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Date : 20200618


Dossier : IMM-3890-19

Référence : 2020 CF 709

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 18 juin 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

RAUL BULHOSEN RIOS

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à l’encontre de la décision [la décision] rendue par la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en date du 20 juin 2019, dans laquelle la SI a ordonné la mise en liberté du défendeur.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Contexte factuel

[3]  Le défendeur, Raul Bulhosen Rios, est un citoyen du Mexique qui a obtenu la résidence permanente au Canada en 2008 en vertu du Programme des travailleurs étrangers temporaires.

[4]  En décembre 2016, le défendeur a plaidé non coupable à quatre de dix chefs d’accusation liés au trafic de cocaïne et au blanchiment d’argent aux termes de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19, et du Code criminel, LRC 1985, c C‑46. Les autres chefs d’accusation ont été retirés.

[5]  Après le dépôt d’un exposé conjoint des allégations à son procès, le défendeur a été reconnu coupable des quatre infractions dont il avait été accusé. Aux termes d’une proposition conjointe quant à la détermination de la peine et à la confiscation, le défendeur a été condamné à deux peines de détention à purger concurremment totalisant 14 ans et 6 mois, après s’être fait allouer 42 mois pour le temps passé en détention avant le procès.

[6]  En septembre 2017, le demandeur a établi un rapport aux termes de l’article 44 pour grande criminalité et activités de criminalité organisée aux termes des articles 36 et 37 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[7]  L’enquête du défendeur a commencé en décembre 2018. Le défendeur a admis l’allégation de grande criminalité aux termes de l’article 36, mais a contesté l’allégation d’activités de criminalité organisée aux termes de l’article 37. L’enquête a été suspendue jusqu’en juillet 2019 pour permettre au défendeur de faire appel de ses déclarations de culpabilité se rapportant à l’appartenance à une organisation criminelle.

[8]  Le 13 juin 2019, la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la CLCC] a accordé la semi-liberté, assortie de conditions, au défendeur. Ce dernier a été arrêté par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] en vertu d’un mandat des autorités de l’immigration et a été mis en détention aux fins de l’immigration. Cet événement a donné lieu à la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire.

[9]  Le contrôle des motifs de détention des 48 heures du défendeur a eu lieu les 18 et 20 juin 2019. À l’issue de l’audience, la commissaire Gunn de la SI a mis le défendeur en liberté sous condition, y compris celles imposées par la CLCC.

[10]  La commissaire Gunn a conclu que le défendeur constituait un danger pour la sécurité publique, mais qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve pour conclure qu’il présentait un risque de fuite. Puis elle a conclu que la mise en liberté sous certaines conditions représentait une solution de rechange viable à la détention.

[11]  Le demandeur a présenté une requête en sursis provisoire à la mise en liberté, qui a été accordée par le juge Brown le 21 juin 2019. Il a ensuite présenté une requête en sursis à la mise en liberté, qui a été accordée par le juge Roy le 29 juin 2019.

III.  Question préliminaire

[12]  À l’ouverture de l’audition de la présente affaire, la Cour a appris qu’une mesure d’expulsion avait été prise à l’encontre du défendeur, mais que l’état d’avancement de la mesure n’était pas connu. Après avoir discuté avec les avocats de la question de savoir si la présente demande était théorique, j’ai décidé de l’entendre étant donné qu’un appel en cours devant la Cour suprême du Canada pourrait avoir une incidence sur la validité de la déclaration de culpabilité au criminel du défendeur.

IV.  Questions en litige

[13]  Le demandeur soulève deux questions dans la présente demande.

[14]  En premier lieu, le demandeur soutient que la commissaire Gunn a indûment cédé la compétence de la SI à la CLCC en s’en remettant aux conditions imposées par la CLCC. Il soutient que la commissaire Gunn a fait montre d’une [traduction] « déférence excessive » à l’égard des conditions imposées par la CLCC, même si cette dernière ne s’attendait pas à ce que les conditions de libération conditionnelle soient effectivement mises en œuvre.

[15]  En second lieu, le demandeur soutient que la commissaire Gunn a omis de prendre en compte la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC] lorsqu’elle a rendu la décision.

V.  Norme de contrôle

[16]  La norme de contrôle applicable aux deux questions est la norme de la décision raisonnable.

[17]  Récemment, la Cour suprême du Canada a révisé en profondeur le droit relatif au contrôle judiciaire des décisions administratives dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Elle a confirmé que la norme de la décision raisonnable était la norme de contrôle présumée à l’égard des décisions administratives sous réserve de certaines exceptions, dont aucune ne s’applique aux faits de l’espèce : Vavilov au paragraphe 23.

[18]  Le caractère raisonnable d’une décision tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

[19]  Dans l’arrêt Vavilov, les exigences relatives à une décision raisonnable sont reformulées de sorte qu’une telle décision « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles ». À cette fin, la méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse avant tout aux motifs donnés avec une « attention respectueuse » tout en cherchant à comprendre le fil du raisonnement suivi : Vavilov aux paragraphes 85 et 83.

[20]  Lorsqu’elle examine une décision relative à un contrôle des motifs de détention rendue par la SI, la Cour doit faire montre de retenue à l’égard des conclusions de fait tirées et de l’appréciation de la preuve effectuée par le commissaire. Elle ne doit pas substituer son opinion à celle du commissaire : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Karimi-Arshad, 2010 CF 964 au paragraphe 16; et voir aussi Vavilov aux paragraphes 30, 85 et 125.

VI.  Régime législatif

A.  Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

[21]  Selon le paragraphe 58(1) de la LIPR, la SI prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf si elle est convaincue que l’une des cinq conditions est remplie. Ces conditions comprennent une conclusion selon laquelle la personne détenue constitue un danger pour la sécurité publique ou se soustraira vraisemblablement au contrôle, à la procédure ou au renvoi aux termes de la LIPR.

[22]  Les articles 244 à 246 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR] énoncent les critères qu’il faut prendre en compte pour établir si une personne présente un risque de fuite ou constitue un danger pour la sécurité publique. Si la SI conclut qu’il y a des motifs de placer la personne en détention, elle doit, aux termes de l’article 248 du RIPR, prendre en compte cinq critères, dont le motif de la détention, la durée de la détention et l’existence de solutions de rechange à la détention.

B.  Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition

[23]  Le demandeur renvoie au paragraphe 128(4) de la LSCMLC, lequel prévoit que « le délinquant qui est visé par une mesure de renvoi au titre de la [LIPR] n’est admissible à la semi-liberté ou à la permission de sortir sans escorte qu’à compter de son admissibilité à la libération conditionnelle totale ».

VII.  Analyse

[24]  L’audience devant la SI a duré deux jours. Le premier jour, le défendeur a assuré sa propre représentation parce que son conseil n’avait pas reçu l’avis d’audience. Le second jour, son conseil était présent et a formulé des observations à la SI, tout comme le conseil du demandeur.

A.  La SI n’a pas indûment cédé sa compétence à la CLCC

[25]  En concluant que le défendeur constituait un danger pour la sécurité publique, la commissaire Gunn a souligné que son rôle était plus large que celui de la CLCC, et qu’elle n’était pas liée par la décision de la CLCC à cet égard. Elle a fait remarquer qu’elle devait prendre en compte les critères énoncés à l’article 248 du RIPR et que ces critères, particulièrement le danger pour la sécurité publique, représentent des objectifs essentiels de la LIPR; ceux‑ci existent pour des fins bien différentes de celles examinées par la CLCC.

[26]  La commissaire Gunn a souligné que la CLCC n’avait pas de motifs raisonnables de croire que, s’il était mis en liberté, le défendeur commettrait une infraction avec violence. Elle a aussi conclu que ni la CLCC ni le juge qui a prononcé la peine ne disposaient d’éléments de preuve selon lesquels les armes qui avaient été confisquées à d’autres personnes avaient un quelconque lien direct avec le défendeur ou que celui-ci avait donné instruction à quiconque de commettre des actes de violence ou qu’il avait lui-même commis de tels actes.

[27]  La commissaire Gunn a conclu qu’il ressortait des documents que les armes et les munitions confisquées par les autorités n’appartenaient pas directement au défendeur. Elle a fait remarquer que le RIPR avait une disposition spécifique traitant du danger pour la sécurité publique, que l’on trouve à l’alinéa 244b). Les critères à prendre en compte pour qu’une personne constitue un danger, lesquels sont énoncés à l’alinéa 246e), se rapportent aux stupéfiants.

[28]  Le demandeur soutient que, nonobstant les déclarations contraires, la commissaire Gunn s’en est remise aux conditions imposées par la CLCC. Il souligne les conditions supplémentaires imposées par la commissaire voulant que le défendeur [traduction] « respecte toutes les conditions se rapportant à la semi-liberté telles qu’elles ont été données le 14 juin 2019 » et [traduction] « informe l’ASFC par écrit, le cas échéant, dès que l’une quelconque des conditions de libération conditionnelle est modifiée ou assouplie ».

[29]  Le demandeur prétend que les conditions imposées par la commissaire Gunn étaient essentiellement que le défendeur [traduction] « se plie à tout ce que la CLCC lui a ordonné de faire », mais qu’il informe l’ASFC de tout changement apporté à une condition par la CLCC. Pour le demandeur, cela signifiait que la SI n’aurait aucun rôle à jouer dans l’appréciation de la question de savoir si une condition modifiée par la CLCC convenait aux fins de la mise en liberté aux fins de l’immigration.

[30]  Le demandeur affirme que l’obligation d’informer l’ASFC fait problème parce que dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Salinas-Mendoza, [1995] 1 CF 251 [Salinas-Mendoza], le juge Marc Noël, qui siégeait alors à la Cour, a conclu que l’arbitre ayant procédé au contrôle des motifs de détention avait commis l’erreur fondamentale de faire montre « [d’une]excessive déférence » à l’endroit de la décision rendue par la Cour provinciale dans une affaire criminelle. Par conséquent, l’arbitre avait omis de se concentrer sur les pouvoirs spécifiques qu’elle se devait d’exercer en vertu de la Loi sur l’immigration.

[31]  Le juge Noël a conclu que l’arbitre avait omis de se faire une opinion personnelle de la question qu’elle devait trancher. Il a conclu que, ce faisant, l’arbitre avait abordé la décision de la Cour provinciale comme si elle déterminait de façon décisive de quelle façon elle devait trancher la question qui lui était soumise. De plus, elle a commis une autre erreur en faisant preuve de déférence à l’égard de la décision de la Cour provinciale en croyant à tort que le juge « était plus apte, ou que sa compétence le plaçait dans une meilleure position qu’elle, pour évaluer les risques pour le public ».

[32]  Je ne suis pas convaincue que la commissaire Gunn a commis l’une quelconque des erreurs qui sont relevées dans la décision Salinas-Mendoza. Dans la présente affaire, le demandeur assimile la CLCC à la Cour provinciale. Il affirme que la commissaire Gunn n’a pas apprécié de façon indépendante, aux termes de la LIPR, la question de savoir si les conditions dictées par la CLCC, qui ont été définies à la lumière d’un autre régime législatif, convenaient quand il s’agissait d’établir des conditions de mise en liberté aux fins de l’immigration.

[33]  Dans la décision Salinas-Mendoza, le décideur (l’arbitre de l’immigration) n’a pas effectué d’analyse indépendante. Elle a tiré une conclusion erronée au sujet de sa compétence et a omis de se concentrer sur les pouvoirs spécifiques qu’elle se devait d’exercer en vertu de la loi qui s’appliquait.

[34]  En l’espèce, la commissaire Gunn n’a pas commis d’erreur quant à la compétence et n’ignorait pas les pouvoirs particuliers dont elle est investie. Le demandeur estime que, bien que la commissaire Gunn ait dit ce qu’il convenait de dire, elle n’a pas fait ce qu’il convenait de faire en effectuant une analyse indépendante.

[35]  La commissaire Gunn a tenu une audience complète de deux jours au cours de laquelle elle a interrogé longuement le défendeur sur diverses questions, y compris les conditions associées à sa libération conditionnelle. Elle a examiné 303 pages de communication qui comprenaient la transcription et les motifs de l’audience sur la détermination de la peine, les rapports de la police de Niagara, le Rapport sur le profil criminel, la décision de la CLCC et les documents s’y rattachant.

[36]  J’ai examiné le dossier sous-jacent, y compris les transcriptions du contrôle des motifs de détention et de l’audience sur la détermination de la peine en matière criminelle, la décision de la CLCC et les documents s’y rapportant. J’ai aussi pris en compte les ordonnances de sursis des juges Brown et Roy à l’ordonnance de mise en liberté rendue par la commissaire Gunn.

[37]  Il ne fait aucun doute à mes yeux que la commissaire Gunn n’a pas adopté automatiquement ou accepté avec retenue les conditions de la CLCC. Au contraire, la commissaire Gunn a affirmé qu’elle ne s’en remettait pas à la décision de la CLCC, et a expliqué l’importance des conditions dans le contexte de la conclusion de danger pour la sécurité publique aux termes de la LIPR. La commissaire Gunn a défini le danger en ces termes :

[traduction]

Par conséquent, j’estime que le danger en l’espèce est le risque que vous vous livriez à nouveau à l’importation, au trafic et à la vente de cocaïne et, de ce fait, que vous contribuiez à une sous-culture qui est en soi violente et aussi qu’en vendant de la cocaïne, vous compromettiez la santé et la sécurité des Canadiens et des Canadiennes. Voilà le danger que je dois traiter en l’espèce.

[38]  Pendant l’audience, la commissaire Gunn a expliqué les raisons pour lesquelles elle avait conclu que les conditions imposées par la CLCC englobaient la nature du danger que le défendeur constituait. Elle a expliqué les raisons pour lesquelles elle imposait les conditions dictées par la CLCC. Par exemple, il est interdit au défendeur de posséder plus d’un appareil de communication mobile, et le défendeur doit présenter à son surveillant de libération conditionnelle les états de compte de son appareil. La commissaire Gunn a fait observer que le fait de posséder plus d’un téléphone cellulaire était la caractéristique principale des trafiquants de drogue, et la condition répondait à cette préoccupation.

[39]  La commissaire Gunn a aussi conclu que, étant donné que le défendeur avait commis les infractions principalement pour en tirer un gain financier, il était absolument essentiel que sa situation financière soit surveillée. Elle a conclu que la condition voulant qu’il 1) n’exploite pas d’entreprise lui appartenant sans l’autorisation écrite de son agent de libération conditionnelle, et 2) fournisse de l’information financière documentée à la satisfaction de son agent de libération conditionnelle selon un échéancier établi par le surveillant de libération conditionnelle, répondait à cette préoccupation.

[40]  La commissaire Gunn a jugé que la condition voulant que le défendeur ne fréquente pas toute personne qu’il sait ou qu’il a des motifs de croire qu’elle se livre à des activités criminelles répondait aux préoccupations relatives à la détention aux fins de l’immigration.

[41]  La commissaire Gunn a aussi jugé que le fait que l’agent de libération conditionnelle du défendeur ait fait savoir à la CLCC qu’un lit était disponible pour le défendeur dans un établissement résidentiel communautaire, aussi appelé « maison de transition », et qu’il n’y avait pas de liste d’attente, militait en faveur de la mise en liberté du défendeur. Pendant l’audience, la commissaire Gunn a interrogé longuement le défendeur au sujet de la maison de transition. Elle a appris, et a souligné dans la décision, que le défendeur avait obtenu les règles en vigueur dans cet établissement et qu’un couvre-feu était imposé de 19 h à 7 h. La commissaire Gunn a mentionné que le défendeur avait fait état d’un aspect important des règles voulant qu’après avoir passé un premier mois à la maison de transition, il pourrait obtenir l’autorisation de rendre visite à sa famille pendant une fin de semaine au domicile familial. Le défendeur savait toutefois que s’il [traduction] « faisait une bêtise » à la maison de transition, il serait renvoyé en prison.

[42]  Dans l’ordonnance de mise en liberté, la commissaire Gunn a imposé huit des conditions normales ou habituelles – soit tout ce qui pouvait s’appliquer au défendeur – puis a ajouté deux conditions supplémentaires.

[43]  La première était que le défendeur [traduction] « respecte toutes les conditions de semi-liberté telles qu’elles ont été émises le 14 juin 2019 ». Le demandeur met en relief cette condition pour montrer que la commissaire Gunn s’en est tout simplement remise aux conditions imposées par la CLCC.

[44]  Je suis d’un tout autre avis. L’imposition de toutes les conditions dictées par la CLCC comme conditions aux fins de l’immigration dans l’ordonnance de mise en liberté fait que, juridiquement, le manquement à l’une quelconque de ces conditions constitue une infraction à la LIPR. Ce n’est pas s’en remettre à la CLCC, mais bien s’assurer que la SI a le pouvoir de sanctionner les manquements aux conditions.

[45]  La première condition règle aussi l’un des principaux problèmes qui ont été relevés dans la décision Salinas-Mendoza. Le juge Noël a fait remarquer que, parce que l’arbitre de l’immigration n’avait pas rendu une ordonnance imposant aux termes de la Loi sur l’immigration les conditions qui ont été imposées par la Cour provinciale, les préoccupations concernant la sécurité publique seraient restées « lettres mortes » si, pour quelque raison que ce soit, les conditions édictées par la Cour provinciale devenaient inopérantes. Le juge Noël a ensuite conclu que cette erreur laissait entrevoir l’excessive déférence de l’arbitre et son incapacité à se concentrer sur les pouvoirs spécifiques qu’elle se devait d’exercer (non souligné dans l’original).

[46]  Par conséquent, en incorporant les conditions imposées par la CLCC dans l’ordonnance de mise en liberté, la commissaire Gunn les assujettissait aux dispositions de la LIPR. Voilà qui surmontait le problème soulevé dans la décision Salina‑Mendoza quant à l’absence d’ordonnance indépendante imposant les conditions aux termes de la Loi sur l’immigration.

[47]  La seconde condition supplémentaire était que le défendeur informe l’ASFC par écrit si l’une quelconque des conditions de libération conditionnelle était modifiée ou assouplie. Le demandeur souligne qu’il s’agit d’un autre exemple d’excessive déférence parce que la SI n’aurait aucun rôle à jouer dans l’appréciation de la question de savoir si une condition modifiée par la CLCC convenait pour une mise en liberté aux fins de l’immigration.

[48]  Les conditions de libération conditionnelle qui apparaissent susceptibles de modification concernent la maison de transition particulière où le défendeur pourrait être envoyé. La commissaire Gunn exigeait que le défendeur fournisse son adresse résidentielle à l’ASFC avant sa mise en liberté de la détention aux fins de l’immigration et fasse part à celle‑ci de tout changement d’adresse en personne. Il devait aussi se présenter à l’ASFC toutes les deux semaines.

[49]  La commissaire Gunn a expressément inclus les conditions de libération conditionnelle émises le 14 juin 2019 dans son ordonnance de mise en liberté en précisant la date. Un changement à ces conditions intervenant par après ne s’appliquerait pas nécessairement de manière automatique à l’ordonnance de mise en liberté. Toutefois, les changements devaient être signalés à l’ASFC. Étant donné qu’il s’agit de l’organisme d’exécution de la loi du demandeur, il est raisonnable de croire que si l’ASFC voyait le moindre changement aux conditions de libération conditionnelle initiales comme un problème, elle recommanderait au demandeur de faire valoir que les changements ne modifient pas les dispositions de l’ordonnance de mise en liberté. Ou, si l’ASFC jugeait que les changements étaient acceptables, en partie ou dans leur ensemble, elle pourrait demander les changements qui s’imposent à l’ordonnance de mise en liberté ou aux conditions de libération conditionnelle, selon le cas.

[50]  La nature des conditions de libération conditionnelle et des conditions de l’ordonnance de mise en liberté m’amène à conclure que la commissaire Gunn n’a pas fait montre d’une excessive déférence à l’égard de la CLCC ou de l’ASFC et n’a pas indûment cédé sa compétence à l’une ou l’autre organisation en ce qui concerne les conditions de libération conditionnelle. En fait, la commissaire Gunn a affirmé sa compétence en incluant les diverses conditions concernant l’ASFC, dont un bon nombre, comme celle de se présenter à l’ASFC toutes les deux semaines, figurent parmi les conditions normales qu’elle a incluses.

[51]  Je conclus que la commissaire Gunn n’a pas commis d’erreur quant à sa compétence. Elle a souligné que la CLCC avait pour tâche d’apprécier le risque que le défendeur pouvait constituer pour la sécurité publique ainsi que la réinsertion sociale de celui-ci. Elle a relevé que la réinsertion sociale n’était pas une question qu’elle devait trancher ou qui la concernait. La commissaire Gunn a conclu que son rôle était plus large que celui joué par la CLCC parce qu’elle devait protéger la sécurité des Canadiens et des Canadiennes.

[52]  Au sujet d’un aspect différent de sa compétence, la commissaire Gunn a reconnu que lorsque la CLCC, dans son champ de compétence, a accordé une semi-liberté au défendeur, le mandat d’arrestation des autorités de l’immigration a été exécuté immédiatement. Cette mesure a amené le défendeur devant la SI pour que celle-ci exerce sa compétence pour ce qui est de la détention ou de la mise en liberté aux termes de la LIPR.

[53]  La commissaire Gunn a examiné les éléments de preuve minutieusement, en relevant les différences, sur les plans législatif et des compétences, entre les pouvoirs, les tâches et les missions respectifs de la CLCC et de la SI. Elle a passé en revue toutes les conditions imposées au défendeur par la CLCC et a expliqué l’objet, et la raison, de chaque condition imposée – qu’elle l’ait été initialement par la CLCC ou par la suite par la SI pour protéger la sécurité des Canadiens et des Canadiennes.

[54]  La commissaire Gunn a pris en compte l’argument du demandeur selon lequel la CLCC n’avait pas voulu que le défendeur soit mis en liberté suivant les conditions qu’elle avait imposées.

[55]  La commissaire Gunn a cité le certificat de semi-liberté, selon lequel [traduction] « [e]n attendant la ou les décisions relatives à l’expulsion ou une décision concernant un cautionnement en matière d’immigration, vous serez détenu dans un établissement correctionnel provincial en Ontario ». La commissaire Gunn a pris en compte cette phrase et a établi que la CLCC [traduction] « savait pertinemment » que la SI rendrait une ordonnance de mise en liberté ou de détention aux termes de la LIPR. Elle a examiné le certificat de semi‑liberté et n’a pas estimé que la CLCC s’attendait à ce que le défendeur reste en détention après qu’elle lui avait accordé la semi-liberté.

[56]  La commissaire Gunn a conclu qu’il y avait une solution de rechange viable à la détention qui [traduction] « éliminait pratiquement le danger » que constituait le défendeur. Cette solution de rechange était la mise en liberté suivant les conditions imposées par la CLCC.

B.  La SI n’a pas omis de prendre en compte la LSCMLC

[57]  Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce que la commissaire Gunn a omis de prendre en compte le paragraphe 128(4) de la LSCMLC. Le paragraphe prévoit que « le délinquant qui est visé par une mesure de renvoi au titre de la [LIPR] n’est admissible à la semi-liberté ou à la permission de sortir sans escorte qu’à compter de son admissibilité à la libération conditionnelle totale ».

[58]  Lors de la séance du 18 juin 2019 du contrôle des motifs de détention, le demandeur a fait savoir à la commissaire Gunn qu’il avait demandé, en vain, une mesure d’expulsion hâtive le 14 février 2019 après que le défendeur avait concédé qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, aux termes du paragraphe 36(1) de la LIPR. Il a affirmé que, aux termes de la LSCMLC, si la commissaire avait alors pris une mesure d’expulsion, le défendeur n’aurait été admissible à aucun type de libération conditionnelle.

[59]  C’est vrai, mais je n’en conclus pas moins que cela ne concerne pas la présente demande. Je constate, à partir de la transcription du 18 juin 2019, que l’enquête du 14 février 2019 a été menée par une autre commissaire de la SI. Au moment du contrôle des motifs de détention, cette commissaire était toujours saisie de l’affaire, laquelle avait été suspendue initialement pour être entendue du 3 au 5 juin. Lorsque la commissaire présidente n’a plus été disponible à ces dates, le défendeur a été invité à fournir les dates auxquelles il serait disponible en juillet et en août. Le demandeur a alors renouvelé sa demande de mesure d’expulsion, mais aucune mesure de cette nature n’a été prise. La commissaire a fait savoir qu’elle rendrait sa décision sur toutes les questions simultanément. Même si je n’en ai pas été informée, je suppose que la mesure d’expulsion mentionnée dans la Question préliminaire a été prise par la commissaire qui a été saisie des questions relatives à l’enquête.

[60]  Le demandeur soutient maintenant que la commissaire Gunn n’a pas abordé la question liée à la LSCMLC dans la décision lorsqu’elle a ordonné la mise en liberté du défendeur. Cet argument ne me convainc pas, pour deux motifs.

[61]  En premier lieu, au moment du contrôle des motifs de détention, il n’y avait pas de mesure de renvoi en vigueur contre le défendeur qui puisse déclencher l’application des dispositions du paragraphe 128(4) de la LSCMLC.

[62]  Quoi qu’il en soit, contrairement à ce qu’avance le demandeur dans ses observations, la commissaire Gunn a bel et bien pris en compte les effets de la LSCMLC. La commissaire Gunn a pris en compte les observations formulées par le demandeur quant au paragraphe 128(4) et a expressément convenu que le demandeur avait présenté une interprétation correcte des dispositions législatives et de la jurisprudence. Elle a toutefois estimé de façon raisonnable que le paragraphe 128(4) ne s’appliquait pas parce qu’il n’y avait pas de mesure de renvoi à l’encontre du défendeur.

[63]  La commissaire Gunn estimait alors que le ministre avait choisi d’invoquer les articles 36 et 37 de la LIPR en tant que motifs d’interdiction de territoire et qu’il devait attendre la décision de la SI pour cette raison. Elle a souligné que l’alinéa 45d) de la LIPR habilitait la SI à prendre une mesure de renvoi « après avoir procédé à une enquête ». À ce moment, l’enquête était toujours suspendue sous la responsabilité d’une autre commissaire. Par conséquent, il n’y avait pas de mesure de renvoi susceptible d’empêcher la mise en liberté du défendeur.

[64]  En second lieu, le paragraphe 128(5) de la LSCMLC envisage expressément la possibilité qu’une mesure de renvoi soit prise après qu’une semi-liberté a été accordée. Selon le paragraphe 128(5), la libération conditionnelle du délinquant en semi-liberté devient ineffective s’il est visé, avant l’admissibilité à la libération conditionnelle totale, par une mesure de renvoi; il doit alors être réincarcéré.

[65]  Puisque les dispositions législatives prévoient cette possibilité, il était logiquement et raisonnablement loisible à la SI d’accorder la semi-liberté aux délinquants admissibles qui ne sont pas encore visés par une mesure de renvoi. Dès que la mesure de renvoi est prise, le délinquant est automatiquement réincarcéré.

[66]  Je conclus que la commissaire Gunn a pris en compte le paragraphe 128(4) de la LSCMLC et a raisonnablement conclu qu’il ne s’appliquait pas au défendeur.

VIII.  Conclusion

[67]  Il incombe au demandeur, en tant que partie cherchant à faire casser la décision, de démontrer que celle-ci est déraisonnable. Pour les motifs énoncés plus haut, je conclus que, bien que le demandeur ait tenté de réfuter les conclusions de la commissaire Gunn, il n’a pas démontré que la décision était déraisonnable à la lumière des contraintes factuelles et juridiques ayant une incidence sur la décision : Vavilov paragraphe 105.

[68]  Je tiens compte de l’avertissement formulé dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 125 voulant que faire preuve de retenue signifie aussi s’abstenir d’apprécier et d’évaluer à nouveau les éléments de preuve :

Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » […].

[69]  S’il se peut que la décision comporte des défauts ou des lacunes, ce n’est pas au point où elle ne répond pas aux exigences reconnues de la justification, de l’intelligibilité et de la transparence du processus décisionnel. Le raisonnement à l’appui de la décision est aussi rationnel que logique. Il contient un mode d’analyse qui conduit raisonnablement à la conclusion que la commissaire Gunn a tirée à partir de la preuve. Par conséquent, la décision répond aux critères établis dans les arrêts Dunsmuir et Vavilov pour une décision raisonnable.

[70]  La demande est donc rejetée.

[71]  Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé une question grave de portée générale à certifier et, au vu des faits de l’espèce, il n’en existe aucune.

[72]  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3890-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier au vu des faits de l’espèce.

  3. Aucuns dépens.

 

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de juillet 2020

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3890-19

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c RAUL BULHOSEN RIOS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 janvier 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Michael Butterfield

 

POUR LE DEMANDEUR

Nancy Lam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nancy Lam

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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