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Date : 20200330


Dossier : T‑227‑19

Référence : 2020 CF 452

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

Nino Mongiovi Gentile

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  M. Nino Mongiovi Gentile a demandé la citoyenneté canadienne il y a plus de dix ans. L’examen de sa demande en cours a été suspendu durant plus de quatre années, pendant que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) et Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) menaient des enquêtes sur son admissibilité. M. Gentile sollicite par la présente demande de contrôle judiciaire une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre d’examiner sa demande de citoyenneté.

[2]  Après l’instruction de la présente demande de contrôle judiciaire, le ministre a informé la Cour que l’ASFC avait achevé sa plus récente enquête. En conséquence, le ministre a levé la suspension et IRCC a poursuivi l’examen de la demande de citoyenneté formée par M. Gentile. Les parties ont présenté à la Cour des observations écrites sur le point de savoir si la présente demande de contrôle judiciaire est dénuée de portée pratique et, dans l’affirmative, si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire de rendre une décision au fond.

[3]  Pour les motifs dont l’exposé suit, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire est devenue en grande partie théorique et je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de rendre une décision sur le caractère raisonnable de la suspension de la procédure d’examen visant la demande de citoyenneté formée par M. Gentile. Cependant, le chef tendant à obtenir une ordonnance qui enjoindrait au ministre d’achever l’examen de la demande de citoyenneté, et ce, dans les 60 jours, n’est pas théorique. Vu les circonstances de l’espèce –notamment l’engagement pris par le ministre d’examiner le dossier de M. Gentile de manière prioritaire, l’obligation de renouveler certaines habilitations en raison du temps écoulé, ainsi que les retards et les perturbations que pourraient subir les services de l’État par suite de la pandémie de COVID‑19 –, l’ordonnance qui me paraît appropriée consiste à enjoindre aux parties de rendre compte mensuellement à la Cour de l’état d’avancement de la demande de citoyenneté considérée, de sorte que toute question pendante ou tout nouveau retard puisse faire l’objet de mesures rapides.

[4]  Je mets en délibéré la question des dépens jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue dans la présente affaire.

II.  Caractère théorique

[5]  Comme les parties en conviennent, le cadre applicable à l’examen des questions relatives au caractère théorique reste celui qu’a établi l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342. Dans cet arrêt, le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, a élaboré une analyse en deux temps consistant 1) à établir « si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique », de sorte que l’affaire se trouve dénuée de portée pratique; et 2) à décider, dans l’affirmative, si le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire néanmoins l’affaire : Borowski, p. 353.

A.  La demande de contrôle judiciaire est en grande partie théorique

[6]  La demande de contrôle judiciaire formée par M. Gentile tend principalement à obtenir une ordonnance de mandamus enjoignant à IRCC d’achever l’examen de sa demande de citoyenneté. Elle tend également à obtenir des mesures déclaratoires connexes, notamment des déclarations constatant qu’IRCC a indûment tardé à examiner sa demande et a agi inéquitablement en ne lui communiquant pas les motifs de ce retard. Lors de l’introduction de la présente demande de contrôle judiciaire, ainsi qu’au moment de l’audience, l’examen de la demande de citoyenneté de M. Gentile se trouvait suspendu en vertu de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), c C‑29. Cet article confère au ministre le pouvoir de suspendre une telle procédure d’examen « pendant la période nécessaire », dans l’attente de renseignements, d’éléments de preuve, de résultats d’enquêtes ou de décisions concernant la conformité aux conditions requises ou l’admissibilité :

Suspension de la procédure d’examen

Suspension of processing

13.1 Le ministre peut suspendre, pendant la période nécessaire, la procédure d’examen d’une demande :

13.1 The Minister may suspend the processing of an application for as long as is necessary to receive

a) dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi, si celui-ci devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi, ou si les articles 20 ou 22 s’appliquent à l’égard de celui-ci;

(a) any information or evidence or the results of any investigation or inquiry for the purpose of ascertaining whether the applicant meets the requirements under this Act relating to the application, whether the applicant should be the subject of an admissibility hearing or a removal order under the Immigration and Refugee Protection Act or whether section 20 or 22 applies with respect to the applicant; and

b) dans le cas d’un demandeur qui est un résident permanent qui a fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dans l’attente de la décision sur la question de savoir si une mesure de renvoi devrait être prise contre celui-ci.

(b) in the case of an applicant who is a permanent resident and who is the subject of an admissibility hearing under the Immigration and Refugee Protection Act, the determination as to whether a removal order is to be made against the applicant.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[7]  Le moyen principal plaidé par M. Gentile est que le pouvoir conféré au ministre par l’article 13.1 de suspendre l’examen d’une demande de citoyenneté « pendant la période nécessaire », dans l’attente des résultats d’une enquête, n’autorise pas les suspensions déraisonnables, et que la suspension de quatre années constatée dans la présente espèce appartient à cette catégorie.

[8]  Comme IRCC a maintenant repris l’examen de la demande de citoyenneté formée par M. Gentile, le chef de sa demande de contrôle judiciaire tendant à faire déclarer le retard déraisonnable et à faire ordonner à ce ministère de poursuivre l’examen de ladite demande de citoyenneté est devenu théorique. La raison en est que les mesures ainsi demandées ne changeraient rien : en déclarant le retard déraisonnable et en ordonnant à IRCC de reprendre l’examen de la demande de citoyenneté, la Cour mettrait M. Gentile dans la situation même où il se trouve maintenant, alors qu’IRCC poursuit l’examen de sa demande. En ce sens, le « différend concret et tangible » a disparu et les questions sont devenues purement théoriques. Il en va ainsi à la fois pour l’ordonnance de mandamus demandée (sous réserve de l’exception examinée plus loin) et pour les mesures déclaratoires connexes : Ficek c Canada (Procureur général), 2013 CF 430, para 11 et 12.

[9]  M. Gentile soutient que, comme le ministre pourrait de nouveau suspendre l’examen de sa demande de citoyenneté à tout moment, la question en litige [traduction] « peut [encore] avoir des conséquences [potentially affect] » sur ses droits, de sorte qu’elle échappe au critère de l’arrêt Borowski, selon lequel une question est purement théorique « lorsque la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir [potentially affecting], des conséquences sur les droits des parties » [soulignement de M. Gentile] : Borowski, p. 344. Je ne peux souscrire à cet argument.

[10]  Je souligne que l’expression potentially affecting que cite M. Gentile figurent dans le sommaire de l’arrêt Borowski et non dans l’exposé des motifs du juge Sopinka, où l’on peut lire que « [l]e principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir [affects or may affect], des conséquences sur les droits des parties » [non souligné dans l’original] : Borowski, p. 353. Quelle que soit la formulation anglaise retenue – potentially affecting ou may affect –, l’arrêt Borowski paraît effectivement ménager une marge permettant d’admettre qu’une question peut ne pas être purement théorique même si ses conséquences sur les droits des parties ne sont pas certaines. Cependant, selon mon interprétation, cette possibilité ne va pas jusqu’à englober toute question dont on pourrait conjecturer ou imaginer l’émergence ou la réémergence future. Dans la présente espèce, même si je comprends l’inquiétude de M. Gentile devant le risque de nouvelles suspensions, étant donné la multiplicité des enquêtes dont il a fait l’objet jusqu’à maintenant, la possibilité d’une nouvelle suspension ne représente pas plus qu’une conjecture. Qui plus est, une nouvelle suspension de cet ordre – à supposer par exemple qu’elle se fonde sur des renseignements nouveaux et pertinents – ne soulèverait même pas nécessairement les mêmes questions relatives au caractère raisonnable que celles soulevées par la présente demande.

[11]  M. Gentile fait valoir également, au soutien de la thèse que la question ne serait pas théorique, étant donné la nécessité de lignes directrices venant de notre Cour pour définir les limites raisonnables d’application de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté. Cependant, le désaccord de M. Gentile avec le ministre quant à la manière d’appliquer l’article 13.1 ne fait pas de la présente affaire un « litige actuel » où ce désaccord n’influerait pas sur sa situation. Autrement dit, cet argument ne relève pas de la question du caractère théorique, mais de celle du pouvoir discrétionnaire de la Cour selon le second volet du critère Borowski. J’examinerai ledit argument plus loin, sous la rubrique de ce second critère.

[12]  De même, l’argument de M. Gentile selon lequel il ne devrait pas être permis au ministre d’éviter une décision en instance en levant la suspension de la procédure d’examen après l’instruction de l’affaire soulève une question qui se rapporte à l’exercice du pouvoir discrétionnaire plutôt qu’à la question du caractère théorique : Ficek, para 13 à 15.

[13]  En conséquence, je conclus que la demande de contrôle judiciaire de M. Gentile est dénuée de portée pratique, à une exception près. M. Gentile sollicite une ordonnance enjoignant à IRCC d’[traduction] « achever » l’examen de sa demande de citoyenneté, et ce, dans les 60 jours. Comme l’examen de la demande de citoyenneté de M. Gentile n’est pas achevé, ce chef de sa demande de contrôle judiciaire n’est pas théorique. J’étudierai plus loin la question de savoir s’il convient, vu les circonstances de l’espèce, de rendre une ordonnance de la nature demandée par M. Gentile.

B.  La Cour n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire

[14]  Le juge Sopinka a défini dans l’arrêt Borowski trois facteurs non exhaustifs à prendre en considération relativement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui permet à la Cour de s’écarter de la pratique habituelle consistant à refuser d’instruire les affaires purement théoriques : 1) l’existence d’un contexte contradictoire; 2) le souci de l’économie des ressources judiciaires; 3) la nécessité pour la Cour de prendre en compte sa fonction véritable dans l’élaboration du droit, c’est‑à‑dire sa fonction juridictionnelle dans la structure politique canadienne : Borowski, p. 358 à 363; et Sandpiper Distributing Inc c Ringas, 2019 CF 1264, para 34 et 35. Je constate, comme la Cour suprême dans l’arrêt Borowski, que l’existence d’un contexte contradictoire ne fait aucun doute en l’espèce, étant donné que l’affaire a été plaidée avec beaucoup « de zèle et de ferveur de la part des deux parties » : Borowski, p. 363. L’application des autres facteurs, cependant, mérite un examen plus approfondi.

[15]  M. Gentile demande à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher l’affaire pour les raisons suivantes : i) il y a nécessité de définir les limites raisonnables auxquelles est soumis le pouvoir de suspension conféré au ministre par l’article 13.1, en particulier dans le contexte des multiples enquêtes d’IRCC et de l’ASFC qui sous‑tendaient la suspension dans son propre cas; ii) l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire serait dans l’intérêt public parce qu’il dissiperait l’incertitude actuelle du droit et faciliterait le prompt règlement de cas semblables à l’avenir; iii) la Cour a déjà affecté des ressources à l’instruction de la présente affaire; et iv) il ne devrait pas être permis au ministre d’éviter une décision sur le caractère raisonnable de sa conduite en levant simplement la suspension.

[16]  Le troisième de ces arguments n’exige pas une longue analyse. Le fait qu’une affaire ait déjà été instruite ne dissipe pas en soi la préoccupation relative à l’économie des ressources judiciaires. En fait, dans l’arrêt Borowski lui-même, les parties avaient plaidé l’affaire au fond, mais la Cour suprême a néanmoins refusé de statuer sur le fond en raison du caractère théorique. Il n’était pas possible, selon elle, « de faire jouer en faveur de [l’instruction au fond] le fait que la Cour [eût] mis les questions préliminaires en délibéré et [...] entendu le pourvoi » : Borowski, p. 363; voir aussi Nemsila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1997 CanLII 5160, [1997] ACF no 630 (CA), para 16; mais voir également, pour l’opinion contraire, Canada (Commissaire à l’information) c Canada (Défense nationale), 2014 CF 205, para 49, inf. pour d’autres motifs par 2015 CAF 56 [CIC c MDN]. Dans la présente espèce, je ne pense pas que le facteur de l’économie des ressources judiciaires milite fortement pour ou contre l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[17]  Concernant le quatrième argument, notre Cour a reconnu dans certaines circonstances qu’il ne devrait pas être permis à un acteur étatique de « corriger la situation » avant une audience ou une décision judiciaire, et d’éviter ainsi une telle décision en faisant valoir le caractère théorique : Ficek, para 13 et 24; et CIC c MDN, para 36, 37 et 45 à 48. J’admets qu’il peut y avoir là un risque, mais ce problème ne se pose pas nécessairement dans chaque cas où l’État prend une décision ou des mesures après l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire. En fait, lorsque le demandeur se plaint d’un retard et cherche à obliger l’État à agir, l’obligation de trancher l’affaire même après la prise des mesures étatiques demandées pourrait aller à l’encontre de la solution recherchée. Dans la présente espèce, je ne suis disposé à prêter à l’ASFC ou à IRCC une intention de vouloir éviter une décision sur la demande de contrôle judiciaire de M. Gentile, et j’estime que la préoccupation qu’expriment les décisions Ficek et CIC c MDN n’est pas pertinente dans l’affaire qui nous occupe.

[18]  Restent donc les deux premiers arguments formulés plus haut, qui sont étroitement liés. Il convient d’examiner ces arguments dans le contexte de ce qui est et n’est pas en litige entre les parties.

[19]  Le ministre convient avec M. Gentile que la validité d’une suspension opérée en vertu de l’article 13.1 est susceptible de contrôle judiciaire, et que [traduction] « la Cour examinera forcément le caractère raisonnable de la suspension et la question de savoir si elle a duré plus longtemps qu’il n’était nécessaire ». Comme les deux parties l’ont fait remarquer, cela s’accorde avec les observations formulées dans les termes suivants par le juge Grammond au paragraphe 14 de la décision Niu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 520 :

Le pouvoir conféré par l’article 13.1, au même titre que tout autre pouvoir gouvernemental, n’échappe pas au contrôle judiciaire, et les principes du droit administratif continuent de s’appliquer. Par exemple, si une enquête n’a aucune incidence sur le droit d’une personne à la citoyenneté, la suspension d’une procédure en application de l’article 13.1 pourrait se révéler déraisonnable sur le plan du fond. De même, si la suspension est maintenue plus longtemps que « la période nécessaire », tel qu’il est prévu à l’article 13.1, elle pourrait s’avérer déraisonnable. J’ajouterai toutefois qu’en pareil cas, il appartiendrait au demandeur d’établir l’existence des faits pertinents.

[Non souligné dans l’original.]

[20]  De même, le juge Manson a récemment reconnu l’existence d’une limite d’application de l’article 13.1 fondée sur le caractère raisonnable, faisant observer qu’[traduction] « il n’appartient pas à notre Cour de prescrire la durée maximale d’une telle enquête, sous réserve de limites raisonnables » [non souligné dans l’original] : Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 FC 938, para 38; voir aussi Nada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 590, para 25. La question pertinente qui se pose alors est celle de savoir quelles sont ces [traduction] « limites raisonnables », ou comment la Cour doit déterminer le moment à partir duquel la suspension est devenue déraisonnable, c’est‑à‑dire a dépassé la « période nécessaire ».

[21]  M. Gentile fait valoir en substance que le prononcé d’une décision sur son affaire définirait plus clairement les limites dans lesquelles une suspension reste raisonnable sous le régime de l’article 13.1 et mettrait fin à l’incertitude du droit touchant cet article. Je crains que M. Gentile ne surestime l’effet que pourrait avoir, le cas échéant, la décision qu’il demande à la Cour. Étant donné la nature de la suspension autorisée par l’article 13.1, qui vise à permettre la tenue d’une enquête sur des questions concernant la conformité aux conditions requises, l’admissibilité ou la sécurité, l’appréciation du caractère raisonnable ou non de cette suspension dépendra dans une large mesure des faits particuliers de l’espèce. Il est vrai qu’une décision sur la question de savoir si la suspension était raisonnable dans le cas de M. Gentile fournirait un exemple pour l’étude de la question et pourrait se révéler utile comme point de repère, mais il serait peu probable de la voir dissiper toutes les incertitudes ou donner lieu à des règles d’application générale.

[22]  Je ne crois pas non plus opportun de me lancer dans une analyse du cadre applicable à l’appréciation du caractère raisonnable dans un contexte où cette appréciation serait dénuée de portée pratique sur la base des faits présentés devant moi. M. Gentile avait proposé une version modifiée du critère à trois volets formulé dans la décision Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 CF 33 (1re inst). Ce critère n’est plus applicable depuis la promulgation de l’article 13.1, qui a aboli les délais que fixait auparavant à la suspension l’article 17 de la Loi sur la citoyenneté : Niu, para 13. Conscient de ce fait, M. Gentile avance que la Cour, afin de déterminer si une suspension opérée en vertu de l’article 13.1 est d’une durée déraisonnable, devrait utiliser une variante du critère Conille comprenant les questions suivantes : i) le retard considéré est‑il plus long que ne l’exige la nature de l’enquête? ii) le demandeur ou son avocat est‑il responsable de ce retard? et iii) l’instance responsable du retard en a‑t‑elle donné une justification satisfaisante?

[23]  Je constate comme M. Gentile qu’il existe peu de décisions sur le point de savoir à quelles conditions la durée d’une suspension sera considérée comme déraisonnable. La plupart des décisions citées par le ministre à propos de l’article 13.1 concernent principalement l’applicabilité du pouvoir de suspension dans des circonstances particulières plutôt que les conditions auxquelles sa durée sera tenue pour déraisonnable : voir par exemple Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2017 CAF 44, para 27 et 30, et Tayeb Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1051, para 11 et 21 à 24 (qui s’appliquent à l’attente des décisions sur des demandes de constat de perte d’asile); GPP c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 562, para 34, conf. par 2019 CAF 71, et Lezama Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 756, para 17 à 19 (qui s’appliquent à des demandes présentées avant le 1er août 2014); ainsi que Niu, para 5, et Nada, para 23 à 26 (qui s’appliquent à des enquêtes sur d’autres personnes que le demandeur dont les résultats sont pertinents quant au droit de celui‑ci à la citoyenneté).

[24]  Néanmoins, je n’estime pas opportun de définir pour l’appréciation du caractère raisonnable un cadre d’analyse tel que celui que propose M. Gentile, dans un contexte qui ne m’oblige pas à le faire étant donné le caractère théorique de la question. En fait, même si je rendais une décision sur le caractère raisonnable de la suspension dont a fait l’objet l’examen de la demande de M. Gentile, il pourrait ne pas se révéler possible de formuler, ou souhaitable d’essayer de formuler, un critère applicable à l’ensemble des cas. Les facteurs à prendre en considération pour déterminer si l’examen d’une demande de citoyenneté a été suspendu plus longtemps que « la période nécessaire », dans l’attente des renseignements voulus, peuvent varier et dépendront du contexte particulier.

[25]  À cet égard, il est important de prendre en compte le troisième des facteurs définis dans l’arrêt Borowski, à savoir la fonction véritable de la Cour. Dans cet arrêt, la Cour suprême a examiné les fonctions respectives des pouvoirs judiciaire et législatif; dans la présente espèce, la question se pose entre le judiciaire et l’exécutif. M. Gentile a raison d’avancer que la compétence de notre Cour en matière de contrôle judiciaire confère à celle‑ci un rôle important dans la détermination des limites légales de l’article 13.1. Mais il faut aussi se rappeler que cet article laisse à l’exécutif le soin d’évaluer la durée « nécessaire » selon le cas, sous réserve de son caractère raisonnable. J’estime donc que le troisième facteur de l’arrêt Borowski milite contre le contrôle judiciaire de cette évaluation lorsque la Cour n’est pas tenue de l’effectuer.

[26]  Je refuse en conséquence d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de déterminer si la suspension de l’examen visant la demande de citoyenneté de M. Gentile a été d’une durée déraisonnable, au sens où elle aurait duré plus longtemps qu’il n’était raisonnablement nécessaire dans l’attente des résultats de l’enquête relative à son admissibilité.

[27]  Cela dit, je n’en présenterai pas moins des observations sur un aspect des éléments de preuve présentés par le ministre pour justifier la suspension en cours de l’examen visant la demande de citoyenneté de M. Gentile. Au moment de l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire, IRCC avait achevé sa propre enquête sur l’admissibilité de M. Gentile. Cependant, ce ministère a maintenu la suspension dans l’attente des résultats d’une enquête distincte sur l’admissibilité, menée par l’ASFC.

[28]  IRCC s’est informé à l’occasion des progrès de l’enquête auprès de l’ASFC, qui lui a répondu simplement qu’elle suivait son cours, de sorte qu’IRCC a maintenu la suspension. IRCC n’a pas demandé ni obtenu de plus amples renseignements sur l’état d’avancement de l’enquête menée par l’ASFC, ni d’explications quant à savoir pourquoi elle durait si longtemps. Par conséquent, même s’il a reconnu que notre Cour pouvait contrôler le caractère raisonnable d’une suspension opérée en vertu de l’article 13.1, y compris déterminer si elle était d’une durée déraisonnable vu les circonstances, le ministre n’a guère produit d’éléments qui auraient permis à la Cour d’effectuer un tel examen.

[29]  Le ministre a fait valoir qu’IRCC ne disposait pas de renseignements détaillés sur l’enquête de l’ASFC et ne pouvait donc produire d’éléments de preuve relatifs à son déroulement. Selon lui, comme la demande de mandamus visait IRCC, la Cour ne pouvait contrôler que la conduite de ce ministère, qui avait suspendu l’examen de la demande de citoyenneté en raison de l’enquête en cours à l’ASFC. Le ministre a donné à entendre qu’IRCC pourrait juger à un certain moment – ce qu’elle n’avait pas encore fait – que l’enquête de l’ASFC avait duré trop longtemps, et soit exiger une décision de celle‑ci, soit décider de poursuivre l’examen de la demande de citoyenneté. En attendant, a‑t‑il avancé, la Cour pourrait apprécier le caractère raisonnable de la suspension à partir d’hypothèses sur ce que pourrait révéler une enquête motivée par des sujets d’inquiétude de la gravité de ceux qui ont été soulevés à propos de M. Gentile (je ne préciserai pas la nature de ces sujets d’inquiétude, étant donné les conséquences que pourrait en subir la réputation du demandeur et le fait qu’on a achevé les enquêtes sans prendre apparemment d’autres mesures).

[30]  À mon sens, la réalisation du scénario proposé par le ministre mettrait dans une position intenable aussi bien notre Cour que les demandeurs de citoyenneté. Le ministre ne peut soustraire une suspension régie par l’article 13.1 à un contrôle au fond de son caractère raisonnable en faisant valoir que l’enquête en question est menée par un autre ministère fédéral. Cela reviendrait à laisser autant l’intéressé que la Cour dans l’ignorance des motifs de la durée de la suspension, ce qui est incompatible avec l’examen visant à déterminer si cette suspension a duré plus longtemps que « la période nécessaire » au vu des circonstances, ou si elle reste dans des [traduction] « limites raisonnables » : Niu, para 14; et Zhang, para 38.

[31]  Il ne s’ensuit pas pour autant que la preuve déposée en réponse à une demande de mandamus doit obligatoirement, ou même de préférence, rendre un compte détaillé de chaque aspect de l’enquête considérée. Les préoccupations relatives à l’intégrité de l’enquête, voire au privilège de non‑divulgation, peuvent limiter les possibilités de communication d’éléments dans une affaire donnée. La fonction de la Cour, s’agissant d’apprécier le caractère raisonnable d’une suspension, ne l’autorise pas à s’ingérer dans le déroulement d’une enquête. Au contraire, notre Cour a bien précisé qu’il ne lui appartient pas de prescrire la durée maximale des enquêtes, à condition que cette durée reste dans des limites raisonnables ou ne donne pas lieu à des retards déraisonnables : Nada, para 25; et Zhang, para 38.

[32]  Mais la Cour doit quand même disposer de renseignements sur la base desquels apprécier le caractère raisonnable de la suspension. Elle ne peut simplement fonder son appréciation sur des hypothèses non étayées sur la question de savoir combien de temps durerait vraisemblablement une enquête de tel ou tel type. Dans le cas où il ne mène pas l’enquête lui‑même, IRCC doit obtenir du ministère qui l’effectue des renseignements suffisants pour permettre à la Cour d’apprécier le caractère raisonnable de la suspension, ou expliquer pourquoi il ne peut obtenir de tels renseignements; sinon, il risque de voir la Cour conclure au caractère déraisonnable de cette suspension faute de justification raisonnable.

[33]  Je m’abstiens à ce propos de formuler des observations sur les cas où un État étranger mène l’enquête, comme il en allait dans l’affaire Zhang. Les situations de cette nature peuvent soulever des questions additionnelles qu’il faudra examiner au cas par cas dans le cadre de l’appréciation du caractère raisonnable de la suspension.

III.  Ordonnance enjoignant d’achever l’examen dans les 60 jours

[34]  Tel que mentionné plus haut, la demande de contrôle judiciaire de M. Gentile vise entre autres à obtenir de la Cour qu’elle ordonne au ministre d’achever l’examen de sa demande de citoyenneté dans les 60 jours. Or, comme le ministre n’a pas achevé l’examen de ladite demande de citoyenneté, cet aspect de la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas dénué de portée pratique.

[35]  Dans sa lettre avisant la Cour de la levée de la suspension considérée, le ministre donne les précisions suivantes : [traduction] « IRCC s’engage à examiner le dossier de M. Gentile de manière prioritaire, dans la mesure du possible ». Cet examen exige le renouvellement des habilitations expirées, après quoi une comparution devant un juge de la citoyenneté sera fixée [traduction] « de manière prioritaire » aussi.

[36]  Au vu des circonstances, je n’estime pas opportun d’ordonner l’achèvement de l’examen de la demande de M. Gentile dans un délai déterminé. Je ne dispose pas de renseignements concernant le temps que nécessiteront les étapes susmentionnées, qui peuvent elles‑mêmes exiger de M. Gentile la communication d’éléments actualisés. J’ignore en outre quel effet pourrait avoir sur les durées respectives de ces étapes la pandémie de COVID‑19, dont la gestion nécessite des mesures anti-contagion extraordinaires. Mais je prends acte aussi du temps qu’il a fallu pour que la demande de citoyenneté de M. Gentile parvienne à l’étape actuelle et des craintes que suscite chez lui le risque d’une nouvelle suspension de l’examen de cette demande.

[37]  Cela étant, je rendrai une ordonnance enjoignant au ministre de rendre compte à la Cour de l’état d’avancement de la demande de M. Gentile dans les 30 jours, et tous les 30 jours par la suite, jusqu’à l’achèvement de l’examen ou jusqu’à nouvelle ordonnance de la Cour. J’encourage les parties à se consulter avant la production de ces rapports afin de relever tous les sujets d’inquiétude concernant l’état d’avancement de l’examen et de les porter à l’attention de la Cour, de sorte que celle‑ci puisse les régler dans les plus brefs délais.

IV.  Dépens

[38]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Gentile sollicite les dépens sur le fondement de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, au motif que le retard considérable qu’accuse l’examen de sa demande de citoyenneté entre dans la catégorie des « raisons spéciales » qui, sous le régime de cet article, justifient que la Cour octroie par exception des dépens.

[39]  Je mettrai en délibéré la question des dépens ainsi demandés jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue dans la présente affaire.


ORDONNANCE dans le dossier T‑227‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. Le défendeur rendra compte à la Cour de l’état d’avancement de la demande de citoyenneté formée par M. Gentile dans les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance et tous les 30 jours par la suite, jusqu’à l’achèvement de l’examen de cette demande ou jusqu’à nouvelle ordonnance de la Cour.

  2. Le soussigné reste saisi de l’affaire.

  3. La question des dépens afférents à la présente demande de contrôle judiciaire est mise en délibéré jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue en l’espèce.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑227‑19

 

INTITULÉ :

Nino Mongiovi Gentile c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 DÉCEMBRE 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE McHAFFIE

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 30 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Peter Salerno

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Melissa Mathieu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green et Spiegel, LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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