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Date : 20200623


Dossier : IMM‑4663‑19

Référence : 2020 CF 718

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2020

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

JENNIFER SLEMKO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mme Jennifer Slemko sollicite le contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre de déférer son cas à la Section de l’immigration (la SI) pour enquête après qu’elle a été déclarée coupable de trafic d’une substance désignée au Canada en 2019. La décision de déférer l’affaire a été rendue en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) pour grande criminalité (alinéa 36(1)a) de la LIPR).

[2]  Mme Slemko conteste à la fois l’équité de la procédure qui a mené à la décision de déférer l’affaire et le caractère raisonnable de la décision elle‑même. Je n’ai constaté aucun manquement au droit de Mme Slemko à l’équité procédurale, mais j’ai conclu que la décision de déférer l’affaire n’était pas raisonnable. Il n’y a pas, dans cette décision, de motifs cohérents qui permettent à Mme Slemko de comprendre l’analyse qu’a faite le délégué des facteurs d’ordre humanitaire énoncés dans ses observations écrites présentées à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Par conséquent, la demande sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre délégué pour nouvel examen.

I.  Aperçu

[3]  Mme Slemko est une résidente permanente du Canada et une citoyenne du Royaume‑Uni. Elle est arrivée au Canada en 1976. Elle est aujourd’hui âgée de 69 ans, et bon nombre de ses proches, dont deux sœurs, six enfants et un certain nombre de petits‑enfants, habitent au Canada.

[4]  Mme Slemko a été accusée de six chefs de trafic d’une substance désignée après avoir vendu de la cocaïne à un policier en civil à six reprises en 2015 dans le cadre d’une opération de « vente de drogue sur appel ». Elle a plaidé coupable aux six chefs portés contre elle. Le 16 janvier 2019, elle a été déclarée coupable de trafic en violation du paragraphe 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19, et a été condamnée à 24 mois d’emprisonnement.

[5]  La décision de déférer l’affaire est fondée sur la séquence de pièces de correspondance et de rapports présentée ci‑après.


[6]  Le 15 février 2019, l’ASFC a envoyé une lettre à Mme Slemko (la lettre de l’ASFC) dans laquelle elle l’informait qu’elle pourrait être interdite de territoire au Canada en raison de ses déclarations de culpabilité de 2019. Il était indiqué dans la lettre qu’un examen des circonstances de l’espèce allait être effectué et que, si un rapport était établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, une enquête pourrait être menée et entraîner le renvoi de la demanderesse du Canada. Mme Slemko a été informée qu’elle pouvait présenter des observations écrites pour expliquer pourquoi elle ne devrait pas être frappée par une mesure de renvoi.

[7]  Le 1er mars 2019, Mme Slemko a présenté une lettre et une pièce jointe manuscrites dans lesquelles elle expliquait sa situation et demandait qu’on l’autorise à rester au Canada. Elle a affirmé qu’elle était arrivée au Canada à 25 ans et que tous les membres de sa famille et de son réseau de soutien étaient ici. Mme Slemko a aussi déclaré qu’elle n’avait pas de famille immédiate au Royaume‑Uni et que, mis à part ses déclarations de culpabilité de 2019, elle n’avait pas de casier judiciaire et avait mené une vie honnête. Elle a décrit ses problèmes de santé (hépatite C en 1982, crise cardiaque en 2015, arthrite et bronchopneumopathie chronique obstructive) et a donné une description générale de l’emploi qu’elle a occupé pendant de nombreuses années au Canada.

[8]  Le 4 juin 2019, un agent de l’ASFC a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Dans ce rapport, l’agent a indiqué qu’à son avis, Mme Slemko était interdite de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)a) en raison de ses déclarations de culpabilité de 2019 pour trafic.

[9]  Dans une annexe au rapport établi en vertu du paragraphe 44(1), l’agent a décrit les infractions commises par Mme Slemko ainsi que la peine de 24 mois qui lui a été infligée. L’agent a déclaré que le juge qui avait imposé la peine avait souligné que les infractions commises nécessitaient une planification et une préméditation, et que Mme Slemko avait pris part à une opération commerciale qui n’était pas menée qu’à petite échelle. L’agent a fourni des détails sur le dossier d’immigration de Mme Slemko, la lettre de l’ASFC et la réponse de Mme Slemko, et il a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

Pour être en mesure de formuler ma recommandation, j’ai examiné et pris en compte tous les documents en pièces jointes, y compris les motifs de détermination de la peine du juge du procès, les rapports du Service correctionnel du Canada et les observations de Mme Slemko. Je me suis penché sur cette affaire et j’ai tenu compte de tous les facteurs qui lui sont propres, y compris de l’âge de Mme Slemko à son entrée au Canada, des membres de sa famille qui habitent au Canada et à l’étranger, de son réseau de soutien au Canada, de son casier judiciaire, de la gravité de l’infraction à l’origine de la peine, de la durée de la peine infligée, des remords de Mme Slemko et de son potentiel de réinsertion sociale. Compte tenu des faits de la présente affaire, je recommande que Mme Slemko fasse l’objet d’une enquête et que la mesure de renvoi appropriée soit prise.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  Le délégué du ministre a décidé de déférer l’affaire le 21 juin 2019 après avoir reçu et examiné le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. La décision est brève et constituée de la décision de déférer l’affaire à la SI pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, ainsi que des notes manuscrites suivantes :

[traduction]

*-  Motifs d’ordre humanitaire insuffisants – aucune lettre de soutien familial. Crime suffisamment grave pour justifier une peine de deux ans.

-  Droits d’appel perdus; cependant, le juge a méticuleusement examiné cette affaire lors de la détermination de la peine et a tout de même imposé une peine de deux ans.

III.  Question préliminaire – nouveaux éléments de preuve

[11]  Le défendeur conteste l’admissibilité de certaines parties des deux affidavits déposés par Mme Slemko pour étayer sa demande au motif qu’elles contiennent de nouveaux renseignements dont le délégué du ministre ne disposait pas. Les renseignements et les documents en question sont les suivants :

  • Affidavit de Mme Ng (assistante juridique) daté du 23 septembre 2019 :

    • - Paragraphe 5 et pièce C : référence à une demande de réexamen de la décision de déférer l’affaire datée du 16 juillet 2019.

    • - Paragraphe 7 et pièce E : référence à une demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels (AIPRP) datée du 9 août 2019.

  • Affidavit de Mme Slemko daté du 19 septembre 2019 :

    • - Paragraphes 4, 5 et 6 : référence à des renseignements dont ne disposait pas le délégué du ministre, y compris à la demande de réexamen.

[12]  En règle générale, le dossier de la preuve dans une demande de contrôle judiciaire se limite à celui dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au para 19 [Access Copyright]; voir aussi Première nation de Namgis c Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149, au para 7). La règle reflète les différents rôles que le législateur a conférés au décideur et à la Cour. Le décideur décide du bien‑fondé de l’affaire en fonction de la preuve dont il dispose. La cour de révision examine la légalité générale de la décision à la lumière de cette preuve et ne procède pas à un procès de novo des questions soumises au décideur (Access Copyright, aux para 17 à 19). Les exceptions reconnues à la règle générale comprennent l’admission de nouveaux éléments de preuve qui fournissent des renseignements généraux, qui portent sur des questions d’équité procédurale ou qui font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif (Access Copyright, au para 20).

[13]  Mme Slemko fait valoir que la preuve en question ne devrait pas être exclue parce qu’elle porte sur les vices à l’équité procédurale qui font partie intégrante de ses objections à la décision de déférer l’affaire. Elle soutient que ses demandes de réexamen et d’AIPRP démontrent qu’elle n’a pas reçu suffisamment de renseignements sur la procédure d’enquête, ce qui a nui à sa capacité à répondre adéquatement à la lettre de l’ASFC.

[14]  J’estime que les observations de Mme Slemko ne sont pas convaincantes. Le fait qu’elle a estimé nécessaire de prendre des mesures sous la forme de demandes de réexamen et d’AIPRP après qu’elle a reçu la décision de déférer l’affaire défavorable ne peut pas être utilisé pour étayer sa position selon laquelle le processus qui a donné lieu à la décision n’était pas équitable. Dans le même ordre d’idées, les paragraphes de l’affidavit de Mme Slemko qui indiquent qu’elle a eu recours aux services d’un avocat après la décision de déférer l’affaire et qui décrivent la préparation de sa demande de réexamen reflètent seulement sa décision personnelle quant à la meilleure façon de procéder. Par conséquent, les paragraphes contestés des deux affidavits et les pièces C et E de l’affidavit de Mme Ng sont radiés du dossier.

[15]  À l’audience tenue devant moi, il a été déterminé que le dossier contenait un document supplémentaire postérieur à la décision de déférer l’affaire, à savoir la déclaration d’un agent de l’ASFC datée du 24 juin 2019. Ce document est lui aussi radié.

IV.  Questions en litige

[16]  Mme Slemko soulève les questions suivantes en l’espèce :

  1. La décision de déférer l’affaire était‑elle raisonnable?

  2. La procédure qui a conduit à la décision de déférer l’affaire était‑elle équitable sur le plan de la procédure?

V.  Norme de contrôle

[17]  Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que le fond de la décision de déférer l’affaire est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux para 10 et 23 à 25 (Vavilov)). Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada (la CSC) ont établi que la norme de contrôle présumée applicable lorsqu’une cour se penche sur le fond d’une décision administrative est celle de la décision raisonnable, et que des exceptions précises ne s’appliquent « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov, au para 10). Il n’y a aucune raison en l’espèce de s’écarter de cette norme de contrôle présumée.

[18]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont donné des indications pour aider les cours de révision à appliquer la norme de la décision raisonnable. J’ai suivi ces indications lors de mon examen en faisant preuve de retenue tout en procédant à un contrôle rigoureux de la décision de déférer l’affaire afin de déterminer si celle‑ci est intrinsèquement cohérente et justifiée (Vavilov, aux para 12 à 15, 85, 86 et 99; voir aussi Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, aux para 28 et 29).

[19]  Les allégations de manquement à l’équité procédurale formulées par Mme Slemko qui aurait conduit à la décision de déférer l’affaire doivent être examinées selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux para 34 à 56 (Canadien Pacifique)). L’arrêt rendu dans l’affaire Vavilov ne change en rien cette conclusion (Kyere c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 120, aux para 23 et 24 (Kyere)). Je me suis penchée sur la question de savoir si le processus suivi dans l’affaire en l’espèce était juste et équitable et s’il mettait « nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences » pour Mme Slemko (Canadien Pacifique, au para 54).

VI.  Analyse

1.  La décision de déférer l’affaire était‑elle raisonnable?

[20]  Mme Slemko avance que les brefs motifs donnés par le délégué du ministre dans la décision de déférer l’affaire ne satisfont pas aux exigences de cohérence et de justification soulignées par la CSC dans l’arrêt Vavilov compte tenu de la gravité des conséquences auxquelles elle fait face (Vavilov, au para 133). Elle soutient que le délégué du ministre a commis une erreur parce qu’il s’est concentré seulement sur l’absence de toute lettre de soutien familial et qu’il n’a pas pris en compte ni soupesé tous les motifs d’ordre humanitaire énoncés dans ses observations écrites (McAlpin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422, aux para 74 et 75 (McAlpin)). Je suis d’accord avec Mme Slemko.

[21]  Les décisions de déférer une affaire rendues en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR sont des décisions administratives qui visent à dresser la liste des renseignements pertinents figurant dans le dossier d’une personne et à justifier brièvement la recommandation formulée par un délégué du ministre (Surgeon c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1314, au para 5 (Surgeon), citant Lin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 682, et Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, aux para 33 et 37). Le rapport établi par l’agent en vertu du paragraphe 44(1) fait partie de la décision de déférer l’affaire (McAlpin, au para 20), mais les deux documents ensemble doivent traduire une conclusion raisonnée et cohérente.

[22]  La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale (la CAF) et de la Cour fédérale est axée sur trois questions : 1) la question de savoir si un agent ou un délégué du ministre a, en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2), un pouvoir discrétionnaire qui lui permette de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire, surtout dans les affaires de grande criminalité; 2) la portée du pouvoir discrétionnaire en question; et 3) l’obligation de faire une évaluation raisonnable des motifs d’ordre humanitaire importants si le pouvoir discrétionnaire est exercé. Dans l’affaire McAlpin, le juge en chef Crampton a tenu compte de la jurisprudence et a reconnu qu’il existait des décisions contradictoires sur la question de savoir si les agents d’immigration et les délégués du ministre ont un quelconque pouvoir discrétionnaire en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2). Il a ensuite déclaré qu’en tout état de cause, le pouvoir discrétionnaire était très limité et qu’il n’incombait ni aux agents ni aux délégués du ministre de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire. Cependant, si un agent ou un délégué du ministre exerce son pouvoir discrétionnaire et tient compte des motifs d’ordre humanitaire, il doit le faire de manière intelligible et doit justifier brièvement sa conclusion (McAlpin, au para 70) :

5.  Dans ce contexte particulier, une évaluation raisonnable est celle qui tient au moins compte des motifs d’ordre humanitaire les plus importants qui ont été relevés par la personne présumée être interdite de territoire, même en énonçant seulement ces facteurs, pour démontrer qu’ils ont été pris en compte. L’omission de mentionner tout motif d’ordre humanitaire qui a été relevé, quand il faudrait prendre en compte tous les motifs d’ordre humanitaire qui ont été soulevés, peut très bien être déraisonnable.

[23]  La présente demande porte essentiellement sur la troisième question, c’est‑à‑dire celle qui consiste à savoir si le délégué du ministre a raisonnablement tenu compte des plus importants motifs d’ordre humanitaire relevés par Mme Slemko, et s’il a fourni une explication cohérente à sa conclusion défavorable relative à ces motifs dans sa décision de déférer l’affaire.

[24]  L’agent qui a établi le rapport en vertu du paragraphe 44(1) a tenu compte des motifs d’ordre humanitaire énoncés dans les observations écrites que Mme Slemko a préparées en réponse à la lettre de l’ASFC. Ces observations étaient brèves, et il était raisonnable de s’attendre à ce que le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) le soit aussi.

[25]  Lorsqu’il s’est acquitté du rôle qui lui est conféré par le paragraphe 44(2), le délégué du ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire limité et a évalué les motifs d’ordre humanitaire, mais il a conclu que ceux‑ci étaient insuffisants pour l’emporter sur la grande criminalité de Mme Slemko. Cependant, le délégué du ministre n’a pas mentionné les motifs d’ordre humanitaire pris en compte par l’agent dans le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1), non plus qu’il n’a renvoyé à l’analyse de l’agent dans sa décision. Le délégué s’est plutôt fondé uniquement sur le fait que Mme Slemko n’avait fourni aucune lettre de soutien d’un membre de sa famille au Canada. Je ne suis pas en mesure de déterminer si le délégué du ministre a soupesé les autres motifs d’ordre humanitaire de Mme Slemko énoncés dans le rapport de l’agent ou s’il s’est fondé uniquement sur l’absence de lettres de soutien lorsqu’il a rendu sa conclusion défavorable relative aux motifs d’ordre humanitaire.

[26]  Par conséquent, je conclus que la décision de déférer l’affaire, lue conjointement avec l’évaluation de l’agent figurant dans le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1), ne reflète pas un processus de raisonnement intrinsèquement cohérent, et qu’elle n’est pas raisonnable. Le fait que le délégué du ministre se soit apparemment fondé uniquement sur l’absence de lettres de soutien familial et qu’il ne se soit pas penché sur certains des importants motifs d’ordre humanitaire relevés par Mme Slemko, notamment la durée de sa résidence au Canada et les membres de sa famille au Canada et à l’étranger, a donné lieu à une décision injustifiée (McAlpin, au para 70; Vavilov, au para 85).

[27]  Mme Slemko fait également valoir que le délégué du ministre a très mal interprété les commentaires du juge qui a imposé la peine sur le risque d’expulsion auquel elle était exposée. Dans la décision de déférer l’affaire, le délégué du ministre a indiqué que le juge qui avait imposé la peine avait attentivement examiné cette question, mais qu’il avait néanmoins imposé une peine de deux ans. Je suis d’accord avec l’objection du défendeur quant à la description faite par Mme Slemko du renvoi du délégué à la décision relative à la peine. Les observations de Mme Slemko sont fondées sur une portion d’un paragraphe de cette décision. En revanche, la décision relative à la peine, lue dans son intégralité, démontre que le juge a examiné soigneusement le statut d’immigration de Mme Slemko et la probabilité que celle‑ci soit renvoyée du Canada si elle était condamnée à plus de six mois de prison. Le délégué du ministre ne s’est donc pas trompé.

2.  La procédure qui a conduit à la décision de déférer l’affaire était‑elle équitable sur le plan de la procédure?

[28]  Bien que ma conclusion selon laquelle la décision de déférer l’affaire n’était pas raisonnable soit déterminante pour la présente demande, je vais aborder les arguments de Mme Slemko relatifs à l’équité procédurale. Mme Slemko soutient que, comme elle est une résidente permanente du Canada depuis de nombreuses années, le fait qu’un agent de l’ASFC ou le délégué du ministre ne l’ait pas interrogée et ne lui ait pas fourni d’explications sur le processus d’enquête, la teneur des observations qu’elle pouvait présenter, les documents qu’elle pouvait ou devrait présenter, l’importance de retenir les services d’un avocat et le risque de renvoi constituait un manquement à son droit à l’équité procédurale. Mme Slemko fait valoir que la lettre de l’ASFC qui l’a informée de la procédure d’enquête et de son droit de présenter des observations écrites ne dégageait nullement le défendeur de son devoir d’équité. Mme Slemko avance également que le délégué du ministre a violé son droit de prendre connaissance de la preuve à son encontre parce qu’elle n’a pas reçu d’exemplaire d’une série de rapports du Service correctionnel du Canada (le SCC) rédigés pendant son incarcération et inclus dans son dossier d’enquête.

[29]  J’ai examiné chacun des arguments de Mme Slemko, et j’ai conclu qu’il n’y a pas eu de manquement à son droit à une procédure juste et équitable lorsque la décision de déférer l’affaire a été rendue.

[30]  J’aborde tout d’abord la question de savoir si Mme Slemko a été dûment informée de la procédure d’enquête. Dans la décision Kyere, le juge Boswell a déclaré que le fait de déférer des affaires à la SI en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR n’entraînaient l’application que de peu de droits participatifs en matière d’équité procédurale (Kyere, au para 27). Il a aussi soutenu que la jurisprudence de la Cour confirme qu’il n’existe habituellement aucune obligation d’interroger une personne visée par un rapport établi en vertu du paragraphe 44(1), pourvu que celle‑ci ait la possibilité de présenter des observations et de connaître les arguments présentés contre elle (Kyere, au para 29).

[31]  Mme Slemko a reçu la lettre de l’ASFC alors qu’elle était en détention, très peu de temps après sa déclaration de culpabilité et la détermination de sa peine. Le premier paragraphe de la lettre indiquait qu’un rapport, selon lequel elle était interdite de territoire au Canada en raison de sa déclaration de culpabilité pour trafic de cocaïne, pouvait être établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. La lettre poursuivait en ces termes :

[traduction]

Une décision visant à vous permettre de demeurer au Canada ou à faire en sorte qu’une mesure de renvoi soit prise à votre endroit sera rendue dans un avenir rapproché. La prochaine étape du processus consiste à procéder à un examen des circonstances entourant votre cas. Si un rapport est préparé, le directeur peut ordonner la tenue d’une enquête, laquelle pourrait conduire à une mesure de renvoi.

Vous pouvez présenter des observations écrites dans lesquelles seront précisées les raisons pour lesquelles une mesure de renvoi ne devrait pas être prise à votre endroit. Les observations peuvent comprendre, sans s’y limiter, des détails pertinents pour votre cas, tels que votre âge au moment où vous avez obtenu le statut de résident permanent, la durée de votre résidence au Canada, l’endroit où résident les membres de votre famille et vos responsabilités à leur égard, les conditions dans votre pays d’origine, votre degré d’établissement, vos antécédents criminels, tout antécédent de manquement et votre attitude actuelle, ainsi que tout autre facteur pertinent.

[32]  Je conclus que la lettre de l’ASFC avisait Mme Slemko dans un langage simple qu’elle risquait d’être renvoyée du Canada. La lettre précisait également qu’elle pouvait influencer l’évaluation de sa possibilité de rester au Canada si elle fournissait des observations écrites décrivant sa situation particulière.

[33]  Mme Slemko déclare qu’elle n’a pas compris la gravité de la situation dans laquelle elle se trouvait et qu’elle ne croyait pas réellement qu’elle pouvait être expulsée du Canada, mais cette déclaration contredit les éléments de preuve figurant dans le dossier. Premièrement, dans sa décision, le juge qui a prononcé la peine en janvier 2019 a abordé en détail la possibilité que Mme Slemko soit expulsée et a noté que [traduction] « l’avocat de la défense [lui avait] demandé de condamner [Mme Slemko] à une peine de six mois moins un jour ». Ces questions étaient au premier plan des préoccupations de Mme Slemko et de son avocat. Deuxièmement, le rapport d’évaluation préliminaire du SCC, daté du 24 janvier 2019, commence par ce qui suit :

[traduction]

Jennifer a déclaré qu’elle avait l’intention d’interjeter appel de sa peine. Elle est mécontente d’avoir été condamnée à deux ans de prison alors qu’elle n’avait aucun antécédent criminel. Elle a déclaré que cela pouvait avoir une incidence sur sa capacité à rester au Canada, car elle est une citoyenne de l’Angleterre et qu’elle se trouve au Canada avec le statut d’immigrant reçu depuis 1975. On lui a dit qu’elle serait probablement expulsée. Elle compte contacter immédiatement un avocat spécialisé en droit de l’immigration.

[34]  Mme Slemko savait qu’elle risquait d’être expulsée en janvier 2019. Elle a reconnu qu’il était important qu’elle retienne les services d’un avocat. Son affirmation selon laquelle on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle prenne les renseignements fournis par l’ASFC en février 2019 au pied de la lettre et à ce qu’elle comprenne la gravité de sa situation n’est pas fondée.

[35]  Mme Slemko soutient que la lettre de l’ASFC ne faisait pas référence à l’importance des lettres de soutien de sa famille. Elle fait valoir que, dans la mesure où le délégué du ministre a déterminé que l’absence de telles lettres constituait une lacune importante de ses observations, celui‑ci aurait dû l’informer de ce fait et lui donner la possibilité de soumettre des lettres. Je ne suis pas de cet avis. On ne peut pas s’attendre à ce que la lettre de l’ASFC ait dressé la liste complète des documents à l’appui que Mme Slemko pouvait présenter. Comme le défendeur le souligne à juste titre, Mme Slemko était tenue de présenter sa meilleure preuve et ses meilleurs arguments dans ses observations écrites. Ni l’agent de l’ASFC ni le délégué du ministre n’étaient tenus de communiquer avec elle pour lui signaler les lacunes de ses observations ou de la preuve à l’appui.

[36]  Le deuxième aspect des arguments de Mme Slemko relatifs à l’équité procédurale est centré sur les rapports du SCC. La demanderesse qualifie les rapports de preuve extrinsèque dont elle ne savait rien, et elle déclare que le délégué du ministre était tenu de lui communiquer ces rapports avant de décider de déférer l’affaire. Cependant, il est indiqué au recto de chaque rapport du SCC que le document original a été placé dans le dossier de Mme Slemko et qu’un exemplaire lui a été remis. Mme Slemko n’a fourni aucune preuve du contraire. En particulier, dans son affidavit du 19 septembre 2019, elle n’a fait aucune déclaration selon laquelle elle n’aurait pas reçu ses exemplaires des rapports du SCC. Par conséquent, je conclus que Mme Slemko connaissait le contenu des rapports du SCC et que ceux‑ci ne peuvent être qualifiés de preuve extrinsèque qui aurait dû être divulguée par l’ASFC ou le délégué du ministre (Durkin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 174, aux para 17 et 18).

[37]  Enfin, Mme Slemko allègue que le dossier ne précise pas le pouvoir en vertu duquel le SCC a transmis les rapports à l’ASFC, et elle affirme que le SCC pourrait avoir contrevenu aux exigences de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC (1985), c P‑21, lorsqu’il a divulgué ces rapports sans son consentement. Le dossier ne contient pas suffisamment de renseignements pour déterminer la procédure par laquelle l’ASFC a obtenu les rapports, et je ne tire aucune conclusion à cet égard.

VII.  Question certifiée

[38]  Mme Slemko propose que soit certifiée la question suivante :

Lorsqu’un délégué du ministre demande des observations à un résident permanent avant de déférer une affaire pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, quels sont les facteurs qu’il doit prendre en compte pour éviter de « restreindre indûment » son pouvoir discrétionnaire?

[39]  À titre subsidiaire, Mme Slemko demande que la Cour certifie la même question que dans l’affaire Surgeon ou qu’elle mette sa demande de contrôle judiciaire en suspens jusqu’à ce que la CAF ait rendu une décision dans cette affaire.

[40]  Le défendeur soutient que la question de Mme Slemko ne satisfait pas au critère de certification puisqu’elle ne soulève aucune question de portée générale. Il avance également que les faits de l’affaire de Mme Slemko sont très différents de ceux de l’affaire Surgeon, d’autant plus qu’il n’est pas question en l’espèce des valeurs d’égalité et de non‑discrimination consacrées par la Charte et que Mme Slemko n’a pas non plus invoqué d’autres violations précises de la Charte.

[41]  Le critère de certification d’une question au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR a été confirmé par la CAF au paragraphe 46 de l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 (Lunyamila) :

La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2017 CAF 130, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle‑même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).

[42]  Je conclus que la question proposée pour la certification ne répond pas aux critères énoncés dans l’arrêt Lunyamila, car elle n’est pas déterminante pour la demande de Mme Slemko et ne soulève pas une question de portée générale. Par conséquent, aucune question n’est certifiée.

[43]  Comme il a été mentionné précédemment, les décisions rendues en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR concernant des allégations de criminalité ou de grande criminalité soulèvent généralement trois questions pour la Cour : l’existence du pouvoir discrétionnaire de prendre en considération des motifs d’ordre humanitaire, la portée d’un tel pouvoir discrétionnaire et l’obligation de procéder à une évaluation raisonnable si ce pouvoir est exercé (McAlpin, au para 70; voir également la décision très récente McLeish c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 705). La question déterminante dans la présente demande est la troisième, soit l’obligation d’un délégué du ministre qui exerce son pouvoir discrétionnaire d’évaluer raisonnablement les motifs d’ordre humanitaire importants qui ont été recensés. La question proposée par Mme Slemko ne porte pas sur cet élément et, en tout état de cause, l’obligation d’un délégué du ministre à cet égard est bien établie dans la jurisprudence.

[44]  En outre, je conviens avec le défendeur qu’il ne serait pas approprié de certifier la même question que dans l’affaire Surgeon, car cette question n’est pas déterminante pour la présente demande. De même, je conviens que la demande de Mme Slemko ne devrait pas être mise en suspens jusqu’à ce que la CAF ait rendu une décision dans l’affaire Surgeon.

VIII.  Conclusion

[45]  La demande est accueillie.

[46]  Je refuse de certifier la question proposée par Mme Slemko.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑4663‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4663‑19

 

INTITULÉ :

JENNIFER SLEMKO c  LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE) ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MAI 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 23 JUIN 2020

 

COMPARUTIONS :

Will Tao

POUR LA DEMANDERESSE

 

Edward Burnet

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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