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Date : 20200630


Dossier : IMM-4847-19

Référence : 2020 CF 736

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2020

En présence du juge en chef

ENTRE :

JOSE DANIEL AVILAN VILLEGAS

NELBA MARIA GARCIA VILLEGAS

VALENTINA PENA GARCIA

VICTOR AVILAN GARCIA

OCTAVIO AVILAN GARCIA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Dans certaines parties du monde, la collecte de renseignements sur la vie professionnelle et personnelle de journalistes étrangers et leur communication subséquente au gouvernement peut constituer de la complicité dans les crimes contre l’humanité qui sont, ou ont été, perpétrés contre ces journalistes par ce gouvernement.

[2]  L’une des questions essentielles en l’espèce est de savoir s’il était déraisonnable de la part de la Section de la protection des réfugiés [la « SPR »] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de conclure qu’il existait des raisons sérieuses de penser que de telles activités liées à la collecte et au rapport de renseignements par le demandeur principal, M. Jose Daniel Avilan Villegas, constituaient de la complicité dans de tels crimes.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il était en effet déraisonnable de la part de la SPR de tirer cette conclusion et de s’appuyer sur celle‑ci pour conclure que M. Villegas est exclu de la protection des réfugiés au Canada conformément à l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la « LIPR »] et à l’article 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la « Convention sur les réfugiés »].

[4]  Je conclus également que certaines des conclusions et des inférences tirées par la SPR lorsqu’elle est arrivée à la conclusion susmentionnée étaient intrinsèquement liées à deux conclusions supplémentaires auxquelles elle est parvenue dans le cadre de son analyse subsidiaire, à savoir que M. Villegas n’avait pas démontré (i) que son épouse, leurs trois enfants et lui étaient exposés à une possibilité sérieuse de persécution au Venezuela ou (ii) qu’ils seraient personnellement exposés à un risque de préjudice prévu à l’article 97 de la LIPR s’ils devaient retourner dans ce pays.

[5]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la SPR sera annulée et l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision par un autre décideur.

II.  Contexte

[6]  M. Villegas, son épouse et leurs trois enfants sont citoyens du Venezuela. Ils ont fui ce pays en mai 2017 et ont demandé l’asile au Canada à leur arrivée à la frontière entre le Canada et les États-Unis quelques jours plus tard.

[7]  Ils ont fondé leurs demandes d’asile sur une allégation de crainte de persécution et de préjudice de la part du gouvernement. À l’appui de ces demandes, M. Villegas affirme qu’il a commencé à faire l’objet de mauvais traitements lorsqu’il travaillait au ministère des Communications et de l’Information, où il a été employé pendant plus de deux ans entre 2008 et 2010. Ces mauvais traitements ont commencé après son refus de se conformer entièrement aux ordres qui lui avaient été donnés de recueillir des renseignements concernant la vie professionnelle et personnelle de journalistes étrangers.

[8]  M. Villegas soutient qu’il a été menacé quand il a quitté cet emploi, et que son téléphone a été mis sous écoute quand il a terminé une thèse de maîtrise en 2015 dans laquelle il critiquait les textes de l’ancien président Hugo Chavez. Il a par la suite remarqué qu’il [traduction] « se faisait observer par des personnes très peu recommandables ». En 2016, un groupe de personnes a tenté d’enlever sa fille. Quelques semaines plus tard, une fenêtre de sa maison a été brisée pour l’« effrayer », lui et sa famille. En 2017, avant de s’enfuir au Canada, il a été suivi et photographié lorsqu’il est allé au consulat espagnol. Un représentant du gouvernement lui a dit : [traduction] « Nous savons où tu habites ». De plus, il soutient que lorsqu’il a accompagné ses enfants à l’école un jour, quelqu’un lui a dit : [traduction] « Je vais te voir criblé de balles un jour, flic », même s’il n’est pas policier. Finalement, il affirme qu’il était sous surveillance constante par quelqu’un qui se tenait devant l’édifice où sa famille et lui habitaient.

[9]  Compte tenu de ce qui précède, M. Villegas craint que si son épouse, ses enfants et lui doivent retourner au Venezuela, leur vie soit exposée à [traduction] « un risque considérable » et qu’il puisse être emprisonné pour trahison.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  Dans sa décision, la SPR a conclu qu’il existait des raisons sérieuses de croire que la participation directe de M. Villegas à la collecte et au rapport de renseignements sur des journalistes étrangers, à des fins notamment d’intimidation, de menaces et de violence, constituait une forme de complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité par le Venezuela contre des journalistes et des opposants politiques. En se fondant sur cette conclusion, la SPR a conclu que M. Villegas est exclu de la protection des réfugiés aux termes de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés, intégrée à la législation canadienne par l’article 98 de la LIPR.

[11]  Malgré cette conclusion, la SPR a entrepris d’évaluer les craintes de persécution et de préjudice physique mentionnées par M. Villegas, son épouse et leurs enfants. En fin de compte, elle a conclu qu’ils n’avaient pas établi qu’ils sont ou seraient perçus comme des opposants du gouvernement vénézuélien ou qu’ils seraient exposés à plus qu’une simple possibilité de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR. Elle a également conclu qu’ils n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils seraient exposés à un risque de préjudice au sens de l’article 97.

[12]  J’aimerais en profiter pour rappeler qu’étant donné que les demandeurs sont entrés au Canada par les États-Unis, pays qui est partie à un accord visé à l’alinéa 110(2)d) de la LIPR, la Section d’appel des réfugiés a rejeté leur appel au motif qu’elle n’avait pas compétence pour l’instruire.

IV.  Dispositions pertinentes

[13]  L’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés énonce ce qui suit :

1F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

1F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

[14]  Aux termes de l’article 98 de la LIPR, la personne visée aux articles 1E ou 1F de la Convention sur les réfugiés « ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger » au sens de la LIPR.

[15]  Les termes « réfugié au sens de la Convention » et « personne à protéger » sont définis aux articles 96 et 97 de la LIPR respectivement. Le texte pertinent de ces dispositions est reproduit à l’annexe 1 des présents motifs.

[16]  Conformément au paragraphe 107(1) de la LIPR, la SPR est tenue d’accepter la demande d’asile si elle détermine que le demandeur est un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger. Si elle en décide autrement, elle est tenue de rejeter la demande.

V.  Questions en litige

[17]  M. Villegas a soulevé trois questions distinctes concernant l’analyse de la SPR effectuée relativement à l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés. À mon avis, la meilleure façon de traiter ces questions est de chercher à savoir si l’analyse de la SPR relative à l’article 1Fa) était déraisonnable.

[18]  M. Villegas a également soulevé deux questions supplémentaires que j’ai reformulées.

[19]  Par conséquent, les questions soulevées dans la présente demande sont les suivantes :

  1. L’analyse de la SPR au titre de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés était-elle déraisonnable?

  2. L’analyse de la SPR des demandes d’asile présentées en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR était-elle déraisonnable?

  3. La SPR a-t-elle manqué aux droits de M. Villegas en matière d’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à certains éléments de preuve sur lesquels elle s’est appuyée?

VI.  Norme de contrôle

[20]  En l’absence d’une norme de contrôle établie par voie législative ou d’un droit d’appel conféré par la loi applicable aux décisions de la SPR, il existe une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle sur le fond de ces décisions. Cette présomption peut être écartée dans certaines circonstances qui ne s’appliquent pas aux deux premières questions mixtes de fait et de droit susmentionnées : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 53 et 69 [« Vavilov »]. Par conséquent, la présomption s’applique. (Voir également Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para 53; et Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Duroseau, 2012 CF 342, au para 14.)

[21]  Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et déterminer si la décision « dans son ensemble » est raisonnable : Vavilov, précité, aux para 84 et 85. Le contrôle porte « à la fois sur le résultat et sur le processus » : Vavilov, précité, au para 87. À cet égard, la Cour examinera si la décision est suffisamment justifiée, transparente et intelligible. En d’autres termes, la Cour examinera si elle est en mesure de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision », et ensuite de déterminer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Vavilov, précité, aux para 86 et 97.

[22]  Une décision adéquatement justifiée, transparente et intelligible reflète « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, précité, au para 85. Elle devrait également refléter le fait que le décideur a « réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties » : Vavilov, précité, au para 128.

[23]  La troisième question soulevée en l’espèce, qui vise l’omission de la SPR de donner au demandeur l’occasion de répondre à certains éléments de preuve sur lesquels elle s’est appuyée, est une question d’équité procédurale. Lorsqu’elle examine de telles questions, la Cour doit se concentrer sur la question de savoir si l’omission reprochée était équitable sur le plan procédural, compte tenu de l’ensemble des circonstances : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 90; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54.

VII.  Évaluation

A.  L’analyse de la SPR au titre de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés était-elle déraisonnable?

(1)  Principes juridiques

[24]  Un crime contre l’humanité est commis lorsque chacune des quatre conditions suivantes est remplie :

1. Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).

2. L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.

3. L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

4. L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

(Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au para 119.)

[25]  Les crimes contre l’humanité peuvent être commis directement ou par complicité : Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, aux para 1 et 2 [« Ezokola »].

[26]  Des individus peuvent être complices de crimes internationaux sans être liés à un crime en particulier. Toutefois, en l’absence d’un lien à un crime en particulier, il doit exister un lien entre la conduite reprochée de ces individus et le dessein criminel des auteurs des crimes : Ezokola, précité, au para 53. Aux fins de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés, ce lien est établi lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que la personne en question « a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration d’un crime par un groupe ou à la réalisation du dessein criminel de ce groupe » : Ezokola, précité, au para 8. Cela comprend un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires […] », pourvu que les individus soient « au courant de leur perpétration ou du dessein criminel du gouvernement et [sachent] que [leur] comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel » : Ezokola, précité, aux para 87 et 89 (italique dans l’original).

[27]  La norme de preuve applicable à une évaluation effectuée au titre de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés est celle de savoir s’il existe des « raisons sérieuses de penser » que la personne a eu le comportement en cause. Cette norme se situe entre le « simple soupçon » et la norme de prépondérance des probabilités applicable en matière civile : Ezokola, précité, au para 101. Le fardeau de la preuve repose sur la personne ou l’entité invoquant l’article 1Fa), soit, en l’espèce, la SPR : Ndikumasabo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 955, au para 30.

(2)  Évaluation

[28]  M. Villegas soulève un certain nombre de questions concernant l’analyse menée par la SPR pour parvenir à la conclusion qu’il était complice de crimes contre l’humanité perpétrés par le gouvernement vénézuélien. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, il est seulement nécessaire d’aborder la première de ces questions.

[29]  M. Villegas soutient que l’analyse de la SPR était déraisonnable étant donné qu’elle s’appuyait presque entièrement sur des éléments de preuve se rapportant à des événements qui ont eu lieu longtemps après qu’il eut quitté son emploi au ministère des Communications et de l’Information en 2010, et mettait l’accent sur le traitement réservé par le gouvernement aux journalistes en général plutôt sur que sur le traitement des journalistes étrangers. La SPR a en fait  renvoyé à un élément de preuve, un rapport, concernant les journalistes étrangers, mais cet élément de preuve mentionnait des rapports rédigés en 2016 et 2017 et des mesures qui semblent avoir été prises bien après 2010.

[30]  En réponse, le défendeur soutient que la SPR a en fait traité expressément des crimes qui ont été commis contre des journalistes entre les années 2008 et 2010. Le défendeur affirme également qu’il importe peu de savoir si les journalistes en question étaient des ressortissants du Venezuela ou des journalistes étrangers pour déterminer si M. Villegas était complice de crimes contre l’humanité. Le défendeur ajoute que la SPR a également mené une évaluation à l’égard à la fois des journalistes vénézuéliens et des journalistes étrangers.

[31]  Je ne suis pas d’accord avec le défendeur.

[32]  En ce qui concerne la période visée par les éléments de preuve sur lesquels s’est fondée la SPR, les rapports cités dans sa décision ont été écrits en 2015 ou plus tard. À une exception près, ces rapports traitaient de harcèlement, de violence et d’autres activités envers les journalistes qui ont eu lieu après 2010. L’unique exception concernait un passage dans un rapport écrit en juillet 2017, qui mentionnait une recrudescence d’attaques, de menaces de mort et d’intimidation envers les journalistes après l’adoption d’une certaine loi en 2004. Toutefois, rien n’indique que cette conduite a eu lieu entre de 2008 et 2010. Le fait que le paragraphe précédent du rapport traite d’événements ayant eu lieu en octobre 2013 accentue l’incertitude à cet égard.

[33]  Par conséquent, il y avait peu ou pas d’éléments de preuve pour étayer les déclarations faites aux paragraphes 23, 26, 29 et 57 de la décision de la SPR concernant les mauvais traitements dont faisaient l’objet les journalistes pendant la période où M. Villegas était employé par le ministère des Communications et de l’Information. Cela est en soi suffisant pour rendre la décision déraisonnable. En effet, la SPR n’a identifié aucun lien entre, d’une part, les activités de collecte et de rapport de renseignements de M. Villegas entre 2008 et 2010, et, d’autre part, (i) un quelconque crime contre l’humanité commis par le gouvernement vénézuélien envers des journalistes, étrangers ou vénézuéliens, pendant cette période, ou (ii) un quelconque dessein criminel de ce gouvernement pendant cette période.

[34]  Pour plus de certitude, j’ajouterai que la SPR n’a pas établi de lien entre les activités de collecte et de rapport de renseignements de M. Villegas pendant la période allant de 2008 à 2010 et (i) un quelconque crime contre l’humanité commis ultérieurement ou (ii) un quelconque dessein criminel que le gouvernement vénézuélien a pu avoir ultérieurement.

[35]  Pour ce qui est des crimes contre l’humanité qui, selon la SPR, ont été commis, les conclusions de la SPR visaient expressément les « journalistes » en général. De plus, à l’exception du seul élément de preuve mentionné au paragraphe 29 des présents motifs, la preuve sur laquelle s’est fondée la SPR renvoyait également aux journalistes en général et non aux journalistes étrangers.

[36]  Le seul élément de preuve mentionné tout juste ci-dessus est un rapport écrit en 2017 et qui mentionnait qu’on s’alarmait [traduction] « de ce qui devient une habitude de détenir, harceler et expulser les journalistes étrangers qui enquêtent sur les événements d’intérêt public au Venezuela ou diffusent de l’information sur la gestion gouvernementale ». On énonce ce qui suit dans quelques paragraphes précédents de ce rapport : [traduction] « Pour la plupart, les détentions durent quelques heures et semblent viser à intimider les journalistes et les professionnels des médias ». J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que la SPR ne s’est pas penchée sur la question de savoir si ces détentions, ce harcèlement et ces expulsions de journalistes répondent à la définition d’un crime contre l’humanité. Il s’agit d’un problème distinct qu’il n’est pas nécessaire d’examiner.

[37]  La preuve mentionnée tout juste ci-dessus contraste vivement avec la preuve concernant le traitement des « journalistes » en général, qui décrit des « attaques physiques », des « voies de fait », de la « violence » et des « menaces ».

[38]  Étant donné que la différence entre la preuve concernant les journalistes étrangers et la preuve concernant les « journalistes » en général peut être aisément expliquée par le fait qu’un gouvernement oppressif peut fort bien croire qu’il peut camoufler des crimes envers les journalistes de son pays plus facilement que des crimes envers des journalistes étrangers, je considère le manque de preuve concernant les journalistes étrangers comme revêtant une grande importance.

[39]  Le lien logique fort douteux fait entre les activités de M. Villegas concernant les journalistes étrangers et les crimes contre l’humanité qui, selon les conclusions de la SPR, ont été commis envers des « journalistes » en général, est évident à la lecture du passage suivant :

[63] Ce ne sont pas toutes les activités et les fonctions du demandeur d’asile principal pendant son emploi au gouvernement vénézuélien qui tombent sous le coup de l’alinéa F(a) de l’article premier. Je juge néanmoins que la part directe prise par lui à la collecte de renseignements sur les journalistes étrangers et la communication de cette information à sa hiérarchie, à savoir le cabinet du président et le ministère de l’Intérieur, à des fins notamment d’intimidation, de menaces et de violence, ont contribué à la perpétuation des violations des droits de la personne par l’État vénézuélien contre les journalistes et les opposants politiques, tout comme à l’incitation à une violence concertée par des intervenants ne relevant pas de l’État, le but étant de bâillonner les critiques et les dissidents.

[40]  En l’absence d’éléments de preuve clairs de crimes contre l’humanité ou d’autres violations des droits de la personne envers les journalistes étrangers pendant la période de son emploi au ministère des Communications (entre 2008 et 2010), une telle entorse à la logique était déraisonnable, et ce, parce qu’il n’existait aucun lien entre les activités de collecte et de rapport de renseignements de M. Villegas concernant ce groupe identifiable de personnes et les crimes qui ont été commis par le gouvernement vénézuélien envers les journalistes en général. Il n’y existait non plus aucun lien entre ces activités précises et un quelconque dessein criminel que l’État vénézuélien a pu avoir entre 2008 et 2010, ou même ultérieurement.

[41]  Sans un tel lien, le raisonnement de la SPR comporte une lacune importante qui rend sa décision insuffisamment motivée et inintelligible : Vavilov, précité, para 95 et 96 et 136. Autrement dit, il n’est pas évident que la collecte et le rapport de renseignements concernant la vie professionnelle et personnelle de journalistes étrangers ont fourni des motifs sérieux de croire qu’il a contribué de manière significative et consciente (i) aux crimes contre l’humanité identifiés par la SPR ou (ii) à un quelconque dessein criminel de la part du gouvernement vénézuélien.

[42]  Je reconnais que, dans le document qu’il a fourni à son arrivée au point d’entrée au Canada, M. Villegas a énoncé ce qui suit :

[traduction] Plus tard pendant ma période de travail [au ministère des Communications et de l’Information], on m’a demandé de me servir des relations étroites que j’entretenais avec des journalistes pour obtenir des renseignements au sujet de leur vie professionnelle et personnelle. Ces renseignements étaient utilisés pour décider s’il était « sécuritaire » de leur accorder des entrevues et de leur permettre de visiter des dirigeants clés du gouvernement. Je peux seulement supposer que les renseignements recueillis pour le ministère pourraient être utilisés contre les journalistes. Il est de notoriété publique que les journalistes nationaux et internationaux se font attaquer ou se font traiter injustement en raison de leur travail. (Italique ajouté.)

[43]  Plus tard, quand il a été interrogé par un représentant des services frontaliers du Canada, M. Villegas a affirmé qu’il n’était pas certain de la raison pour laquelle le ministère voulait des renseignements au sujet des journalistes étrangers, et ne savait pas ce qu’il avait été fait avec les renseignements qu’il a fournis. Comme il a été expliqué au paragraphe 42 de sa décision, quand la SPR a présenté à M. Villegas l’incohérence apparente de sa preuve sur ce point, il a répondu que bien qu’il sache actuellement à quelle fin les renseignements sont utilisés, il n’avait pas ses connaissances à ce moment-là. Il a affirmé qu’il s’agit de la raison pour laquelle il a utilisé le présent quand il a rendu le témoignage qu’on retrouve à la fin de la citation reproduite tout juste ci‑dessus.

[44]  Compte tenu de l’explication fournie par M. Villegas, j’estime que les déclarations qu’il a faites à son point d’entrée au Canada ne sont pas suffisantes pour rendre raisonnable l’analyse de la SPR au titre de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés. En d’autres termes, cette preuve, prise en compte avec le reste de la preuve évaluée par la SPR, ne permet pas raisonnablement de conclure qu’il existait des motifs sérieux de croire que M. Villegas avait été complice des crimes contre l’humanité identifiés par la SPR, c’est-à-dire de crimes perpétrés contre des « journalistes ».

[45]  Pour les motifs susmentionnés, l’analyse et la conclusion de la SPR sur ce point n’appartiennent pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Vavilov, précité, au para 86.

B.  L’analyse de la SPR des demandes d’asile présentées en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR était-elle déraisonnable?

[46]  À titre préliminaire, M. Villegas soutient que l’analyse de la SPR des déclarations que ses codemandeurs et lui-même ont faites dans leur demande d’asile ne devrait pas être maintenue parce que cette analyse a été viciée par l’évaluation de la SPR de son exclusion en vertu de l’article 1Fa)  de la Convention sur les réfugiés, et ne pouvait être dissociée de cette évaluation.

[47]  Je suis d’accord.

[48]  Il convient manifestement de parvenir à cette conclusion compte tenu du passage suivant, qui figure au début de l’évaluation de la SPR sur le fond de ces demandes d’asile :

[70] La demande d’asile des demandeurs d’asile associés est fondée sur le profil et les activités du demandeur d’asile principal comme opposant réel ou perçu du gouvernement. Pour les motifs déjà exposés, je juge que celui‑ci a embelli son témoignage sur son emploi au ministère vénézuélien de la Communication et de l’Information et qu’il a exagéré pour l’essentiel son degré de désobéissance aux ordres ou la mesure dans laquelle il était perçu par l’État comme un dissident. Cela diminue sa crédibilité et mine toute la demande d’asile.

[49]  Étant donné la mesure dans laquelle l’analyse déraisonnable de la SPR effectuée relativement à l’article 1Fa) a eu des répercussions négatives sur l’évaluation du fond des demandes d’asile présentées par M. Villegas, son épouse et ses enfants, cette évaluation ne peut être maintenue. Dans la mesure où elle a été explicitement influencée par une analyse déraisonnable, cette évaluation est également déraisonnable. En l’absence de cette influence, l’évaluation de la SPR de ces demandes d’asile aurait bien pu être différente.

[50]  Pour ce motif, on ne peut pas dire que cet aspect de la décision de la SPR appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Vavilov, précité, para 86.

C.  La SPR a-t-elle manqué aux droits de M. Villegas en matière d’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à certains éléments de preuve sur lesquels elle s’est appuyée?

[51]  Compte tenu des conclusions que j’ai tirées concernant les deux premières questions soulevées par M. Villegas et ses codemandeurs, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question.

VIII.  Conclusion

[52]   Pour les motifs énoncés ci-dessus, la demande est accueillie. La décision de la SPR d’exclure M. Villegas de la protection des réfugiés en vertu de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés et de rejeter sur le fond sa demande et les demandes de ses codemandeurs est annulée, et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un décideur différent.

[53]  Avant l’audition de la présente demande, l’avocate des demandeurs a avisé la Cour de son intention de proposer une question à certifier concernant la question relative à l’équité procédurale qu’ils ont soulevée dans la présente instance. Toutefois, puisque j’ai conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner cette question, la question proposée par les demandeurs n’est pas appropriée en vue d’une certification. En bref, « [u]n point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée […]. Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi […] » : Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, para 46 (renvois omis). Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT DANS IMM-4847-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés d’exclure M. Villegas de la protection des réfugiés en vertu de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés et de rejeter sur le fond sa demande d’asile et celle de ses codemandeurs est annulée, et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un décideur différent.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef


Annexe I – Dispositions pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

Person in need of protection

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion — Refugee Convention

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

Convention des Nations Unies relative aux réfugiés, 189 RTNU 150 :

1F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

1F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24. :

Définitions

Definitions

6(3) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

6(3) The definitions in this subsection apply in this section.

crime contre l’humanité Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. (crime against humanity)

crime against humanity   means murder, extermination, enslavement, deportation, imprisonment, torture, sexual violence, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group and that, at the time and in the place of its commission, constitutes a crime against humanity according to customary international law or conventional international law or by virtue of its being criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission. (crime contre l’humanité)

crime de guerre Fait — acte ou omission — commis au cours d’un conflit armé et constituant, au moment et au lieu de la perpétration, un crime de guerre selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel applicables à ces conflits, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. (war crime)

genocide means an act or omission committed with intent to destroy, in whole or in part, an identifiable group of persons, as such, that at the time and in the place of its commission, constitutes genocide according to customary international law or conventional international law or by virtue of its being criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission. (génocide)

génocide Fait — acte ou omission — commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe identifiable de personnes et constituant, au moment et au lieu de la perpétration, un génocide selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. (genocide)

war crime means an act or omission committed during an armed conflict that, at the time and in the place of its commission, constitutes a war crime according to customary international law or conventional international law applicable to armed conflicts, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission. (crime de guerre)

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4847-19

 

INTITULÉ :

JOSE DANIEL AVILAN VILLEGAS ET AL c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 25 MAI 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 30 JUIN 2020

 

COMPARUTIONS :

Molly Joeck

POUR LES DEMANDEURS

 

Edward Burnet

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Cie, cabinet d’avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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