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Date : 20060215

Dossier : T-2071-04

Référence : 2006 CF 198

Ottawa (Ontario), le 15 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

 

ENTRE :

ELZBIETA PASZKOWSKI

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION,

HUGH LOVEKIN, RANDY GURLOCK et ROBERT FERGUSON

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]         Les défendeurs ont demandé à la Cour de rejeter sommairement l’action de la demanderesse. Celle‑ci prétend que des fonctionnaires de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), les trois particuliers agissant comme défendeurs, ont commis une faute et un méfait dans l’exercice d’une charge publique en retardant le traitement de sa demande de résidence permanente du 5 juin 1990 et que les droits qui lui sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) ont été violés. Elle soutient en conséquence qu’elle a été privée de la possibilité de devenir une citoyenne canadienne, de voyager à l’étranger, de poursuivre ses études, de gagner sa vie et d’avoir d’autres enfants.

 

CONTEXTE

 

[2]         La longue histoire qui a mené à l’action de la demanderesse commence par les prétentions de son mari, Ryszard Paszkowski, selon lesquelles il a travaillé pour des organismes de sécurité et du renseignement canadiens et qu’il s’est vu refuser l’entrée au Canada lorsque ses rapports avec ces organismes se sont détériorés. Comme le juge James Hugessen l’a dit dans l’action intentée par M. Paszkowski, Paszkowski c. Canada (2001), 11 Imm. L.R. (3d) 28, 103 A.C.W.S. (3d) 400 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 1, les éléments de l’histoire « [sont] au moins aussi intéressant[s] que [ceux] de nombreux romans d’espionnage que l’on trouve de nos jours ». Les parties ont déposé, dans le cadre de la présente requête, une quantité considérable de documents concernant les procédures en matière d’immigration de M. Paszkowski.

 

[3]         Dans son action, Ryszard Paszkowski a dit qu’il avait été un membre du service du renseignement en Pologne, son pays d’origine, pendant la guerre froide et qu’il avait quitté le service lorsque la loi martiale avait été imposée dans ce pays. En août 1982, il a détourné un avion se dirigeant vers la Hongrie en direction de Munich, en Allemagne de l’Ouest. Il a demandé et obtenu l’asile en Allemagne de l’Ouest. Le 14 février 1983, un tribunal de ce pays l’a reconnu coupable d’[traduction] « attaque contre un aéronef » et l’a condamné à un emprisonnement de quatre ans et demi. Un pardon lui a été accordé pour cette infraction en 1997. Pendant qu’il était en prison, M. Paszkowski a renoncé à sa citoyenneté polonaise et est devenu apatride.

 

[4]         En juillet 1984, M. Paszkowski s’est évadé de la prison allemande où il était détenu et, après un bref séjour en France, il s’est débrouillé pour entrer dans un camp de réfugiés en Italie. Dans les affidavits qui ont été déposés dans le cadre de son action et qui font partie du dossier en l’espèce, il prétend avoir proposé à l’ambassade du Canada à Rome de fournir des renseignements à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC), en échange de son réétablissement au Canada. Ce fait n’a pas été admis par les défendeurs et a été nié par les témoins de la Couronne dans l’action de M. Paszkowski.

 

[5]         Il n’est pas contesté cependant que, pendant qu’il vivait dans le camp, M. Paszkowski a présenté une demande de résidence permanente au Canada sous le nom de Robert Fisher et a obtenu un visa en qualité de réfugié parrainé par le gouvernement. M. Paszkowski est arrivé au Canada le 11 décembre 1984 et a obtenu une fiche d’établissement au nom de Fisher. C’est aussi sous ce nom qu’il s’est installé à Edmonton. En 1985, il a offert au Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) d’obtenir et de fournir des renseignements concernant les activités du service du renseignement polonais au Canada.

 

[6]         La GRC avait prélevé les empreintes de M. Fisher en Italie en novembre 1984 pour les besoins de sa demande de visa. Il n’est pas clair, à la lecture du dossier, si la GRC a découvert la véritable identité de M. Fisher à l’époque. Toutefois, un télex daté du 18 août 1986 indique que des agents d’immigration étaient alors au courant de la double identité de M. Fisher et envisageaient de mener une enquête sur son admissibilité. Or, M. Paszkowski / Fisher était retourné en Europe le mois précédent. M. Paszkowski a été arrêté par la police italienne à Rome le 19 août et extradé en Allemagne pour finir de purger sa peine d’emprisonnement.

 

[7]         Après avoir obtenu une libération conditionnelle en novembre 1987, M. Paszkowski est demeuré en Allemagne durant deux ans. Pendant cette période, la demanderesse, qui s’appelait alors Elsbieta Perlinska et qui était la fille d’amis vivant en Pologne avec lesquels il avait correspondu, l’a rejoint en Allemagne. Mme Perlinska a indiqué dans son témoignage en 1989 que le service de sécurité polonais l’avait encouragée à rendre visite à M. Paszkowski afin de recueillir des renseignements sur ses activités. Elle a demandé le statut de réfugié à son arrivée en Allemagne.

 

[8]         Pendant les deux ans qu’il a passés en Allemagne, M. Paszkowski a demandé en vain un permis de retour pour résident permanent au Canada.

 

[9]         Le 4 octobre 1989, M. Paszkowski et Mme Perlinska sont venus au Canada en utilisant de faux documents de voyage. Ils ont demandé le statut de réfugié à leur arrivée à l’aéroport international d’Edmonton.

 

[10]           M. Paszkowski s’est vu refuser l’entrée, a été détenu et a fait l’objet d’un rapport en vue d’une audience sur son admissibilité en vertu de l’article 20 de la Loi sur l’immigration, 1976, L.R.C. 1985, ch. I‑2 (l’ancienne loi). L’agent d’immigration s’est appuyé sur trois motifs : 1) M. Paszkowski ne possédait pas les documents de voyage requis; 2) comme il n’avait pas obtenu un visa, il n’était pas admissible suivant l’alinéa 19(2)d) de l’ancienne loi; 3) à cause de sa déclaration de culpabilité en Allemagne, il appartenait à la catégorie non admissible décrite à l’alinéa 19(1)c) de l’ancienne loi.

 

[11]           Le 12 octobre 1989, un arbitre a pris des mesures d’expulsion et d’exclusion conditionnelles à l’endroit de M. Paszkowski. Il a toutefois conclu que sa revendication du statut de réfugié avait un minimum de fondement et l’a renvoyée à la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour que celle‑ci rende une décision à son égard. Un agent d’immigration a témoigné à l’audience sur l’admissibilité au sujet de la double identité de M. Paszkowski, de son entrée au Canada et du visa de 1984. Mme Perlinska a témoigné pour le compte de M. Paszkowski.

 

[12]           La demande de résidence permanente déposée par M. Paszkowski et la fiche d’établissement établie au nom de Robert Fisher en 1984 ont été produites en preuve lors de l’audition de sa revendication du statut de réfugié. Des témoignages contradictoires ont été entendus au sujet de la prétention de M. Paszkowski selon laquelle il avait été un agent polonais, et relativement à la nature et à l’étendue de ses liens avec le SCRS. On a jugé que M. Paszkowski n’était pas un témoin crédible et sa revendication a été rejetée le 6 juin 1990. Les mesures d’expulsion conditionnelles sont alors devenues exécutoires.

 

[13]           CIC n’a pas réussi à expulser M. Paszkowski par la suite parce que l’Allemagne refusait de le recevoir et parce qu’il ne pouvait pas être renvoyé en Pologne. Entre 1990 et novembre 1996, M. Paszkowski a présenté une série de demandes et d’appels, qui ont tous été rejetés par la Cour fédérale et par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, dans le but de faire infirmer la décision relative à sa revendication du statut de réfugié et de pouvoir demeurer au Canada. Même s’il ne possédait pas de documents de voyage légitimes, M. Paszkowski a quitté le Canada et y est revenu périodiquement, à sa guise apparemment. En 1992 par exemple, il semble qu’il soit allé aux Pays‑Bas, d’où il a envoyé une carte postale aux agents de CIC.

 

[14]           Lorsqu’il a finalement épuisé ses recours contre les mesures d’expulsion en janvier 1997, M. Paszkowski a demandé le statut de réfugié aux États-Unis. Sa demande a été rejetée et il a été renvoyé en Pologne. Quelques mois plus tard, il est revenu au Canada en utilisant de nouveau de faux documents. Il a trouvé refuge dans une église d’Ottawa qui a accepté de l’accueillir et a intenté une action devant la Section de première instance de la Cour fédérale – l’ancien nom de la Cour – contre la Reine, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le procureur général du Canada dans le but d’obtenir une injonction et un jugement déclaratoire. 

 

[15]           Dans leur défense à l’action intentée en 1997, les défendeurs reconnaissaient que M. Paszkowski s’était vu confier des missions au Canada par le SCRS en 1985 et en 1986. Ils affirmaient cependant que M. Paszkowski s’était toujours présenté comme étant Robert Fisher. Les défendeurs ont nié que M. Paszkowski avait le droit d’entrer au Canada ou d’y séjourner.

 

[16]           Il a été mis fin à l’action de 1997 (numéro du dossier de la Cour : IMM‑5510‑97) sur consentement des parties le 24 septembre 2002. Le lendemain, M. Paszkowski a intenté une autre action contre la Couronne, à l’issue de laquelle une ordonnance sur consentement a été délivrée le 22 novembre 2002. (Voir Ryszard Paszkowski c. Her Majesty the Queen, décision inédite, numéro de dossier : T‑1622‑02).

 

[17]           La Couronne a reconnu, dans un exposé conjoint des faits daté du 1er octobre 2002, que l’agent d’immigration avait commis une erreur en octobre 1989 en établissant un rapport à l’égard de Ryszard Paszkowski en application de l’article 20 de l’ancienne loi, car cette disposition s’appliquait seulement aux personnes qui n’étaient pas des citoyens ou des résidents permanents. Les parties ont convenu que M. Paszkowski aurait pu faire l’objet du rapport visé au paragraphe 27(1) de l’ancienne loi parce qu’il était réputé avoir renoncé à son statut de résident permanent ou parce que le fait d’obtenir un visa en utilisant une fausse identité en 1984 avait entaché son droit d’établissement à l’époque. Cela n’a cependant pas été fait.

 

[18]           En conséquence, les parties ont convenu que l’arbitre n’avait pas compétence pour tenir l’audience visée à l’article 20 et que les mesures d’exclusion et d’expulsion étaient invalides. Selon l’exposé conjoint, l’erreur de l’agent découlait en grande partie du fait que M. Paszkowski n’avait pas prétendu être un résident de retour, mais avait plutôt choisi de revendiquer le statut de réfugié avec sa fiancée.

 

[19]           Se fondant sur l’exposé conjoint, sur le mémoire conjoint des faits et du droit et sur le projet d’ordonnance soumis par les parties, la Cour a déclaré que Ryszard Paszkowski avait été un résident permanent du Canada à compter du 11 décembre 1984 et qu’il avait le droit d’entrer au Canada et d’y séjourner conformément au paragraphe 27(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

 

[20]           La Cour a déclaré en outre que les mesures d’exclusion et d’expulsion datées du 12 octobre 1989 étaient nulles, n’avaient aucun effet et n’étaient pas exécutoires en droit. Aucuns dépens n’ont été adjugés à la partie ayant eu gain de cause. J’ai appris pendant l’audition de la présente requête que M. Paszkowski avait dégagé la Couronne de toute responsabilité pour les dommages-intérêts ou pour les dépens, en échange de son consentement à l’ordonnance. Ce dégagement de responsabilité ne s’applique pas aux recours que l’épouse de M. Paszkowski pourrait avoir contre la Couronne puisqu’elle n’était pas partie à l’action de son mari.

 

La revendication du statut de réfugié et la demande de résidence permanente de la demanderesse

 

[21]           La revendication du statut de réfugié de la demanderesse a été traitée séparément de celle de M. Paszkowski après leur arrivée à Edmonton le 4 octobre 1989. Le statut de réfugié au sens de la Convention lui a été reconnu le 15 janvier 1990. Elle a épousé M. Paszkowski le 19 janvier suivant. Le couple a eu deux fils au Canada, l’un le 2 mars 1990 et l’autre le 27 août 1992.

 

[22]           Le 5 juin 1990, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au Canada en application de l’article 46.04 de la Loi sur l’immigration qui était en vigueur à l’époque. Elle a demandé l’établissement pour elle seule, mais, comme la loi l’exigeait, elle a indiqué dans sa demande que M. Paszkowski était son mari et son plus proche parent au Canada.

 

[23]           Dans une lettre datée du 4 juin 1991, le défendeur Robert Ferguson a informé la demanderesse que sa demande de résidence permanente ne pouvait pas être traitée en raison du paragraphe 46.04(3) de la Loi sur l’immigration, car son mari n’était pas admissible au Canada pour des raisons de criminalité, et qu’aucune autre mesure ne serait prise relativement à sa demande tant que son mari se trouverait au Canada.

 

[24]           Selon le libellé du paragraphe 46.04(3) en vigueur en 1991 (L.C. 1988, ch. 35), l’agent d’immigration saisi d’une demande de résidence permanente n’avait pas le pouvoir discrétionnaire d’accorder le droit d’établissement s’il était convaincu qu’un membre de la famille du demandeur se trouvant au Canada n’était pas admissible pour des raisons de criminalité, que cette personne ait été désignée comme étant à la charge du demandeur ou non.

 

[25]           La demanderesse n’a pas demandé le contrôle judiciaire de la décision de M. Ferguson ni des mesures prises ensuite par les agents d’immigration. Lorsqu’elle a été contre‑interrogée sur son affidavit au sujet des raisons pour lesquelles elle n’avait pas demandé le contrôle judiciaire, compte tenu des démêlés que son mari avait eus dans le passé avec la justice, elle a répondu qu’elle n’avait jamais pensé intenter un tel recours et que, de toute façon, elle était certaine de pouvoir demeurer au Canada puisque le statut de réfugié lui avait été reconnu dans ce pays.

 

[26]           Un permis d’études et un permis de travail lui ayant été délivrés, Mme Paszkowski a été en mesure de travailler et d’étudier; certains éléments de preuve indiquent toutefois que ces permis n’ont pas toujours été délivrés en temps opportun. Comme elle n’était pas une résidente permanente, la demanderesse n’avait pas droit à un prêt étudiant; le dossier indique qu’un agent de CIC a essayé de l’aider à cet égard en écrivant à l’Alberta Student Finance.

 

[27]           Le paragraphe 38(3) des L.C. 1992, ch. 49, qui est entré en vigueur au début de 1993, a abrogé le paragraphe 46.04(3) et l’a remplacé par une disposition ne faisant pas référence à un membre de la famille n’étant pas à la charge du demandeur qui se trouve au Canada et qui n’est pas admissible. Les parties ont convenu qu’en pratique la modification faisait en sorte que, tant que son mari n’était pas désigné comme une personne à sa charge, le fait qu’il n’était pas admissible (à cause de son casier judiciaire en Allemagne) n’empêchait pas le traitement de la demande d’établissement de la demanderesse, peu importe qu’il se trouve au Canada ou non.

 

[28]           La preuve indique que la demanderesse, son mari et les agents d’immigration qui connaissaient bien son cas n’ont compris l’effet de cette modification que longtemps après que celle‑ci eut été apportée puisqu’ils ont continué à présumer que la demanderesse ne pouvait pas obtenir le droit d’établissement au Canada tant que son mari s’y trouvait.

 

[29]           Comme il a été mentionné précédemment, M. Paszkowski a quitté le Canada pour les États‑Unis en janvier 1997, apparemment pour aider son épouse à obtenir le droit d’établissement. Le 22 février 1997, après que Randy Gurlock, qui était alors directeur adjoint du bureau de CIC à Edmonton, l’eut encouragée à le faire, la demanderesse a présenté une nouvelle demande de résidence permanente pour elle‑même en y inscrivant seulement ses deux fils, qui étaient des citoyens canadiens, comme personnes à charge. Cette demande a été acceptée à titre provisoire le 8 mai 1997.

 

[30]           Après que M. Paszkowski fut revenu au Canada un peu plus tard au cours de la même année, il y a eu des discussions au sein de CIC sur la question de savoir si le traitement de la demande de la demanderesse pouvait se poursuivre. Le 7 janvier 1998, M. Gurlock a écrit à Hugh Lovekin, un analyste en gestion des cas de l’administration centrale de CIC à Ottawa, pour lui demander son avis et attirer son attention sur le libellé du paragraphe 46.04(3). Le lendemain, M. Lovekin a dit à M. Gurlock de poursuivre le traitement de la demande de la demanderesse malgré le fait que M. Paszkowski se trouvait au Canada.

 

[31]           Le dossier révèle que certains agents de CIC continuaient à avoir des doutes au sujet de l’interprétation du paragraphe 46.04(3) et de la question de savoir si le traitement de la demande de la demanderesse pouvait se poursuivre malgré le statut incertain de son mari. Je suis convaincu cependant, après avoir examiné attentivement les affidavits et les documents produits en preuve, que le traitement de la demande de la demanderesse s’est poursuivi et que le retard subséquent est principalement attribuable aux demandes de vérification de sécurité qui s’étaient accumulées à la fin des années 1990. Mme Paszkowski est devenue résidente permanente le 10 avril 2001 et citoyenne canadienne le 29 avril 2004.

 

PRÉTENTIONS

 

[32]           La demanderesse prétend que les défendeurs savaient, à toutes les époques pertinentes, que Robert Fisher et Ryszard Paszkowski étaient une seule et même personne et que Robert Fisher était un résident permanent du Canada.

 

[33]           La demanderesse prétend que chaque défendeur avait l’obligation de traiter sa demande de résidence permanente de bonne foi et en conformité avec le droit et les dispositions législatives applicables. Elle soutient que chaque défendeur a manqué à cette obligation et lui a causé des dommages. Elle allègue également ou subsidiairement que chaque défendeur, dans l’exercice de sa prérogative ou des pouvoirs qui lui étaient conférés par la loi, a abusé de sa charge publique, a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique et lui a causé des dommages.

 

[34]           La demanderesse prétend également que les droits qui lui sont garantis à l’article premier et aux articles 7 et 15 de la Charte ont été violés. Elle prétend plus particulièrement que chaque défendeur a porté atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne qui lui est garanti à l’article 7 parce qu’elle a vécu dans l’insécurité sur le plan psychologique durant les 11 ans pendant lesquelles sa situation a été incertaine. Elle réclame des dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Elle demande plus particulièrement à la Cour de condamner les défendeurs, conjointement et individuellement, à lui verser des dommages‑intérêts de 2,5 millions de dollars, des dommages‑intérêts punitifs de 1 million de dollars, ainsi que les intérêts et les dépens.

 

PRINCIPES RÉGISSANT LES JUGEMENTS SOMMAIRES

           

[35]           Avant d’énoncer les questions en litige, il est utile de revoir les principes applicables aux jugements sommaires. Le paragraphe 213(2) des Règles de la Cour fédérale (1998) permet à un défendeur de présenter une requête pour obtenir un jugement sommaire :

Le défendeur peut, après avoir signifié et déposé sa défense et avant que l’heure, la date et le lieu de l’instruction soient fixés, présenter une requête pour obtenir un jugement sommaire rejetant tout ou partie de la réclamation contenue dans la déclaration.

 

 

[36]           Les principes généraux qui régissent le traitement des requêtes en jugement sommaire par la Cour fédérale ont été exposés par la juge Danièle Tremblay‑Lamer dans Granville Shipping Co c. Pegasus Lines Ltd. S.A., [1996] 2 C.F. 853, 111 F.T.R. 189 (Granville Shipping) :

a)         les règles ont pour but d’autoriser la Cour à se prononcer par voie sommaire sur les affaires qui ne soulèvent aucune question sérieuse à instruire;

 

b)         le critère consiste à déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d’être examinée davantage;

 

      c)         chaque affaire devrait être interprétée dans le contexte qui est le sien;

 

d)         les règles de pratique provinciales peuvent faciliter l’interprétation des règles de la Cour fédérale;

 

e)         les questions de fait et de droit peuvent être tranchées dans le cadre de la requête;

 

f)          un jugement sommaire ne peut être rendu si les faits nécessaires ne peuvent être établis;

 

g)         lorsqu’une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité, le tribunal devrait instruire l’affaire.

 

[37]           Les obligations de la partie intimée sont décrites à l’article 215 des Règles :

La réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée uniquement sur les allégations ou les dénégations contenues dans les actes de procédure déposés par le requérant. Elle doit plutôt énoncer les faits précis démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse.

 

[38]           Les parties qui sont visées par une requête en jugement sommaire ne sont pas tenues de prouver tous les faits de leur cause. Elles doivent plutôt démontrer qu’il existe une véritable question litigieuse. Le fardeau de la preuve incombe à la partie qui dépose la requête, mais toutes les parties doivent présenter leur cause sous son meilleur jour : Succession MacNeil c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) (2004), 316 N.R. 349, 2004 CAF 50.

 

[39]           Ce n’est pas uniquement dans les cas les plus clairs qu’un jugement sommaire peut être rendu. La norme qui s’applique et qui a été énoncée dans Granville Shipping consiste à déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d’être examinée davantage : ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd. (2001), 199 F.T.R. 319, 2001 CAF 11. Lorsque l’affaire porte sur la crédibilité des témoins et que celle‑ci peut être vérifiée seulement au moyen d’un interrogatoire principal et d’un contre‑interrogatoire, le tribunal devrait instruire l’affaire même si le succès de la demande est douteux.

 

[40]           À mon avis, la présente affaire ne soulève pas de question sérieuse au sujet de la crédibilité qui ne puisse être examinée que dans le cadre d’une instruction. Les principaux témoins ont fourni des affidavits et ont été contre‑interrogés à leur sujet. De plus, le dossier renferme une quantité considérable d’éléments concernant les procédures relatives à M. Paszkowski.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[41]           La Cour doit décider en l’espèce si les faits soulèvent une véritable question litigieuse justifiant l’instruction de l’affaire ou, subsidiairement, si elle devrait parvenir à partir de l’ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit et rendre un jugement sommaire, conformément au paragraphe 216(3) des Règles. À la lumière des prétentions des parties, il y a trois sous‑questions à trancher en l’espèce :

      1.         L’action est‑elle prescrite?

 

2.         La demanderesse peut‑elle intenter une action même si elle n’a pas utilisé les recours judiciaires qui lui étaient offerts et qui étaient exigés par la loi applicable?

 

      3.         Les défendeurs avaient‑ils une obligation de diligence à l’égard de la                        demanderesse et ont‑ils manqué à cette obligation?

 

[42]           La demanderesse a d’abord poursuivi le procureur général et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration uniquement en leur qualité de représentants. Or, le droit est clair : un ministre fédéral ne peut être poursuivi en cette qualité : Cairns c. Société du crédit agricole (1991), 49 F.T.R. 308, [1992] 2 C.F. 115 (C.F. 1re inst.); Canada (Conseil des ports nationaux) c. Langelier, [1969] R.C.S. 60, (1968), 2 D.L.R. (3d) 81; Dix c. Canada (2001), 290 A.R. 281, 2001 ABQB 256.

 

[43]           L’article 48 et l’annexe de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, indiquent que Sa Majesté la Reine doit être la défenderesse nommée dans la déclaration dans toute poursuite devant la Cour fédérale pour que la responsabilité de la Couronne pour les prétendus actes commis par ses fonctionnaires soit engagée. Seule la Couronne est responsable des délits commis par ses fonctionnaires. Aucun fonctionnaire, y compris un ministre ou le procureur général en tant que dirigeant d’un ministère, n’est responsable des délits commis par un autre fonctionnaire.

 

[44]           La demanderesse demande à la Cour l’autorisation de modifier l’intitulé de l’action conformément aux articles 76 et 77 des Règles et de remplacer, comme défendeurs, le procureur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration par Sa Majesté la Reine. Je suis convaincu que cette modification n’entraîne pas un préjudice et que la Couronne n’est pas induite en erreur. Cette demande de la demanderesse sera donc accueillie.

 

 

 

 

 

 

ARGUMENTATION ET ANALYSE

 

1.         L’action est‑elle prescrite?

 

[45]           L’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, prévoit que les règles de droit provinciales en matière de prescription s’appliquent lors des poursuites auxquelles l’État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province. Selon l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, les règles de droit en matière de prescription en vigueur dans une province s’appliquent aux instances devant la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans cette province. Le fait générateur invoqué par la demanderesse a trait essentiellement à une faute et à un méfait commis dans l’exercice d’une charge publique entre 1989 et 2001 en Alberta et en Ontario.

 

[46]           Les règles de droit applicables en matière de prescription dans les deux provinces prévoient un délai de prescription général de deux ans pour les actions en dommages‑intérêts résultant d’un acte, d’une omission ou d’un manquement à une obligation : voir le paragraphe 3(1) de la Limitations Act de l’Alberta, R.S.A. 2000, ch. L‑12, et l’article 4 de la Loi de 2002 sur la prescription des actions de l’Ontario, L.O. 2002, ch. 24, annexe B. Les défendeurs s’appuient également sur l’article 7 de la Loi sur l’immunité des personnes exerçant des attributions d’ordre public de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. P.38, qui prévoit un délai de prescription de six mois et qui s’applique aux actions intentées devant la Cour par le jeu de l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50 : voir Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 140, [2003] A.C.F. no 203 (QL); Marshall c. Canada, 2005 CF 257, [2005] A.C.F. no 292 (QL).

 

[47]           Le fondement sur lequel la demanderesse s’appuie pour prétendre que les défendeurs sont passibles de dommages‑intérêts pour cause de faute, de malice et d’abus de confiance n’est pas exposé clairement dans ses actes de procédure car elle fait des allégations générales sans préciser les faits substantiels sur lesquels celles‑ci reposent. Après qu’une requête eut été présentée pour le compte des défendeurs afin d’obtenir des précisions, la demanderesse a produit une liste de documents sans toutefois faire référence à des faits particuliers qui étaieraient ses prétentions.

 

[48]           Cependant, à la lumière des actes de procédure et des prétentions formulées par son avocat lors de l’audition de la présente requête, les prétentions de la demanderesse semblent être fondées sur deux théories de la responsabilité. Selon la première, les défendeurs savaient que le mari de la demanderesse avait obtenu le droit d’établissement au Canada sous le nom de Robert Fisher en 1984 et ont délibérément caché ce fait à l’arbitre qui l’a jugé non admissible en 1990. La demanderesse prétend que, si les défendeurs n’avaient rien caché, son mari n’aurait pas été déclaré non admissible et sa propre demande d’établissement du 5 juin 1990 n’aurait pas été rejetée. Elle ajoute que, à cause du silence des défendeurs, son statut au Canada n’a pas été réglé pendant plus de 10 ans et elle a subi des dommages pour lesquels elle demande maintenant réparation.

 

[49]           Subsidiairement, la demanderesse prétend que les défendeurs avaient l’obligation de l’informer de la modification apportée à la Loi sur l’immigration qui est entrée en vigueur le 1er février 1993 et de traiter rapidement sa demande de résidence permanente après cette date sans tenir compte du fait que son mari n’était pas admissible à cause de sa déclaration de culpabilité au criminel.

 

[50]           Toute analyse des délais de prescription applicables à des actions doit commencer par la prise en considération du principe selon lequel les délais de prescription commencent à courir lorsque les faits substantiels qui sous-tendent la cause d’action sont raisonnablement connus du demandeur : Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549, 151 D.L.R. (4th) 429.

 

[51]           Les défendeurs font valoir que la demanderesse connaissait ou aurait dû connaître les faits substantiels sous‑tendant la prétendue cause d’action le 4 juin 1991, lorsqu’elle a été avisée par écrit que sa demande de résidence permanente ne pouvait pas être traitée et qu’aucune autre mesure ne serait prise relativement à cette demande tant que son mari se trouverait au Canada. La demanderesse a décidé de ne rien faire à ce moment-là et elle ne peut exciper aujourd’hui de son défaut d’agir et de son incurie délibérée pour faire reconnaître une date ultérieure de découverte des faits : Marshall c. Canada (2005), 137 A.C.W.S. (3d) 522, 2005 CF 257, au paragraphe 29.

 

[52]           En l’espèce, la demanderesse s’est appuyée sur l’affidavit signé le 17 octobre 1996 par Lovett Winchester, un ancien employé du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration maintenant à la retraite, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire alors en instance devant la Cour fédérale. M. Winchester atteste notamment qu’il savait que M. Paszkowski avait obtenu le droit d’établissement au moment de l’audience de 1989, mais qu’il avait reçu instruction d’appliquer à l’affaire l’article 19 et non l’article 27 de l’ancienne loi.

 

[53]           On pourrait conclure de l’affidavit de M. Winchester que le fait que M. Paszkowski et M. Fisher étaient une seule et même personne n’a pas été révélé à l’arbitre en 1989. C’est d’ailleurs cette déduction que l’avocat m’a invité à faire lors de sa plaidoirie en l’espèce. M. Winchester déclare, par exemple, au paragraphe 4 que [traduction] « les autorités de l’immigration savaient vraisemblablement depuis le début que “M.  Fisher” et “M. Paszkowski” étaient une seule et même personne et que cette personne avait été déclarée coupable d’une infraction criminelle en Allemagne ».

 

[54]           La transcription de l’audience tenue à Edmonton le 6 octobre 1989, qui figure dans le dossier des défendeurs, montre clairement que M. Winchester, qui était chargé de présenter le cas à l’audience, a informé l’arbitre au début de l’audience des faits saillants concernant le nom d’emprunt Fisher, les prétendus liens de M. Paszkowski avec le service de sécurité polonais, le détournement d’avion, la poursuite en Allemagne, la demande de visa subséquente et l’arrivée au Canada en 1984. L’arbitre semblait disposer de suffisamment de renseignements pour conclure, s’il les avait pris en considération, qu’une audience tenue en vertu de l’article 20 n’était pas appropriée. L’avocat de M. Paszkowski n’a pas contesté la compétence de l’arbitre à cette occasion ni à la reprise de l’audience le 12 octobre 1989.

 

[55]           Le 12 octobre, M. Paszkowski a été assermenté et a été informé par l’arbitre qu’il avait le fardeau de démontrer qu’il avait le droit d’entrer au Canada ou qu’il était admissible pour une autre raison. Lorsqu’on lui a posé directement la question, il a nié être un résident permanent du Canada et être titulaire d’un visa. Le reste de l’audience a porté sur la question de savoir si M. Paszkowski était non admissible au Canada parce qu’il représentait un danger pour le public à cause de ses antécédents criminels. On a finalement conclu qu’il n’était pas admissible, sous réserve de la décision qui serait rendue relativement à sa revendication du statut de réfugié – comme je l’ai dit précédemment, cette revendication a été rejetée en juin 1990.

 

[56]           En ce qui concerne la première théorie de la responsabilité invoquée par la demanderesse, les défendeurs contestent vivement la prétention de celle‑ci selon laquelle elle n’a appris les antécédents de son mari qu’en mars 2003. En fait, il est difficile de comprendre comment la demanderesse a pu ignorer ces faits jusque‑là étant donné le grand nombre de reportages dont ils ont fait l’objet dans les médias et les détails qui ont été révélés lors de l’audience de son mari.

 

[57]           La demanderesse a fait valoir qu’elle ne pouvait avoir aucune raison de croire qu’elle était justifiée d’intenter une action pour le préjudice qui lui avait été causé jusqu’à ce que la Cour statue sur l’action intentée par son mari contre la Couronne le 22 novembre 2002. Elle a déposé son action le 19 novembre 2004, soit dans les deux ans suivant la date de l’ordonnance de la Cour. Elle prétend en outre que ce n’est qu’en mars 2003, lorsque son mari a obtenu pour son compte une copie de son dossier d’immigration au bureau d’Edmonton, qu’elle a découvert ce que la Couronne devait savoir depuis le début, soit que son mari, Ryszard Paszkowski, était également Robert Fisher et qu’il avait obtenu le droit d’établissement en 1984.

 

[58]           Les défendeurs soutiennent que, même si ces affirmations doivent être prises au pied de la lettre – ce qu’ils contestent –, l’exposé conjoint des faits sur lequel l’ordonnance du 22 novembre 2002 était fondée est devenu accessible au public lorsqu’il a été déposé le 1er octobre 2002. La demanderesse n’a intenté la présente action que le 19 novembre 2004, soit plus d’un mois et demi après l’expiration du délai de prescription de deux ans. La demanderesse soutient qu’il n’y a au dossier aucun élément de preuve indiquant à quel moment elle a été informée de cet exposé conjoint des faits. La Cour ne devrait donc pas, selon elle, tenir compte de cette date.

 

[59]           La demanderesse se fonde sur le paragraphe 4(1) de la Limitations Act de l’Alberta, S.A. 1996, ch. L‑15.1, qui prévoit que le délai cesse de courir pendant toute période au cours de laquelle le défendeur dissimule frauduleusement le fait que [traduction] « le préjudice pour lequel une ordonnance réparatoire est demandée est survenu ». C’est à la demanderesse qu’il incombe d’établir que ce fait a été caché frauduleusement et les défendeurs font valoir que le dossier ne renferme aucune preuve établissant que l’un d’eux a dissimulé [traduction] « le préjudice ». Ils font valoir en outre que le contrôle judiciaire d’une mesure administrative est expressément exclu de la définition d’[traduction] « ordonnance réparatoire » contenue dans la loi de l’Alberta. Or, c’est exactement ce type d’ordonnance que la demanderesse cherche à obtenir en l’espèce.

 

[60]           L’arrêt de principe moderne sur le sens de la dissimulation frauduleuse est Kitchen c. Royal Air Forces Association, [1958] 2 All E.R. 241 (C.A.), où le maître des rôles, lord Evershed, a dit à la page 249 que l’expression vise une conduite qui, compte tenu de la relation spéciale qui existe entre les deux parties concernées, est fort peu scrupuleuse de la part de l’une envers l’autre. La Cour suprême du Canada a adopté cette formulation dans le contexte du rapport fiduciaire existant entre la Couronne et les Premières nations dans Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, 13 D.L.R. (4th) 321, et dans un cas de violence faite à une enfant dans M.(K.) c. M.(H.), [1992] 3 R.C.S. 6, 96 D.L.R. (4th) 289.

 

[61]           En l’espèce, la demanderesse soutient que l’obligation découle d’une [traduction] « relation spéciale » qui existerait entre les agents d’immigration et les personnes qui demandent la résidence permanente au Canada. Les défendeurs nient qu’une telle relation existe et soutiennent que celle‑ci serait incompatible avec l’obligation des agents d’immigration d’agir dans l’intérêt public.

 

[62]           À mon avis, la prétention de la demanderesse concernant la dissimulation frauduleuse ne repose sur rien de solide. Lorsqu’une [traduction] « relation spéciale » existe, comme dans le cas du rapport fiduciaire entre la Couronne et les Premières nations, la dissimulation de renseignements peut être frauduleuse : Kruger c. La Reine, [1986] 1 C.F. 3, 17 D.L.R. (4th) 591 (C.A.F.). Mais comme je le conclus plus loin, il n’y avait pas de rapport fiduciaire entre les parties en l’espèce, aucune obligation n’existait en faveur de la demanderesse et, en conséquence, on ne pouvait reprocher aux défendeurs d’avoir dissimulé des renseignements. Aussi, je ne considère pas que le délai de prescription a cessé de courir parce qu’il y a eu dissimulation frauduleuse.

 

[63]           Il ressort du dossier dont je dispose que les avocats ne se sont rendu compte de l’importance des procédures ayant eu lieu en 1989 et en 1990 que lorsqu’ils ont examiné l’affaire en profondeur dans le cadre de la négociation du règlement de 2002. Ils ont conclu que l’agent d’immigration au point d’entrée avait commis une erreur en signalant le cas de Ryszard Paszkowski en vue de la tenue d’une audience sur l’admissibilité, et non afin qu’il soit déterminé s’il avait perdu son statut de résident. Cette erreur a été aggravée par l’arbitre et par le faux témoignage de M. Paszkowski. Il s’agit cependant d’une erreur de droit. Les faits substantiels étaient connus et ont été présentés à l’arbitre par Lovett Winchester en 1989. La demanderesse ne peut pas maintenant prétendre qu’ils ont été découverts seulement en 2002.

 

[64]           Je ne peux accepter la prétention de la demanderesse selon laquelle ce n’est que lors de la divulgation de son dossier d’immigration en mars 2003 qu’elle a appris les antécédents de son mari. Ce dernier avait intenté de nombreux recours judiciaires et les médias écrits et électroniques avaient abondamment parlé de son histoire. Un député avait même écrit un livre sur le sujet. En outre, la demanderesse avait assisté et témoigné à l’audience de 1989 au cours de laquelle les faits avaient été révélés à l’arbitre.

 

[65]           Si la demanderesse avait une cause d’action en raison de l’omission des défendeurs de traiter la demande d’établissement qu’elle a déposée en 1990 comme s’il s’agissait d’une demande présentée par la conjointe d’un résident permanent de retour, l’action aurait dû être intentée dans les deux ans suivant la décision de rejeter la demande, soit au plus tard le 4 juin 1993.

 

[66]           Il y a aussi prescription à mon avis si la demanderesse s’appuie sur le fait que les défendeurs ne l’ont pas informée de la modification apportée à la loi et n’ont pas traité ensuite sa demande antérieure. La demanderesse soutient que ce n’est qu’en mars 2003, lorsqu’elle a eu accès à son dossier d’immigration, qu’elle a appris que la loi avait été modifiée en 1993. Aussi, selon elle, la date à compter de laquelle le délai de prescription commence à courir devrait être la date à laquelle elle a pris connaissance de cette information.

 

[67]           Je vois deux problèmes à cette prétention. Premièrement, les parties sont présumées connaître le droit et se conduire en conséquence : Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, 30 D.L.R. (4th) 481, au paragraphe 86. Les tribunaux ont statué que cette présomption s’applique dans plusieurs contextes, notamment dans le cadre de poursuites relatives à des infractions réglementaires (Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, au paragraphe 54, [1995] A.C.S. no 62 (QL)), en matière criminelle (R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, au paragraphe 236, [1990] A.C.S. no 139 (QL)) et dans le domaine des contrats (Nepean (Township) Hydro Electric Commission c. Ontario Hydro, [1982] 1 R.C.S. 347; Thompson and Alix Ltd. c. Smith, [1933] R.C.S. 172).

 

[68]           Selon la règle générale, un demandeur doit intenter une action le plus tôt possible. Comme la Cour suprême l’a dit dans M.(K.) c. M.(H.), [1992] 3 R.C.S. 6, au paragraphe 24, 96 D.L.R. (4th) 289, « […] on s’attend à ce que les demandeurs agissent avec diligence et ne “tardent pas à faire valoir leurs droits”; la prescription incite les demandeurs à intenter leurs poursuites en temps opportun ».

 

[69]           La règle relative à la découverte des faits a été formulée par la Cour suprême dans Central Trust Company c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, 31 D.L.R. (4th) 481. La Cour suprême a dit au paragraphe 77 :

[…] une cause d’action prend naissance, aux fins de la prescription, lorsque les faits importants sur lesquels repose cette cause d’action ont été découverts par le demandeur ou auraient dû l’être s’il avait fait preuve de diligence raisonnable.

 

La Cour a appliqué cette règle dans plusieurs décisions : McFarlane c. Canada, [1997] A.C.F. no 1559, au paragraphe 5 (C.F. 1re inst.) (QL); Baron c. Canada (2000), 95 A.C.W.S. (3d) 655, au paragraphe 15, [2000] A.C.F. no 263 (C.F. 1re inst.) (QL). Les parties peuvent, avec un minimum de diligence, vérifier ce que la loi prévoit à un moment donné. En l’espèce, la demanderesse est présumée avoir été au courant de l’état du droit et, par conséquent, elle aurait dû faire preuve d’une plus grande diligence et intenter son action dans le délai prévu par la loi.

 

[70]           Le deuxième problème vient du fait que la prétention de la demanderesse est fondée sur l’existence d’une obligation des défendeurs de l’informer de la modification apportée à la loi en 1993 et de traiter ensuite rapidement sa demande de 1991. Comme je l’expliquerai plus loin, j’ai conclu que les défendeurs n’avaient pas l’obligation d’informer la demanderesse de la modification ou de traiter à nouveau sa demande après le 1er février 1993.

 

[71]           Les recours qui s’offraient à la demanderesse après le 1er février 1993 étaient les suivants : déposer une demande de contrôle judiciaire et de mandamus afin qu’il leur soit enjoint de traiter sa demande ou bien, comme elle a finalement décidé de le faire, déposer une nouvelle demande d’établissement. Son action ne peut se poursuivre si elle est fondée sur cette théorie de la responsabilité car le délai de prescription est expiré depuis longtemps.

 

2.         Le défaut de déposer des demandes de contrôle judiciaire

 

[72]           Les défendeurs soutiennent que la demanderesse aurait pu demander l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par M. Ferguson le 4 juin 1991 et qu’elle ne l’a pas fait. Au lieu de cela, elle a intenté une action en dommages‑intérêts près de 14 ans plus tard, plus de sept ans après que sa deuxième demande de résidence permanente eut été provisoirement accueillie et plus de trois ans et demi après avoir obtenu le droit d’établissement.

 

[73]           Les défendeurs prétendent que, même sans l’expiration du délai de prescription, la demanderesse ne peut pas intenter une action parce que le paragraphe 18(3) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit qu’une décision d’un office fédéral ne peut être contestée qu’au moyen d’une demande de contrôle judiciaire : Tremblay c. Canada, [2004] 4 R.C.F. 165 , 244 D.L.R. (4th) 422 (C.A.F.) (autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée avec dépens le 16 décembre 2004, [2004] C.S.C.R. no 307). 

 

[74]           Selon les défendeurs, l’invalidité de la décision du 4 juin 1991 est au cœur de la thèse de la demanderesse et la réparation qu’elle demande est fondée sur cette prétendue invalidité. La demanderesse ne peut réclamer des dommages‑intérêts que si la décision est déclarée invalide et est annulée. Elle ne peut se dérober à la procédure de contrôle judiciaire en intentant une action.

 

[75]           Les défendeurs font valoir qu’aucune explication raisonnable du retard de la demanderesse à demander son dossier d’immigration ou de son omission de présenter une demande de contrôle judiciaire n’est donnée, et qu’elle n’a pas démontré qu’elle ne pouvait pas découvrir les faits étayant sa cause en raison de son état psychologique et de sa [traduction] « vulnérabilité ». 

 

[76]           Les défendeurs soutiennent en outre que l’affirmation de la demanderesse selon laquelle les délais de prescription ne s’appliquent pas aux demandes fondées sur la Charte n’a aucun fondement. La Charte ne garantit pas le droit à la citoyenneté canadienne et ne s’applique pas de manière rétroactive : Ding et al. c. Sa Majesté la Reine, 2005 CF 442, au paragraphe 25, 138 A.C.W.S. (3d) 667; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, 170 D.L.R. (4th) 1; Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, 107 D.L.R. (4th) 342; Veleta et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 572, au paragraphe 72, 254 D.L.R. (4th) 484. 

 

[77]           La demanderesse maintient qu’elle n’est pas tenue de présenter une demande de contrôle judiciaire avant d’intenter une action en dommages‑intérêts : Szebenyi c. Canada (1999), 247 N.R. 290, 91 A.C.W.S. (3d) 936 (C.A.F.). Elle ne cherche pas à contester la validité de la décision de 1991. Son action en dommages‑intérêts est plutôt fondée sur la manière inadéquate dont sa demande d’établissement a été traitée. Elle prétend que les fonctionnaires ont, à tort, établi un lien entre sa demande et la situation de son mari.

 

[78]           Dans Szebenyi, les demandeurs prétendaient que l’agent avait été négligent dans le traitement de leur demande d’établissement. La Cour d’appel fédérale a accepté que l’on procède par action dans cette affaire. Cependant, le fait que les demandeurs réclamaient des dommages‑intérêts pour la manière inadéquate dont leur dossier avait été traité était seulement l’un des points à considérer. Fait plus important selon la Cour d’appel, aucune décision pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire n’avait été rendue.

 

[79]           La Cour d’appel fédérale a récemment eu l’occasion de revoir les conclusions qu’elle avait tirées dans Tremblay, précité, dans Sa Majesté la Reine c. Grenier, 2005 CAF 348, [2005] A.C.F. no 1778 (QL). Dans Tremblay, la Cour d’appel avait indiqué que, lorsque la décision causant le préjudice est toujours opérante au moment où la réparation est demandée, la partie lésée doit procéder par contrôle judiciaire et non par action. À l’inverse, lorsque la décision qui a entraîné le préjudice allégué n’est plus opérante au moment où la réparation est demandée, il est possible pour le demandeur d’intenter une action en dommages‑intérêts. Ainsi, selon cette théorie, la demanderesse pouvait intenter une action en dommages‑intérêts en l’espèce puisque la décision du 5 juin 1991 n’était plus opérante.

 

[80]           Dans Grenier, précité, la Cour d’appel a conclu que le législateur n’avait pas envisagé cette distinction lorsqu’il a conféré à la Cour fédérale une compétence exclusive en matière de contrôle des décisions des offices fédéraux. Par conséquent, une partie qui veut contester la décision d’un office fédéral n’est pas libre de choisir entre un contrôle judiciaire et une action en dommages‑intérêts; elle doit procéder par contrôle judiciaire pour faire invalider la décision. 

 

[81]           À mon avis, la présente action en dommages‑intérêts a pour but accessoire de contester la décision de rejeter la demande d’établissement de la demanderesse rendue par M. Ferguson le 4 juin 1991. Pour avoir gain de cause, la demanderesse doit établir que cette décision ou celle de continuer à lui refuser le droit d’établissement était erronée. Entre 1991 et 2001, la demanderesse n’a jamais contesté la validité des décisions prises à son endroit. Comme elle n’a pas demandé à une cour de justice d’invalider ces décisions en déposant des demandes de contrôle judiciaire dans les délais fixés par la loi, il ne conviendrait pas maintenant de lui permettre de se soustraire à ces exigences en l’autorisant à procéder par action en dommages‑intérêts.

 

 

 

3.         Les défendeurs avaient‑ils une obligation de diligence à l’égard de la demanderesse et ont‑ils manqué à cette obligation?

 

[82]           Les défendeurs soutiennent que les allégations de faute et de méfait dans l’exercice d’une charge publique de la demanderesse ne sont pas prouvées et ne peuvent pas l’être. Compte tenu de la loi, le défendeur Robert Ferguson n’avait pas d’autre option que de refuser de traiter la demande de la demanderesse datée du 5 juin 1990 à cause de la décision rendue par l’arbitre selon laquelle le mari n’était pas admissible au Canada pour des raisons de criminalité et du fait indiscutable qu’il « se trouv[ait] au Canada » à l’époque pertinente. La condition préalable à l’admissibilité de la demanderesse prévue au paragraphe 46.04(3) de l’ancienne Loi sur l’immigration n’était pas remplie. Au moment de son retour au Canada en 1989, Ryszard Paszkowski était toujours un criminel qui avait été déclaré coupable et qui n’était pas admissible suivant la loi. Il n’avait pas alors présenté une demande pour être autorisé à revenir comme résident permanent connu sous le nom de Robert Fisher.

 

[83]           M. Paszkowski était le conjoint de la demanderesse à toutes les époques pertinentes et M. Ferguson a conclu à juste titre de la demande de cette dernière que M. Paszkowski était un membre de sa famille se trouvant au Canada au sens des paragraphes 46.04(3) et 46.04(8) de la Loi. Il était également convaincu que M. Paszkowski n’était pas admissible pour des raisons de criminalité.

 

[84]           Les défendeurs soutiennent également que l’ordonnance rendue par la Cour le 22 novembre 2002 n’est pas pertinente en l’espèce parce que la demanderesse n’était pas partie à la procédure y ayant donné lieu. La demanderesse essaie de se servir de cette ordonnance pour imposer aux défendeurs une obligation de diligence de droit privé, alors qu’ils occupent une charge publique et régie par la loi.

 

[85]           Comme la Cour suprême l’a dit dans Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79, la méthode qui sert à déterminer s’il existe une obligation de diligence comporte deux étapes. À la première étape, il faut déterminer si les circonstances révèlent l’existence d’un préjudice raisonnablement prévisible et d’une proximité suffisante pour établir une obligation de diligence prima facie. La question à la deuxième étape est de savoir s’il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient l’annulation de la responsabilité.

 

[86]           Même si la demanderesse a établi la prévisibilité, cela ne suffit pas pour démontrer la proximité requise : Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728; Ville de Kamloops c. Nielson, [1984] 2 R.C.S. 2, 10 D.L.R. (4th) 641. Il faut examiner le principe de la loi en vertu de laquelle les fonctionnaires sont nommés pour savoir si cette proximité existe et crée une obligation de diligence dans la loi.

 

[87]           Dans Premakumaran c. Canada  (2005), 33 C.C.L.T. (3d) 307, 2005 CF 1131, le juge Konrad W. von Finckenstein a rendu un jugement sommaire en faveur de la Couronne en partie parce que la proximité n’avait pas été établie dans le contexte de l’immigration. Il a dit au paragraphe 25 :

Au vu des faits et de la jurisprudence précités, j’estime que l’instruction de cette question n’est d’aucune utilité. La défenderesse a une obligation de diligence à l’égard du public en général, mais non pas à l’égard de demandeurs particuliers. Les demandeurs ne peuvent être considérés comme des « voisins » à ces fins et aucune relation de ce genre ne peut être créée entre la défenderesse et les membres du public. Le concept de proximité ne peut être interprété comme signifiant que quiconque prend une brochure ou lit une affiche au haut‑commissariat est un « voisin ».

 

 

[88]           Les défendeurs prétendent en l’espèce que la proximité ne peut pas signifier que les fonctionnaires ont, avec les réfugiés au sens de la Convention qui demandent le droit de s’établir au Canada, une relation spéciale qui ressemblerait à la notion de « voisin » à laquelle le juge von Finckenstein fait référence. L’agent d’immigration avait, en vertu du paragraphe 46.04(3) de l’ancienne Loi sur l’immigration, l’obligation d’accorder l’établissement s’il était convaincu que ni la demanderesse ni un membre de sa famille se trouvant au Canada n’était non admissible. L’obligation que la loi imposait à M. Ferguson en tant que titulaire d’une charge publique était, compte tenu de la preuve dont il disposait, de rejeter la demande présentée par la demanderesse en juin 1990.

 

[89]           Dans Karim Benaissa c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1220, [2005] A.C.F. no 1487 (QL), le protonotaire Roger R. Lafrenière s’est penché sur la question du retard à traiter une demande de résidence permanente dans le contexte d’une demande de radiation d’une déclaration. Il a conclu que, à défaut de mauvaise foi, de négligence grossière ou de retard injustifié, il ne serait pas juste, équitable ou raisonnable que la loi impose une obligation de diligence à ceux qui sont chargés de la mise en œuvre administrative des décisions en matière d’immigration. Imposer une obligation de diligence entraverait l’efficacité du système de contrôle en matière d’immigration.

 

[90]           Cette question a été récemment examinée de façon approfondie par mon collègue le juge Luc Martineau dans Farzam c. Sa Majesté la Reine du chef du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1659, [2005] A.C.F. no 2035 (QL), relativement à une prétendue obligation de diligence de la Couronne envers un demandeur qui cherchait à parrainer son épouse afin qu’elle puisse quitter l’Iran pour venir au Canada. De nombreux problèmes avaient retardé indûment le traitement de la demande, notamment des erreurs commises par les agents d’immigration à l’étranger. L’épouse avait finalement décidé de divorcer et d’épouser un autre homme. M. Farzam a intenté une action en dommages‑intérêts à cause des retards et du détournement d’affection de son épouse. Appliquant la méthode à deux étapes élaborée par la Cour suprême dans Cooper, précité, le juge Martineau a conclu qu’il n’existait pas d’obligation de diligence entre le demandeur et la défenderesse.

 

[91]           Le juge Martineau a commencé par présumer que le point de départ de la première étape de la méthode consiste à déterminer si le lien de proximité a déjà été reconnu dans des cas analogues : voir Cooper, précité, au paragraphe 36. Dans cette affaire comme en l’espèce, les avocats ont été incapables d’indiquer à la Cour des décisions dans lesquelles la Couronne avait été reconnue coupable de négligence relativement à des faits comparables à ceux dont il était question dans la demande. Dans Farzam, la demande du demandeur reposait largement sur la prévisibilité du choc nerveux qui aurait été causé par la négligence des fonctionnaires. Le juge Martineau a dit au paragraphe 93 :

[…] Bien que le lien de proximité ait été reconnu dans des cas où le choc nerveux subi était la conséquence prévisible d’un accident attribuable à la négligence d’un défendeur, on ne pouvait pas raisonnablement prévoir en l’espèce que le demandeur subirait le genre de préjudice qu’il allègue […] Les dommages que le demandeur aurait subis à cause du traitement du dossier de sa femme sont simplement trop éloignés pour qu’il existe un préjudice raisonnablement prévisible […]

 

[92]           Le juge Martineau a affirmé ensuite que, même si la prévisibilité pouvait être établie, « [i]l faut invariablement un autre élément pour établir le degré d’étroitesse du lien entre le demandeur et le défendeur » (au paragraphe 93). Tout lien entre le demandeur et la défenderesse découlait de la mise en application de la politique canadienne d’immigration qui est reconnue par une loi. Le juge Martineau a conclu que la Loi sur l’immigration ne créait pas une obligation stricte d’exécuter les fonctions et les obligations qu’elle autorisait. Il ressort clairement de l’examen du cadre législatif que le lien de proximité requis entre le demandeur et la Couronne n’avait pas été établi de manière à créer une obligation de diligence de droit privé.

 

[93]           Le juge Martineau a indiqué que, même si le demandeur avait établi l’existence d’une obligation de diligence prima facie, des considérations de politique résiduelles convaincantes justifient que la Cour écarte toute responsabilité à la deuxième étape de l’analyse. Selon lui, il ne serait pas juste, équitable et raisonnable que la loi impose une obligation de diligence aux personnes chargées de la mise en application administrative des politiques d’immigration, à moins d’une preuve de mauvaise foi, de faute ou d’abus de procédure (au paragraphe 102). 

 

[94]           En outre, le juge Martineau a souligné que, si la décision d’accorder un visa de résidente permanente à l’épouse du demandeur avait été retardée indûment, le recours consistait à présenter une demande de contrôle judiciaire sollicitant la délivrance d’un bref de mandamus avec l’autorisation d’un juge de la Cour fédérale, en application de l’article 82.1 de la Loi sur l’immigration : voir Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 211, [2003] 4 C.F. 189 (C.F. 1re inst.); Bhatnager c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 C.F. 315, 35 A.C.W.S. (2d) 253 (C.F. 1re inst.).

 

[95]           En l’espèce, je suis convaincu que la demanderesse n’a pas établi, prima facie, que les agents d’immigration chargés de sa demande de résidence permanente avaient une obligation de diligence à son égard. En premier lieu, il n’était pas raisonnablement prévisible que le rejet de sa demande causerait à la demanderesse le préjudice qu’elle allègue. Son mari était visé par une mesure d’expulsion exécutoire aux époques pertinentes. S’il avait été expulsé, il n’y aurait plus eu d’obstacle à la demande de la demanderesse. On ne peut présumer que les défendeurs savaient en 1991 combien de temps serait nécessaire pour régler la question du statut du mari de la demanderesse. Quoi qu’il en soit, la demanderesse était libre de mener ses affaires comme elle l’entendait en tant que réfugiée au sens de la Convention jouissant de la protection du Canada, et elle était en mesure de poursuivre ses études, de trouver du travail et d’avoir d’autres enfants. La seule restriction avec laquelle elle devait composer était l’impossibilité de voyager à l’extérieur du Canada avec des documents de voyage canadiens.

 

[96]           Le lien de proximité exigé par Anns et par Cooper n’a pas été établi. La relation entre la demanderesse et les défendeurs découlait essentiellement de l’application de la politique en matière d’immigration imposée par la loi et non d’une faute commise par les défendeurs. À l’époque où sa demande a été rejetée, la loi empêchait l’admissibilité de la demanderesse en raison de la déclaration de culpabilité au criminel de son mari. Ni la loi ni la common law n’imposaient aux défendeurs l’obligation d’informer la demanderesse lorsque la loi a été modifiée de façon à permettre le traitement de sa première demande ou le dépôt d’une nouvelle demande.

 

[97]           Bien qu’elle ait prétendu que les agents d’immigration avaient agi de mauvaise foi et avaient commis une faute, la demanderesse n’a pas présenté de faits sur lesquels la Cour aurait pu raisonnablement s’appuyer pour conclure qu’il y a une question à trancher à cet égard. Il est incontestable qu’une erreur a été commise en 1989 lorsque le cas de son mari a été signalé en vue de la tenue d’une audience en application d’une mauvaise disposition de l’ancienne loi, mais cette erreur découlait largement de la décision de Ryszard Paszkowski de présenter sa demande en tant que réfugié plutôt qu’en tant que résident permanent de retour. Les agents qui ont ensuite examiné la demande d’établissement de la demanderesse l’ont fait, à mon avis, de bonne foi et en tenant compte du fait que, à leur connaissance, Ryszard Paszkowski était non admissible en raison de sa déclaration de culpabilité au criminel.

 

[98]           En ce qui concerne les allégations d’atteinte aux droits garantis par la Charte faites par la demanderesse, les faits exposés dans les documents qu’elle a déposés en l’espèce et dans la déclaration ne sont pas suffisants pour étayer ces allégations. Pour ce qui est de l’article 15 de la Charte, aucun fait ne démontre qu’il y a eu discrimination fondée sur la situation de famille ou le sexe. Tout ce que la demanderesse affirme, c’est que son droit au même bénéfice de la loi a été violé parce que les défendeurs n’ont pas traité sa demande sans tenir compte de la situation de son mari. La demanderesse n’a pas démontré cependant comment l’application de la disposition de la loi régissant les demandes de résidence permanente enfreignait le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[99]           La demanderesse n’a pas invoqué non plus de faits établissant que les droits qui lui sont garantis par l’article 7 ont été violés d’une manière qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Je ne dispose pas d’une preuve suffisante pour conclure que les droits garantis à la demanderesse par la Charte étaient en jeu et qu’il y a une question à trancher à cet égard. La demanderesse n’a pas établi un fondement factuel suffisant pour démontrer qu’elle a droit à des dommages‑intérêts en vertu de l’article 24 : Chrispen c. Prince Albert (City) Police Department (1997), 148 D.L.R. (4th) 720, [1997] 8 W.W.R. 190 (B.R. Sask.); Alford c. Canada (Attorney General) (1997), 31 B.C.L.R. (3d) 228, 68 A.C.W.S. (3d) 826 (C.S. C.‑B.).

 

CONCLUSION

 

[100]       Je suis convaincu que les prétentions de la demanderesse ne soulèvent pas de véritable question litigieuse au sens du paragraphe 216(1) des Règles.

 

[101]       Subsidiairement, appliquant le critère établi dans la décision Granville Shipping, précitée, selon lequel le succès de la demande de la demanderesse est tellement douteux que la demande ne mérite pas d’être examinée davantage, je suis d’avis de conclure, sur la foi de l’ensemble de la preuve, que les défendeurs ont démontré qu’un jugement sommaire devrait être rendu conformément au paragraphe 216(3) des Règles. Je suis convaincu que les dommages‑intérêts réclamés n’étaient pas raisonnablement prévisibles et que le lien de proximité sans lequel il n’existe pas une obligation de diligence n’a pas été établi. Les défendeurs n’avaient pas l’obligation de traiter la demande de résidence permanente de la demanderesse plus rapidement ou sans tenir compte du statut de son mari. Avant le 1er février 1993, la loi exigeait que la demande de la demanderesse soit rejetée. Les recours qui s’offraient à la demanderesse après cette date étaient les suivants : déposer une nouvelle demande d’établissement ou présenter une demande de contrôle judiciaire et de mandamus. Il n’y a pas en l’espèce de question sérieuse au sujet de la crédibilité qui ne peut être examinée que dans le cadre d’une instruction.

 

[102]       Compte tenu de l’historique de la présente affaire et des retards dans le traitement de la demande de la demanderesse, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire et ne prononcerai aucune ordonnance concernant les dépens en faveur des parties ayant gain de cause. Chaque partie assumera ses propres dépens.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.      L’intitulé est modifié de manière à remplacer le procureur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration par Sa Majesté la Reine en qualité de défenderesse.

 

2.      L’action de la demanderesse est rejetée.

 

            3. Chaque partie assumera ses propres dépens.

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

           

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                        T-2071-04

 

INTITULÉ :                                                       ELZBIETA PASZKOWSKI

                                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION, HUGH LOVEKIN, RANDY GURLOCK

                                                            et ROBERT FERGUSON

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                               LE 15 NOVEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                  LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                                     LE 15 FÉVRIER 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Graham Price                                                       POUR LA DEMANDERESSE

 

Brad Hardstaff                                                     POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Graham Price                                                       POUR LA DEMANDERESSE

Avocat

Calgary (Alberta)

 

John H. Sims, c.r.                                                 POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

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