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Date : 20200629


Dossier : IMM-5338-19

Référence : 2020 CF 733

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

FIRASS AL BARDAN

DINA HAJIR

AMAR ALBARDAN

JAD ALBARDAN

OSSAMA ALBARDAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Aperçu

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire vise une décision [la décision] de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] qui a rejeté la demande d’asile des demandeurs. La SAR a raisonnablement conclu que le premier tribunal a commis une erreur parce qu’il a omis d’aborder un risque de recrutement de ses fils adolescents par le Hezbollah au Liban. Ainsi, elle a évalué le risque comme une « nouvelle question ». Toutefois, ce faisant, la SAR a omis d’aborder les principaux éléments de la preuve – tant objective que subjective. Par conséquent, l’appel sera renvoyé à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

I.  Contexte

[2]  Les demandeurs, qui forment une famille de cinq personnes, sont des citoyens du Liban. Leurs demandes d’asile sont principalement fondées sur l’exposé circonstancié du demandeur principal, le père de la famille. Il fait valoir qu’il a été harcelé au travail en raison de son soutien à l’ancien premier ministre, Rafik Hariri. Des membres du Hezbollah, un parti politique et un groupe militant ayant une présence importante au Liban, sont soupçonnés d’être responsables de l’assassinat de M. Hariri en 2005.

[3]  Au bout du compte, après avoir participé à divers mouvements de la société civile, le demandeur principal soutient qu’il a été gravement battu par des membres du Hezbollah. Il s’est ensuite rendu seul aux États-Unis grâce à un visa américain préexistant, où il s’est renseigné auprès de deux avocats sur la présentation d’une demande d’asile. On lui aurait dit qu’il serait séparé de sa famille pendant des années en attendant le traitement d’une demande d’asile et il a suivi les conseils des avocats de retourner à la maison pour que la famille puisse présenter une demande ensemble. Il déclare qu’après être retourné au Liban, il a reçu des menaces continuelles et croissantes de la part du Hezbollah et qu’il s’est caché.

[4]  Les demandeurs ont obtenu des visas américains en mars 2016, mais, comme le demandeur principal l’a plus tard expliqué, ils sont restés au Liban pour éviter de nuire à l’année scolaire des enfants. Ils soutiennent que vers la même époque, des membres du Hezbollah ont commencé à tenter de recruter les deux fils adolescents de la famille pour combattre en Syrie. Le demandeur principal déclare qu’à la suite du changement de la politique d’immigration, la famille a décidé de ne pas se rendre aux États-Unis et elle a plutôt obtenu des visas de visiteurs canadiens en juin 2017. Ils sont arrivés au Canada en août 2017 et ont demandé l’asile aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[5]  Dans une décision datée du 22 juin 2018, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande des demandeurs. La SPR a soulevé des doutes quant à la crédibilité, concluant que les allégations de crainte subjective de persécution ont été grandement amoindries par les contradictions relevées dans l’exposé circonstancié et le témoignage du demandeur principal en ce qui concerne, en particulier, les dates de ses activités de protestation, la description de son travail au Liban, le fait qu’il s’est réclamé de nouveau de la protection du Liban et le temps qu’il a pris pour quitter le Liban. La SPR a aussi rejeté la demande résiduelle en vertu de l’article 97 de la Loi, n’ayant trouvé aucune preuve qu’une personne s’étant opposée au Hezbollah serait une « personne à protéger ». Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[6]  La SAR a rejeté l’appel dans sa décision du 13 août 2019. La SAR a convenu avec la SPR que le témoignage du demandeur principal portant sur son activisme n’était pas crédible, soulevant plusieurs contradictions dans le témoignage en ce qui concerne le moment de ses activités politiques.

[7]  En particulier, la SAR a reconnu que les questions liées à la crédibilité comprenaient les retours au Liban et le retard subséquent à partir, y compris ne pas demander l’asile aux États‑Unis, concluant que sa crainte alléguée était incompatible avec son comportement. Par exemple, la SAR a rejeté l’idée que la décision de ne pas demander l’asile aux États-Unis pouvait avoir été motivée par les politiques en matière d’immigration de l’administration Trump, parce que les visas américains avaient été délivrés des mois avant l’élection de novembre 2016. La SAR, tout comme la SPR, a rejeté l’explication que le délai de trois mois pour quitter le Liban après l’obtention des visas canadiens visait à permettre aux enfants de terminer l’année scolaire. La SAR a ensuite conclu que la preuve documentaire ne suffisait pas pour rétablir la crédibilité des demandes.

[8]  Enfin, la SAR a convenu avec les demandeurs que la SPR avait commis une erreur en n’évaluant pas les allégations selon lesquelles les deux jeunes demandeurs masculins avaient été visés par des tentatives de recrutement du Hezbollah. La SAR a accepté le témoignage des jeunes demandeurs masculins sur ce sujet. Toutefois, elle a conclu que cela n’atteignait pas le niveau de risque requis puisque la preuve indiquait qu’ils ont refusé de se joindre sans conséquence et sans qu’il n’y ait eu recours à la force.

III.  Analyse

[9]  Les demandeurs soulèvent deux questions quant à la décision, faisant valoir que la SAR (1) a écarté une preuve qui contredisait ses conclusions en ce qui concerne le recrutement des deux demandeurs adolescents et (2) qu’elle a commis une erreur en concluant que le comportement des demandeurs était incompatible avec leur crainte subjective. Comme les deux questions contestent la décision sur le fond, elles sont appréciées selon la norme de la décision raisonnable dans le cadre du contrôle judiciaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 23 [Vavilov]). Selon cette norme, la Cour doit décider si la décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au paragraphe 99). Je vais maintenant expliquer la raison pour laquelle la décision ne respecte pas l’exigence de la justification, compte tenu de la preuve présentée.

A.  Preuve concernant les fils adolescents

[10]  Les demandeurs ont fait valoir, dans leur question principale devant la SAR, que la SPR a commis une erreur en omettant d’aborder la preuve portant sur les tentatives de recrutement de leurs fils par le Hezbollah. La SAR a reconnu que la SPR aurait dû aborder la question du recrutement, mais elle n’a pas souscrit à la position des demandeurs, écrivant ce qui suit dans la dernière partie de sa décision (aux paragraphes 23 et 24) :

Je ne vois aucune raison de mettre en doute le témoignage des appelants adolescents selon lequel des personnes les ont approchés pour essayer de les convaincre de grossir leurs rangs et de combattre en Syrie. Ils ont également affirmé qu’ils ont refusé et que, par la suite, rien d’autre ne s’est produit. Cette allégation concorde avec les renseignements dans le CND [cartable national de documentation], qui indiquent que même si le Hezbollah insiste sur les avantages qu’il offre à ses membres afin d’en attirer des nouveaux, il n’utilise pas la force ni l’intimidation pour recruter des membres [citant le Cartable national de documentation sur le Liban, 30 avril 2018, point 7.4]. Les jeunes appelants n’ont pas déclaré que le Hezbollah a essayé de les recruter de force. Ils affirment plutôt qu’ils ont été approchés et qu’ils ont refusé de se rallier au Hezbollah, sans subir de conséquences.

Je conclus que les jeunes appelants n’ont pas établi qu’ils risquent sérieusement d’être persécutés par des membres du Hezbollah ou qu’ils sont personnellement exposés à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

[11]  Le défendeur soutient que cette conclusion était tout à fait raisonnable, étant donné le témoignage des adolescents à l’audience devant la SPR, à savoir qu’ils ont chacun été approchés, invités à se joindre au Hezbollah et qu’on leur a offert de l’argent à cette fin. Ils ont refusé et n’ont pas été blessés lorsqu’ils se trouvaient au Liban. Pour ce motif, la SAR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve de recrutement forcé ou de préjudice après qu’ils eurent refusé de s’y joindre.

[12]  Toutefois, cette conclusion ne fournit qu’une réponse partielle à la preuve, laissant certains aspects non abordés, tant en ce qui concerne la preuve de la crainte subjective exprimée par les demandeurs que la crainte objective découlant de la preuve sur la situation dans le pays qu’ils ont présentée. Il est vrai que les fils adolescents n’ont pas soutenu avoir subi de préjudice ni même mentionné les mots « recrutement forcé » dans leur témoignage. Toutefois, dans ses observations devant la SAR, l’avocate des demandeurs a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Le demandeur principal a soutenu qu’une tactique employée par le Hezbollah consiste à amener les jeunes hommes à devenir des combattants pour le Hezbollah en Syrie et ailleurs en leur donnant de l’argent et en leur promettant une meilleure existence. Son neveu de 30 ans a été recruté et envoyé en Syrie pour le Hezbollah. Il est mort moins d’un mois plus tard. [Référence : exposé circonstancié du Fondement de la demande d’asile des demandeurs.]

L’appelant principal a déclaré que des représentants du Hezbollah ont commencé à approcher ces deux fils adolescents. Il a considéré qu’il s’agissait de menaces contre sa famille. [Référence : enregistrement sur CD de l’audience relative à la demande d’asile à 02:52.]

[13]  Comme il ressort clairement de l’extrait de la décision reproduit précédemment au paragraphe 10 des présents motifs, ce témoignage n’a pas été mentionné dans les motifs de la SAR.

[14]  Les observations formulées devant la SAR, comme je l’ai mentionné précédemment, renvoyaient précisément au formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] des demandeurs. Le passage suivant est un passage clé de leur formulaire FDA :

[traduction]

En plus des craintes que nous avions pour ma sécurité, nous avons commencé à avoir des craintes sérieuses pour celle de nos enfants. Une tactique employée par le Hezbollah consiste à amener les jeunes hommes à devenir des combattants pour le Hezbollah en Syrie et ailleurs en leur donnant de l’argent et en leur promettant une meilleure existence. Ils soumettent les jeunes hommes vulnérables et les fanatiques religieux à un lavage de cerveau pour les amener à combattre à leurs côtés. Mon cousin de 30 ans Marwan Albardan a été ciblé par le Hezbollah et il a accepté de se rendre en Syrie pour lui. Toutefois, il n’était pas un soldat et n’avait aucune expérience de ce type d’organisation et, après moins d’un mois, il était mort. Il est mort en août 2017 dans des circonstances inconnues en Syrie. Mon fils aîné Osama a été approché à plusieurs occasions par des recruteurs du Hezbollah pour qu’il se joigne à eux. Mon plus jeune fils Jad est un grand adolescent de 16 ans et il a aussi été contacté à quelques reprises par des membres du Hezbollah qui voulaient qu’il se joigne à eux. Nous avons commencé à recevoir des menaces contre nos enfants au début de 2017 en raison de mes activités dans le cadre de la préparation des élections de 2018, alors nos craintes ont augmenté. Nous considérons que la situation est trop dangereuse et instable pour que notre famille continue de vivre au Liban.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Cette preuve ne mentionnait pas de préjudice passé causé aux enfants. Toutefois, elle mentionnait une crainte fondée sur le recrutement ciblé des enfants et elle portait sur le décès de leur cousin comme preuve de ce qui était arrivé dans leur famille.

[16]  Dans la note en bas de page du paragraphe 23 de sa décision (reproduit précédemment au paragraphe 10 des présents motifs), la SAR a renvoyé à la preuve objective figurant dans le CND de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] à l’onglet 7.4. Cette preuve est une réponse à la demande d’information [la RDI] de 2015 intitulée Liban : information sur les pratiques de recrutement du Hezbollah, produite par la Direction des recherches de la CISR.

[17]  La conclusion de la SAR au paragraphe 23 de sa décision selon laquelle le Hezbollah « n’utilise pas la force ni l’intimidation pour recruter des membres », tirée de la RDI, n’était pas le seul point de vue exprimé dans ce rapport. La RDI contenait aussi une déclaration d’un professeur d’histoire mondiale à la London School of Economics (LSE), soit qu’une [traduction] « preuve anecdotique » laisse penser que le Hezbollah [traduction] « a[vait] commencé à se livrer au recrutement forcé depuis qu’il particip[ait] plus activement au conflit en Syrie ». La SAR n’a pas abordé cette partie contraire de la même RDI, qu’elle a invoquée pour appuyer l’autre point de vue (c’est-à-dire qu’aucune force ni intimidation n’ont été employées par le Hezbollah pour recruter des membres).

[18]  Comme la SAR a reconnu qu’elle avait la tâche d’examiner de nouveau la question du risque de recrutement des fils adolescents, il lui revenait d’examiner la totalité de la preuve, à savoir le témoignage des trois personnes qui ont témoigné devant elle (le père et les deux fils) ainsi que la preuve écrite figurant dans le formulaire FDA et le portrait global donné par la preuve sur la situation dans le pays.

[19]  La SAR n’a pas examiné les témoignages et la preuve des demandeurs en ce qui concerne la crainte de l’activité de recrutement qui les avait visés dans le passé, mais aussi ce qu’ils craignaient pour l’avenir. L’absence d’incidents de violence passés, ou d’une situation pire, ne permet pas de déterminer le risque futur.

[20]  Le défendeur soutient que la SAR est présumée avoir examiné tout le dossier et qu’elle n’a pas à faire référence à chaque élément de preuve. Bien que cet énoncé soit tout à fait exact, il ne dispense pas le décideur de mentionner et d’analyser les éléments de preuve qui contredisent directement ses conclusions. L’omission de le faire pourrait amener une cour siégeant en révision à conclure que les conclusions ont été tirées sans tenir compte de la preuve et étaient donc déraisonnables (voir Alexander c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 313, au paragraphe 9).

[21]  En ce qui concerne les caractéristiques d’une décision raisonnable que l’on trouve dans l’arrêt Vavilov, je ne peux juger que cette conclusion est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci. Outre le fait qu’elle ne porte pas sur les aspects essentiels de la preuve susmentionnée des demandeurs, la déclaration de la SAR selon laquelle le témoignage des demandeurs adolescents « concord[ait] avec les renseignements dans le CND » est problématique, étant donné que les commentaires du professeur de la LSE n’ont pas été mentionnés. Une déclaration plus précise aurait été que les témoignages étaient conformes avec une partie de la preuve figurant dans le CND – et en particulier dans la RDI sur le recrutement par le Hezbollah au Liban. La SAR aurait dû reconnaître et aborder le point de vue du professeur, en particulier compte tenu du témoignage des demandeurs. Après tout, la commissaire de la SAR a déclaré qu’elle ne voyait aucune raison de remettre en question le témoignage des fils (décision, au paragraphe 23).

[22]  Le défendeur rétorque que [traduction] « même s’il est possible que des parties de la preuve documentaire concordent avec les allégations de recrutement forcé des demandeurs, le rejet par la SAR de ces allégations découlait des lacunes de la preuve même des demandeurs » (mémoire supplémentaire du défendeur au paragraphe 24, citant Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1210, au paragraphe 31 [Ahmed]). Toutefois, la présente situation diffère de celle de la décision Ahmed puisque non seulement la SAR a invoqué de façon sélective la documentation sur la situation dans le pays pour parvenir à ses conclusions, elle a aussi omis de mentionner les éléments essentiels du témoignage des demandeurs conformes à cette preuve documentaire.

[23]  L’arrêt Vavilov nous apprend que lorsque la décision a des répercussions sévères sur les intérêts d’un demandeur, les motifs fournis doivent refléter ces enjeux (au paragraphe 133). Les enjeux dans les demandes d’asiles sont élevés, et « les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties. [...] [L]e fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, aux paragraphes 127 et 128, en italiques dans l’original).

[24]  Je note que deux autres décisions récentes de la Cour – toutes les deux publiées après que le présent appel a été entendu et tranché – ont conclu que l’omission d’aborder le point de vue du professeur de la LSE était problématique et suffisante pour renvoyer l’affaire à la SAR. Le juge Lafrenière a écrit ce qui suit dans la décision Khadra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1150, aux paragraphes 17 à 23 [Khadra] :

Dans l’affaire Zaiter, le demandeur était un Libanais (de la vallée de la Bekaa) qui craignait que le Hezbollah le recrute de force. Le demandeur a présenté des éléments de preuve concernant le recrutement forcé, comme un extrait du cartable national de documentation pour le Liban (réponse à la demande d’information du 29 octobre 2015), sur laquelle le demandeur s’appuie également en l’espèce [partie de la même citation susmentionnée au paragraphe 16 des présents motifs du professeur].

La SPR a rejeté la preuve de M. Zaiter, concluant qu’elle avait moins de valeur probante que la preuve selon laquelle le Hezbollah ne se livre pas au recrutement forcé. La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le terme « anecdotiques » « [portait] à croire que le professeur qui a donné cette information ne considérait pas non plus que l’information était vérifiable ou fiable ». Le juge Norris n’était pas d’accord. Il a déclaré ce qui suit au paragraphe 16 de la décision Zaiter :

Les éléments de preuve anecdotiques peuvent s’avérer moins fiables en tant qu’indicateur de tendances ou de courants plus larges que les éléments de preuve obtenus par une étude systématique, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été vérifiés ni qu’ils sont intrinsèquement invérifiables. Le fait que le professeur ait décidé de transmettre l’information à la Direction des recherches de la CISR et qu’il ait fourni des précisions [...] portait à croire qu’il n’avait pas rejeté celle-ci comme étant invérifiable ou indigne de foi. Même s’il ne s’agissait que de cas isolés, ceux-ci corroboraient ce que le demandeur prétendait avoir vécu, y compris que le harcèlement avait commencé lorsqu’il résidait avec sa famille dans la vallée de la Bekaa.

Dans le même paragraphe, le juge Norris a également relevé des lacunes dans la preuve selon laquelle le Hezbollah ne se livrait pas au recrutement forcé :

De plus, bien que la Réponse à une demande d’information cite aussi les opinions d’autres professeurs voulant que le Hezbollah ne recrute pas ses membres de force, les preuves à l’appui de ces affirmations ne sont pas précisées. Nous ne savons pas si les affirmations découlent d’une étude systématique, de cas anecdotiques, ou de quoi que ce soit d’autre.

Le juge Norris a jugé qu’il était déraisonnable pour la SAR de privilégier la preuve documentaire objective montrant que le Hezbollah ne se livre pas au recrutement forcé, par rapport au témoignage du demandeur et à la preuve documentaire objective montrant que le Hezbollah se livre au recrutement forcé. Je reprends respectueusement son raisonnement.

En l’espèce, la SAR n’aborde aucunement la preuve documentaire objective du demandeur sur le recrutement forcé. Elle ne traite pas non plus des articles déposés par le demandeur, qui décrivent le recrutement forcé par le Hezbollah.

La SAR n’est pas tenue de faire référence à tous les éléments de preuve au dossier pour que sa décision soit raisonnable. Néanmoins, le fait que la SAR n’a pas mentionné un élément de preuve crucial peut rendre sa décision déraisonnable. L’obligation de la SAR de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés (voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF nº 1425 (CF 1re inst.), au par. 17).

Il n’est pas clair pourquoi la SAR a accordé une plus grande valeur probante à la preuve qui dit que le Hezbollah ne se livre pas au recrutement forcé, qu’au témoignage du demandeur et à d’autres éléments de preuve objectifs sur les tactiques de recrutement forcé du Hezbollah à l’époque où le demandeur a fui le Liban. Les motifs donnés ne me permettent pas de déterminer si la SAR a consulté l’ensemble de la preuve lorsqu’elle a tiré ses conclusions de fait ou si elle a négligé ou écarté les éléments de preuve contradictoires.

[25]  Interrogé au sujet de la décision Khadra, le défendeur a soutenu qu’elle se distinguait de la présente affaire puisqu’il y avait une allégation précise de recrutement forcé, contrairement à la situation en l’espèce, où les demandeurs n’ont pas soutenu avoir été recrutés de force : ils ont plutôt été incités avec de l’argent et ont été laissés tranquilles.

[26]  Je note deux faiblesses dans cette réponse. Tout d’abord, l’absence de persécution passée ne supprime pas l’obligation pour la SAR d’examiner le risque futur. En effet, la détermination du statut de réfugié nécessite l’examen du risque prospectif (voir, par exemple, AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237, au paragraphe 16, citant James C. Hathaway et Michelle Foster, The Law of Refugee Status, (Cambridge : Cambridge University Press, 2014), page 165).

[27]  Ensuite, on ne devrait pas s’attendre à ce que les demandeurs – et en particulier les adolescents qui ont une autre langue maternelle – prononcent une expression adoptée par une preuve objective. Effectivement, le fait de machinalement prononcer une expression comme « recrutés de force » pourrait être critiqué parce qu’elle semble avoir été préparée. Plutôt que de s’attendre à ce que les demandeurs récitent une « combinaison [...] précise de mots », la SAR doit examiner la preuve dans son ensemble (Villanueva c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1634, au paragraphe 19).

B.  Conclusions sur la crédibilité en ce qui concerne la crainte subjective

[28]  Les demandeurs ont contesté certaines des conclusions sur la crédibilité en ce qui concerne les antécédents de voyage. L’avocate du défendeur a reconnu un élément de la SAR semant la confusion en ce qui concerne le moment où les demandeurs ont décidé de ne pas demander l’asile aux États-Unis après avoir consulté les politiques en matière d’immigration de l’administration Trump. Même si les arguments sur la crédibilité soulèvent au moins deux points préoccupants, je conclus que la première question examinée ci-dessus, en ce qui concerne les fils adolescents, est suffisamment sérieuse pour entraîner une erreur susceptible de contrôle (Vavilov, au paragraphe 100). Il n’est donc pas nécessaire de s’attarder plus longtemps sur la deuxième question.

IV.  Conclusion

[29]  La décision de la SAR n’est pas justifiée, transparente et intelligible en ce qui concerne la persécution des demandeurs au sujet des craintes sur le recrutement forcé éventuel des fils adolescents par le Hezbollah. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’elle statue de nouveau.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5338-19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’elle rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question à certifier n’a été soulevée, et je conviens qu’il ne s’en pose aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de juillet 2020

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5338-19

 

INTITULÉ :

FIRASS AL BARDAN ET AUTRES c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

ENTENDUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE entre Toronto (Ontario) et Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 juin 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Laura Setzer

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alexandra Pullano

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Setzer Immigration Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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