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Date : 20200603


Dossiers : DES‑5‑08

IMM‑5330‑18

Référence : 2020 CF 662

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2020

En présence de madame la juge Roussel

Dossier : DES-5-08

 

ENTRE :

 

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR];

 

ET le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale du Canada en vertu du paragraphe 77(1) de la LIPR;

 

ET Mohamed HARKAT

 

IMM‑5330‑18

ET ENTRE :

MOHAMED HARKAT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Mohamed Harkat fait l’objet d’un certificat de sécurité en vertu de l’article 77 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c 27 [LIPR]. La Cour a conclu en 2010 que le certificat était raisonnable (Harkat (Re), 2010 CF 1241). Cette conclusion a été confirmée par la Cour suprême du Canada en 2014 (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37). Depuis la mise en liberté de M. Harkat en 2006, la Cour a examiné et modifié les modalités et les conditions de sa mise en liberté, le plus récent contrôle ayant eu lieu en novembre 2017 (Harkat (Re), 2018 CF 62).

[2]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [les ministres] ont présenté une requête visant à modifier les modalités et les conditions de la mise en liberté de M. Harkat. En plus de chercher à obtenir des précisions quant aux modalités et aux conditions en vigueur, les ministres affirment que M. Harkat a commis deux (2) violations liées à l’utilisation de son ordinateur.

[3]  M. Harkat a déposé une requête pour obtenir une ordonnance de financement de sa représentation juridique par l’État. Plus précisément, il demande une ordonnance de la Cour exigeant que le Procureur général du Canada [PGC] acquitte les honoraires de son avocate, Barbara Jackman, à un taux appelé à être négocié entre l’avocate et le PGC. M. Harkat souhaite obtenir un accord de financement qui s’appliquera non seulement à la requête des ministres, mais aussi aux instances connexes, y compris à toute demande éventuelle qu’il est susceptible de faire en vue de modifier les conditions de sa mise en liberté.

[4]  M. Harkat cherche à se prévaloir d’un recours du même genre relativement à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’il a déposée à l’encontre de la décision d’un haut représentant d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [le représentant du ministre] prise le 2 octobre 2018. Par cette décision, et conformément à l’alinéa 115(2)b) de la LIPR, le représentant du ministre a conclu que M. Harkat, un citoyen d’Algérie, ne devrait pas être autorisé à demeurer au Canada.

[5]  Dans les deux dossiers, M. Harkat souhaite être représenté par Mme Jackman, ce qu’elle fait déjà depuis plusieurs années. Il n’est pas admissible à un certificat d’aide juridique et il affirme qu’il n’a pas les moyens de retenir les services d’un avocat à titre privé. Mme Jackman n’est pas disposée à travailler sur la base d’un certificat d’aide juridique.

[6]  Les ministres s’opposent aux requêtes de M. Harkat ayant pour but que l’État finance sa représentation juridique.

[7]  Pour les motifs exposés ci‑après, les requêtes de M. Harkat ayant pour but que l’État finance sa représentation juridique sont rejetées. La requête des ministres fait l’objet de motifs distincts.

II.  Analyse

A.  Le droit régissant le financement par l’État de la représentation juridique et la représentation par un avocat de son choix

[8]  Dans le contexte pénal, lorsqu’une personne accusée d’une infraction grave n’a pas les moyens de retenir les services d’un avocat et s’est vu refuser l’aide juridique, les tribunaux peuvent exceptionnellement suspendre l’instance jusqu’à ce que l’État fournisse le financement nécessaire pour garantir à l’accusé le droit à un procès équitable. Il est alors question de ce qu’on appelle communément une « ordonnance de type Rowbotham », laquelle tient son nom de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c Rowbotham, [1988] OJ no 271 (QL), 1988 CanLII 147 (CA) [Rowbotham], qui se fonde sur l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte], qui garantissent à la personne accusée un procès équitable en conformité avec les principes de justice fondamentale. Les tribunaux ne rendent une telle ordonnance que dans les rares circonstances où l’accusé est impécunieux, inadmissible à l’aide juridique et incapable de se représenter adéquatement et où il est question d’une instance complexe et grave, qui a des conséquences sur sa liberté. Bien qu’il soit largement reconnu qu’une personne accusée jouit du droit fondamental de choisir son propre avocat, une ordonnance de type Rowbotham n’exige pas que l’État rémunère l’avocat de son choix.

[9]  Dans l’arrêt R. c Peterman (2004), 70 O.R. (3d) 481, [2004] O.J. no 1758 (QL) (CA) [Peterman], la Cour d’appel de l’Ontario a élargi la portée des principes sous-tendant les ordonnances de type Rowbotham. Le défendeur dans cette affaire était financièrement admissible à l’aide juridique. Son certificat d’aide juridique l’autorisait à faire appel à un avocat de son choix pour le représenter, pour autant que l’avocat accepte le taux de rémunération de l’aide juridique. Le certificat était également assorti de certaines restrictions relatives au paiement des honoraires et des frais de l’avocat de l’extérieur, au temps de préparation et à l’obtention des services d’un avocat adjoint.

[10]  Accusé d’incendie criminel, M. Peterman s’est adressé à un avocat qui l’avait déjà représenté dans différentes affaires civiles et pénales. L’avocat a accepté de représenter M. Peterman sur la base du certificat d’aide juridique, mais, son cabinet n’étant pas situé dans la région où l’infraction a été commise, l’avocat a préalablement demandé une autorisation de déplacement auprès du directeur régional d’Aide juridique Ontario. Le directeur a refusé la demande, décision qui a été confirmée après que l’avocat a épuisé tous les recours internes d’Aide juridique Ontario.

[11]  M. Peterman a alors présenté une demande d’ordonnance de paiement des honoraires de l’avocat qu’il avait choisi à un taux supérieur au barème de l’aide juridique ainsi que de paiement des honoraires d’un avocat adjoint. Il a également demandé le paiement des débours raisonnables des avocats, le paiement des avocats pour la totalité du temps de préparation, sans limite maximale du nombre d’heures de préparation, et le paiement des repas et du logement des avocats. La juge saisie de la demande a refusé de rendre une ordonnance de paiement des honoraires supérieurs, mais elle a ordonné le paiement du temps de déplacement, des frais de déplacement et des repas de l’avocat choisi par M. Peterman et de l’avocat adjoint ainsi que de tout leur temps de préparation, pour autant que le temps ainsi passé soit raisonnable. La juge saisie de la demande a par ailleurs ordonné que, si Aide juridique Ontario refusait de payer, le ministère du Procureur général de l’Ontario soit tenu de prendre en charge ces dépenses.

[12]  Après avoir examiné les principes énoncés dans l’arrêt Rowbotham et confirmé que le droit d’un accusé de choisir son avocat n’impose pas à l’État l’obligation positive de rémunérer l’avocat de son choix, la Cour d’appel de l’Ontario a précisé qu’il y avait deux (2) exceptions à ce principe.

[13]  La première exception est celle où [traduction« dans certaines situations exceptionnelles », [traduction« l’accusé peut démontrer qu’il ne peut obtenir un procès équitable que s’il est représenté par un avocat spécifique. Dans ces circonstances inhabituelles, la cour peut être autorisée à rendre une ordonnance pour s’assurer que l’accusé est représenté par cet avocat » (Peterman, au par. 29). Tel était le cas dans la décision R c Fisher, [1997] SJ no 530 (QL) (QB) [Fisher].

[14]  Dans cette affaire, M. Fisher était accusé du meurtre et du viol d’une femme nommée Gail Miller trente (30) ans plus tôt. Un autre homme, David Milgaard, avait déjà été condamné pour ce meurtre. La Cour suprême du Canada a tenu une audience relativement à un renvoi concernant la condamnation de M. Milgaard : Renvoi relatif à Milgaard (Can.), [1992] 1 RCS 866. M. Fisher a comparu comme témoin à cette audience et était représenté par Brian Beresh. Ce dernier avait également représenté M. Fisher dans une autre affaire pénale sans rapport avec celle‑là, et il avait continué à lui donner des conseils juridiques après le renvoi devant la Cour suprême du Canada. Lorsque M. Milgaard a été disculpé et M. Fisher, accusé du meurtre, M. Fisher a demandé une ordonnance pour que M. Beresh et son adjoint soient désignés pour le représenter. Bien que M. Fisher ait été admissible à l’aide juridique, M. Beresh n’a pas pu être désigné parce qu’il ne résidait pas en Saskatchewan.

[15]  Monsieur le juge Milliken, de la Cour du banc de la Reine de la Saskatchewan, a estimé que les questions examinées lors du renvoi étaient, pour la plupart, les mêmes que celles qui seraient traitées lors du procès de M. Fisher. Il a également estimé que le procès de M. Fisher soulèverait des questions complexes concernant l’admission des éléments de preuve. Il a conclu que M. Fisher ne pourrait bénéficier d’un procès équitable que s’il était représenté par M. Beresh. Le juge Milliken a reconnu qu’il s’agissait d’un cas exceptionnel, et il a expliqué pourquoi il ne craignait pas que la décision crée un précédent pour d’autres affaires :

[TRADUCTION]

Je ne pense pas que les circonstances de cette affaire, à savoir une accusation de meurtre et de viol commis il y a plus de 30 ans pour laquelle une autre personne a été condamnée et est maintenant disculpée et l’existence d’un accusé ayant comparu au renvoi en compagnie de l’avocat dont il souhaite aujourd’hui qu’il le représente, se reproduiront dans les 30 prochaines années. Je suis donc d’avis que mes décisions concernant cette demande ne créeront pas de précédent susceptible d’avoir une incidence sur le barème de l’Aide juridique.

(Fisher, au par. 20)

[16]  La seconde exception définie par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Peterman est le cas où l’accusé ne peut tout simplement pas trouver un avocat compétent pour le représenter aux conditions imposées par l’Aide juridique (Peterman, au par. 30). Toutefois, la Cour d’appel de l’Ontario a ajouté que l’on s’attendrait à ce que de tels cas soient extrêmement rares.

[17]  La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le cas de M. Peterman n’était pas exceptionnel et n’était pas non plus du même ordre de complexité que l’affaire Fisher. En arrivant à cette conclusion, la cour a fait remarquer qu’il était question d’une affaire d’incendie criminel qui devait durer sept (7) jours et dans laquelle pouvaient être appelés à comparaître au plus trente (30) témoins de la Couronne, dont l’un était un ancien complice. La cour a indiqué que, si le degré de complexité était tel que le cas de M. Peterman justifiait une ordonnance de type Fisher, alors pratiquement tous les accusés passant devant un jury pourraient réclamer le droit à la rémunération par l’État d’un avocat de leur choix. La cour a également rejeté l’argument selon lequel une ordonnance de type Fisher pouvait être justifiée au motif de la relation professionnelle antérieure d’un accusé avec un avocat spécifique et de la confiance placée par l’accusé dans cet avocat (Peterman, au par. 31). Enfin, la cour a ajouté qu’il n’y avait aucune preuve que d’autres avocats locaux compétents n’étaient pas disponibles pour se charger du dossier aux conditions imposées par Aide juridique Ontario. Les observations de vive voix faites par l’avocat lors de l’audience sur le nombre d’avocats dans le comté ne permettaient pas de conclure qu’il n’y avait pas d’autres avocats compétents disponibles pour prendre le dossier en main (Peterman, au par. 32).

[18]  Dans la décision R. c Dieckman, 2012 ONSC 6779 [Dieckman], M. le juge Durno, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a également rejeté une demande de rémunération par l’État d’un avocat spécifique dans le cadre d’une vaste procédure. Mme Dieckman faisait face à six (6) chefs d’accusation de fraude de plus de 5 000 $. Le Couronne alléguait que Mme Dieckman et d’autres personnes avaient fraudé le gouvernement de plusieurs millions de dollars par l’intermédiaire d’une société de services de paie qu’elles exploitaient pour le compte d’employeurs. M. le juge Durno a examiné les décisions rendues dans les arrêts Rowbotham, Fisher et Peterman et a conclu que, dans les cas de demandes invoquant Fisher/Peterman, les demandeurs devaient satisfaire, selon la prépondérance des probabilités, aux cinq (5) critères suivants :

[TRADUCTION]

1.  Ils ont demandé un financement au titre de l’aide juridique et ont épuisé tous les recours de l’aide juridique ou ont prouvé qu’une demande serait vaine.

2.  Au titre de la première exception Peterman, lorsqu’ils se sont vu refuser le financement de l’aide juridique : leur cas comporte une situation exceptionnelle et ils ne peuvent obtenir un procès équitable que s’ils sont représentés par un avocat spécifique. Le demandeur est également tenu de démontrer pourquoi des honoraires supérieurs au barème de l’aide juridique sont justifiés dans toutes les circonstances.

3.  Au titre de la première exception Peterman, lorsqu’ils se sont vu accorder le financement de l’aide juridique : leur cas comporte une situation exceptionnelle et ils ne peuvent obtenir un procès équitable que s’ils sont représentés par un avocat spécifique. Le demandeur est également tenu de démontrer pourquoi l’avocat en question ne peut pas être engagé dans le cadre du régime d’aide juridique et pourquoi des honoraires supérieurs au barème de l’aide juridique sont justifiés dans toutes les circonstances.

4.  Au titre de la seconde exception Peterman, lorsqu’ils se sont vu accorder le financement de l’aide juridique : ils ne peuvent pas trouver un avocat compétent pour les représenter aux conditions imposées par l’aide juridique, et un avocat spécifique a des honoraires supérieurs à ce que prévoit le barème de l’aide juridique. Il doit également être démontré pourquoi des honoraires supérieurs au barème de l’aide juridique sont justifiés dans toutes les circonstances.

5.  Ils n’ont pas les moyens de payer un avocat et ont épuisé tous les moyens autres que l’aide juridique pour retenir les services d’un avocat à titre privé.

(Dieckman, au par. 33)

[19]  M. le juge Durno a rejeté la demande de rémunération d’un avocat par l’État. Après avoir fait remarquer que Mme Dieckman n’avait pas demandé de financement au titre de l’aide juridique, il a conclu qu’elle n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait vain pour elle de le faire, ajoutant que ni les observations ni l’avis de l’avocat ne constituaient des éléments de preuve (Dieckman, aux par. 35 à 37). Bien qu’il ait reconnu que le fait que l’avocat ait représenté Mme Dieckman dans cette affaire pendant six (6) ans et que l’affaire en question comportait des questions complexes était une considération importante, M. le juge Durno n’était pas convaincu que l’affaire pouvait être qualifiée de [traduction« exceptionnelle » ni que Mme Dieckman ne pouvait bénéficier d’un procès équitable que si l’avocat de son choix la représentait (Dieckman, aux par. 41 à 44).

[20]  Bien que les affaires précitées aient été tranchées dans un contexte de droit pénal, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c G.(J.), [1999] 3 RCS 46 [G(J)], a étendu la portée de ce type de recours aux instances civiles. Il s’agissait en l’espèce de « déterminer si des parents sans ressources visés par une demande d’ordonnance judiciaire présentée par le gouvernement pour leur retirer la garde de leurs enfants ont le droit constitutionnel d’être représentés par un avocat rémunéré par l’État » (G(J), au par. 1). L’arrêt découlait de la décision de l’Aide juridique du Nouveau‑Brunswick de refuser l’aide juridique à l’appelante dans le cadre d’une instance où le ministre de la Santé et des Services communautaires de la province [le ministre] cherchait à prolonger de six (6) mois la durée d’une ordonnance accordant au ministre la garde des trois (3) enfants de l’appelante. La décision de refuser l’aide juridique à l’appelante était fondée sur une politique selon laquelle aucun certificat d’aide juridique n’était délivré aux intimés visés par des demandes de garde soumises par le ministre.

[21]  La Cour suprême du Canada a conclu que le retrait de la garde d’un enfant par l’État porte gravement atteinte à l’intégrité psychologique du parent, susceptible de restreindre la « sécurité de la personne », faisant ainsi entrer en jeu l’article 7 de la Charte (G(J), aux par. 58 à 61 et 69). Après avoir tenu compte de la gravité des intérêts en jeu, de la complexité de l’instance et des capacités de l’appelante, la Cour suprême a conclu que, dans les circonstances en l’espèce, le droit de l’appelante à une audience équitable et la détermination de l’intérêt supérieur des enfants nécessitaient que l’appelante soit représentée par un avocat (G(J), au par. 75). La Cour suprême s’est empressée d’ajouter qu’elle limitait ses commentaires aux instances concernant la protection des enfants, et qu’il n’était ni nécessaire ni souhaitable qu’elle aborde d’autres types d’instances (G(J), au par. 104).

[22]  Les tribunaux fédéraux ont instruit peu d’affaires où la question du financement de la représentation juridique par l’État sur ordre du tribunal a fait l’objet de discussions. Dans l’arrêt AB c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF no14 (QL), 269 NR 381 [AB], la question soulevée en appel était celle de savoir si l’article 7 de la Charte imposait à l’État l’obligation de financer la préparation d’un dossier par un avocat avant une enquête de l’immigration pouvant conduire au renvoi d’une personne impécunieuse à qui le statut de réfugié avait été accordé, mais qui était présumée appartenir à une catégorie de personnes non admissibles, alors que la complexité du dossier exigeait un temps de préparation plus important que celui financé par le régime provincial d’aide juridique. La Cour d’appel fédérale a reconnu que la menace à la liberté ou à la sécurité de l’appelant émanait de mesures administratives prises en vertu de la législation fédérale. Toutefois, la cour a estimé que cette menace était insuffisante pour imposer au gouvernement fédéral une obligation constitutionnelle de verser des fonds supplémentaires à l’avocat, en particulier lorsque le gouvernement fédéral avait déjà contribué au régime provincial d’aide juridique (AB, aux par. 10 et 12).

[23]  Dans la décision Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Muse, 2005 CF 1380 [Muse], M. le juge Sean Harrington de la Cour a rejeté la demande d’une ordonnance de type Rowbotham. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [MSPPC] avait rendu une ordonnance d’expulsion contre M. Muse au motif qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. M. Muse a été détenu, en vertu de l’article 113 de la LIPR, dans l’attente d’un avis du représentant du ministre. Lors du quatrième contrôle de sa détention, un agent de l’immigration a mis en liberté M. Muse sous réserve de certaines conditions. Le MSPPC a déposé une demande de contrôle judiciaire et a obtenu un sursis d’exécution de l’ordonnance de mise en liberté. M. Muse a demandé à la Cour de lui fournir un avocat, affirmant ne pas avoir les moyens d’en payer un. Appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Rowbotham, le juge Harrington a estimé que M. Muse avait eu accès à des services juridiques à des stades antérieurs de la procédure et qu’il n’était pas « impécunieux ». Par ailleurs, il n’existait aucune preuve que M. Muse n’était pas en mesure de se représenter adéquatement. Enfin, il ne s’agissait pas d’une procédure complexe, puisque « [la] seule question en litige en l’espèce [était] de savoir s’il [devait] demeurer en détention » dans l’attente de la décision définitive du représentant du ministre concernant les risques auxquels il serait exposé s’il était renvoyé dans son pays d’origine (Muse, aux par. 19 et 22 à 25).

[24]  La question de l’opportunité d’une ordonnance de financement a également été examinée dans l’arrêt Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 296 [Mahjoub]. En appel d’une décision de la Cour refusant sa requête en suspension permanente de la procédure relative au certificat de sécurité pour abus de procédure le visant, M. Mahjoub a présenté une requête pour que le PGC lui rembourse les honoraires d’avocats et les débours de l’appel ou, subsidiairement, pour que lui soit accordée une « provision pour frais. ». M. le juge Stratas a rejeté la requête de M. Mahjoub au motif que la preuve n’établissait pas que le financement par l’État était nécessaire. Avant de parvenir à cette conclusion, il a examiné les similitudes et les différences entre une ordonnance de type Rowbotham et une ordonnance de provision pour frais fondée sur l’arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71 [Okanagan]. Il a fait remarquer qu’un des points communs est que ce type d’ordonnance est une mesure de tout dernier recours et que la partie qui la demande doit notamment prouver qu’il n’existe pour elle aucune autre façon d’être représentée par un avocat (Mahjoub, au par. 13). Il a reconnu que : 1) M. Mahjoub n’avait pas les fonds nécessaires pour payer les honoraires et débours demandés par ses avocats, il était assigné à résidence et il ne travaillait pas; 2) les honoraires et débours afférents à l’appel n’étaient pas couverts par l’aide juridique et, en l’absence de fonds, ses avocats ne continueraient pas à le représenter; 3) M. Mahjoub voulait que ses avocats continuent à le représenter à l’appel, car c’était eux qui s’étaient occupés de toute la procédure relative au certificat de sécurité; 4) M. Mahjoub n’avait pas les compétences juridiques et linguistiques nécessaires pour préparer l’argumentation écrite et orale à soumettre à l’appel (Mahjoub, au par. 28). Cependant, M. le juge Stratas a aussi fait remarquer que la preuve n’indiquait pas que M. Mahjoub avait tenté de recueillir des fonds ou avait cherché un avocat disposé à réduire ses honoraires ou à agir bénévolement (Mahjoub, au par. 29). De fait, il était d’avis que l’ordonnance de financement par l’État semblait constituer le premier moyen employé par M. Mahjoub et non le dernier recours. Enfin, il a déclaré qu’il n’allait exprimer aucun avis à l’égard de l’argument des intimés selon lequel il ne peut pas y avoir d’ordonnance de financement par l’État en matière de certificat de sécurité ou selon lequel M. Mahjoub ne satisfaisait pas aux autres exigences relatives à l’obtention d’une telle ordonnance (Mahjoub, au par. 33).

[25]  Les critères pour l’obtention d’une ordonnance de type Rowbotham ont de nouveau été examinés par la Cour dans la décision International Relief Fund for the Afflicted and Needy c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 435 [IRFAN]. Comme dans l’arrêt Mahjoub, la Cour a été saisie d’une requête pour que soit rendue une ordonnance enjoignant au PGC de payer les frais juridiques afférents à la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse. En avril 2014, la demanderesse, l’International Relief Fund for the Afflicted and Needy (Canada) [IRFAN-C]. a été inscrite, en vertu de l’article 83.05 du Code criminel, LRC 1985, c C-46, sur la liste des entités terroristes par le gouverneur en conseil. Il s’en est suivi que les biens de l’IRFAN-C ont été bloqués. L’IRFAN-C a demandé une exemption pour qu’il lui soit permis de recueillir des fonds pour payer des avis juridiques relatifs à diverses questions découlant de l’inscription sur cette liste. Le MSPPC a refusé d’autoriser une exemption pour une telle collecte de fonds. L’IRFAN-C a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du MSPPC et a présenté une requête par laquelle elle demandait une ordonnance enjoignant au PGC de payer ses frais juridiques afférents à la demande de contrôle judiciaire en question.

[26]  Mme la juge Anne L. Mactavish a rejeté la requête de l’IRFAN-C. Elle a énoncé les critères élaborés pour justifier une ordonnance de type Rowbotham et une ordonnance de provision pour frais au sens de l’arrêt Okanagan, et elle a examiné les éléments de preuve présentés par l’IRFAN-C. Elle a conclu que l’IRFAN-C ne s’était pas acquittée de l’obligation de démontrer qu’elle était incapable de payer au sens du critère de l’arrêt Rowbotham et qu’elle n’avait pas non plus démontré qu’elle n’avait véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige, si bien qu’on devrait lui accorder une ordonnance de provision pour frais. La seule preuve présentée à la Cour quant à la situation financière de l’IRFAN-C était une déclaration contenue dans l’affidavit souscrit par un adjoint juridique travaillant au cabinet de l’avocat qui prêtait son assistance à l’organisation. Elle a estimé que cette preuve était insuffisante et a ajouté que le critère jurisprudentiel qui prévoit que le demandeur doit fournir des renseignements concernant sa situation financière lorsqu’il sollicite une ordonnance de type Rowbotham ou une ordonnance de provision pour frais était conçu pour faire en sorte que la Cour obtienne tous les renseignements nécessaires pour établir si le demandeur avait établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifieraient que pareille ordonnance soit prononcée (IRFAN, au par. 27).

[27]  Bien que l’absence d’une preuve suffisante quant à la situation financière de l’IRFAN-C ait été suffisante pour rejeter la requête, Mme la juge Mactavish a néanmoins formulé de brèves observations sur les lacunes du dossier dont elle avait été saisie entourant les critères liés à la disponibilité de la représentation et la capacité de l’IRFAN-C de se représenter elle-même convenablement. Ce faisant, elle a avalisé la remarque faite dans l’arrêt Mahjoub à savoir que les tribunaux ont à maintes reprises insisté sur « la nécessité que l’accusé demandant une ordonnance de type Rowbotham établisse que des efforts importants ont été déployés pour obtenir autrement une représentation juridique ou du financement » (IRFAN, au par. 33, citant Mahjoub, au par. 16). Elle a souligné que trois (3) autres avocats avaient agi pour l’IRFAN-C dans des litiges antérieurs, et que rien ne laissait croire que l’IRFAN-C avait communiqué avec l’une de ces personnes pour voir si elles étaient disposées à la représenter bénévolement (IRFAN, au par. 37). Compte tenu des lacunes de la preuve présentée à l’appui de la requête, elle a conclu que l’IRFAN-C n’avait pas satisfait aux critères applicables pour obtenir une ordonnance de type Rowbotham ou une ordonnance de provision pour frais. Elle a néanmoins reconnu que la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente intéressait une situation inhabituelle faisant entrer en jeu de nouvelles dispositions législatives dont la validité n’avait pas encore été vérifiée. Elle a donc rejeté la requête sans qu’il soit porté atteinte au droit de l’IRFAN-C de présenter une nouvelle requête en financement des frais par l’État fondée sur une meilleure preuve.

[28]  Nombre des principes abordés ici tirent leur origine du droit pénal. Je reconnais que la Cour suprême du Canada s’est abstenue de transposer directement les principes du droit pénal dans la procédure des certificats de sécurité, car cette dernière « se situe dans un contexte différent de celui du procès pénal » (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, au par. 50).

[29]  Cependant, l’article 7 de la Charte sert de fondement commun sur lequel un tribunal peut accorder une ordonnance de financement de la représentation juridique par l’État. Que ce soit dans une procédure pénale ou dans le cadre d’un certificat de sécurité, les intérêts de la personne concernée en matière de liberté sont en jeu. Selon l’article 7 de la Charte, il ne peut être porté atteinte à ces intérêts qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Bien que l’article 7 de la Charte soit souvent invoqué dans le contexte pénal, la garantie qui y est énoncée ne se limite pas aux instances pénales. Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada au paragraphe 18 de l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 :

Pour déterminer si l’art. 7 s’applique, nous devons tenir compte des intérêts en cause plutôt que de la caractérisation juridique de la loi contestée. Comme l’écrit le professeur Hamish Stewart :

[TRADUCTION] De nombreux principes de justice fondamentale ont été élaborés dans le cadre de causes criminelles. Cependant, leur application ne se limite pas à ce type de cause : ils s’appliquent dès lors que l’un des trois droits protégés est en jeu. Autrement dit, les principes de justice fondamentale s’appliquent aux instances criminelles, non pas parce qu’il s’agit d’instances criminelles, mais parce que le droit à la liberté y est toujours en jeu. [En italique dans l’original.]

(« Is Indefinite Detention of Terrorist Suspects Really Constitutional? » (2005), 54 R.D. U.N.‑B. 235, p. 242)

Je conclus que les arguments des appelants touchant l’équité du processus qui peut mener à l’expulsion et la perte de liberté liée à la détention soulèvent d’importantes questions quant à la liberté et à la sécurité et que l’art. 7 de la Charte trouve application.

[30]  Par conséquent, malgré la différence de contexte, je ne vois aucune raison de limiter les principes des décisions Rowbotham, Fisher, Peterman et Dieckman aux procédures pénales. Lorsque la liberté ou la sécurité sont en jeu dans un cadre non pénal, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour peut s’inspirer des principes dégagés par la jurisprudence pénale. Les principes dégagés des décisions Rowbotham, Fisher, Peterman et Dieckman peuvent être appliqués aux requêtes de M. Harkat pour que l’État finance sa représentation juridique, malgré leur origine dans le droit pénal.

B.  Application de ces principes

[31]  Forte de cette compréhension des principes pertinents, je passe maintenant aux requêtes dont la Cour est saisie.

[32]  M. Harkat a déposé des requêtes distinctes, mais identiques, pour obtenir un financement par l’État en ce qui concerne :

  1. la requête des ministres visant à modifier les modalités et les conditions de sa mise en liberté figurant sur son certificat de sécurité, mais aussi toute demande éventuelle qu’il est susceptible de faire en vue de modifier les conditions de sa mise en liberté (dossier DES‑5‑08);

  2. sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée à l’encontre de la décision du représentant du ministre prise conformément à l’alinéa 115(2)b) de la LIPR, selon laquelle M. Harkat ne devrait pas être autorisé à demeurer au Canada en raison de la nature et de la gravité des actes qu’il a commis (dossier IMM‑5330‑18).

[33]  M. Harkat cherche essentiellement à obtenir des ordonnances de type Fisher, car il souhaite continuer à être représenté par son avocate actuelle, Mme Jackman, qui a déclaré qu’elle ne le représenterait pas sur la base d’un certificat d’aide juridique. Il demande une majoration des honoraires de son avocate et le paiement des frais de ses experts. À titre subsidiaire, M. Harkat demande la suspension de l’instance jusqu’à ce qu’un « arrangement » soit conclu avec le PGC pour le financement de sa représentation en justice.

(1)  Demande d’aide juridique

[34]  Le premier critère auquel M. Harkat doit satisfaire consiste à établir qu’il a demandé un financement au titre de l’aide juridique et qu’il a épuisé tous les recours de l’aide juridique ou qu’une demande serait vaine.

[35]  À l’appui de ses requêtes, M. Harkat a présenté une déclaration sous serment de dix (10) paragraphes souscrite par son épouse, Sophie Harkat, le 9 avril 2019. Dans cette déclaration, Mme Harkat déclare que, bien que son mari ait été admissible à des certificats d’aide juridique dans le passé, ce n’était plus le cas. Elle explique qu’elle et son mari ont travaillé à temps partiel en 2018, et qu’elle a suivi des cours de septembre à décembre 2018. Elle déclare leurs revenus totaux pour 2018 et ajoute qu’elle ne s’attend pas à ce que leurs revenus augmentent en 2019. Ses études se poursuivront jusqu’en juin 2019, et elle devra effectuer un stage non rémunéré avant de trouver du travail. Elle espère qu’elle continuera à travailler à temps partiel là où elle est actuellement employée. Elle estime qu’il est peu probable que M. Harkat trouvera un autre emploi en raison des conditions qui lui sont actuellement imposées par la Cour. Elle estime également qu’il est peu probable que M. Harkat se voie accorder plus d’heures sur son lieu de travail actuel. Enfin, elle évoque un accord de financement conclu dans le passé entre son époux, les autres personnes qui font l’objet d’un certificat de sécurité et le PGC, qui n’est plus en vigueur.

[36]  Aucune pièce justificative n’a été annexée à la déclaration sous serment de Mme Harkat.

[37]  À l’audience, j’ai demandé à l’avocate de M. Harkat si les éléments de preuve présentés étaient suffisants pour satisfaire au premier critère d’obtention d’une ordonnance de type Fisher, tel qu’il est défini dans l’arrêt Dieckman. Il n’y avait aucune preuve que M. Harkat avait récemment demandé l’aide juridique ni aucune preuve exposant sa situation financière de manière suffisamment détaillée pour permettre d’établir si une demande d’aide juridique serait vaine. Après avoir laissé entendre que la déclaration sous serment de Mme Harkat concernant la non-admissibilité de son époux devrait suffire, l’avocate de M. Harkat a demandé l’autorisation d’obtenir et de déposer des preuves supplémentaires confirmant que son client n’était pas admissible à l’aide juridique. L’avocat des ministres n’ayant soulevé aucune objection, j’ai accédé à la demande.

[38]  Le 10 octobre 2019, Aide juridique Ontario a informé M. Harkat que sa demande d’aide juridique concernant la [traduction« représentation dans le cadre d’un contrôle des motifs de détention par la Cour fédérale » avait été refusée au motif que ses revenus ou ses actifs dépassaient le seuil fixé pour être admissible à l’aide juridique.

[39]  La demande de financement de M. Harkat afférente à la procédure de contrôle judiciaire a été rejetée aux mêmes motifs le 18 octobre 2019. Je constate que, dans sa réponse, Aide juridique Ontario indique que la demande d’aide juridique concernait [traduction« un avis sur le bien‑fondé d’un appel/d’un contrôle judiciaire devant la Cour supérieure et/ou la Cour divisionnaire — et le dépôt d’un avis d’appel au nom du client uniquement — y compris une requête en prorogation de délai si nécessaire. Limité à 3 heures. » Je ne comprends pas cette description de la procédure par Aide juridique Ontario. Cela dit, bien que la description soit quelque peu imprécise, je suis convaincue qu’Aide juridique Ontario a compris que la décision faisant l’objet du contrôle était [traduction« l’avis de danger défavorable des ministres », auquel il est fait référence dans la section [traduction« commentaires » de la lettre. La lettre indique clairement que la demande est refusée parce que M. Harkat ne satisfait pas aux critères financiers d’admissibilité à l’aide juridique.

[40]  Sur la base des lettres reçues d’Aide juridique Ontario, je suis convaincue que M. Harkat a demandé l’aide juridique et que ses demandes ont été rejetées.

[41]  Le premier critère pour obtenir une ordonnance de type Fisher exige également que M. Harkat démontre qu’il a épuisé toutes les voies de recours. Or, aucune preuve en ce sens n’existe. Il y a également peu d’éléments de preuve au dossier permettant d’établir si un appel serait vain. Bien que j’estime que les éléments de preuve sur cette question sont insuffisants et manquent de précision, je vais néanmoins passer au deuxième critère pour l’octroi d’une ordonnance de type Fisher, car je n’ai aucune raison de douter de l’évaluation effectuée par Aide juridique Ontario.

(2)  Situation exceptionnelle et droit à un procès équitable nécessitant la représentation par un avocat spécifique

[42]  Le deuxième critère auquel M. Harkat doit satisfaire pour obtenir une ordonnance de type Fisher consiste à démontrer que ses causes comportent une situation exceptionnelle et sont d’une telle complexité que le seul moyen pour lui d’obtenir une audience équitable est d’être représenté par Mme Jackman. Il est également tenu de démontrer pourquoi des honoraires supérieurs au barème de l’aide juridique sont justifiés.

a)  DES‑5‑08

[43]  M. Harkat soutient qu’il est engagé dans des procédures judiciaires qui se poursuivent devant la Cour depuis 2002. Les instances relatives au certificat de sécurité délivré pour la première fois en 2002 ont été longues, s’étendant sur plusieurs années, et elles ont été extrêmement complexes, ce qui a donné lieu à plusieurs contestations judiciaires différentes. La Cour suprême du Canada a annulé le certificat en 2007 et, en février 2008, les ministres ont délivré un nouveau certificat. Le nouveau processus de délivrance des certificats de sécurité a abouti à la confirmation du certificat par la Cour suprême du Canada en 2014. Depuis sa mise en liberté, en 2006, M. Harkat a été soumis à des conditions strictes. Le dernier contrôle des conditions de mise en liberté a eu lieu en novembre 2017.

[44]  M. Harkat affirme que les allégations de violation soulevées dans la requête des ministres sont graves. La caution en espèces de 35 000 $ déposée auprès de la Cour pour obtenir sa mise en liberté et les 13 000 $ de cautionnement d’exécution exécutés par des cautions sont en cause. Il pourrait également être à nouveau détenu s’il est reconnu avoir enfreint les modalités et les conditions de sa mise en liberté, ce qui met en jeu son droit à la liberté, sa réputation et l’intégrité de sa famille. En outre, les allégations de violation sont liées à l’utilisation de son ordinateur et sont de nature technique, nécessitant la consultation d’experts. Comme par le passé, il n’y a aucune raison de penser que la procédure sera moins contentieuse, moins complexe ou moins longue.

[45]  M. Harkat soutient qu’il n’est pas en mesure de se représenter lui‑même, car il n’a pas les compétences juridiques ou linguistiques requises pour traiter les questions soulevées par son dossier, qui vont au‑delà des simples questions de fait. Il affirme en outre qu’il a été représenté par une avocate au cours des dernières années et qu’il souhaite continuer à être représenté par Mme Jackman, membre chevronnée du barreau possédant une expérience particulière dans les questions de sécurité nationale. L’absence de financement adéquat pour un avocat expérimenté porte atteinte à son droit à un procès équitable.

[46]  Enfin, M. Harkat soutient qu’il est l’une des deux (2) seules personnes qui font toujours l’objet d’un certificat de sécurité. Ces certificats sont rarement utilisés, vraisemblablement en raison de leurs conséquences lourdes, immédiates et continues pour la personne concernée. Ces causes ont soulevé et continuent de soulever d’importantes questions constitutionnelles de grande portée concernant les protections des droits de la personne des non‑citoyens.

[47]  En réponse, les ministres soutiennent que la situation de M. Harkat n’a rien à voir avec celles évoquées dans les décisions Fisher, Peterman et Dieckman, et que les conséquences sur les droits garantis par la Charte sont minimes. M. Harkat n’est pas accusé d’une infraction criminelle grave. Les ministres ne demandent pas la révocation de son ordonnance de mise en liberté. Ils cherchent simplement à modifier quelques‑unes des modalités et des conditions de M. Harkat afin de parvenir à une plus grande certitude et de résoudre les divergences d’interprétation entre les parties. Si elles sont accordées, les modifications auront peu, voire n’auront pas, de conséquences supplémentaires sur la liberté de M. Harkat.

[48]  En outre, les ministres font valoir que les questions dont la Cour est saisie ne sont pas complexes et que M. Harkat n’a pas réussi à démontrer que seule Mme Jackman étant en mesure de répondre aux questions soulevées dans la requête. Le fait que Mme Jackman ait représenté M. Harkat dans le cadre des procédures de certificat de sécurité pendant un certain temps et qu’il continue à lui faire confiance ne sont pas des facteurs déterminants, justifiant la prise d’une ordonnance de type Fisher.

[49]  Je ne souscris pas à l’affirmation des ministres selon laquelle aucune expertise technologique particulière n’est nécessaire pour comprendre les modalités et les conditions actuelles de M. Harkat ou les modifications qui leur sont proposées.

[50]  Lorsque la Cour a été saisie du dossier pour la première fois, les ministres cherchaient à clarifier les modalités et les conditions d’utilisation d’un téléphone mobile et d’un ordinateur par M. Harkat à des fins d’emploi. Ils alléguaient également que M. Harkat avait violé deux (2) des conditions de sa mise en liberté en changeant le mot de passe de son courriel sans en informer l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] et en supprimant un certain nombre de ses courriels sans leur consentement. À la fin du mois de mars 2019, après que les ministres ont déposé leur dossier de requête, Mme Jackman a reçu une copie d’une déclaration sous serment souscrite par un enquêteur spécialisé en criminalistique numérique employé par l’ASFC. La déclaration sous serment alléguait qu’à la suite de son enquête criminalistique et de l’analyse des artéfacts Internet sur le disque dur de M. Harkat, l’enquêteur croyait que M. Harkat avait utilisé la fonction de navigation privée « InPrivate Browsing » d’Internet Explorer, en violation de ses conditions de mise en liberté. Après avoir reçu une copie de la déclaration sous serment, Mme Jackman a indiqué qu’elle consentirait au dépôt de cette déclaration sous serment tardive, à condition qu’elle puisse contre‑interroger le déclarant et obtenir son propre rapport d’expert, ce que les ministres ont accepté. Le 24 avril 2019, l’ASFC a fourni à Mme Jackman une image du disque dur de M. Harkat pour permettre à son expert de l’examiner.

[51]  Les ministres ont modifié leur dossier de requête le 4 juillet 2019. Ils ont inclus la déclaration sous serment de l’enquêteur spécialisé en criminalistique numérique de mars 2019 et une deuxième déclaration sous serment de sa part datée du 28 juin 2019 sur la question de la violation présumée de [traduction« navigation privée ». Dans ses deux déclarations, l’enquêteur a expliqué en quoi consistait la fonction « InPrivate Browsing », son but, l’empreinte qu’elle laisse et comment il est possible de la retracer à l’aide d’outils numériques.

[52]  Le 23 août 2019, M. Harkat a déposé son dossier de requête en réponse, qui comprenait le rapport d’un expert en criminalistique numérique. Cet enquêteur a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que l’ordinateur portable avait été utilisé en mode navigation privée à l’aide de la fonction « InPrivate Browsing » d’Internet Explorer. Il estimait plutôt qu’un malentendu concernant la fonction de récupération automatique en cas de panne (« Automatic Crash Recovery ») d’Internet Explorer avait induit les enquêteurs de l’ASFC en erreur.

[53]  Après avoir examiné les documents de requête des ministres ainsi que le dossier de requête déposé en réponse de M. Harkat, j’ai donné une directive aux parties voulant que la requête des ministres soit présentée de vive voix et que la Cour entende le témoignage des enquêteurs spécialisés en criminalistique numérique. Cinq (5) jours avant l’audience prévue, les ministres ont déposé un dossier de réponse. Celui‑ci comprenait une déclaration de témoignages anticipés de l’enquêteur spécialisé en criminalistique numérique de l’ASFC et une copie du rapport de criminalistique numérique qu’il avait préparé à l’origine et sur lequel il s’était fondé pour conclure qu’il y avait eu violation. Cette nouvelle information a incité l’expert de M. Harkat à préparer plusieurs vidéos reproduisant l’ordinateur de M. Harkat afin de réfuter les conclusions de l’enquêteur de l’ASFC. Après avoir examiné les vidéos et les conclusions avancées par l’expert de M. Harkat, les ministres ont informé la Cour, le 7 octobre 2019, que, bien que leur enquêteur spécialisé en criminalistique numérique ait trouvé des traces d’artefacts de navigation compatibles avec la navigation privée « InPrivate Browsing », il n’était plus en mesure de confirmer avec certitude si cette fonction avait été utilisée par M. Harkat ou par l’ancien propriétaire de l’ordinateur. Par conséquent, les ministres ont indiqué qu’ils réviseraient leur demande de recours.

[54]  Au total, deux jours et demi (2,5) des cinq (5) jours de l’audience ont été consacrés à l’examen et au contre‑interrogatoire des enquêteurs spécialisés en criminalistique numérique. À mon avis, la déclaration des ministres selon laquelle aucune expertise technique particulière n’était nécessaire pour comprendre les violations alléguées et les modifications proposées aux modalités et aux conditions de mise en liberté est une sous-estimation du degré de complexité des questions dont la Cour a été saisie.

[55]  En outre, je ne peux pas adhérer à la déclaration des ministres selon laquelle les modifications proposées, si elles sont accordées, [traduction« auront peu, voire n’auront pas, de conséquences supplémentaires sur la liberté [de M. Harkat] ». Bien que je reconnaisse que les ministres ne cherchent pas à révoquer sa mise en liberté, les conditions imposées à M. Harkat et celles proposées par les ministres restent envahissantes et restreignent considérablement sa capacité à vivre sa vie librement.

[56]  Cela étant dit, même si je conviens que les circonstances de cette affaire ont comporté des procédures judiciaires longues et complexes dans le passé, y compris celles dont je suis actuellement saisie, je ne suis pas convaincue qu’elles atteignent le seuil élevé requis pour justifier la délivrance d’une ordonnance de type Fisher.

[57]  La Cour suprême du Canada ayant confirmé la décision de la Cour fédérale sur le caractère raisonnable du certificat de sécurité, la procédure porte sur le contrôle des modalités et des conditions de mise en liberté de M. Harkat en attendant l’avis du représentant du ministre sur la possibilité de renvoyer M. Harkat en Algérie. Cet avis a été rendu le 2 octobre 2018, et il fait maintenant l’objet d’un contrôle judiciaire.

[58]  D’une certaine manière, il est possible d’établir un parallèle entre le contrôle des conditions prévu au paragraphe 82(4) de la LIPR et les ordonnances de cautionnement rendues en vertu du Code criminel. Les deux imposent des restrictions à la liberté de la personne judiciairement approuvées et, dans les deux cas, toute violation des conditions est sanctionnée par la Cour. Bien que je reconnaisse que le contrôle des conditions peut comporter des questions complexes et nécessiter des preuves techniques, il serait conjectural de présumer que toutes les futures procédures de contrôle des conditions de mise en liberté de M. Harkat seront nécessairement contentieuses, techniques, complexes, longues ou qu’elles soulèveront des questions constitutionnelles de grande portée.

[59]  Je suis également d’avis que les préoccupations de M. Harkat concernant les sommes d’argent en jeu ne sont pas fondées, du moins à ce stade‑ci de la procédure. La requête des ministres ne visait pas la confiscation de la caution de 35 000 $ en espèces dans son entièreté : ils ont demandé une confiscation partielle de cette caution de 7 000 $. Par ailleurs, ils n’ont pas demandé de recours à l’égard du cautionnement d’exécution de 133 000 $. Qui plus est, les ministres ont maintenant abandonné cette partie de leur demande de recours.

[60]  M. Harkat soutient qu’il n’est pas en mesure de se représenter lui‑même parce qu’il n’a pas de formation juridique et que l’anglais n’est pas sa langue maternelle. Bien que je reconnaisse que M. Harkat serait désavantagé s’il n’était pas représenté par un avocat, l’absence de formation juridique et les compétences linguistiques limitées ne peuvent justifier à elles seules que soit rendue une ordonnance de type Fisher. Soutenir le contraire reviendrait à retirer à M. Harkat l’obligation de démontrer le caractère unique de sa situation. En outre, cela signifierait que pratiquement tous les demandeurs ayant des compétences linguistiques limitées et n’ayant aucune formation juridique auraient droit à un financement par l’État lorsqu’ils ne peuvent pas bénéficier de l’aide juridique.

[61]  J’estime également que M. Harkat n’a pas démontré que ses compétences en anglais sont si faibles qu’il ne serait pas en mesure de comprendre et de s’exprimer de manière suffisante et adéquate dans le cadre d’une procédure devant la Cour. Pour parvenir à cette conclusion, j’ai pris en considération le fait que M. Harkat a témoigné devant moi à deux reprises, à la fois dans le contexte de la requête actuelle des ministres pour violation des conditions et dans celui du contrôle de ses conditions en 2017. Dans chaque cas, il l’a fait sans l’aide d’un interprète.

[62]  Je sais que M. Harkat souhaite que Mme Jackman le représente. Bien que ce ne soit pas elle qui l’a représenté dans l’instance qui a abouti à la conclusion du caractère raisonnable, elle le représente depuis plusieurs années. Elle a également de l’expérience dans les causes où il est question d’un certificat de sécurité. Toutefois, le fait qu’un avocat ait une relation professionnelle avec un plaideur ou que ce dernier ait confiance en un avocat particulier ne signifie pas qu’il a droit à la rémunération par l’État des services d’un avocat de son choix (Dieckman, aux par. 40 et 42; Peterman, au par. 31). Je ne suis pas convaincue, au vu des preuves présentées et des observations faites, que le cas de M. Harkat soit si exceptionnel et si complexe que seule Mme Jackman peut garantir son droit à une audience équitable ou que des honoraires supérieurs au barème de l’aide juridique seraient justifiés dans les circonstances de l’espèce.

b)  IMM‑5330‑18

[63]  M. Harkat soutient qu’il risque un renvoi en Algérie, pays où il affirme courir un risque réel de torture et d’autres formes de traitement cruel. Il a entamé une procédure de contrôle judiciaire contre la décision du représentant du ministre selon laquelle il ne doit pas être autorisé à demeurer au Canada. Dans le cadre de cette procédure, M. Harkat soulève plusieurs questions, notamment son droit à la liberté et à la sécurité conformément aux principes de justice fondamentale.

[64]  M. Harkat soutient également que sa demande de contrôle judiciaire est exceptionnelle en raison de la question du certificat de sécurité. En outre, elle est complexe en raison des renseignements classifiés contenus dans le dossier certifié du tribunal et de la nécessité de nommer un avocat spécial.

[65]  Je reconnais que la demande de contrôle judiciaire de M. Harkat soulève des questions importantes et que son cas est complexe. Contrairement à la plupart des affaires d’immigration, le dossier fait l’objet d’une gestion spéciale. Le dossier certifié du tribunal est très volumineux et contient plusieurs milliers de pages. Les ministres ont également déposé une demande en vertu de l’article 87 de la LIPR pour la non-divulgation de certaines parties du dossier, affirmant que leur divulgation serait préjudiciable à la sécurité nationale. Pour protéger ses intérêts, M. Harkat a demandé à la Cour de nommer un avocat spécial en vertu de l’article 87.1 de la LIPR.

[66]  Il ne fait aucun doute que les renseignements classifiés contenus dans le dossier de M. Harkat rendent les procédures plus complexes que d’autres demandes de contrôle judiciaire portant sur des décisions prises en vertu du paragraphe 115(2) de la LIPR, là où il n’y a pas de demande introduite en vertu de l’article 87 de la LIPR. Les ministres demandent également des expurgations substantielles, ce qui distingue leur demande de la plupart des demandes faites en vertu de l’article 87. Cela étant dit, je ne suis pas convaincue, du moins à l’heure actuelle, que les circonstances du cas de M. Harkat justifient la délivrance d’une ordonnance de type Fisher.

[67]  Pour parvenir à cette conclusion, j’ai examiné la demande de M. Harkat de nommer un avocat spécial en vertu de l’article 87.1 de la LIPR. Une fois l’avocat spécial nommé, son rôle consiste à protéger les intérêts du résident permanent ou de l’étranger dans le cadre de procédures au cours desquelles des renseignements ou des preuves sont entendus en l’absence du public, du résident permanent ou de l’étranger et de son conseil. Selon le paragraphe 85.1(2) de la LIPR, l’avocat spécial peut contester les affirmations du ministre voulant que la divulgation de renseignements ou autres éléments de preuve porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. L’avocat spécial peut également contester la pertinence, la fiabilité et la suffisance des renseignements ou autres éléments de preuve fournis par le ministre, mais communiqués ni à l’intéressé ni à son conseil, et l’importance qui devrait leur être accordée. Selon le paragraphe 85(3) de la LIPR, le ministre de la Justice est tenu de veiller à ce que soient fournis à tout avocat spécial un soutien administratif et des ressources adéquats.

[68]  La nomination éventuelle d’un avocat spécial a été discutée avec les parties lors de précédentes conférences de gestion de l’instance. Mme Jackman a déjà proposé une personne dont le nom figure sur la liste des avocats spéciaux tenue par le PGC. La nomination d’un deuxième avocat spécial a également fait l’objet de discussions. Lorsque tous les documents relatifs à la demande présentée par les ministres en vertu de l’article 87 auront été déposés, la Cour aura une meilleure compréhension de l’ampleur et de la nature du travail requis de la part de l’avocat spécial. Sans vouloir minimiser ou sous-estimer le travail de Mme Jackman, je m’attends à ce qu’une grande partie du travail relatif aux renseignements classifiés dans le dossier revienne à l’avocat spécial, ce qui réduira la charge de travail de Mme Jackman.

[69]  En outre, lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 18 octobre 2019, les ministres ont indiqué que les avocats spéciaux précédents avaient déjà examiné une grande partie des renseignements qu’ils cherchent à protéger, et que ces renseignements ont fait l’objet de conclusions de préjudice antérieures dans le cadre de la procédure de certificat de sécurité de M. Harkat. Bien qu’il soit prématuré pour moi de conclure si c’est le cas et, le cas échéant, si la Cour peut réexaminer ces conclusions, je constate, d’après le dossier de demande de M. Harkat, que ce dernier semble avoir déjà reçu des résumés des renseignements contenus dans les rapports de renseignement de sécurité classifiés. Les parties ont déjà déposé des documents écrits détaillés concernant la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, et elles ont exposé leur position de manière exhaustive par écrit. Le dossier de demande de M. Harkat comprend neuf cent cinquante-huit (958) pages réparties sur quatre (4) volumes; son mémoire de plaidoirie compte vingt-neuf (29) pages. En réponse au mémoire de vingt‑six (26) pages des ministres, M. Harkat a également déposé un document de dix (10) pages. Je reconnais que les parties auront le droit de déposer d’autres mémoires plus tard au cours de la procédure. Toutefois, à ce stade‑ci, il serait spéculatif pour moi de supposer que la procédure sera d’une telle complexité que M. Harkat ne pourra obtenir une audience équitable que s’il est représenté par Mme Jackman ou que des honoraires supérieurs au barème de l’aide juridique seraient justifiés dans les circonstances en l’espèce.

(3)  Fonds insuffisants pour la rémunération des avocats et tous les autres moyens de les rémunérer sont épuisés

[70]  Comme il a été mentionné précédemment, à l’appui de ses requêtes, M. Harkat a déposé une déclaration sous serment souscrite par son épouse et une autre provenant d’une adjointe juridique et travailleuse sociale du cabinet de Mme Jackman. Dans sa déclaration sous serment, Mme Harkat affirme que [traduction« en ce qui concerne le contrôle des conditions antérieur et les dossiers judiciaires en cours », elle et son époux ont fait des efforts pour recueillir des fonds afin de pouvoir rémunérer l’avocate, mais que cela devient de plus en plus difficile au fil du temps. Elle déclare qu’ils n’ont pas les fonds nécessaires pour payer le travail juridique important qui doit être fait dans les dossiers actuels. Elle fournit leur revenu total pour 2018 et ajoute que, sur ce montant, ils ont payé ses frais de scolarité et une somme déterminée en loyer pour 2018. Elle déclare que leurs dépenses resteront les mêmes en 2019 et qu’ils ne s’attendent pas à ce que leurs revenus augmentent. Ses études se poursuivront jusqu’en juin 2019, après quoi elle devra effectuer un stage non rémunéré. Elle devra ensuite essayer de se trouver un emploi, et elle espère continuer à travailler à temps partiel là où elle a travaillé en 2018. Par ailleurs, il est peu probable que M. Harkat trouve un autre emploi en raison des conditions qui lui sont actuellement imposées par la Cour ou qu’il se voie accorder un plus grand nombre d’heures de travail sur son lieu de travail actuel. Enfin, elle mentionne que, dans le passé, il existait un accord de financement entre son mari, d’autres personnes faisant l’objet d’un certificat de sécurité et le PGC, mais que l’accord en question n’est plus en vigueur. Son mari n’est pas admissible à l’aide juridique et elle ajoute qu’avant que celui‑ci ne soit admissible à l’aide juridique, elle a dû emprunter de l’argent pour payer ses avocats. Cela les a endettés, et il leur a fallu des années pour régler leurs dettes.

[71]  Quant à la deuxième déclaration sous serment, la déclarante indique que M. Harkat n’est pas admissible à un certificat d’aide juridique et que Mme Jackman ne le représenterait pas s’il l’était, car le taux de rémunération, y compris les réductions horaires imposées par le régime d’aide juridique sur les comptes des avocats, ne suffit pas à couvrir les frais de fonctionnement du cabinet. Elle ajoute que M. Harkat n’a pas les revenus nécessaires pour se permettre de retenir les services d’un avocat à titre privé.

[72]  J’estime que ces éléments de preuve ne suffisent pas à établir que M. Harkat ne dispose pas de fonds suffisants pour payer ses frais juridiques. Bien qu’il soit possible que M. Harkat ne dispose pas de fonds suffisants ni d’autres sources lui permettant de retenir les services d’un avocat, ces déclarations sous serment laissent trop de questions sans réponse. M. Harkat ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombe en ce qui concerne cet élément du critère pour obtenir un financement de l’État par le biais d’une ordonnance de type Fisher.

[73]  Dans l’arrêt Al Telbani c Canada (Procureur général), 2012 CAF 188 [Al Telbani], la Cour d’appel fédérale a déclaré que « [l]e justiciable qui demande à l’État de subventionner en tout, ou en partie, les frais engagés pour un litige qui l’oppose à ce dernier doit démontrer son incapacité financière en déposant, à tout le moins, un état détaillé de ses revenus et dépenses et un bilan financier complet » (Al Telbani, au par. 9). Bien que l’appel dans cette affaire ait porté sur une ordonnance interlocutoire rendue par la Cour rejetant une requête en provision pour frais fondée sur l’arrêt Okanagan, je suis d’avis qu’il en va de même dans le cas d’une demande d’ordonnance de type Fisher. Dans l’arrêt Mahjoub, la Cour d’appel fédérale a examiné les similitudes et les différences entre une ordonnance de type Rowbotham et les décisions rendues dans sa foulée et une ordonnance de provision pour frais. Cette cour a affirmé que les deux avaient le même objet : il s’agissait d’ordonnances judiciaires de financement par l’État de la représentation juridique. Aussi, les critères établis présentent-ils des points communs (Mahjoub, au par. 12). Même si les critères sont formulés un peu différemment, au bout du compte, il incombe à la partie requérante de démontrer que sa situation financière est telle qu’elle ne peut pas payer ses propres frais juridiques. De simples déclarations ne suffisent pas (IRFAN, aux par. 20 et 23; Mahjoub, au par. 27).

[74]  J’estime que les renseignements fournis par Mme Harkat dans sa déclaration sous serment ne satisfont pas aux critères de la jurisprudence. À l’exception du montant de leurs revenus communs en 2018 et de leur loyer annuel, il n’y a pas d’autres renseignements concernant leur situation financière. Pour ne citer que quelques exemples, il n’y a pas de liste détaillée des actifs, des comptes bancaires ou des polices d’assurance-vie. Il n’y a aucune précision sur la nature des études que poursuit Mme Harkat, la durée de son stage non rémunéré ou ses perspectives d’emploi. Il n’y a pas de relevé détaillé de leurs dépenses. Bien que Mme Harkat indique qu’ils ont dû payer ses frais de scolarité, elle passe le montant sous silence. Elle ne fournit pas non plus de renseignements sur les sommes qu’ils ont empruntées dans le passé et sur le somme qu’il leur reste à rembourser, le cas échéant.

[75]  De surcroît, au‑delà de l’aide juridique, rien n’indique que toutes les autres sources de financement possibles ont été épuisées. Bien que Mme Harkat soutienne, dans sa déclaration sous serment, qu’elle et son époux ont fait des efforts pour recueillir des fonds afin de financer la représentation juridique [traduction« en ce qui concerne le contrôle des conditions antérieur et les dossiers judiciaires en cours », elle ne fournit aucun autre renseignement. Il n’y a aucune preuve quant à la nature de ces efforts ou au moment où ils ont été déployés. Il n’y a aucune preuve indiquant si le couple a exploré l’existence de programmes conçus pour aider les particuliers ou les groupes à intenter des actions en justice. Rien n’indique qu’ils ont pris des mesures pour chercher un avocat disposé à réduire ses honoraires ou à agir bénévolement.

[76]  Comme il a été mentionné précédemment, de simples déclarations d’impécuniosité ne suffisent pas.

[77]  En l’absence de renseignements détaillés concernant la situation financière du couple, je ne peux que conclure que M. Harkat n’a pas réussi à démontrer qu’il satisfait au dernier critère pour la délivrance d’une ordonnance de type Fisher. Bien que M. Harkat ait eu la possibilité de fournir des preuves qu’il n’était pas admissible à l’aide juridique, il n’est ni du devoir des ministres ni de celui de la Cour de combler les lacunes dans les preuves ou de demander des pièces justificatives (Dieckman, au par. 88). D’après les dossiers de la requête, il semble que l’ordonnance de financement par l’État ait constitué le premier moyen employé par M. Harkat et non le dernier recours (Mahjoub, au par. 31) et qu’il misait sur un ancien accord de financement conclu entre le PGC et les personnes faisant l’objet d’un certificat de sécurité. Cet accord n’est plus en vigueur, et l’existence dans le passé d’un accord de financement des instances où il est question d’un certificat de sécurité ne saurait lier la Cour.

[78]  En conclusion, après avoir examiné les critères établis par la jurisprudence quant à l’obtention d’une ordonnance de type Fisher et le dossier dont je suis saisie, je ne suis pas convaincue que M. Harkat ne peut obtenir une audience équitable que s’il est représenté par Mme Jackman. Le droit à un avocat de son choix n’est pas un droit absolu, et il incombait à M. Harkat de faire valoir ses meilleurs arguments.


JUGEMENT dans les dossiers DES-5-08 et IMM-5330-18

LA COUR STATUE que :

  1. Les requêtes de M. Harkat sont rejetées sans dépens.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30jour de juin 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

DES‑5‑08

INTITULÉ :

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ET Mohamed HARKAT

ET DOSSIER :

IMM‑5330‑18

INTITULÉ :

mohamed harkat LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL.

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 SEPTEMBRE 2019

jugement et motifs :

la juge ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 3 JUIN 2020

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

POUR MOHAMED HARKAT

Bradley Reitz

Gordon Lee

Kevin Spykerman

Nadine Silverman

POUR LES MINISTRES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR MOHAMED HARKAT

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES MINISTRES

 

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