'examen des appels.

7)       En juillet 2004, la Cour d'appel fédérale statuait sur l'appel des ministres et celui de M. Jaballah à propos des décisions de mai 2003, en disant respectivement qu'il y avait eu abus de la procédure et que le certificat des ministres était raisonnable. La Cour d'appel confirmait le jugement selon lequel il y avait eu abus de la procédure, de même que le jugement visant à rectifier l'abus, c'est-à-dire celui où la Cour fédérale disait que la décision de l'agent d'ERAR d'août 2002 devrait être réputée celle du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration à propos du risque que courrait M. Jaballah s'il était renvoyé en Égypte. Mais la Cour d'appel a jugé que la Cour fédérale avait outrepassé son pouvoir dans son jugement concluant au caractère raisonnable du certificat, car elle avait rendu ce jugement sans attendre la décision du ministre sur la demande de protection. Le jugement de la Cour fédérale concernant le certificat a été annulé et l'affaire lui a été renvoyée pour réexamen. La Cour, par l'intermédiaire du soussigné, en tant que juge désigné, a donc entrepris de réexaminer le certificat en application du paragraphe 79(2) de la LIPR.

8)       Après avoir entendu les arguments en août 2004 et examiné les observations écrites supplémentaires des avocats, je suis arrivé à la conclusion en mars 2005 que la décision du ministre se rapportant à la demande de protection présentée par M. Jaballah n'était pas conforme au droit. La décision du ministre a été annulée et la procédure se rapportant au certificat a été de nouveau suspendue, en application du paragraphe 80(2), afin de permettre au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de se prononcer une nouvelle fois sur la demande de protection.

9)       Par ordonnance du 7 juillet 2005, j'ai statué comme il suit, à l'issue de la nouvelle procédure :

a)       la Cour confirme son jugement du 23 mai 2003 selon lequel la décision de l'agent d'ERAR d'août 2002 continue d'être réputée celle du ministre à propos du risque que courrait M. Jaballah s'il était renvoyé aujourd'hui en Égypte;

b)       les points soumis au réexamen du ministre, et devant être l'objet d'un rapport à M. Jaballah et à la Cour conformément au sous-alinéa 113d)(ii) de la LIPR et du paragraphe 172(2) du Règlement, sont le danger que M. Jaballah représente pour la sécurité du Canada s'il demeure dans ce pays, et la question de savoir si, malgré le risque qu'il court en cas de renvoi en Égypte, sa demande de protection devrait être refusée; et

c)       la décision du ministre sur la demande de protection devra être déposée au plus tard le 26 septembre 2005, ainsi qu'elle l'a été par la suite, après que M. Jaballah aura eu l'occasion de s'exprimer sur le dossier devant être étudié par le ministre ou son représentant.

II.                   Procédures subséquentes à juillet 2005

10)              Le 11 juillet 2005, M. Jaballah a déposé une demande d'habeas corpus et d'autres mesures correctives devant la Cour supérieure de l'Ontario, demande suspendue dans l'attente que la Cour statue dans un délai raisonnable sur sa demande de remise en liberté fondée sur des motifs constitutionnels (voir Jaballah c. Procureur général du Canada, Procureur général de l'Ontario et al., dossier n ° M-77-05, 2005/08/22, C.S. Ont.). Ensuite, une demande a été déposée devant la Cour le 24 août 2005 en vue d'obtenir une ordonnance de remise en liberté de M. Jaballah dans l'attente d'une décision finale sur les questions soulevées dans l'instance relative au certificat de sécurité. La requête a fait l'objet d'une audience de cinq jours et demi en septembre et de trois jours additionnels en octobre 2005. Les parties ont également déposé d'autres arguments écrits en décembre 2005. La demande a été rejetée par ordonnance de la Cour en date du 1er février 2006 (voir 2006 CF 115).

11)              Dans l'instance relative à sa demande de remise en liberté en septembre 2005, M. Jaballah a témoigné et a été contre-interrogé, un rôle de témoin qu'il avait refusé d'assumer dans les premières étapes de cette instance, avant sa toute dernière demande de remise en liberté. Cette instance s'est poursuivie avec les questions examinées dans les présents motifs, concernant la validité de la décision statuant sur la demande de protection, rendue par le représentant du ministre le 23 septembre 2005. Les avocats des parties ont plaidé pendant quatre jours, en décembre 2005, concernant la validité de cette décision rejetant la demande de protection.

12)              Le 7 février 2006, lorsque la Cour a repris l'instruction en vue d'examiner de nouveaux éléments de preuve concernant le caractère raisonnable du certificat, M. Jaballah a présenté, avec la permission de la Cour, une requête verbale afin de me faire récuser dans toute nouvelle instruction se rapportant au certificat de sécurité au motif que certaines conclusions dans les motifs de l'ordonnance publiés à 2006 CF 115, concernant la demande de remise en liberté, soulevaient une crainte raisonnable de partialité. Cette requête a été rejetée pour les motifs énoncés dans 2006 CF 180, déposés le 10 février 2006. Soulignons que la requête en récusation présentée au nom de M. Jaballah excluait spécifiquement de sa portée la fonction de contrôle judiciaire de la Cour à l'égard de la décision du représentant du ministre rejetant la demande de protection.

13)              Le 16 mars 2006, la Cour a exposé, dans les motifs auxquels est jointe la présente annexe A, sa conclusion voulant que la décision rejetant la demande de protection rendue par le représentant du ministre le 23 septembre 2005 est conforme à la loi.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         DES-4-01

INTITULÉ :                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

                                                            L'IMMIGRATION et LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL

                                                            DU CANADA et MAHMOUD JABALLAH

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 30 NOVEMBRE 2005

                                                            LES 1er, 2 ET 7 DÉCEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE MACKAY

DATE DES MOTIFS :                       LE 16 MARS 2006

COMPARUTIONS:

                                                                              Donald A. MacIntosh          POUR LES DEMANDEURS

Robert Batt

Melkia Visnick

David Tyndale

Barbara Jackman                                                                       POUR LE DÉFENDEUR

John R. Norris                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                            POUR LES DEMANDEURS

Barbara Jackman                                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Avocate

Toronto (Ontario)

John R. Norris                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Avocat

Ruby & Edward

Toronto (Ontario)

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