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Date : 20200624


Dossier : IMM-5034-19

Référence : 2020 CF 722

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2020

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

DANIEL ALLUSHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, M. Daniel Allushi, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent d’immigration [l’agent] le 24 juillet 2019 à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [ERAR] prévu aux articles 112 et 113 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. L’agent a conclu que le demandeur ne risquait pas d’être persécuté ou de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait en Albanie, son pays de nationalité.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Contexte

[3]  Il s’agit de la deuxième tentative de M. Allushi d’obtenir l’asile au Canada. Dans les deux cas, il est arrivé au pays par bateau de façon irrégulière.

[4]  Le demandeur est le fils cadet d’une famille de six personnes. Son père, qui était propriétaire de la maison familiale et d’une terre agricole, est mort en 2010. À la suite de son décès, ses enfants et sa femme ont hérité de la maison et de la terre.

[5]  Le demandeur a quitté l’Albanie pour la première fois en 2015 et a demandé l’asile en Allemagne. Sa demande a été rejetée. Il s’est par la suite rendu au Canada où il a demandé l’asile au motif qu’il craignait ses deux frères qui vivaient en Grèce.

[6]  En décembre 2015, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que, bien qu’elle croyait que le demandeur était en conflit avec ses deux frères qui le maltraitaient et lui devaient de l’argent, il était clair d’après son témoignage que ses craintes en Albanie étaient avant tout de nature économique. Le demandeur avait de la difficulté à trouver du travail là-bas. Tout en reconnaissant que la situation économique en Albanie était difficile, la SPR a conclu que ces problèmes affectaient l’ensemble de la population et que le demandeur ne risquait pas personnellement d’être persécuté ou de subir des mauvais traitements au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

[7]  La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel interjeté par le demandeur  à l’encontre de la décision de la SPR, et il a été renvoyé en Albanie en mai 2017. En juin 2017, il soutient s’être rendu sur la terre agricole familiale et avoir remarqué que du cannabis y était cultivé. Il affirme avoir fait part de sa découverte à ses deux frères. Le demandeur soutient que ses frères lui ont dit qu’ils avaient loué la terre à des trafiquants de drogue liés à un élu albanais et l’ont prévenu que la vie des membres de leur famille serait en danger s’il parlait de leur plan à qui que ce soit. Le demandeur a indiqué qu’un de ses frères l’avait agressé, de même que leur mère.

[8]  Le demandeur affirme qu’un an plus tard, il a fait part de sa découverte aux autorités locales, à qui il a montré des photographies de semences et de plantations de cannabis, mais que la police a par la suite soutenu qu’il avait inventé l’histoire et l’a menacé de mort. Le demandeur a de nouveau quitté l’Albanie pour se rendre en Allemagne, où il a vécu quelques mois sans statut. Il est ensuite retourné au Canada en voyageant clandestinement. Lorsque le bateau a accosté, le demandeur a été remis aux autorités de l’immigration, qui lui ont permis de demander l’asile une nouvelle fois en présentant une demande d’ERAR le 10 mai 2019.

[9]  Le demandeur a déposé plusieurs documents en soutien à sa demande :

  • a) Le certificat de décès de son père;

  • b) Son certificat de changement de nom;

  • c) Une attestation de parenté;

  • d) Un certificat attestant qu’il détient des droits sur une propriété agricole.

[10]  Le demandeur a également déposé des éléments de preuve documentaire concernant le caractère généralisé de la culture et du trafic de cannabis en Albanie.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[11]  Le 24 juillet 2019, l’agent d’ERAR a rejeté la demande en concluant que même si la situation en Albanie est difficile, le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau d’établir l’existence d’un risque personnel et objectivement identifiable dans son pays d’origine.

[12]  L’agent a reconnu que le père du demandeur est mort en 2010 et qu’il a légué des biens à sa famille. Cependant, l’agent a conclu que le demandeur n’avait présenté aucune preuve établissant que la terre avait été louée à des fins de culture du cannabis ou qu’il risquait de mourir ou d’être maltraité en Albanie pour avoir dénoncé ses frères et le gang criminel.

IV.  Questions à trancher

[13]  Le demandeur soutient que l’agent n’a pas suffisamment motivé sa décision et que celle‑ci est par conséquent déraisonnable. Il affirme également que la décision était fondée sur des conclusions déguisées en matière de crédibilité et que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas d’audience en application de l’alinéa 113b) de la Loi et de l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement].

V.  Norme de contrôle

[14]  Les parties n’ont présenté aucune observation quant à la norme de contrôle applicable. Je suis convaincu que, dans l’ensemble, la norme de la décision raisonnable qui est présumée s’appliquer selon le cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], s’applique en l’espèce.

[15]  Les attributs de la décision raisonnable ont été analysés par le juge Rowe dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes], aux paragraphes 31 à 33 :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District)2012 CSC 2[2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). En l’espèce, ce fardeau incombe au Syndicat.

[16]  La norme de contrôle applicable au refus ou au défaut de tenir une audience n’était pas établie dans la jurisprudence de la Cour avant l’arrêt Vavilov. Dans certains cas, la norme de la décision raisonnable a été appliquée, puisque l’application de l’alinéa 113b) de la Loi et de l’article 167 du Règlement est une question mixte de droit et de fait (Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, au par. 12 [Zmari]; Thiruchelvam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 913, au par. 3. Dans d’autres cas, il a été conclu que ce contexte décisionnel soulève une question d’équité procédurale (Zmari, aux par. 11 et 13; Nur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 951, au par. 8; Suntharalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1025, au par. 48).

[17]  La Cour a récemment statué que, compte tenu des arrêts Vavilov et Société canadienne des postes, la décision d’un agent d’ERAR de ne pas tenir d’audience est une question d’équité procédurale : FGH c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 54, au par. 17.

[17] La norme de contrôle applicable à l’examen de la question de l’équité procédurale – à savoir si l’agent a porté atteinte au droit à l’équité procédurale du demandeur en omettant de tenir une audience – serait plutôt celle de la décision correcte. Cependant, la nature véritable de cette analyse est un examen de la question de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au par. 54; voir aussi Diallo c Canada (Citoyenneté et Immigration)2019 CF 1324, aux par. 14 et 15).

[18]  Je ne vois aucune raison de m’écarter de ce raisonnement.

VI.  Analyse

A.  Droit à une audience

[19]  En général, les demandeurs d’ERAR n’ont pas droit à une audience. L’alinéa 113b) de la Loi prévoit qu’une audience peut être tenue si elle est requise en fonction des facteurs prévus par le Règlement. Ces facteurs sont établis à l’article 167 du Règlement.

Facteurs pour la tenue d’une audience

Hearing – prescribed factors

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[20]  Selon le demandeur, les conclusions de preuve insuffisante de l’agent étaient en fait des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Le demandeur soutient qu’affirmer que la preuve présentée est insuffisante est une autre façon pour un décideur de dire qu’il ne croit pas le demandeur.

[21]  Il est difficile d’établir une distinction entre une conclusion défavorable en matière de crédibilité et une conclusion de preuve insuffisante : Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 59, au par. 32. L’exercice consistant à déterminer l’existence de conclusions déguisées sur la crédibilité est une opération qui est tributaire des faits de l’affaire : Lopez Puerta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 464.

[22]  Au paragraphe 24 de la décision Gul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 812 [Gul], le juge Favel a déclaré ce qui suit :

[24] La Cour a conclu à l’existence de conclusions de crédibilité déguisées dans des affaires dans lesquelles l’agent n’avait pas accordé de poids à la version des faits du demandeur et aux craintes qu’il avait exprimées, puis rejeté implicitement le témoignage du demandeur comme non crédible (voir, par exemple, Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103). Elle a fait de même dans des affaires où l’agent avait exprimé des doutes quant à la véracité du témoignage du demandeur, sans fournir de raison valable (voir, par exemple, Whudne c Canada (MCI)2016 CF 1033, au paragraphe 20 [Whudne]Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2013 CF 737, au paragraphe 68), ainsi que dans des affaires où les conclusions de l’agent reposaient sur les contradictions relevées dans les témoignages donnés sous serment (voir Whudne, au paragraphe 20).

[23]  En l’espèce, l’agent était incapable de conclure que le demandeur avait présenté une preuve objective suffisante pour démontrer qu’il s’exposait à un risque. Il ne s’agit pas d’une conclusion déguisée sur la crédibilité, mais d’une conclusion selon laquelle le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait. Il n’y avait aucun élément de preuve qui permettait d’étayer sa demande, comme un affidavit de sa mère faisant état des événements qu’il décrivait. À mon avis, les conclusions de l’agent ne soulevaient pas de question sérieuse quant à la crédibilité qui commandait la tenue d’une audience.

B.  Caractère raisonnable de la décision

[24]  Il incombe au demandeur de prouver qu’il s’exposerait personnellement à un risque s’il retournait en Albanie : Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au par. 21; Gul, au par. 19. Le demandeur soutient qu’il s’expose à un risque du fait qu’il a dénoncé la culture de cannabis illégale sur la terre agricole familiale et fait valoir que la Cour a reconnu que, dans certaines situations, les demandeurs n’ont pas à prouver qu’ils s’exposent personnellement à un risque s’il peut être déduit qu’ils sont membres d’un groupe victime de discrimination.

[25]  Le demandeur se fonde sur la décision Kanakasingam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 457, au paragraphe 20 [Kanakasingam], dans laquelle la juge McDonald affirme ce qui suit :

[20] En outre, il était déraisonnable de la part de l’agent d’exiger une preuve d’un risque de préjudice personnalisé. L’agent a noté que les observations du demandeur n’offraient [traduction« aucune preuve convaincante du risque de préjudice personnalisé [qu’il] pourrait subir au Sri Lanka ». Il n’était cependant pas nécessaire pour le demandeur de présenter une preuve directe du risque personnalisé qu’il subirait s’il était renvoyé au Sri Lanka; ce risque peut être déduit par la preuve circonstancielle découlant du fait qu’il est membre d’un groupe faisant l’objet de discrimination (voir Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 53).

[26]  Dans la décision Kanakasingam, la preuve établissait l’existence de violations systémiques et de plus en plus graves des droits fondamentaux des jeunes hommes d’origine tamoule au Sri Lanka, un groupe auquel le demandeur appartenait. En l’espèce, le demandeur n’a pas établi que des criminels faisaient pousser du cannabis sur sa terre et qu’il serait par conséquent la cible de persécution. Il soutient avoir pris des photographies qu’il a montrées aux autorités locales. Toutefois, la preuve documentaire ne comportait aucune photographie. Le nouveau fondement de sa demande d’asile, la culture de cannabis sur sa terre, n’a pas été corroboré. Par conséquent, il était raisonnable pour l’agent d’ERAR de conclure que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir le risque auquel il s’exposerait en Albanie.

[27]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5034-19

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de juillet 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-5034-19

INTITULÉ :

DANIEL ALLUSHI C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MAI 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

lE 24 JUIN 2020

COMPARUTIONS :

Dan Bohbot

POUR LE DEMANDEUR

Sonia Bédard

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dan Bohbot Lawyer

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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